Éléments d’idéologie/Seconde partie/Chapitre VI

De la création d’une langue parfaite, et de l’amélioration de nos langues vulgaires.

L’homme aspire toujours à la perfection, quoiqu’il n’y parvienne jamais. Il est impossible de s’occuper un moment de grammaire générale sans être frappé des vices de tous nos langages et des inconvéniens de leur multiplicité, et sans concevoir le désir de voir naître une langue parfaite qui devienne universelle. Ces idées de perfection et d’universalité se confondent même dans la pensée, quoique ce soient deux choses distinctes ; et c’est encore là un hommage rendu à la raison, même dans le moment où on se repaît d’illusions : car on sent si bien qu’il n’y a que ce qui est raisonnable qui puisse réunir tous les suffrages, que l’on fait de la perfection, la condition et le moyen d’un assentiment unanime. Je n’ai pas été plus à l’abri qu’un autre du prestige de ces brillantes chmères ; mais le lecteur a pu déjà s’appercevoir que j’en suis bien désabusé, au moins en ce qui concerne l’universalité ; et il a dû juger qu’un homme qui n’espère pas le consentement général pour un alphabet et une ortographe raisonnables et appropriés également à toutes les langues usitées, se flatte encore moins que l’on abandonne jamais toutes ces langues, pour en adopter une seule, quelque parfaite qu’elle soit.

Effectivement je crois fermement ce que j’ai dit ailleurs, qu’une langue universelle est aussi impossible que le mouvement perpétuel. je vois même une raison péremptoire de cette impossibilité ; c’est que, quand tous les hommes de la terre s’accorderaient aujourd’hui pour parler la même langue, bientôt, par le seul fait de l’usage, elle s’altérerait et se modifierait de mille manières différentes dans les divers pays, et donnerait naissance à autant d’idiômes distincts qui iraient toujours s’éloignant les uns des autres. Ainsi il n’y aurait plus une langue unique ; et un langage quelconque ne pourrait pas continuer long-tems à être universel, quand même il aurait pu l’être un moment, comme l’a nécessairement été quelque tems le premier qu’on a inventé, si on n’en a pas inventé plusieurs à-la-fois.

Je sais bien que l’on se retranche à dire que la langue universelle que l’on désire, est une langue commune et convenue entre tous les savans des différentes nations, bien qu’elle ne soit vulgaire nulle part. Mais une langue quelconque peut-elle devenir langue savante universelle sans être ou avoir été usuelle dans aucun pays ? Serait-il utile qu’il y eut une langue savante universelle ? Et à quelles conditions cela serait-il utile ? Ce sont-là autant de questions secondaires dont nous allons trouver la solution, en entrant plus avant dans le sujet. Je m’y engage d’autant plus volontiers que ce n’est point une discussion oiseuse, que l’examen de ce beau rêve d’une langue universelle, soit savante, soit vulgaire. Il va nous fournir l’occasion de rapprocher ce que nous avons dit dans la première partie de cet ouvrage sur les propriétés générales des signes, de ce que nous avons vu dans celle-ci des effets particuliers des signes fugitifs et des signes permanens ; et de tirer de tout cela quelques conséquences qui me paraissent terminer convenablement une grammaire générale.

Relativement à la première question, je trouve d’abord qu’en ne considérant que la difficulté d’un consentement unanime, il est tout aussi impossible de l’obtenir des seuls savans que du reste des hommes. Une langue, soit savante, soit vulgaire, ne s’établira jamais de partie faite et de dessein prémédité. Un homme en eût-il composé, à lui tout seul, une qui fût admirable, qui ne ressemblât à aucune autre, et qui fût supérieure à toutes les autres (et cette supposition est absurde par mille raisons que nous verrons bientôt) ; il n’obtiendrait pas plus d’un grand nombre d’écrivains de divers pays de l’apprendre et de s’en servir uniquement, qu’il n’obtiendrait de tous les hommes d’une nation de la substituer à celle qu’ils parlent ; parce que les habitudes des uns et des autres y résistent également, que l’homme est tout entier dans ses habitudes et dans celles de ses semblables, et qu’il deviendrait incapable de tout, s’il renonçait aux avantages qu’il tire de l’habitude pour la combinaison et la communication de ses idées.

Une langue se forme et se compose petit-à-petit, par l’usage, et sans projet. Elle s’étend avec le peuple qui s’en sert : elle se répand (toujours en tant que langue vulgaire) par les conquêtes, par la religion, par le commerce, et sur-tout par les colonies. Ensuite elle devient langue savante par les bons ouvrages qu’elle possède, qui obligent les savans étrangers à l’apprendre ; et si ces ouvrages sont tels et si nombreux que nul homme ne puisse se dispenser de les connaître sans être privé d’une grande partie des lumières de son siècle, cette langue devient langue savante universelle : car non-seulement tous les hommes éclairés la savent, mais il n’y a d’hommes vraiment éclairés que ceux qui la savent ; et bientôt ils s’en servent tous de préférence dans leurs écrits, comme du moyen le plus prompt et le plus sûr pour être entendus par tout ce qui compte dans le monde savant, et pour être jugés par leurs pairs.

L’égalité de lumières entre plusieurs nations qui ont des langues vulgaires différentes, et la perfection de chacune de ces langues vulgaires, résistent à cette suprématie, d’abord par le grand nombre de bons ouvrages que possède chacune de ces langues, et ensuite par la facilité des traductions qui l’enrichissent de tous ceux qu’elle ne possède pas. Aussi le latin a-t-il joui pendant bien des siècles de cette domination exclusive dans l’occident, par l’excellence de ses productions, et parce que toutes les autres langues n’étaient que des patois informes. Il n’a pas même partagé son empire avec la langue grecque et la langue arabe, vraisemblablement parce qu’il était presque par-tout, sinon la langue vulgaire, du moins celle de la religion et du gouvernement ; et il l’a perdu en grande partie, dès que les lumières se sont répandues, et que les langues vulgaires se sont perfectionnées. Le français au contraire n’est pas venu dans des tems aussi favorables à son ambition. Sans entreprendre de discuter le mérite de tel ou tel auteur, on peut dire en général que la langue française est plus riche en ouvrages précieux de tous genres, que ne l’a jamais été la langue latine ; ou du moins, pour nous réduire à une assertion incontestable, il y a plus de vraies connaissances consignées dans les livres français, qu’il n’y en a jamais eu dans les livres latins. Cependant la langue française n’est pas aussi dominante que l’a été la langue latine ; malgré qu’elle le soit, ce me semble, à-peu-près autant qu’une langue peut l’être, dans un tems où elle a des rivales dignes d’elle.

Quoiqu’il en soit, et le latin et le français sont devenus, universels ou presque universels, comme langues savantes, par les moyens que nous avons indiqués ; et je me crois en droit d’affirmer qu’il n’y en a pas d’autres par lesquels une langue puisse parvenir à ce succès. Ainsi voilà, suivant moi, la première question résolue par la négative.

Passons à la seconde.

Serait-il utile qu’il y eut une langue savante universelle ? Il est clair que l’universalité d’une langue savante est utile, en ménageant le tems des hommes studieux, et en leur épargnant la peine et les dangers des traductions ; mais il ne l’est pas moins que, par-tout où cette langue savante n’est pas en même tems la langue vulgaire, cet avantage est compensé par un accroissement de difficultés dans la diffusion des lumières. Les savans dans cette position, communiquent plus facilement avec les savans étrangers, mais bien moins avec la foule de leurs compatriotes.

Ceux-ci s’éclairent donc bien plus lentement que si l’on se mettait plus à leur portée. Or la masse du public réagit si puissamment sur ceux même qui l’instruisent, soit en les jugeant, soit en leur fournissant des sujets d’observations, soit en leur suggérant des vues, soit en leur montrant tous les procédés des arts, et toutes les institutions sociales dans un état plus perfectionné ; en un mot, il est si difficile d’être à un haut degré au-dessus de ceux avec qui l’on vit : et l’on est si fortement influencé par l’état des lumières de sa patrie, que les hommes même qui sont faits pour surpasser leurs compatriotes, ont beaucoup à perdre à tout ce qui retient ceux-ci dans un état inférieur à celui auquel ils auraient pu parvenir.

Leur nombre même, et celui de leurs successeurs doit en être fort diminué : car avec quelle peine ne doit-il pas s’élever des hommes supérieurs dans une nation qui n’ a aucune communication directe avec ceux qui sont déjà formés ? En outre, la théorie de la formation des idées et de l’influence des habitudes, nous apprend que même les hommes supérieurs ont un très-grand désavantage, en étudiant et en écrivant dans une langue qui enfin n’est pas leur langue naturelle, qui ne se lie pas intimement et complètement avec leurs habitudes les plus profondes : et cette dernière considération, quoique peu apperçue, est si importante, qu’il en doit résulter une supériorité incontestable, en faveur de ceux, dont la langue savante est en même tems la langue usuelle.

Par toutes ces raisons, je crois que l’utilité d’une langue universelle purement savante, est plus que compensée par ses inconvéniens, par-tout où elle n’est pas la langue usuelle ; et que son effet inévitable, en supposant qu’elle ne rallentisse pas le progrès des lumières, est de les concentrer et de les réduire à un foyer unique, ce qui est une autre manière de leur nuire extrêmement.

Je répondrai donc à la seconde question, et en même tems à la troisième, qu’il n’est pas à désirer qu’une langue quelconque devienne universelle en tant que savante et non usuelle, à moins qu’elle ne fournisse aux hommes éclairés des moyens de combiner et d’exprimer leurs idées, plus sûrs et plus exacts que ceux que leur offriraient tous les autres idiômes usités, ce qui serait sans doute d’un avantage inappréciable : mais alors ce ne serait pas à raison de son universalité qu’elle serait utile, mais à raison de sa perfection : et cela nous ramène à examiner seulement en quoi consiste la perfection d’une langue, jusqu’à quel point elle est possible, et quels sont les moyens d’en approcher.

Ce sujet est vraiment beau ; mais pour ne pas s’égarer en le traitant, il faut se hâter de le circonscrire. Sans doute, pour qu’une langue méritât d’être regardée comme parfaite, il faudrait qu’elle fût sonore, harmonieuse, pittoresque, favorable à la poésie, à la musique, à l’éloquence, et qu’elle se prêtât à tous les besoins de l’homme, et encore à tous ses plaisirs : mais en envisageant de cette manière l’idée de perfection, il ne pourrait être question que des langues orales, car il n’y a qu’elles qui soient susceptibles de ces avantages, au lieu que nous qui ne considérons dans les signes de nos idées, que le moyen d’accroître et d’épurer nos connaissances, d’arriver à la vérité, et d’éviter l’erreur, nous regarderions comme parfait un langage, de quelque nature qu’il fût, pourvu qu’il atteignît ce but. Ainsi, nous considérons notre sujet sous un point de vue à-la-fois plus général et plus restreint. Pour nous, une langue serait parfaite, de quelques signes qu’elle fût composée, si elle représentait nos idées d’une manière commode, précise, exacte, et de façon qu’il fût tellement impossible de s’y méprendre, qu’elle portât dans la déduction des idées de tout genre, la même certitude qui existe dans celle des idées de quantité. Voilà ce qu’est pour nous la perfection en fait de langues ; voilà celle qui serait pour nous d’un prix inestimable.

Cette manière de la définir suffit seule pour montrer qu’elle est impossible à atteindre : car nous avons vu chap 17, de l’idéologie, que l’incertitude de la valeur des signes de nos idées est inhérente, non pas à la nature des signes, mais à celle de nos facultés intellectuelles ; et qu’il est impossible que le même signe ait exactement la même valeur pour tous ceux qui l’emploient, et même pour chacun d’eux, dans les différens momens où il l’emploie.

Cette triste vérité est ce qui constitue essentiellement le vice radical de l’esprit de l’homme ; ce qui le condamne à ne jamais arriver complètement à l’exactitude, excepté dans quelques cas fort simples, ou considérés sous un rapport particulier ; et ce qui fait que presque tous ses raisonnemens sont nécessairement fondés sur des données incertaines et variables jusqu’à un certain point.

Il sent : il se fait des signes de ce qu’il sent ; il ne peut penser qu’avec ces signes ; et il ne peut éviter de mettre sous chacun de ces signes, tantôt plus d’idées, tantôt moins, sans s’en appercevoir. Il est donc impossible qu’aucun de ces signes ait une signification complètement déterminée et fixe ; et qu’aucune collection de signes, aucun langage, nous conduise avec pleine assurance dans tous nos raisonnemens. Dans ce genre, et par suite dans tous les autres, nous devons donc renoncer à la perfection : tout ce que nous pouvons, est de voir les causes qui nous en écartent invinciblement ; et cela même est utile, en nous apprenant à surmonter tous les obstacles qui ne sont pas insurmontables.

Après avoir prouvé 1) qu’une langue, fût-elle parfaite, ne saurait devenir universelle comme langue savante, qu’après avoir été la langue usuelle d’un peuple qui ait eu de grands succès, et que par conséquent, aucune langue composée exprès à ce dessein, ne peut atteindre ce but ; 2) qu’il n’est pas à désirer pour le progrès des lumières, qu’il existe une langue universelle purement savante ; 3) qu’une langue, fût-elle parfaite, ne saurait devenir universelle comme langue usuelle ; et que quand par impossible, elle serait devenue telle, elle cesserait bientôt de l’être, parce qu’elle ne pourrait éviter de s’altérer de différentes manières par l’usage, comme cela est arrivé au premier des langages qui a été inventé ; 4) que ce qui serait vraiment d’un prix inestimable, une langue parfaite, ne fût-elle pas universelle, est une chose absolument impossible, parce que la difficulté ne tient pas aux signes, mai à la nature de notre esprit ; après, dis-je, avoir éclairci ces quatre points, il semble qu’il ne reste plus rien à dire sur cette idée d’une langue universelle parfaite, et qu’il n’est pas bien nécessaire d’examiner en détail les conditions d’un problême qui ne présente que des solutions impossibles ou inutiles. Cependant, comme ce projet a exercé de grands esprits et de beaux génies, et que de tems en tems, on le reproduit, ou du moins quelque chose d’approchant, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, souvent sans bien connaître le véritable état de la question ; je ne crois pas hors de propos de dire quelles seraient les qualités que je voudrais trouver dans une langue, et qui me feraient souhaiter de la voir remplacer toutes les autres. Si l’on pense que ce sont effectivement celles-là qui sont désirables, on n’essayera pas de composer des langages qui en soient dépourvus ; et du moins l’on ne verra plus proposer des projets de langues telles, que si elles pouvaient être adoptées, elles nous feraient promptement regretter celles qu’elles auraient remplacées. Peut-être même au lieu de songer à créer de nouvelles langues, on cherchera tout simplement à donner à celles qui existent, les proprié tés que l’on voudrait trouver dans celle que l’on tenterait en vain de leur substituer ; et cela aura des résultats bien plus avantageux.

Voyons donc ce que devrait être une langue, si l’on s’avisait de la créer tout d’un coup, exprès, et de dessein prémédité.

D’abord il est évident que ce ne devrait pas être une de ces langues secondaires dont nous avons parlé, qui sont composées de signes absolument de convention, dont la signification ne nous est connue que par celle des gestes ou des sons, en un mot des actions que nous employons pour la manifester. On ne peut pas penser immédiatement avec ces langues. Elles ne peuvent pas devenir assez profondément habituelles, pour se lier intimement à nos idées ; elles nous exposent chaque fois que nous nous en servons, au danger d’une double traduction.

Elles sont donc bien loin de parvenir à une représentation plus parfaite de nos idées, que les langues vulgaires. Elles augmentent les difficultés au lieu de les diminuer. Ces considérations écartent d’abord tous ces systêmes de figures tracées, que l’on regarde alternativement comme des écritures et comme des langues, et que l’on prend, tantôt pour une écriture universelle, tantôt pour une langue correspondante à toutes les autres, et destinée à les remplacer dans les sciences. Ce ne sont-là en dernière analyse, que des espèces d’hiéroglyphes et de symboles, dont nous avons vu les inconvéniens monstrueux.

Si l’on voulait créer une langue, il faudrait donc qu’elle pût devenir usuelle, qu’elle fût composée de signes dérivant directement des signes naturels du langage d’action, que ce fût une langue d’attouchemens, de gestes, ou de sons. Or les sons sont préférables, par toutes les raisons que nous avons dites, et par une autre sur laquelle nous n’avons pas assez insisté, quoique très-importante ; mais que le citoyen Maine-Biran a le premier très-bien saisie, et qu’il a supérieurement expliquée dans son excellent mémoire sur les effets de l’habitude.

C’est l’étroite correspondance qui existe entre l’organe auditif qui reçoit les sons, et l’organe vocal qui les produit, correspondance qui rendant les sons plus profondément habituels qu’aucune autre espèce de signes, les lie bien plus intimement aux idées qu’ils représentent, et secourt merveilleusement la mémoire. Si l’on voulait composer une nouvelle langue, je voudrais donc qu’elle fût orale.

Ensuite, comme le plus grand avantage exclusivement propre aux sons, est de pouvoir devenir des signes permanens, sans la moindre altération, sans obliger à aucune traduction, à aucune translation de l’idée sur un autre signe, je demanderais pour jouir de cet avantage dans toute sa plénitude, qu’elle fût écrite avec un alphabet régulier, et une ortographe correcte, suivant les principes que nous avons exposés dans le chapitre de l’écriture. Elle deviendrait par-là très-facile à lire et à écrire, et très-constante dans sa prosodie et dans sa prononciation.

Il faudrait en outre que les mots de cette langue fussent composés de manière à être analogues aux idées qu’ils représenteraient, et à rappeler leur filiation et leur dérivation le plus possible.

J’imagine qu’on y parviendrait, en n’y faisant entrer aucun mot tiré d’une langue étrangère, mais en choisissant avec intelligence un certain nombre de monosyllabes, pour en faire les radicaux de différentes familles de mots, adaptées convenablement à autant de classes d’idées ; et en adoptant ensuite une certaine quantité de particules monosyllabiques aussi, au moyen desquelles on formerait tous les mots composés et dérivés suivant des lois constantes, de manière que la même particule employée, soit comme initiale, soit comme finale, réveillât toujours la même idée accessoire. Les langues les plus incorrectes nous donnent fréquemment cet exemple : voyez ce que nous en avons dit au chapitre des prépositions. Quand on les examine avec soin, on y trouve souvent cette règle observée comme par instinct. Il serait aisé de la suivre constamment ; et une langue orale ainsi formée, n’aurait rien à envier pour la régularité de la méthode, à ces projets de langues composées de figures tracées, que l’on nous fait tant adirer pour l’uniformité de leurs dérivations, et qui d’ailleurs n’ont aucune des précieuses qualités des sons.

La grande difficulté serait de bien établir l’enchaînement de ces dérivations : mais cette difficulté consiste toute entière à bien déterminer la série des idées. Elle est la même dans toute espèce de signes : et elle est telle que, pour qu’une langue fût parfaite sous ce rapport, il faudrait que nos connaissances fussent complètes dans tous les genres. C’est ce qui constitue la vérité de cette grande maxime, que bien faire la langue d’une science, c’est créer cette science ; et que créer une science, n’est autre chose qu’en bien faire la langue. C’est-là, je crois, la partie la plus impossible du projet impossible, dont nous nous amusons actuellement à tracer le plan.

Cependant ce n’est pas tout. Il ne suffirait pas d’avoir composé parfaitement tous les élémens de notre langue ; il faudrait encore déterminer les lois de leur assemblage, de manière à ce qu’elle fût la plus claire, la plus exacte, et la plus facile à apprendre, qu’il serait possible. Or c’est-là l’objet des trois parties de la syntaxe.

Quant à la construction, je voudrais qu’elle suivit toujours la construction pleine et directe, dans toutes ses phrases et parties de phrases ; et qu’on n’y admit d’ellipses que celles qui sont faciles à suppléer, et de transpositions ou d’incises, que celles réellement utiles pour faire sentir la relation d’une proposition avec celle qui précède ou qui suit, ou pour mieux marquer les rapports des différentes parties d’une période, avec l’idée principale de son sujet ou de son attribut.

Quant aux variations des mots, qui constituent les déclinaisons et les conjugaisons, je voudrais que les noms ne fussent d’aucun genre ; et que leurs nombres fussent marqués par des espèces d’articles, des adjectifs déterminatifs très-courts ; et leurs cas, par des prépositions.

Que les adjectifs fussent absolument invariables.

Et pour les verbes, qu’il n’y en eût point d’autre que le verbe être, auquel on adjoindrait tous les adjectifs possibles ; que ce verbe être

n’eût que les trois modes, adjectif, substantif, et attributif, et point de subjonctif ; qu’il eût au mode adjectif les huit tems que nous avons reconnus nécessaires, ou tout au plus les douze que nous avons vu pouvoir être utiles ; et qu’il n’eût au mode substantif et au mode attributif, que le tems présent, lequel tems présent aurait au mode attributif six terminaisons différentes, pour marquer les trois personnes des deux nombres, singulier et pluriel. Enfin, à l’égard du troisième moyen de syntaxe, les signes uniquement destinés à marquer la liaison des autres signes entr’eux, on voit par ce que je viens de dire des déclinaisons, que j’admets l’usage des prépositions. J’admets aussi les conjonctions comme mots elliptiques fort utiles ; mais je voudrais que toutes eussent pour syllabe radicale, la conjonction que, afin de bien marquer quelle est la conjonction unique, et que c’est d’elle seule que toutes les autres tiennent leur vertu conjonctive. Par la même raison, et pour ne pas déranger la construction directe des phrases incidentes où l’adjectif conjonctif est le régime du verbe, je voudrais que dans les adjectifs conjonctifs, cette conjonction que ne fût point unie à l’adjectif déterminatif ; c’est-à-dire, qu’il n’y eût pas proprement d’adjectif conjonctif ; et qu’au lieu de dire, l’homme qui vous aime, l’homme que vous aimez, on dit, l’homme que il aime vous, l’homme que vous aimez le. je n’ai pas besoin d’ajouter que je conserverais les repos dans le discours, et les signes de ponctuation dans l’écriture.

Tels sont les moyens de syntaxe que je désirerais dans notre langue imaginaire.

à toutes ces précautions prises en faveur de sa clarté, de son exactitude, et de la facilité de l’apprendre et de ne point manquer à ses règles, j’ajouterais encore que l’on ne s’y permettrait jamais plusieurs locutions différentes pour présenter la même idée, ni aucuns de ces tours irréguliers qu’on appelle dans nos langues vulgaires, des idiotismes ; qu’on en bannirait avec scrupule les hyperboles, les allusions, les demi-réticences, les fausses délicatesses, les tropes, les divers emplois d’un même mot ; que toujours un signe avertirait quand ce mot est pris au sens propre ou au sens figuré ; enfin, que l’on apporterait dans le style, le même esprit d’exactitude qui aurait présidé à la composition des mots, et aux lois de la syntaxe.

Voilà comme je conçois qu’une langue pourrait approcher de la perfection, dans l’expression et la déduction de nos idées.

Encore une fois, je n’ai pas l’espérance que ce rêve puisse jamais se réaliser. Je ne l’ai décrit avec détail, que pour dégoûter des tentatives mal conçues, que je crois plus propres à écarter du but qu’à en approcher ; pour avoir une occasion de signaler toutes les causes qui contribuent à l’inexactitude de nos langues ; et aussi dans l’espérance d’inspirer le désir de les laisser petit-à-petit se rapprocher de ce modèle.

On ne manquera pas de dire que la langue que je propose, serait traînante, monotone, sans graces, et peu propre aux mouvemens de l’éloquence. Comment, quand on ne se propose que clarté et vérité, ne pas paraître bien stérile à certaines personnes ? Cependant je crois ces objections plus apparentes que réelles.

D’abord une langue n’est point traînante, quand on y permet toutes les ellipses qe l’esprit peut suppléer sans crainte de se tromper. En second lieu, elle n’est point monotone, par cela seul qu’elle s’assujettit à la construction directe. D’ailleurs, celle-ci étant composée méthodiquement, peut être très-pittoresque et très-imitative par l’heureux choix des syllabes composantes, et très-harmonieuse par l’habile distribution de ces syllabes ; comme par la perfection de son écriture, elle pourrait facilement être très-accentuée et très-cadencée.

Elle ne serait donc pas dénuée de toutes graces.

Quant à celles, et il en est, qui tiennent à un certain abus des mots qui les éloigne de leur signification naturelle, il faudrait sans doute y renoncer ; mais j’observe que ce sont des prestiges qu’un goût sévère réprouve.

à l’égard des moyens de l’éloquence, tous ceux qui ne consistent pas dans la clarté et la justesse de l’expression, et dans la beauté et la richesse des idées accessoires que cette expression réveille en énonçant l’idée principale, ne me paraissent être que des moyens de déception peu regrétables. Or, ce ne serait certainement pas la langue dont il s’agit, qui manquerait de clarté et de justesse ; et étant toute composée de mots dont la dérivation rappellerait toutes les idées analogues, il me paraît qu’elle serait supérieure à toute autre, par l’abondance et la beauté des images. Je crois même que la précaution d’indiquer par la composition du mot, le sens propre et le sens figuré, donnerait à toutes ces images, un degré de vivacité et d’énergie difficile à prévoir, en avertissant incessamment de la liaison intime des deux idées analogues, et en empêchant qu’une expression figurée ne nous paraisse simple, comme il n’arrive que trop souvent dans nos langues, parce que rien ne rappelle en quoi consiste la métaphore, ni quelle est son origine.

Au reste, cette discussion m’entraîne à parler des langues, sous le rapport de la rhétorique ; et je ne m’étais engagé qu’à les considérer sous le point de vue logique.

Ce n’est effectivement que pour arriver à la meilleure déduction possible des idées, que j’ai composé ce traité de leur expression. Je n’y ajouterai donc plus rien. Je ne le terminerai même pas, suivant mon usage, par une conclusion, parce que ce chapitre consacré à la création d’une langue parfaite, et bien plus encore à l’amélioration de celles existantes, n’est vraiment autre chose que le tableau des conséquences qui résultent des principes précédemment établis. Je ne ferai même pas une récapitulation expresse de ces principes. L’extrait raisonné de tout l’ouvrage, que je joins ici, et qui lui sert de table analytique, en tiendra lieu. Je n’ai donc plus rien à dire sur l’expression de nos idées ; il me reste à parler de leur déduction. Ce sera l’objet de la troisième partie qui, j’espère, suivra de près celle-ci ; et en prouvant que je ne me suis trompé ni sur le mode de la formation de nos idées, ni sur celui de leur expression, montrera en quoi consiste la certitude de leur déduction, et quelle est la meilleure manière de conduire son esprit dans la recherche de la vérité.

Si je n’échoue pas tout-à-fait dans cette entreprise, j’aurais bien du plaisir à faire ensuite quelques applications de ces vérités et des procédés qui en émanent, aux objets les plus intéressans pour le bonheur des hommes, et à montrer qu’ils sont susceptibles d’enseignemens didactiques, comme les sciences les plus positives ; mais il faut pour cela du tems, de la force, et de la santé, et sur-tout plus de talens peut-être, que la nature ne m’en a départis. Cependant, je prendrai pour devise, cette phrase que j’ai dite quelque part, où ne peut-on pas arriver avec le tems, quand on est dans la route qui mène au but, et qu’on ne s’en écarte jamais ? je suis bien sûr d’être entré dans la bonne voie ; je souhaite que l’on ne trouve pas que je l’aie quittée sans m’en appercevoir.