Élégies et Sonnets, Texte établi par Tancrède de VisanSansot (p. 9-33).


NOTICE


I



Il n’est pas de période, dans l’histoire de notre littérature lyonnaise, aussi prospère, aussi féconde en œuvres et, pour tout dire, aussi brillante que celle qui s’étend des premières années du XVIe siècle à 1562, date de la publication du Microcosme de Maurice Scève et de la révolte des protestants à l’aide des troupes du baron des Adrets.

M. Ferdinand Brunetière, un des rares critiques officiels qui aient daigné s’occuper de l’école lyonnaise, a donc eu raison d’écrire : « On exagérerait à peine si l’on disait de la ville de Lyon qu’elle était vraiment alors (vers le milieu du XVIe siècle), pour la seconde fois dans l’histoire, autant et plus que Paris même, la capitale intellectuelle et poétique de la France. »[1] Le plus récent comme le plus averti des biographes de Maurice Scève, M. Albert Baur, pense de même.[2] Cette situation littéraire privilégiée est due à plusieurs causes : économiques, sociales et morales, et l’on ne comprendrait rien au tempérament si original de Louise Labé si l’on n’en énumérait ici quelques unes.

II

Par sa position géographique Lyon s’offrit, dès le Moyen Âge, comme un centre de commerce de premier ordre. Située aux frontières de la France, du Dauphiné et de la Savoie, sur deux fleuves navigables qui la mettaient en communication directe avec la Bourgogne, la Suisse et la Provence, cette ville privilégiée était en même temps la porte principale du commerce italien avec le nord de la France, les Pays-Bas et une partie considérable de l’Allemagne.

Les financiers les plus habiles à cette époque et les plus influents, les Florentins, ne tardèrent pas à fonder à Lyon, dès le milieu du XVe siècle des succursales de leurs banques. Des échanges incessants s’établirent avec l’Italie. D’autre part Lyon fut choisie, lors de l’expédition de Charles VIII, comme base des opérations. Là se croisaient, en effet, les routes par où arrivaient les différentes parties de l’armée du roi de France. La cour faisait de fréquents séjours dans la ville. Sous Louis XII elle fut même plus souvent à Lyon qu’à Paris, ainsi que sous François I. Il en résulta une certaine émulation entre lyonnais et parisiens, lesquels considéraient avec jalousie cette préférence. Des fêtes magnifiques s’organisaient, rehaussées par le luxe, la beauté et la multitude des femmes richement parées. Comme la noblesse était en très petite quantité à Lyon, les femmes des bourgeois notables prirent part à ces réjouissances et retirèrent de cette vie brillante des manières délicates et une façon distinguée de s’intéresser aux choses de l’esprit.

Par le contact avec la joie et avec l’Italie s’introduit ici une nouvelle forme de penser et de sentir. On a très finement remarqué que la Renaissance ne s’est pas implantée à Lyon au moyen de livres et de sociétés pédantes, mais par la vie sociale, « par des rapports directs avec des hommes du monde… et elle s’est développée sous l’influence de l’art et du luxe italien, dans une société qui s’adonnait à la gaité et à des fêtes auxquelles les femmes prenaient part… Voilà pourquoi, ajoute M. Baur,[3] la Renaissance lyonnaise est polie, galante, sans aucune inclination à la gauloiserie du Moyen Âge, bien différente de celle du nord de la France qui a fait naître Rabelais et la plupart des humanistes français… Voilà aussi pourquoi les femmes prennent une part si vive à la vie littéraire de Lyon, beaucoup plus que dans aucune autre ville de la France. »

On comprend, dès lors, avec quelle force a grandi à Lyon le goût des belles lettres, facilité encore par l’extraordinaire développement de l’imprimerie dans notre ville. Des typographes tels que Seb. Gryphe, Jean de Tournes, Jean Frellon qui hébergeait Calvin, Étienne Dolet correcteur chez Gryphe, François Juste l’éditeur de Rabelais, tout dévoués à l’œuvre de Renaissance, ne pouvaient qu’attirer les érudits et les humanistes.

Ceux-ci affluèrent en grand nombre. Bonaventure des Périers demeurait à Lyon depuis 1535 pour collaborer avec Dolet à la publication des Commentaires de la langue latine. Rabelais y séjourne depuis l’été 1532 jusque vers la fin de 1538. Il remplit ses fonctions de médecin à l’Hôtel-Dieu avec si peu de zèle qu’il se voit congédié. C’est durant son séjour à Lyon qu’il lui naît un fils naturel — Théodule Rabelais — qui ne vécut que deux ans, mais que son père reconnut en lui donnant son nom. Marot vient en 1536 à Lyon. Il est tellement enchanté de la société mondaine de cette ville, des amitiés littéraires, des femmes charmantes et habiles en amour — en particulier de Jeanne Gaillarde — qu’il y retourne à plusieurs reprises et que chaque fois il la quitte à regret.

Adieu Lyon qui ne mords point
Lyon plus doux que cent pucelles…

N’oublions ni Lemaire des Belges, ni Mellin de Saint-Celais, ni Antoine du Moulin, ni Olivier de Magny, ni notre grand Maurice Scève. Illustres prosateurs ou poètes, érudits ou humanistes, archéologues ou artistes, collectionneurs ou mécènes se donnèrent rendez-vous à Lyon où, par surcroît, régnait une grande liberté religieuse et une complète indépendance de pensée.

De ces influences combinées devait naître une doctrine nouvelle qui a beaucoup contribué à l’élaboration d’un idéal tout neuf de l’amour, de la femme, de l’amitié, de la vertu : le Platonisme.

Cette religion de la beauté avait été importée à Lyon par les Florentins. Il y aurait, à ce sujet, une curieuse étude à tenter des différences entre le platonisme lyonnais et celui du nord de la France : celui-ci plus scientifique, plus directement poussé vers l’hellénisme et l’imitation de Platon ; celui-là plus italien, plus enclin aux questions de sentiment et à la joie de vivre. Le platonisme du nord fut introduit à Lyon par Marguerite de Navarre dont la cour était le foyer de la nouvelle doctrine. Le platonisme lyonnais antérieur ne repose pas d’abord sur l’étude des œuvres de Platon, mais sur l’imitation des usages de la société florentine et sur la connaissance intime de quelques œuvres de la littérature italienne, telle que le Cortegiano[4] de Baldassar Castiglione, l’Hécatomphile[5] de Léon Baptiste Alberti et surtout le Canzionere de Pétrarque.

« Le platonisme ne fit que rendre plus vive la vie sociale que l’italianisme et la longue période de fêtes avaient éveillée à Lyon. On se réunissait dans des salons et, chose remarquable, c’est déjà la maîtresse de la maison qui préside aux réunions. » Madame du Perron a eu son cercle littéraire ; Louise Labé et bien d’autres auront le leur, où les gens d’esprit se feront gloire de défiler.

Nous voyons ainsi renaître l’idéal de la galanterie chevaleresque et un nouveau code d’amour se composer. Toute femme qui veut passer pour instruite s’essaye à la correspondance poétique, chante et joue du luth. Ce féminisme de bon aloi est bien une des plus curieuses caractéristiques de notre Renaissance lyonnaise. Dans la préface de ses œuvres parues chez Jean de Tournes avec privilège du Roi en 1555 Louise Labé, s’adressant à son amie Clémence de Bourges, s’exprime ainsi : « Estant le temps venu, Mademoiselle, que les lois des hommes n’empeschent plus les femmes de s’appliquer aus sciences et disciplines : il me semble que celles qui ont la commodité, doivent employer cette honneste liberté que notre sexe ha autre fois tant désirée, à icelles apprendre : et montrer aux hommes le tort qu’ils nous faisoient en nous privant du bien et de l’honneur qui nous en pouvait venir. » Elle ajoute : « L’honneur que la science nous procurera, sera entièrement notre : et ne nous pourra estre oté, ne par finesse de larron, ne force d’ennemis, ne longueur de tems. » Et plus loin : « Ayant passé partie de ma jeunesse à l’exercice de la Musique et ce qui m’a resté de tems l’ayant trouvé court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouvant de moymesme satifaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement, mais en science et vertu passer ou égaler les hommes : je ne puis faire autre chose que prier les vertueuses Dames d’eslever un peu leurs esprits par dessus les quenoilles et fuseaus, et s’employer à faire entendre au monde que si nous ne sommes faites pour commander, si ne devons nous estre desdaignées pour compagnes tant es afaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir… Pource, nous faut-il animer l’une l’autre à si louable entreprise. »

Bref il s’agit d’un véritable plaidoyer en faveur de la femme écrivain, auquel souscrivent tous les artistes du temps. Chose assez digne de remarque, les relations entre les deux sexes sont si étroites qu’on voit les frères entraîner leurs sœurs, les amants leurs maîtresses « vers la terre nouvellement découverte : la Renaissance de la beauté, de la poésie et de la science. » Pernette du Guillet va jusqu’à remercier, Maurice Scève son amant, de ce qu’il a fait le jour dans la nuit de son ignorance.

III

Ces considérations nous ont semblé nécessaires pour situer Louise Labé dans son véritable climat psychologique et dans l’ambiance de cette Renaissance lyonnaise dont elle est le plus délicat parfum.

On ignore la date de la naissance de celle que Mme Desbordes-Valmore appelait « la nymphe ardente du Rhône. » La plupart des critiques qui se sont occupés de la Belle Cordière la font naître en 1526. Cette date, dit avec des raisons convainquantes M. Charles Boy,[6] qui nous a donné la meilleure étude sur la vie et l’œuvre de Louise Labé, doit être rejetée et la naissance de Louise située entre deux dates extrêmes 1515 et 1524.

Même incertitude sur le lieu de cette naissance. Les uns veulent que Louise ait vu le jour à Lyon, rue de l’Arbre sec où habitait son père Pierre Labé ; les autres la déclarent originaire de Parcieu en Dombes dans la campagne de sa mère, dont elle deviendra propriétaire et où elle sera enterrée.

Son père Pierre Charlin ou de Charlieu, dit Labbé ou Labé,[7] était cordier. Ce commerce semble fort honorable au XVIe siècle. Plusieurs familles des plus distinguées exerçaient ce genre de négoce. Pierre Labé avait une situation aisée, à en juger par plusieurs maisons lui appartenant en ville, ainsi que des terres aux environs, et suffisamment d’argent liquide pour cautionner des gens d’ailleurs insolvables. Il fut plusieurs fois marié, d’abord à la veuve Jacques Humbert prénommée Guillemie ou Guillemette, puis à une certaine Étiennette Roybet. Ces deux unions ne semblent pas l’avoir découragé puisqu’il convole en troisièmes noces avec Antoinette Taillard. Il meurt en 1552.

Louise Labé, croit-on, naquit de la seconde femme, Étiennette Roybet. Douée des plus précieuses qualités de l’esprit elle se consacra de bonne heure à l’étude des arts et belles lettres. Son père lui donna une éducation soignée et des maîtres excellents. Dans sa troisième élégie qui est presque une autobiographie, elle nous donne un tableau fidèle des occupations de sa jeunesse :

Lors qu’exerçoi mon corps et mon esprit
En mile et mile euvres ingénieuses.

La broderie qu’elle nomme l’art de peindre avec l’esguille l’occupe ainsi que la musique

Louise ha voix que la musique avoue
Louise ha main qui tant bien au luth joue.

Guillaume Paradin, dans ses Mémoires sur l’histoire de Lyon, déclare que Louise « estoit instituée en langue latine dessus et outre la capacité de son sexe. » Elle écrivait aussi en italien et en espagnol. Dans le même temps se placent ses premières expériences d’amour.

Je n’avois vu encore seize hivers
Lors que j’entray en ces ennuis divers :
Et ià voici le treizième esté
Que mon cœur fut par amour arresté.

Elle repoussa un vieux poète italien qui s’en fut mourir en Espagne et elle aima un certain homme de guerre qui, semble-t-il, l’a dédaignée. C’est alors qu’elle entreprend de chanter sa peine en vers tendres et passionnés où l’accent de la plus forte douleur lui dicte les plus belles strophes que l’amour ait jamais inspirées à notre Sapho lyonnaise. S’adressant à l’infidèle et, s’examinant devant Dieu, elle dit :

J’ay de tout tems vescu en son service
Sans me sentir coulpable d’autre vice
Que de t’avoir bien souvent en son lieu
D’amour forcé, adoré comme Dieu.

Et plus loin elle semble vouloir sacrifier son amour au bonheur de son amant. Cet élan enflammé lui dicte les beaux vers suivants :

Goûte le bien que tant d’hommes désirent :
Demeure au but où tant d’autres aspirent :
Je ne dy pas qu’elle ne soit plus belle ;
Mais que jamais femme ne t’aymera.
Ne plus que moy d’honneur te portera.

Ici se place l’aventure de Perpignan qui a tant occupé les commentateurs. La plupart ont cru que Louise Labé avait suivi à cheval l’armée commandée par le Dauphin en 1542 et avait assisté au siège de Perpignan, capitale du Roussillon. La légende est jolie et plus jolie encore le nom de Capitaine Loys que les gentilshommes, émerveillés de la bravoure de notre héroïne, lui décernèrent.

La vérité est tout autre. Il est de fait que Louise savait piquer un cheval et jouer de l’épée à ravir.

Elle même a écrit à ce sujet des vers révélateurs.

Mais quoi ? amour ne put longuement voir
Mon cœur n’aimans que Mars et le savoir.

Or ces qualités guerrières ne se montrèrent pas dans une expédition réelle contre les Espagnols, mais dans un tournoi auquel elle prit part sur la place Bellecour à Lyon, lors du passage du Dauphin dans notre ville, se rendant à Perpignan. Montluc déclare qu’il ne vit jamais armée plus brillante, plus luxueusement équipée. La jeunesse lyonnaise, partagée en deux camps, espagnols et français, simula la prise de la capitale du Roussillon. Louise Labé joua son rôle, aux côtés de son frère François Labé, ainsi qu’avaient accoutumé les dames, en ce temps où l’usage du cheval était commun aux deux sexes par suite du peu d’emploi des voitures.

Quoiqu’il en soit l’amour devient sa grande affaire. Très entourée, très désirée la Belle Cordière est célèbre pour sa beauté et son esprit. L’un trouve dans son nom l’anagramme de Belle à soy, un autre fait la description de ses charmes, un troisième l’appelle la dixième Muse. Ainsi se forme autour d’elle un cercle d’admirateurs et de beaux esprits qui la visitent, lui dédient des vers, goûtent ses « exquises confitures ». Sa maison est le rendez-vous de la haute société. « Elle y recevait gracieusement, écrit du Verdier, seigneurs, gentilshommes et autres personnes de mérite, avec entretien de devis et discours ; musique tant à la voix qu’aux instruments ou elle estoit fort duicte, lecture de bons livres Latins et vulgaires, Italiens et Espagnols, dont son cabinet estoit copieusement garni. »

Entre temps c’était son mariage, dont on ne saurait donner la date exacte. Une chose seule demeure certaine c’est que Louise était mariée en 1551, sans qu’on puisse dire depuis quand. Son époux, Ennemond Perrin, était marchand cordier à Lyon et beaucoup plus âgé que sa femme, car dans un acte daté de 1531, Ennemond Perrin agit comme majeur. De plus, le testament de Louise de 1565 nous apprend qu’il a cessé de vivre, puisque la Belle Cordière y est qualifiée de Veuve de sire Ennemond Perrin, en son vivant bourgeois citoyen de Lyon.

Dans des vers à la louange de Louise Labé on fait la description de son jardin en ces termes :

Un peu plus haut que la plaine,
Ou le Rone impetueus
Embrasse la Sone humeine
De ses grands bras tortueus,
De la mignonne pucelle
Le plaisant jardin estoit.

Ce jardin faisait l’angle de la rue Confort et d’une ruelle tendant à Bellecour[8]. Le mari Ennemond Perrin possédait sur cet emplacement un jardin et une maison. C’est là que vécut notre héroïne jusqu’au temps où elle se retira à Parcieu, dans sa maison de campagne.

Ici doit prendre place la grave question des mœurs de Louise Labé. Devons-nous croire toutes les accusations d’impudicité dont on l’a accablée, ou essayer, comme s’est efforcé de le faire M. Cochard,[9] de laver son honneur et de la présenter, dans un siècle assez dissolu, comme un modèle de chasteté ? Disons tout de suite que ce problème, d’ailleurs secondaire, ne sera jamais résolu.

Dans ses Documents historiques sur la Vie et les Mœurs de Louis Labé M. P. M. Gonon s’est plu à réunir tous les textes témoignant pour ou contre la vertu de Louise. Ces documents sont amusants à feuilleter à cause de leur parfaite contradiction. Les uns la défendent de toute faute, les autres l’accusent des pires actes d’immoralité. Il est absolument impossible de peser à leur juste poids ces documents, et de discerner le vrai du faux. Autant il serait imbécile de refuser tout amant à Louise, comme le veut ce bon Cochard, autant il est peu naturel, par amour du scandale, de transformer cette charmante femme en gouge et en louve ivre. Quoi qu’il en soit, on ne peut citer des noms. Maurice Scève, bossu ou boiteux, et d’ailleurs l’amant de Pernette du Guillet doit être écarté. L’ode de Baif,

Ô ma belle rebelle
Las, que tu m’es cruelle…

n’est pas une preuve suffisante. Seul Olivier de Magny semble avoir eu des chances et avoir joui des faveurs de ce beau corps. Son rôle en cette affaire ne fut pas brillant. Il écrivit en 1559 des vers intitulés À sire Aymon où il ridiculise fort malhonnêtement Ennemond Perrin. Était-ce dépit d’amoureux éconduit, basse vengeance ou nécessité de l’amant qui décoche une flèche au mari avant de quitter le lit de l’épouse ? On ne sait qu’une chose : c’est que cette ode fut une mauvaise action.

Pour bien juger les mœurs de la Belle Cordière, on oublie peut-être trop de se reporter aux conceptions morales de l’époque où elle vivait. L’idéal de vertu de ce temps était bien différent du nôtre. La virtu italienne est surtout un appel à la puissance, à l’individualisme affranchi de préjugés, à la joie païenne, au libre développement des instincts.

La beauté et l’amour passent alors avant toute autre considération morale, si bien qu’on en vient à glorifier les courtisanes et que, le style lyrique aidant, on vante leur chasteté et leur honnêteté au point que de simples lecteurs peuvent se faire illusion sur la qualité sociale des héroïnes aussi célébrées. Nombre de courtisanes vivaient alors à Lyon où l’argent, rapidement gagné, était plus vite dépensé. Beaucoup d’entre elles étaient fort adroites en l’art de faire des vers et de jouer du luth. Leur instruction était assez étendue et leur conversation digne des plus fins lettrés. Lorsqu’on parle d’elles on dit toujours « la très chaste, très honorable, très vertueuse dame » ce qui déroute un peu. Louise Labé fut-elle du nombre des cortigiana onesta ? On n’a aucune chance d’éclaircir la question. Le mieux est encore de puiser dans les documents du temps, comme le dit si bien M. Baur, « sans cette galanterie posthume et cette pruderie sentimentale qui ont si souvent faussé les jugements sur cette femme célèbre ».

On peut semble-t-il alléguer en sa faveur les mœurs du temps qui permettent tout écart d’imagination et qui acceptent les plus grandes hardiesses de langage. Les admirateurs de Louise ont pu chanter en latin certains détails de sa beauté, comme dans la fameuse pièce imprimée à la suite de ses œuvres, De Aloysæ Labææ osculis, sans que personne y ait trouvé à redire. Il y a loin, à cette époque, de la parole aux actes.

Il faut aussi noter à sa décharge le rang distingué occupé par la Belle Cordière ; l’affection pour son mari qui lui permit d’éditer ses poésies, ce à quoi il n’aurait peut-être pas consenti si ses vers s’étaient adressés à d’autres qu’à des amants imaginaires, comme cela se pratiquait souvent ; son testament du 28 avril 1565 qui respire la plus angélique piété et où nous relevons des dons importants aux œuvres de charité et des legs pour célébrer des messes à son intention ; enfin son amitié pour Clémence de Bourges, jeune fille de haute noblesse, à qui elle dédie son livre. Peut-être n’aurait-elle pas osé se mettre ainsi sous le patronnage de la vertu si elle avait été connue de tous pour une femme de mauvaise vie. Il est vrai qu’on a reproché à Clémence de Bourges d’avoir été la maîtresse d’un homme que Louise Labé aurait ensuite détourné d’elle à son profit. Mais ceci est une légende. La jeune fiancée de Jean du Peyrat ne lui survécut pas, mourut jeune et entourée du plus haut respect. Ses funérailles furent magnifiques et son corps porté à découvert en grande pompe, le front couronné de fleurs blanches. Quant aux jugements des contemporains, certains sont évidemment suspects et parmi eux celui de Calvin, ce protestant hypocrite habitué aux calomnies et fertile en injures.

Par contre, presque toutes ces raisons alléguées en faveur de l’honnêteté de la Belle Cordière n’ont rien de probant et pourraient aussi bien être retournées contre elle. C’est ainsi, comme nous l’avons déjà fait pressentir, que le langage des contemporains n’est pas un gage sûr, les épithètes de très chaste, très honnête étant employées à tout propos et s’adressant aussi bien aux courtisanes qu’aux dames respectables. De plus, bon nombre de femmes légères étaient fort pieuses et s’appliquaient à soulager les pauvres et à soutenir des ordres religieux. Enfin des esprits chagrins trouveraient encore à suspecter l’amitié de Louise pour Clémence de Bourges. À l’époque où la Belle Cordière publia ses œuvres de fâcheux bruits commençaient à courir sur ses mœurs, peut-être voulut-elle y couper court en se mettant sous un haut patronnage, ce qui de sa part était fort habile. — Telles sont résumées, assez objectivement croyons-nous, les raisons pour et contre la vertu de cette Ninon du XVIe siècle.

Nous ne savons rien des derniers instants de Louise Labé. Elle vivait depuis plusieurs années dans la retraite de sa propriété de Parcieu, ne venant que peu à Lyon. C’est pourtant à Lyon que « malade et au lit » dans la maison d’habitation de Thomas Fortini, elle dicta son testament. Fortini appartenait à la colonie florentine si importante à Lyon au XVIe siècle, et nombre de ces riches banquiers, « ces messieurs de la nation florentine », avaient se rencontrer dans les salons de la Belle Cordière. Fortini était presque du même âge que Louise, étant né le 22 septembre 1513, et semble avoir été son conseiller. Il fut nommé exécuteur testamentaire. Louise lui confie l’administration de ses biens pendant vingt ans, sans aucune reddition de compte. N’ayant pas d’enfants elle élit pour ses héritiers universels Jacques et Pierre Charlin, dits Labé, ses neveux, et leur substitue, s’ils viennent à mourir sans enfants, les pauvres de l’Aumône générale de Lyon, avec défense d’aliéner ses propriétés. Heureuse disposition, car Jacques et Pierre Charlin ne survécurent pas longtemps à leur tante, puisque les pauvres des hospices de Lyon étaient déjà le 4 décembre 1569 en possession des biens qui leur avaient été substitués.

Pernetti place la mort de Louise Labé au mois de mars 1566. M. Brouchoud croit qu’on peut la reculer jusqu’au 25 avril ; enfin sur les registres de Delaforest M. Boy a lu : « Le vendredi 30 août 1566, Claude de Bourg, tailleur de pierres de Bourg en Bresse, demeurant à Lyon, confesse avoir reçu du sieur Thomas Fourtin, présent, la somme de douze livres deux sols t., pour avoir taillé une pierre de tombeau et sur icelle fait les escripteaux et armes de la feu dame Loyse Charly pour icelle eriger sur son vase à Parcyeu. » Cette pierre ne nous a pas été conservée.

IV

L’œuvre de Louise Labé est légère. Elle se compose d’une épitre dédicatoire « à Mademoiselle Clémence de Bourges lionnoize », d’un charmant essai dialogué, en prose, intitulé Débat de Folie et d’Amour, de trois élégies et de vingt-quatre sonnets. Ainsi que cela se pratiquait alors sans vergogne, la Belle Cordière a fait suivre son œuvre des pièces de vers qu’elle avait reçues en hommage, sous ce titre : Escriz de divers poètes à la louenge de Louize Labé lionnoize.

Nous donnons ici son œuvre poétique entière telle qu’elle parut chez Jean de Tournes en 1555. Quant au Débat entre Folie et Amour sa longueur nous oblige à le supprimer de cette édition choisie. Et c’est grand dommage, car rien n’est plus gracieux que cette fable, « la plus jolie parmi les modernes », au dire de Voltaire, narrée avec entrain et maitrise par la Belle Cordière. Il s’agit de l’éternelle dispute entre la Folie et l’Amour pour connaître qui des deux doit céder le pas à l’autre, dialogue « traité en prose à une époque où tout n’était que ramage d’oiseaux et d’oisillons éveillés par Ronsard et Du Belay », dit un peu sévèrement M. Boy. Mais ce morceau domine tellement son siècle qu’on ne saurait trop l’apprécier. Le style est ferme, très clair, bien différent de celui des contemporains pétrarquisants, et pour dire le mot, un des chefs d’œuvre de la langue française. Cette œuvre seule prouverait à quel point Louise Labé diffère de Maurice Scève, dont quelques-uns ont voulu qu’elle ait subi l’influence. Rien de plus faux. À cette époque de formation de la langue on reste étonné de l’aisance du style et de la perfection de la forme. La prose de Rabelais peut seule rivaliser avec celle du Débat.

Quant à ses sonnets on a dit justement qu’ils représentaient en miniature un épisode du poème inépuisable de l’amour. Encore qu’il soit puéril de vouloir chercher dans ces vingt-quatre sonnets les débuts, le nœud et le dénouement d’une crise sentimentale, la pensée se poursuit avec méthode et ordre, et ces poèmes ne semblent plus des morceaux détachés, sans suite entre eux, mais « les assises méthodiquement élevées d’un petit temple réservé au culte d’une divinité. »

Celle-ci se nomme Amour. Louise Labé c’est tout l’amour et toute la poésie fervente. Les documents sur cette charmante femme, on l’a vu, manquent ou sont contradictoires. Nous avons précédemment réuni et cité ceux qui donnent le son le plus authentique. Mais qu’avons-nous besoin de confidences ou d’indiscrétions. Le plus précieux d’elle-même, ses trois élégies et ses vingt-quatre sonnets nous restent. Ils demeureront à jamais, car l’humanité est avide d’amour et, s’il nous suffit de dire d’un homme ou d’une femme « ils ont aimé », que dirons-nous d’un poète qui a su enguirlander ses transports de strophes fleuries, tout embaumées d’idéal, et cadencer ses vers au rythme de son cœur ![10]

T. DE VISAN.


  1. Ferdinand Brunetiére : La Pléiade française, L’École lyonnaise, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1900.
  2. Albert Baur : Maurice Scève et la Renaissance lyonnaise. Champion, Paris 1906.
  3. Albert Baur : opus cit p. 6.
  4. Le Cortegiano eut deux éditions lyonnaises en 1537 et 1538.
  5. Hécamtomphile, Lyon, Juste, 1534.
  6. Œuvres de Louise Labe publiées par Charles Boy, 2 volumes, Paris, Lemerre 1887.
  7. Nous retrouvons ce nom écrit L’Abé, L’Abbé ou Labé.
  8. Notice sur la rue Belle-Cordière à Lyon, contenant quelques renseignements biographiques sur Louise Labe et Charles Bordes. Lyon J.-M. Barret, 1828.
  9. C. f. la notice sur Louise Labé que M. Cochard à mise à l’édition de ses œuvres parues chez Durant et Perrin, Lyon 1824.
  10. Qu’il me soit permis de remercier ici M. Cantinelli, le distingué bibliothécaire de la ville de Lyon, et M. Desvernay, qui ont bien voulu m’aider de leurs conseils et de leur érudition.