Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 1

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I, i. — De l’anticipation dans la connaissance par les sens

CHAPITRE PREMIER

DE L’ANTICIPATION DANS LA CONNAISSANCE PAR LES SENS

L’idée naïve de chacun, c’est qu’un paysage se présente à nous comme un objet auquel nous ne pouvons rien changer, et que nous n’avons qu’à en recevoir l’empreinte. Ce sont les fous seulement, selon l’opinion commune, qui verront dans cet univers étalé des objets qui n’y sont point ; et ceux qui, par jeu, voudraient mêler leurs imaginations aux choses sont des artistes en paroles surtout, et qui ne trompent personne. Quant aux prévisions que chacun fait, comme d’attendre un cavalier si l’on entend seulement le pas du cheval, elles n’ont jamais forme d’objet ; je ne vois pas ce cheval tant qu’il n’est pas visible par les jeux de lumière ; et quand je dis que j’imagine le cheval, je forme tout au plus une esquisse sans solidité, une esquisse que je ne puis fixer. Telle est l’idée naïve de la perception.

Mais, sur cet exemple même, la critique peut déjà s’exercer. Si la vue est gênée par le brouillard, ou s’il fait nuit, et s’il se présente quelque forme mal dessinée qui ressemble un peu à un cheval, ne jurerait-on pas quelquefois qu’on l’a réellement vu, alors qu’il n’en est rien ? Ici, une anticipation, vraie ou fausse, peut bien prendre l’apparence d’un objet. Mais ne discutons pas si la chose perçue est alors changée ou non, ou si c’est seulement notre langage qui nous jette dans l’erreur ; car il y a mieux à dire, sommairement ceci, que tout est anticipation dans la perception des choses.

Examinons bien. Cet horizon lointain, je ne le vois pas lointain ; je juge qu’il est loin d’après sa couleur, d’après la grandeur relative des choses que j’y vois, d’après la confusion des détails, et l’interposition d’autres objets qui me le cachent en partie. Ce qui prouve qu’ici je juge, c’est que les peintres savent bien me donner cette perception d’une montagne lointaine, en imitant les apparences sur une toile. Mais pourtant je vois cet horizon là-bas, aussi clairement là-bas que je vois cet arbre clairement près de moi ; et toutes ces distances, je les perçois. Que serait le paysage sans cette armature de distances, je n’en puis rien dire ; une espèce de lueur confuse sur mes yeux, peut-être. Poursuivons. Je ne vois point le relief de ce médaillon, si sensible d’après les ombres ; et chacun peut deviner aisément que l’enfant apprend à voir ces choses, en interprétant les contours et les couleurs. Il est encore bien plus évident que je n’entends pas cette cloche au loin, là-bas, et ainsi du reste.

On soutient communément que c’est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n’en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d’autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus, il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et marqué de points noirs. Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant c’est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. Et je vois cette chose même que je touche. Platon, dans son Thééthète, demandait par quel sens je connais l’union des perceptions des différents sens en un seul objet.

Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d’admettre que c’est là une opération d’entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l’ordre et la place de chacune, je forme enfin et non sans peine au commencement, l’idée qu’elles sont six, c’est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l’œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d’entendement, et, pour en revenir à mon paysage, que l’esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu’il ne croit. Car cette distance de l’horizon est jugée et conclue aussi, quoique sans paroles. Et nous voilà déjà mis en garde contre l’idée naïve dont je parlais.

Regardons de plus près. Cette distance de l’horizon n’est pas une chose parmi les choses, mais un rapport des choses à moi, un rapport pensé, conclu, jugé, ou comme on voudra dire. Ce qui fait apparaître l’importante distinction qu’il faut faire entre la forme et la matière de notre connaissance. Cet ordre et ces relations qui soutiennent le paysage et tout objet, qui le déterminent, qui en font quelque chose de réel, de solide, de vrai, ces relations et cet ordre sont de forme, et définiront la fonction pensée. Et qui ne voit qu’un fou ou un passionné sont des hommes qui voient leurs propres erreurs de jugement dans les choses, et les prennent pour des choses présentes et solides ? On peut voir ici l’exemple de la connaissance philosophique, définie plus haut en termes abstraits. Ainsi dès les premiers pas, nous apercevons très bien à quelle fin nous allons. Et cette remarque, en toute question, est propre à distinguer la recherche philosophique de toutes les vaines disputes qui voudraient prendre ce beau nom.

NOTE

Si vous pensez à ce chapitre, qui, selon mon goût, est un peu trop abstrait et rapide, vous vous direz que la discussion est ouverte. Car chacun résiste à cette idée que les choses sont pleines d’imaginations. Votre bon sens vous soufflera au contraire que les vraies choses sont celles qui n’ont rien d’imaginaire. Et soit. C’est encore une juste idée de la philosophie que celle d’une continuelle discussion avec soi-même et avec les autres et cette notion, elle aussi, conduit fort loin. D’un trait elle conduit à l’idée du semblable, qui est une des plus fécondes pour la réflexion à ses débuts. Le semblable, c’est celui qui peut comprendre et juger ; c’est donc par amitié et confiance que l’on trouve son semblable ; mais le plus beau c’est quand on arrive à ce merveilleux semblable, à soi-même. Car moi je suis pour moi comme un autre qu’il me semble que je connais bien. À bien regarder, toutes mes pensées sont comme un entretien avec ce semblable, avec moi. Oui, même les pensées faibles par lesquelles vous essayez d’ajourner le travail de réflexion et surtout le travail d’écrire. Tout de suite vous éprouvez que ce semblable qui est vous, n’est pas facile à tromper, qu’il flaire d’une lieue la paresse et le mensonge à soi. Vous voilà plongé dans la morale qui est toute dans cette rencontre de moi et de moi ; ce qui est agréable, c’est de retourner de ce semblable gênant à l’autre semblable, qui est plus humain, plus juste avec vous, en ce sens qu’il ne suppose pas toujours le mal (la paresse, la lâcheté, etc.). En somme vous commencez à l’aimer, cet autre, mieux déjà que vous-même. Si vous avez occasion de pratiquer quelque vieux confesseur vous saurez ce que c’est qu’un ami. Ainsi entre vous et vous et quelques amis, vivent pour vous vos pensées ; vous les dites vôtres, vous vous distinguez de l’autre, vous prenez conscience de vous-même. Conscience, voilà une notion fort difficile et que vous abordez aisément par ce chemin-ci. Toutefois vous devez vous exercer au petit jeu de moi et toi. Ce n’est nullement difficile et c’est assez amusant. C’est une préparation qui importe beaucoup dans votre présent travail. Je vous suppose en face d’un sujet fort difficile et je parie qu’à exposer seulement ce que, vous, vous en pensez, sentez et pressentez, vous ferez un excellent travail ; j’ai vu cette méthode essayée par un paresseux qui avait du talent. Les résultats furent très brillants. Car ce que vous pensez d’un sujet mal connu peut être faux ou douteux ; toujours n’est-il pas douteux que vous en pensiez ceci et cela. Pour vous fortifier ici, c’est Descartes qu’il faut lire ; d’abord le Discours de la Méthode jusqu’à Dieu, ensuite les Méditations, et vous verrez comment on va fort loin en pensant seulement ce que l’on pense. Je veux qu’à ce propos des discussions, vous formiez aussi la notion préliminaire du scepticisme. Descartes vous y jettera, et vous ne risquerez point de mépriser le sceptique, celui qui examine ; la philosophie, c’est l’examen même. Mais un singulier examen. Premièrement je me dis que mes opinions sont douteuses. Mais je me dis bien plus. Je me dis qu’elles seront toujours douteuses ; j’aperçois que jamais je n’en serai satisfait. Cela, c’est l’esprit même, c’est le départ même de l’esprit. Péguy disait de Descartes : « Ce cavalier qui partit d’un si bon pas ». Lisez cette note de Péguy sur Descartes. Vous serez surpris des bonds que vous ferez dans le monde des esprits. L’aventure est sans risques. Vous êtes toujours assuré de revenir à la modestie par un examen plus attentif de votre savoir et de votre courage. Et alors, comme dit un personnage de Claudel (lisez l’Otage), étant assis par terre au plus bas, vous ne craindrez pas d’être déposé. Il y a aussi de l’orgueil par là, attention ! Faites paraître le confesseur imaginaire ou réel, il ne vous épargnera pas. Bonne occasion d’adhérer plus que jamais à la conscience de vous-même. Tous ces mouvements intimes sont des moments de la philosophie. Et le doute en est une des régions les plus pures. Après cela lisez l’histoire de Pyrrhon qui a mérité de donner son nom aux pyrrhoniens. Pyrrhonisme est mieux dit que scepticisme. Ainsi vous formez votre vocabulaire.

Exercice proposé : distinguez le sens de ces deux mots, pyrrhonisme et scepticisme. Évidemment il y a à dire que l’un des deux est plus profond et plus humain. Cherchez lequel ? Il y a à dire des deux côtés. Pour moi, je pense que Pyrrhon avait plus de portée, parce qu’il décrétait d’abord que nul ne peut rien savoir de rien, ce qui est nier mais affirmer l’esprit et respecter l’esprit. Le sceptique doute au petit bonheur et en détail, pour s’amuser, etc. Exercez-vous à distinguer parmi vos amis, les sceptiques et les pyrrhoniens.