Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre II


Sommes-nous capables d’une certitude absolue ? Et quelle est la base fondamentale de la certitude dont nous sommes capables ?

nous venons de voir que les anciens logiciens s’étaient mépris sur la cause de la justesse de nos raisonnemens, et n’avaient pas été jusqu’à rechercher celle de la justesse de nos jugemens. Condillac, pénétrant plus avant dans son sujet, est remonté jusqu’à l’examen de nos jugemens ; et il a trouvé que la cause de leur justesse était en même temps celle de la bonté de nos raisonnemens. C’était déjà beaucoup faire que de donner une explication de la première de ces deux opérations intellectuelles, d’y rattacher la seconde, et de les faire dépendre toutes deux d’un principe commun. Mais nous avons vu que ce principe (l’identité des idées comparées) n’est pas encore parfaitement exact ; et nous avons reconnu qu’un raisonnement n’est qu’une série de jugemens successifs dans laquelle l’attribut du premier jugement devient le sujet du second, et ainsi de suite ; qu’un jugement consiste toujours à percevoir qu’une idée en renferme une autre ; et que parconséquent un jugement est juste quand son sujet renferme son attribut, et un raisonnement l’est également quand le premier sujet renferme le dernier attribut. Nous sommes donc arrivés à avoir une connaissance précise et exacte de la nature du raisonnement, et même de celle du jugement. Mais ce n’est point encore être parvenus jusqu’à la cause première de toute certitude. Car actuellement que nous savons que tout jugement consiste à percevoir qu’une idée en renferme une autre, il reste à découvrir si cela est réellement quand nous le croyons, et comment nous pouvons en être sûrs. Or de même que nous n’avons pu trouver la cause de l’exactitude d’un raisonnement que dans les jugemens qui le composent, nous ne saurions découvrir la cause de la justesse d’un jugement que dans les idées qu’il a pour objet. L’examen de nos idées est donc un nouveau travail qui nous reste à faire. On dit bien avec raison qu’il n’y a ni vérité ni fausseté, et parconséquent ni certitude ni incertitude dans une perception isolée quelconque, et que la certitude est une propriété, une qualité, qui n’appartient et ne convient qu’à un jugement ou à une série de jugemens, et qui leur appartient quand ils sont fondés sur des motifs solides et incontestables. Cela est vrai ; mais ces perceptions isolées qui deviennent l’objet et la matière de nos jugemens ne sont point ordinairement des impressions simples. Toutes ou presque toutes sont composées de nombreux élémens que nous avons réunis par différentes opérations intellectuelles, lesquelles sont toutes fondées sur des jugemens que nous avons portés. Ces jugemens étant susceptibles d’être vrais ou faux, ces idées sont susceptibles aussi d’être bien ou mal faites ; et tous les jugemens postérieurs que nous en portons ne peuvent être que des conséquences de ceux en vertu desquels nous avons composé ces idées, et ne sauraient avoir qu’une certitude conditionnelle et de déduction. Il faut donc remonter jusqu’aux premiers élémens de ces idées, jusqu’à nos perceptions simples ; il faut reconnaître si elles ont quelque chose de certain, et ce qu’elles ont de certain. Il faut arriver jusqu’à un premier fait dont nous puissions prononcer avec assurance que nous en sommes sûrs ; ensorte que ce premier fait soit la cause et la base de toute certitude, et que ce premier jugement (nous en sommes sûrs) soit la source et le fondement de tous les autres : car il n’y a qu’un premier jugement qui puisse être absolu ; tous les autres ne sont jamais que conditionnels et relatifs à celui-là. Aussi long-tems donc que ce premier fait et ce premier jugement ne sont point trouvés, la science n’est point élémentée, elle n’a point de commencement ; elle n’est que l’art de tirer des conséquences d’un principe inconnu ou méconnu. Au contraire, quand ce principe sera établi avec la netteté et l’exactitude convenables, il faudra, et on pourra montrer comment toutes nos idées en dérivent, comment tout ce qu’elles ont de certitude en dépend, comment toutes celles qui sont justes ne le sont que parcequ’elles sont liées et enchaînées à ce premier principe de toute certitude par une série de jugemens tous vrais : il faudra enfin, et on pourra faire voir clairement que tous les jugemens subséquens que nous portons ne sont qu’une suite d’un premier jugement certain, et que toutes nos connaissances ne sont qu’un long raisonnement non interrompu qui a une base solide. Alors cette grande idée de Condillac, que toutes les vérités sont unes et qu’elles sont toutes renfermées dans une première, sera réalisée ; et il sera manifeste qu’elle ne l’est que parceque les attributs de tous nos jugemens possibles, quand ils sont vrais, ne sont que des arrières-attributs d’un premier jugement certain. Il fallait donc trouver auparavant la véritable essence de tout raisonnement et de tout jugement. Actuellement venons à ce premier fait, dont nous pouvons prononcer avec assurance que nous en sommes certains. Il m’est fourni par la première et la plus remarquable des propriétés dont nous sommes doués, par celle qui constitue notre existence, qui la comprend toute entière, et au-delà de laquelle il nous est impossible de remonter, par notre sensibilité, par cette faculté que nous avons de recevoir des impressions et d’en être affectés, d’avoir des sensations, des idées, des sentimens, en un mot, des perceptions de tous genres, et d’en avoir la conscience. En partant de là, tout va se développer sans effort. Nous pouvons bien, en nous servant de notre sensibilité, en rechercher les causes. Quoiqu’il soit vraisemblable que nous ne les découvrirons jamais, cette enquête peut être utile pour nous procurer une idée plus juste et plus nette de cette faculté elle-même, et de la manière dont elle agit et se manifeste. Mais nous devons surtout en étudier les effets et les conséquences ; car elle est la source de tout ce que nous pouvons jamais éprouver

ou savoir.

si nous ne sentions rien, nous pourrions bien exister pour d’autres êtres animés qui recevraient de nous des impressions ; mais nous n’en saurions rien, puisque rien ne nous affecterait ; nous n’existerions pas pour nous-mêmes. Telle est la condition des êtres inanimés, en supposant toutefois qu’il y en a de tels, et que les corps qui ne nous manifestent pas leur sensibilité, n’en ont réellement pas. On voit par ce début, et on a pu voir dans les volumes précédens, que je réunis et confonds dans la faculté générale de sentir, ce que l’on a coutume de distinguer en affections et connaissances,

et ce que l’on appelle souvent en termes métaphoriques et peu exacts, l’ esprit et le cœur. effectivement je crois que cette division n’est pas fondée, que notre faculté de connaître vient et dépend de celle d’ être affecté, et lui donne naissance à son tour, qu’elles sont intimement liées et inséparables, et que toutes deux sont parties intégrantes et indivisibles de celle de sentir, laquelle il faut d’abord considérer dans son ensemble. sentir est donc tout pour nous. C’est pour nous la même chose qu’ exister

car

notre existence consiste à la sentir, et nos perceptions ne sont jamais que des manières d’ être ou d’ exister. quelque chose que l’on sente, on ne sent jamais que soi être d’une manière ou d’une autre.

aussi dès que l’on sent quelque chose, on est existant ; et quand on ne sent rien, l’existence est nulle, ou du moins n’est rien pour l’individu lui-même. On distingue ordinairement parmi ces maniè res d’ exister ou de sentir, celles que l’on appelle actives et celles que l’on nomme passives, c’est-à-dire celles que nous devons à des mouvemens que nous faisons, et celles que nous recevons de mouvemens opérés dans des êtres autres que nous ; mais moi, je ne vois là qu’une circonstance relative aux organes par lesquels nous viennent ces impressions, et qui ne fait rien au sentiment que nous en avons. On sépare, suivant moi avec plus de raison, dans nos manières d’être que l’on nomme actives, celles qui sont volontaires, de celles qui sont involontaires, c’est-à-dire celles qui sont l’effet de mouvemens que nous avons voulus, de celles qui résultent de mouvemens forcés. Effectivement les premières ont des conséquences importantes que n’ont point les secondes, et que n’ont point non plus celles qui nous viennent sans mouvement aucun de notre part. Mais ces conséquences tiennent au sentiment de volonté qui précède le mouvement qui nous procure ces impressions ; et tout cela ne fait rien à ce que j’ai à dire en ce moment, de l’ensemble de ces manières d’être et de la conscience que nous en avons, que je considère seulement d’une manière générale, comme étant tout pour nous et notre existence toute entière. sentir est aussi la même chose que penser. Quand on donne à ces deux mots la signification la plus étendue qu’ils puissent recevoir, ils sont nécessairement et exactement synonymes ; car tous deux, ils comprennent généralement toutes nos perceptions quelconques. Puisque sentir est tout pour nous et constitue notre existence, notre sentiment est le premier fait dont nous sommes certains ; et le premier jugement que nous pouvons porter avec assurance est celui que nous sommes sûrs de ce que nous sentons.

Descartes a donc eu bien raison de dire, je pense, donc j’existe. il aurait pu dire penser et exister sont pour moi une seule et même chose ; et je suis assuré d’exister et de penser, par cela seul qu’actuellement j’y pense. Il n’y avait qu’un génie aussi profond et aussi lumineux qui pût s’appercevoir le premier que c’est de ce fait originaire que dérive pour nous toute certitude, et non de ces prétendus axiomes tant révérés qui, fussent-ils vrais, auraient toujours besoin que l’on montrât pourquoi

et comment ils sont vrais, et quelle est la cause de l’assentiment que nous leur accordons. Par cette sublime conception, il a replacé toute la science humaine sur sa véritable base primitive et fondamentale. C’est là le germe de la vraie et totale rénovation desirée par Bacon. Bacon a dit : tout consiste en faits, ils naissent tous les uns des autres, il faut étudier les faits ; et Descartes a trouvé le premier fait d’où dérivent tous les autres. Il est vrai que Descartes, après avoir si bien attaché le fil qui devait le conduire, l’a rompu tout de suite. Essayons de le renouer et de le suivre sans interruption depuis notre première perception jusqu’à la dernière ; car c’est là la science logique, ou elle n’est rien. En effet, d’une extrémité de l’univers à l’autre, la matière qui est animée soit par l’effet de son organisation, soit par des esprits de différens ordres, (ces deux suppositions sont indifférentes pour tout ce que j’en ai dit, et pour tout ce que j’en dirai jamais) ; cette matière, dis-je, prend une infinité de formes différentes, mais elle compose toujours des individus qui tous manifestent le phénomène du sentiment. Or dans cette multitude si variée, il ne nous est pas possible de concevoir un seul être sentant qui ne soit pas certain de ce qu’il sent, et pour qui tout ce qu’il sent ne soit pas réel et indubitable (en tant qu’il le sent), depuis la sensation la plus machinale et la plus simple, jusqu’à la perception la plus intellectuelle et la plus compliquée, s’il est capable de s’y élever. Dans notre espèce en particulier, le sceptique le plus déterminé est sûr de sentir ce qu’il sent ; il est certain au moins qu’il doute, qu’il est, qu’il existe

doutant, ou si vous voulez, qu’il existe se paraissant à lui-même doutant. La subtilité ne peut aller plus loin ; et cependant c’est là être sûr de son existence, puisque notre existence ne consiste qu’à sentir. Voilà donc un point inaccessible à toute incertitude. Nous sommes sûrs de notre existence et de chacun de ses différens modes (nos perceptions) pris séparément et isolément. à la vérité le sceptique dont nous parlons, doute de l’existence réelle et positive d’êtres autres que lui, et même de celle de son corps ; ou en d’autres termes, il doute si son existence consiste dans autre chose que sa vertu sentante, laquelle seule il connaît certainement, et si les variations qu’elle éprouve (ses différentes perceptions) sont l’effet de causes existantes dans cette vertu sentante elle-même, ou dans d’autres êtres à qui l’on doive accorder une existence positive, distincte, et séparée d’elle ; mais ce n’est là qu’une question secondaire que nous avons déjà traitée et sur laquelle nous reviendrons quand il en sera tems. Ce sceptique enfin ne doute pas de sa propre existence, laquelle consiste à sentir. Il est donc constant et avéré que des êtres organisés comme nous, peuvent prononcer avec assurance qu’il est une chose dont ils sont complètement certains. Il existe pour nous une certitude entière et inébranlable ; et cette certitude est celle de notre existence et de tous les modes de cette existence, nos perceptions.

l’édifice de nos connaissances a donc une base solide ; ses imperfections sont celles de la construction qui s’élève sur cette base. Il faut que cela soit ainsi pour qu’il y ait parmi nous ce que l’on appelle vérité et erreur. car si nous étions de nature à n’être sûrs de rien, il n’y aurait pas de vérité, et par suite pas d’erreur ; et si nous étions sûrs de tout, il n’y aurait encore jamais d’erreur. Cette détermination précise de la première base de toutes nos connaissances, et du premier principe de toute certitude, fait naître bien des réflexions, et donne le besoin d’agiter et d’éclaircir bien des questions. On voit d’abord que puisque la première et la seule chose dont nous soyons sûrs originairement, c’est notre sentiment,

nous ne pouvons jamais rien connaître que par ce sentiment et relativement à lui ; qu’ainsi nous ne nous connaissons nous-mêmes que par les impressions que nous éprouvons, comme nous n’existons que par elles ; que de même nous ne connaissons les autres êtres que par les impressions qu’ils nous causent, comme ils n’existent pour nous que par ces impressions ; que parconséquent toutes nos connaissances ne sont toujours que celles de nos manières d’être et des lois qui les régissent, qu’elles sont toujours relatives à nos moyens de sentir, qu’elles ne sauraient jamais être absolues et indépendantes de ces moyens, et que tous ceux qui se proposent de pénétrer la nature intime, l’essence même, des êtres, abstraction faite de ce qu’ils nous paraissent, veulent une chose tout-à-fait impossible et absolument étrangère à notre existence et à notre nature, puisque nous ne pouvons pas même savoir, si les êtres ont une seule qualité autre que celles qui nous apparaissent. On voit ensuite que toutes nos impressions, nos affections, nos perceptions enfin, pour se servir du terme le plus général, non-seulement sont choses très-réelles, mais même qu’elles sont pour nous les seules choses réelles et vraiment existantes ; et que l’existence réelle que nous accordons à tout ce que nous appelons des êtres, à commencer par nous-mêmes en tant qu’individus, n’est que d’un ordre secondaire et subordonné à celle-là. Tout cela est vrai, mais il en résulte premièrement, que nous ne savons plus que penser de cette seconde espèce d’existence, la seule qui nous ait paru jusqu’à présent manifeste et indubitable, et que nous ne voyons pas nettement l’idée que nous devons nous en faire. Secondement, puisqu’il n’y a rien de réel et de véritablement existant pour nous dans ce monde que nos perceptions, et puisque toutes nos perceptions sont très-certaines, il semble que ne pouvant jamais nous tromper sur ce que nous sentons, et ce que nous sentons étant tout pour nous, nous sommes complètement inaccessibles à toute erreur, et véritablement infaillibles dans toute la rigueur de ce mot. Cependant nous voyons bien évidemment qu’il n’en est rien, et que la vérité n’est que trop sujette à nous échapper. Ainsi nous ne savons plus que croire ; et pour être arrivés jusqu’au premier principe de toute certitude, nous sommes plongés dans une incertitude plus générale et plus complète que jamais. Ne nous effrayons point de cette obscurité ; et essayons de nous en tirer et de débrouiller ce chaos, mais en marchant toujours pas à pas comme des gens engagés dans un labyrinthe dont ils veulent reconnaître tous les détours sans s’y perdre. Ne nous occupons donc point encore de concilier la réalité de nos perceptions avec celle des êtres que nous sommes habitués à regarder comme plus spécialement réels ; et sans sortir du monde intellectuel, comme nous avons trouvé la cause de toute certitude, cherchons celle de toute erreur. Ensuite nous verrons comment ces deux causes agissent et se combinent dans la formation de nos idées, et comment ces idées sont justes ou fausses suivant qu’elles ont entr’elles des relations vraies ou inexactes ; puis nous reconnaîtrons facilement quelle est l’espèce d’existence que nous pouvons attribuer avec certitude aux êtres qui nous occasionnent toutes ces idées, et comment ces idées sont encore justes ou fausses, suivant qu’elles sont conformes ou non à l’existence propre aux êtres qui les causent ; ce qui n’arrive que parcequ’elles ont été bien régulièrement liées au premier principe de toute certitude, ou parceque la cause de toute erreur a influé sur leur génération.