Élégies (Marceline Desbordes-Valmore, 1860)/Les deux Mères

ÉlégiesCharpentier (p. 71-73).


LES DEUX MÈRES


N’approchez pas d’une mère affligée,
Enfant, je ne sourirai plus.
Vos jeux naïfs, vos soins, sont superflus,
Et ma douleur n’en sera pas changée.
Laissez-moi seule à l’ennui de mon sort ;
Quand la vie à vos yeux s’ouvre avec tous ses charmes,
Enfant, plaindriez-vous mes larmes ?
Vous ne comprenez pas la mort.
La mort ! ce mot, qui glace l’espérance,
Ne touche pas votre heureuse ignorance ;
Ici le malheureux cherche un autre avenir :
Hélas ! ne chantez pas lorsque j’y viens mourir.
De ces noirs arbrisseaux l’immobile feuillage,
Des pieuses douleurs les simples monuments,
D’un champ vaste, morne et sauvage
Sont les seuls ornements.
L’écho de cette enceinte est une plainte amère :

Qu’y venez-vous chercher ? Courez vers votre mère ;
Portez-lui votre amour, vos baisers et vos fleurs ;
Ces trésors sont pour elle, et pour moi sont les pleurs.
Allez ! sur l’autre rive elle s’est arrêtée ;
Abandonnez vos fleurs au courant du ruisseau :
Doucement entraîné par l’eau,
Qu’un bouquet vous annonce à son âme enchantée.
Vous la verrez sourire en attirant des yeux
Ce don simple apporté par le flot du rivage ;
Et, cherchant à fixer votre mobile image,
Tressaillir à vos cris joyeux !

Je l’aurais vue, au temps où j’excitais l’envie,
Même en vous caressant, rêver à mon bonheur.
Cette suave joie, où se baignait mon cœur,
N’est plus qu’un poison lent distillé sur ma vie.
Mon triomphe est passé, le sien croît avec vous :
C’est à moi de rêver à son bonheur suprême ;
Elle est mère, et je pleure. Ô sentiment jaloux !
On peut donc vous connaître au sein de la mort même !
Mais pour un cœur flétri les pleurs sont un bienfait :
Le mien a respiré du poids qui l’étouffait ;
Celui de votre mère en tremblant vous appelle,
Courez vous jeter dans son sein.
Ce jour est sans nuage, oh ! passez-le près d’elle !
Un beau jour a souvent un affreux lendemain.
Ne foulez plus cette herbe où se cache une tombe ;
D’un ange vous troublez le tranquille sommeil.
Dieu ne m’a promis son réveil
Qu’en arrachant mon âme à mon corps qui succombe.
Dans cet enclos désert, dans ce triste jardin,
Tout semble m’annoncer ce repos que j’implore ;

Et, sous un froid cyprès, mon sang, qui brûle encore,
Sera calme demain.

Ô douce plante ensevelie !
Sur un sol immortel, tes rameaux gracieux
Couvriront ma mélancolie
D’un ombrage délicieux,
Ta tige, élevée et superbe,
Ne craindra plus le ver rongeur,
Qui veut la dévorer sous l’herbe,
Comme il a dévoré ta fleur :
Cette fleur, au temps échappée,
D’un rayon pur enveloppée,
Reprendra toute sa beauté ;
Son doux éclat fera ma gloire,
Et le tourment de ma mémoire
En sera la félicité !

Mais l’autre jeune voix trouble encor ma prière,
Et m’arrache au bonheur que je viens d’entrevoir :
Tout à coup ramenée aux songes de la terre,
J’ai tressailli, j’ai cru le voir !
Oui, j’ai cru te revoir, idole de mon âme,
Lorsqu’avec tant d’amour tu t’élançais vers moi :
D’un flambeau consumé rallume-t-on la flamme ?
Non, sa clarté trop vive est éteinte avec toi !

Et vous qui m’attristez, vous n’avez en partage
Sa beauté, ni la grâce où brillait sa candeur.
Enfant ; mais vous avez son âge :
C’en est assez pour déchirer mon cœur !