Éléments de paléographie, par le chanoine Reusens. 1er fascicule (Prou)

Éléments de paléographie, par le chanoine Reusens. 1er fascicule (Prou)
Bibliothèque de l’École des chartestome 58 (p. 677-681).
Éléments de paléographie, par le chanoine Reusens. 1er fascicule. Louvain, l’auteur, 1897. In-8o, 184 pages.


Sous le titre d’Éléments de paléographie, M. le chanoine Reusens vient de publier un nouveau manuel de paléographie latine. Il ne s’agit que de la paléographie des manuscrits ; l’on n’y cherchera ni la paléographie des inscriptions, ni celle des monnaies, ni celle des sceaux. Cependant, pour les premiers siècles de l’ère chrétienne, le savant professeur a donné quelques exemples d’inscriptions et, s’il a dépassé par là le cadre qu’il s’était fixé, l’on ne saurait que l’en louer ; car, à cause de la rareté des documents sur papyrus antérieurement au VIe siècle, il est indispensable, pour suivre l’histoire de l’alphabet latin et particulièrement de la transformation des lettres capitales en onciales, cursives et minuscules, d’étudier les graffites de Pompéi, les tablettes de cire de Pompéi et de Transylvanie. L’on est immédiatement frappé de ce fait que la plupart des formes qu’on retrouvera plus tard dans les plus anciens manuscrits en onciale ou en minuscule font déjà leur apparition sur les monuments du Ier au IVe siècle. M. le chanoine Reusens y a insisté avec raison. Il a d’abord étudié l’écriture capitale, car les autres formes de lettres sont dérivées presque nécessairement des formes capitales, sous diverses influences, mais principalement sous l’influence du désir de simplifier et du besoin d’écrire rapidement et de former les lettres d’un seul trait de calame ou de stylet. La nature de la matière qui a reçu l’écriture a aussi exercé une influence sur le tracé des lettres, mais moindre qu’on ne serait tenté de le croire. C’est ainsi que l’onciale, qui n’est qu’un arrondissement de la capitale, aurait d’abord paru sur le papyrus ou le parchemin : « La naissance de l’écriture onciale, » dit le chanoine Reusens (p. 11), « s’explique aisément. La forme des lettres de l’écriture capitale, tant rustique qu’élégante, apparut d’abord sur les plaques de pierre et de métal, où les lignes, se coupant à angle droit, obtus ou aigu, s’obtenaient sans peine au moyen du ciseau, tandis que le copiste ou écrivain, qui traçait ces mêmes lettres avec le roseau sur papyrus ou sur parchemin, travaillait plus facilement et aussi plus vite, en arrondissant les contours, c’est-à-dire en substituant des courbes aux parties anguleuses. » L’origine de l’onciale n’est peut-être pas aussi certaine. D’abord, comme le remarque le chanoine Reusens (p. 11, note 2), « certaines inscriptions murales de Pompéi, de même que les tablettes de cire du IIe siècle découvertes en Transylvanie, offrent déjà des formes de lettres qui se développèrent plus tard dans l’écriture onciale. » En second lieu, l’on a retrouvé en Afrique des inscriptions où l’onciale est absolument constituée, par exemple l’inscription de Makter, dite du moissonneur, et deux autres qui ne sont pas datées, il est vrai, mais qui paraissent bien antérieures aux plus anciens manuscrits connus en onciale[1]. Il a pu exister de très anciens manuscrits perdus qui auraient servi de modèles aux lapicides. Seulement les monnaies nous fournissent la preuve que la capitale a pu se transformer en onciale, c’est-à-dire que les angles ont pu s’arrondir sur d’autres matières plus résistantes que le papyrus ou le parchemin. Sur les monnaies de Théodebert, par exemple, l’E affecte diverses formes ; tantôt il est franchement capital, tantôt il présente une haste aux extrémités de laquelle s’appuient les barres, non pas horizontalement, mais à angle obtus, inclinées, la barre supérieure se relevant, l’inférieure s’abaissant, tantôt enfin les barres et la haste tracées d’un seul trait de burin donnant un . Il y a des cas où il est difficile de décider si l’on est en présence de la seconde forme ou de la troisième ; cette seconde forme est donc intermédiaire entre la première et la troisième, entre la capitale et l’onciale. Après l’onciale et la demi-onciale, M. le chanoine Reusens étudie la minuscule. Les Romains, dit-il, la connaissaient ; il n’en cite pas d’exemples. À vrai dire, ce n’était pas le lieu de parler de la minuscule, car la minuscule, telle qu’on l’entend ici, celle dont on donne des exemples, c’est la minuscule dite caroline, issue, comme l’a démontré M. Delisle, de l’onciale et de la demi-onciale. Le chapitre consacré à l’écriture cursive est au contraire fort intéressant. Il y a là des exemples bien choisis de graffites offrant des formes de lettres qu’on comparera utilement à celles des écritures dites nationales. Un long paragraphe relatif aux notes tironiennes termine le premier chapitre. Le chapitre II est consacré aux écritures dites nationales. L’auteur a adopté la classification des savants qui font autorité en paléographie : MM. Delisle, Thompson et Wattenbach. On s’étonnera de trouver dans le paragraphe de l’écriture lombardique une bulle de 1791 en scrittura bollatica ; mais l’auteur du présent manuel a éprouvé le même embarras que l’un de ses devanciers ; ne sachant où faire figurer cette écriture extraordinaire et qui ne se rattache nettement à aucun groupe, il l’a mentionnée à côté des écritures précédemment employées par la chancellerie pontificale. Encore l’exemple qu’il a choisi n’est-il pas très caractéristique. À propos de la forme de l’a, voisine de celle de l’ω, produite par le relèvement exagéré du second jambage de l’a ouvert, et qui paraît dans les bulles du IXe au XIe siècle, je signalerai un a de cette forme sur une monnaie du VIIe siècle, frappée à Chalon-sur-Saône. Le fait est intéressant, puisqu’il est une preuve ajoutée à d’autres que les diverses minuscules n’étaient pas originairement cantonnées dans des pays déterminés. Ces minuscules disparurent toutes devant la minuscule caroline dont l’usage devint peu à peu général en Europe. Le chanoine Reusens lui a accordé une large place dans son livre. Mais « au moment même où l’adoption de la minuscule caroline venait de supprimer la plupart des difficultés que présentait jusqu’alors le déchiffrement de l’écriture minuscule, surgirent des difficultés d’un nouveau genre. D’abord, les abréviations devinrent plus communes et ne cessèrent de se multiplier pendant les siècles suivants. Ensuite, des signes spéciaux et des modes particuliers d’écrire furent employés pour différents ordres d’idées. » C’est pourquoi, avant d’aborder l’étude des transformations subies par l’écriture après le Xe siècle, l’auteur des Éléments, qui avant tout s’est préoccupé de faire un livre d’enseignement, a cru devoir consacrer aux abréviations un long chapitre, rempli d’observations judicieuses dont quelques-unes nouvelles. Ainsi, je ne crois pas qu’on ait signalé jusqu’ici les figures multiples, étoile, treillis, rameau, employées dans une charte du XIe siècle, reproduite dans l’Oorkondenboek van Gelderland de Sloet, à la place du signe abréviatif le plus simple, la barre horizontale. Pour les signes spéciaux d’abréviation, le chanoine Reusens en a parfois indiqué l’origine, par exemple pour la note d’esse. Il eût pu rappeler que le signe  = us est emprunté aux notes tironiennes, comme on peut le voir par le fac-similé même du lexique qu’il a donné à la planche VI dans les mots pederus et sigmentarius. C’est peut-être dans le chapitre des abréviations que l’observation sur IHC ΧΡϹ aurait dû trouver place (car c’est une abréviation par contraction) plutôt qu’à la suite de l’étude des lettres. Le chanoine Reusens a adopté l’opinion courante qui considère l’H comme un η grec. S’il est certain que ΧΡϹ est formé de lettres grecques, il n’en est pas de même de IHC. Il est douteux que l’h de l’abréviation de ihs dans la minuscule ne soit que la transcription d’un Η (êta) grec mal compris. C’est là ce qu’a fait remarquer le premier M. Henri Omont (Bull. de la Soc. des Antiquaires de France, 1892, p. 124). Et, en effet, dans les manuscrits latins en capitale ou en onciale, l’on ne trouve pas IHC, mais bien IHS ; l’abréviation Jesus se termine par une S latine et non par un sigma grec. Ainsi, dans le fac-similé no 1 de la planche III des Éléments, reproduisant un évangéliaire du VIe siècle, nous trouvons ΧΡω (pour Christum) avec un ρ grec, mais IHS pour Jhesus. Il semble donc que l’opinion de M. H. Omont doive être adoptée.

Le chapitre IV des Éléments porte un titre singulier : « Diverses causes autres que les abréviations rendant difficile la lecture des anciennes écritures. » Et, sous prétexte de mettre en garde les débutants contre les confusions qui peuvent résulter de la ressemblance de diverses lettres entre elles, l’auteur fait une étude particulière de chaque lettre, étude incomplète à cause du point de vue un peu étroit auquel l’on s’est placé, et qui aurait dû être rejetée à la fin du volume, afin de montrer l’enchaînement des formes déjà connues du lecteur ; car l’on est amené ou bien à parler de formes de lettres qui n’ont pas encore paru dans les fac-similés, ou bien à négliger ces formes, ce qui est d’ailleurs le cas, car nous ne voyons pas qu’il soit question de l’écriture gothique qui, plus que toute autre, offre des difficultés résultant des ressemblances entre des lettres différentes. Tout ce chapitre est donc confus. On y a fait rentrer des paragraphes sur les lettres liées et les monogrammes, sur l’ornementation des lettres, sur les différents modes d’écrire les nombres. À la page 151, nous lisons : « La moitié fut exprimée chez les Romains et dans les manuscrits des neuf premiers siècles de l’ère chrétienne par la lettre S (sigle de semis, demi). » Il y a là une petite inexactitude. L’usage de la lettre S pour indiquer la moitié s’est conservé après le IXe siècle, car elle est encore employée avec cette valeur dans les registres municipaux de Douai au milieu du XIIIe siècle et même dans des documents du XIVe siècle, par exemple dans la liste des Flamands tués à la bataille de Cassel. Viennent ensuite les signes de ponctuation, les signes de correction. L’on ne voit vraiment pas comment des signes aussi essentiels peuvent être considérés seulement comme des « causes rendant difficile la lecture des anciennes écritures. » Pourquoi encore mettre la cryptographie entre « la division arbitraire des mots à la fin des lignes » et les « fautes de transcription ? » Le chapitre V est consacré à l’orthographe et aux usages anciens. Il s’adresse aux personnes qui ne sont pas familières avec la philologie ; mais l’on ne conçoit guère qu’on puisse prétendre lire utilement d’anciens manuscrits si l’on n’a pas pris dans des livres spéciaux, et plus explicites que les quelques pages des Éléments de paléographie, des notions sur le latin du moyen âge et sur les langues romane ou néerlandaise. Quant aux usages anciens, sans doute leur ignorance « crée nécessairement des difficultés pour l’intelligence et, par suite, pour le déchiffrement des textes anciens. » Mais, si l’auteur d’un manuel de paléographie prétend mettre son lecteur à même de comprendre et de tirer parti des textes dont il lui apprend le déchiffrement, il lui faudra joindre à son ouvrage un cours complet de droit public et de droit privé. Et l’on ne voit pas pourquoi de tous ces usages anciens le chanoine Reusens n’a retenu que ceux qui se rapportent aux divers modes de tradition, per ramum et cespitem, per festucam, per cultellum, etc. Il y a bien d’autres formules de droit, souvent abrégées, par exemple dans les actes de notaires, qui arrêteront les débutants. Il suffisait d’indiquer, comme l’a fait d’ailleurs le chanoine Reusens, les glossaires auxquels on devra avoir recours. C’est avec cette indication bibliographique que se termine le 1er fascicule des Éléments de paléographie. Les quelques réserves que nous avons faites sur la distribution des matières dans les deux derniers chapitres n’impliquent pas, comme on le pense bien, un jugement défavorable sur l’ensemble du livre. Il nous paraît au contraire que les Éléments de paléographie seront comptés au nombre des meilleurs manuels de paléographie. L’auteur a mis à profit les travaux les plus récents et les plus autorisés, auxquels il a ajouté un grand nombre d’observations personnelles et le fruit d’une longue expérience des manuscrits. Les références bibliographiques sont exactes, nombreuses et bien choisies. L’exposition est claire. On remarque un souci particulier des définitions souvent si difficiles en la matière. En un mot, ce livre est tout à la fois scientifique et pratique. Les étudiants qui en feront usage n’apprendront pas seulement à déchiffrer les anciennes écritures ; après avoir lu les Éléments du chanoine Reusens, ils auront une idée très nette du développement historique de l’alphabet latin. Les planches photographiques et les vignettes dans le texte sont nombreuses et bien exécutées. Les transcriptions placées en regard des fac-similés sont très soigneusement faites. De plus, chaque fac-similé est accompagné d’observations, où l’auteur a fait ressortir les traits caractéristiques de l’écriture. Le nombre, le bon choix et la parfaite exécution des fac-similés ne constituent pas l’élément le moins important d’un manuel de paléographie. Et c’est parce que nous ne pouvions que féliciter l’auteur de la façon dont il a compris et rempli cette partie de sa tâche que nous tenions à ne la signaler qu’en terminant le compte-rendu de ce livre très utile.


M. Prou.


  1. L’édit de Dioclétien de l’an 301, gravé sur une stèle conservée au Musée national d’Athènes, est en écriture onciale.