Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Élégie italienne. Ô belle (son nom)

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 305-307).


LXXXVI[1]

ÉLÉGIE ITALIENNE


Ô belle (son nom, pas le véritable)… tu crains… tu penses, dis-tu, qu’un poète est méchant… caustique… détrompe-toi de cette erreur. Non, le jeune poète est doux, innocent… l’enfant des neuf sœurs (peinture romantique)[2] tout entier aux muses et aux belles, il ne songe point à nuire, ni même à se défendre de ceux qui veulent lui nuire.


Il n’aime que l’amour : l’amour et les beaux-arts.


En lisant les poètes antiques, il voit, il poursuit, il tient ces belles héroïnes qui exercèrent


D’Apelle et de Zeuxis les suaves pinceaux.
Raphaël et David, sur leurs toiles savantes.
Offrent à ses désirs vingt maîtresses vivantes.


Quand il voit passer des belles, il les poursuit des yeux, il veut celle-ci, celle-là, il les veut toutes. En vain leurs vêtements… sous la gaze et la soie, il devine les charmes.


D’un flanc voluptueux l’agilité mobile.

Porté sur son imagination aux ailes de feu, il s’élance, il pénètre jusqu’aux plus secrets appas. Souvent sur les ailes de sa pensée, il vole, il s’égare… il va dans l’Orient, il perce les murs des harems… il y règne… il appelle une beauté que le Phase a fait naître la plus belle des mortelles.


Elle avance, elle hésite, elle traîne ses pas,
Grande, blanche. Sa tête, aux attraits délicats.
Est penchée. Elle rit ; mais à demi troublée,
D’un léger vêtement couverte et non voilée.
Le Gange a filé l’or qui de ses noirs cheveux
Dans un réseau de soie emprisonne les nœuds.
Golconde, à pleines mains, sur sa riche ceinture
À jeté le rubis et l’émeraude pure ;
Cercle étroit et facile où ses flancs sont pressés,
Dans leur souplesse molle avec grâce élancés.
Le diamant en feu, lumineuse merveille,
Presse son doigt de rose et pend à son oreille.
Son beau sein, éclatant de jeunesse et d’amour.
Et s’élève et repousse un précieux contour
De perles dont Ceylan voit son onde si vaine,
Et de perles encor serpente une autre chaîne
Sur ses bras nus, divins, dont les yeux sont charmés.
Qu’avec un soin d’amour la nature a formés.
Assise auprès de lui, ses yeux pleins de son âme
Nagent dans les langueurs d’une amoureuse flamme.
Et sa voix sur un luth, voluptueux accents,
Lui soupire en chanson la langue des Persans.


Voilà comme l’enfant des neuf sœurs, affamé d’amour, se livre à ses rêveries innocentes et va se chercher des amantes lointaines… et s’il rencontre une belle (le nom du commencement) qui surpasse les beautés que son imagination lui a formées, et que cette belle veuille de lui, il l’aime, il l’aime, il ne voit plus qu’elle


Et l’amour n’a point mis aux genoux d’une belle
D’esclave plus soumis, ni d’amant plus fidèle.

  1. Édition G. de Chénier.
  2. C’est la deuxième fois que l’auteur emploie ce mot.