Éducation et Hérédité/Appendice02

Germer Baillière et Cie (p. 237-300).


DEUXIÈME APPENDICE





STOÏCISME ET CHRISTIANISME


ÉPICTÈTE, MARC-AURÈLE ET PASCAL

CHAPITRE PREMIER


LE STOÏCISME D’ÉPICTÈTE[1]


DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME
THÉORIE DE LA LIBERTÉ

I


La liberté, se gouvernant elle-même et se donnant à elle-même sa loi, ἐλευθερία, αὐτεξούσιόν τι ϰαὶ αὐτόνομον[2], telle est l’idée qui, après avoir été souvent négligée ou méconnue par la philosophie ancienne, devient dominante dans la doctrine d’Épictète.

Être libre, c’est le bien suprême[3] ; que l’homme étudie donc avant tout l’essence de la liberté, et, pour la connaître qu’il « se connaisse lui-même, » suivant l’ancien précepte non moins cher aux stoïciens qu’aux socratiques[4]. Tout d’abord, lui qui par sa nature aspire à être libre, il s’apercevra qu’il est esclave : esclave de son corps, des biens qu’il recherche, des dignités qu’il ambitionne, des hommes qu’il flatte ; esclave, « alors même que douze faisceaux marcheraient devant lui[5]. » Cet esclavage moral constitue à la fois le vice et le malheur : car, « comme la liberté n’est qu’un nom de la vertu, l’esclavage n’est qu’un nom du vice[6]. »

Celui qui se sera reconnu ainsi « mauvais et esclave » aura fait le premier pas vers la vertu et la liberté[7]. Le stoïcien n’a plus qu’à lui dire « Cherche et tu trouveras : « ζήτει, ϰαὶ εὑρήσεις[8]. » Mais l’homme ne doit pas chercher la liberté dans les choses du dehors, dans son corps, dans ses biens : car tout cela est esclave. — « N’as-tu donc rien dont tu sois le maître (οὐδὲν αὐτεξούσιον) ? — Je ne sais pas. — Peut-on te forcer à approuver ce qui est faux ? — Non. — Quelqu’un peut-il te forcer à vouloir ce que tu ne veux pas ? — On le peut, car, en menaçant de la mort ou de la prison, on me force à vouloir. — Mais si tu méprisais la mort ou la prison, t’inquiéterais-tu encore de ses menaces ? — Non. — Mépriser la mort est-il en ton pouvoir ? — Oui. — Ta volonté est affranchie[9]. » Ainsi il existe en nous, et en nous seuls, quelque chose d’indépendant : notre puissance de juger et de vouloir. La liberté de l’âme est placée hors de toute atteinte extérieure, ἡ προαίρεσις ἀνανάγϰατος[10] ; elle échappe au pouvoir des choses et des hommes ; car « qui pourrait triompher d’une de nos volontés, sinon notre volonté même ? » Bien plus, elle échappe au pouvoir des dieux : Jupiter, qui nous a donné la liberté, ne saurait nous l’ôter ; ce don divin ne peut, comme les dons matériels, se reprendre. C’est donc là que l’homme trouve son point d’appui, c’est de là qu’il doit se relever. « Si c’était une tromperie, s’écrie Épictète, de croire, sur la foi de ses maîtres, qu’en dehors de notre franc arbitre rien ne nous intéresse, je voudrais encore, moi, de cette illusion[11] ». Le seul obstacle pour l’homme, son seul ennemi, c’est lui-même : lui-même, il se dresse, sans le savoir, les embûches où il tombe[12]. C’est que chez l’homme, outre la faculté de juger et de vouloir, se trouve l’imagination : quoique les choses en elles-mêmes ne puissent rien sur nous, cependant, par l’intermédiaire des images ou représentations (φαντασίαι) qu’elles nous envoient, elles n’ont que trop de puissance. Ces représentations entraînent, ravissent avec elles notre volonté (συναρπάζουσι). Là est le mal, là est l’esclavage. Heureusement ce mal et cet esclavage sont tout intérieurs ; ils portent leur remède avec eux-mêmes. Ce qui fait la puissance des représentations sensibles, c’est la valeur que nous leur accordons, le consentement que nous leur donnons (συγϰατάθεις) ; rejetons-les, et elles ne pourront plus rien sur nous. À chaque imagination, à chaque apparence qui se présente, disons donc : « Tu es apparence, nullement l’objet que tu parais être[13] ; aussitôt elle deviendra impuissante à émouvoir et à nous entraver. « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont point les choses, mais leurs jugements sur les choses[14]. »

Ici apparaît un des côtés les plus originaux de la doctrine stoïcienne : les objets extérieurs sont par eux-mêmes complètement indifférents ; dans notre volonté réside essentiellement le bien, dans notre volonté, le mal[15]. Notre volonté seule pourra donc, par son consentement ou son refus, donner aux choses leur prix, rendre les unes dignes d’être préférées, les autres d’être évitées. Nous recevons passivement des objets extérieurs nos représentations et nos idées ; mais, d’autre part, les objets reçoivent de nous leur qualité. Le plaisir sensible, par exemple, si on le prend à part, est indifférent ; indifférente aussi la douleur ; mais, que je fasse du plaisir un usage conforme à ma liberté et à la raison, le plaisir devient un bien. De même, que je fasse un bon usage de la douleur, la douleur devient un bien. Ainsi la volonté « tire le bien de tout. » Le fait des choses est de nous fournir nos représentations ; notre tâche, à nous, est d’ « user de ces représentations[16]. » Les images du dehors sont la matière indifférente sur laquelle nous imprimons la marque de notre volonté bonne ou mauvaise, comme les souverains impriment leur effigie sur la monnaie, et c’est cette marque qui fait la valeur des choses[17].

La volonté porte donc en elle tout bien et tout mal : « Regarde au dedans de toi, dira Marc-Aurèle ; c’est au dedans de toi qu’est la source intarissable du bien, une source intarissable pourvu que tu « fouilles toujours ». Marc-Aurèle comparera encore la volonté humaine à une flamme qui peut seule rendre flamme et lumière tous les objets tombés dans son foyer. Comme les objets extérieurs sont indifférents, les actions extérieures ne sont elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises si on les sépare de la volonté raisonnable qui les produit. « Quelqu’un se baigne de bonne heure : ne dis pas qu’il fait mal, mais qu’il se baigne de bonne heure : car, avant de connaître le jugement d’après lequel il agit, que sais-tu s’il fait mal[18] ? » « Serait-ce donc que tout est bien ? Non, mais ce qui est bien, c’est ce que l’on fait en pensant bien ; ce qui est mal, ce que l’on fait en pensant mal[19]. » — Ainsi, dans cette doctrine la raison et la volonté se distinguent et se dégagent des choses sur lesquelles elles agissent ; nos actions ne doivent pas être jugées d’après leurs conséquences agréables ou pénibles, mais d’après l’intention qui les a inspirées ; l’homme ne peut trouver sa condamnation ou sa justification dans les choses, mais seulement dans sa conscience.


Le mal sensible, qui n’a point d’existence au dehors de nous, se ramène en nous à deux formes de notre activité : le désir et l’aversion (ὄρεξις, ἔϰϰλισις. Ce qui nous rend, par exemple, la mort et la douleur pénibles, c’est, d’une part, que nous les prenons en aversion, d’autre part que nous désirons leurs contraires. Craignant la mort et la douleur, nous en venons aussitôt à craindre les hommes qui disposent de la douleur et de la mort : nous voilà esclaves, ce nous attendons notre maître » : il arrivera tôt ou tard ; car, dit Épictète, nous avons jeté entre les choses extérieures et nous le « pont » par où il doit passer. — Au contraire, si nous ne désirons et ne prenons en aversion que ce qu’il dépend de nous d’obtenir ou de fuir, nous aurons par là même placé notre liberté au-dessus des maux sensibles et hors d’atteinte. Supprimer en soi tout désir et toute aversion pour les choses extérieures, « c’est donc là le point principal, le point qui presse le plus. » Celui qui veut devenir sage doit tout d’abord arrêter ces mouvements confus de désir ou de crainte qui l’agitaient ; il doit, pour ainsi dire, revenir au repos. Mais se contentera-t-il de ce repos intérieur, de cette apathie ; (ἀπάθεια) qu’il a réalisée en lui ? L’épicurien, quand il n’a plus ni désirs ni craintes, croyant posséder dès lors le suprême bien, se retire en lui-même, et, à jamais immobile, jouit de lui-même ; le stoïcien, au contraire, ne considère cette apathie que comme le premier degré du progrès (προϰοπή). S’il a supprimé en lui-même la sensibilité, c’est pour laisser toute place libre à sa volonté. « Car, dit Épictète, il ne faut pas rester insensible comme une statue, mais il faut remplir nos obligations naturelles et adventices, soit au nom de la piété, soit comme fils, comme frère, comme père, comme citoyen[20]. » C’est donc le sentiment du devoir à accomplir, du « convenable » (ϰαθῇϰον) à réaliser, qui seul appelle le stoïcien du repos à l’action. Ni désir ni aversion ne le poussent ; il les a préablement « enlevés de lui-même » et ne peut plus être entraîné par un mouvement venu du dehors : c’est lui-même qui s’imprime son mouvement, et la volonté remplace en lui le désir[21].

Tout spontané qu’est notre élan, il peut rencontrer au dehors des obstacles ; par quelle adresse le stoïcien tournera-t-il ces obstacles au profit de la liberté même ? — Ici se place la curieuse théorie de « l’exception, ὑπεξαίρεσις. » Lorsque nous nous portons vers quelque objet extérieur, disent Épictète et Sénèque, lorsque nous nous attendons à quelque événement, il faut d’avance retrancher, « excepter » de notre attente tout ce qui, dans l’événement attendu, pourra ne pas s’y trouver conforme. Je veux, par exemple, faire un voyage sur mer ; mais je prévois les empêchements qui pourront se présenter, et j’y consens. Je veux être prêteur, mais je le veux sous réserves, si rien ne m’en empêche[22]. Par là, je m’efforce de faire entrer dans ma volonté même l’obstacle qui l’eût arrêtée ; je prévois l’imprévu, et je l’accepte. « Ainsi, dira Marc-Aurèle, ma pensée change, transforme en ce que j’avais dessein de faire cela même qui entrave mon action[23]. » Se porter avec trop de véhémence vers les choses, vouloir avec excès ou repousser avec trop de répugnance tel ou tel événement, autant de fautes qui, selon les stoïciens, proviennent d’une même erreur : nous avons une fausse idée de notre puissance ; nous espérons pouvoir changer, bouleverser la nature, la conformer à nos vouloirs[24]. C’est impossible. Nous pouvons tout en nous, rien au dehors. L’homme possède ce qu’il y a de meilleur dans la nature entière, la faculté d’user bien ou mal des représentations (ἡ χρηστιϰὴ δύναμις ταῖς φαντασίας)[25] ; mais le pouvoir de façonner les choses mêmes et de détourner les événements ne nous appartient pas. En nous attribuant ce pouvoir et en croyant par là nous élever, nous nous rabaissons réellement nous-mêmes. Restons libres au dedans de nous, et laissons la nécessité gouverner le monde. Ou plutôt, faisons mieux encore : consentons librement à ce qui est nécessaire, et par là changeons pour nous en liberté cette nécessité même des choses.




II

Les préceptes du stoïcisme que nous avons exposés jusqu’ici peuvent se ramener à un seul : ne rien faire qu’avec la volonté la plus indépendante et la conscience la plus claire de ses actions ; mais les actions ont leurs sources dans les pensées ; il faudra donc, en toutes ses pensées non moins qu’en tous ses actes, conserver et agrandir sa liberté. Pour ce qui concerne la discipline intellectuelle, on peut résumer ainsi la morale stoïcienne : ne rien penser sans s’en rendre compte, sans suivre sa propre pensée dans toutes ses conséquences, sans accepter volontairement tout ce qu’elle contient et tout ce qui en pourra sortir. Nous avons vu que les idées sensibles ou représentations (φαντασίαι) nous viennent du dehors et sont fatales ; mais c’est nous-mêmes qui faisons par notre consentement volontaire l’enchaînement et la liaison des idées (συγϰατάθεσις), et cet enchaînement constitue proprement la pensée. Penser au hasard, donner au hasard son « assentiment » à telles ou telles idées, n’est-ce pas perdre sa liberté et sa dignité pour devenir le jouet des choses ? Accepter une hypothèse en la croyant vraie, puis en voir sortir tout à coup des conséquences inadmissibles, n’est-ce pas rencontrer dans sa propre pensée une entrave imprévue[26] ? L’erreur est pour l’intelligence une ennemie et une maîtresse d’autant plus redoutable qu’elle se glisse en elle sans qu’elle s’en aperçoive. Que tout soit donc raisonné et conscient dans nos pensées comme dans nos actions, afin que notre puissance de penser et d’agir soit plus libre : « Il faut s’appliquer, dit Épictète, à ne jamais se tromper, à ne jamais juger au hasard, en un mot à bien donner son assentiment[27] » « Pourquoi s’occuper de tout cela ? Pour que, là encore, notre conduite ne soit pas contraire au devoir (μὴ παρὰ τὸ ϰαθῆϰον)[28] ? »

Ainsi, selon les stoïciens, la, logique se rattache par le lien le plus étroit à la morale : « se tromper est une faute[29]. » C’est pour éviter toute faute de ce genre, que le stoïcien s’appliquera à l’étude des syllogismes, à la résolution des problèmes captieux, à la dialectique la plus subtile : dès que les passions vaincues lui laissent un instant de repos, il emploiera cet instant, non pas, comme le vulgaire, à s’amuser, à se rendre aux théâtres ou aux jeux, mais à « soigner sa raison, » à l’élever au-dessus de toute erreur, consacrant ainsi à son intelligence le temps que lui laissent ses sens[30]. Le sage idéal, en un mot, ne doit ni rien penser ni rien faire au hasard, « pas même lever le doigt[31] ». Arriver à cet idéal n’est pas facile ; y tendre est toujours possible. Pour cela, il n’est pas besoin d’une aide étrangère : « il faut bander son âme vers ce but » ; « il faut vouloir, et la chose est faite : nous sommes redressés[32] ». « En nous est notre perte ou notre secours[33]. » Nous n’hésiterions pas à secourir quelqu’un qu’on violenterait, et nous tardons à nous secourir nous-mêmes, nous que violentent sans cesse imaginations et opinions fausses ! « Renouvelle-toi toi-même (ἀνανέου σεαυτόν), dit admirablement Marc-Aurèle[34]. D’un homme semblable à une bête féroce la volonté peut faire un héros ou un dieu[35]. Comme Hercule s’en allait à travers le monde redressant les injustices, domptant les monstres, ainsi chaque homme peut, dans son propre cœur, dompter les monstres qui y grondent, les craintes, les désirs, l’envie, plus terrible que l’hydre de Lerne ou le sanglier d’Érymanthe. Qu’il se donne tout entier à cette tâche de délivrance : « Homme, dans un beau désespoir, renonce à tout pour être heureux, pour être libre, pour avoir l’âme grande. Porte haut la tête : tu es délivré de la servitude[36]. »

Non seulement cette délivrance rend la vie heureuse, mais, à vrai dire, elle constitue la vie même, la vie véritable. Il est, d’après Épictète, une mort de l’âme comme il est une mort du corps[37] : celui-là, avait déjà dit Sénèque, vit véritablement, qui se gouverne lui-même, qui se sert de lui-même : vivit, qui se utitur. La liberté se confondant avec la raison, c’est la partie maîtresse de l’homme (τὸ ἡγεμονιϰόν)[38], c’est l’homme même : celui qui s’affranchit fait ce qui est de l’homme ; celui qui perd sa liberté morale perd son titre d’homme pour devenir semblable à la bête. En d’autres termes, l’un obéit à sa nature, l’autre lui est infidèle : suivre sa nature, c’est donc garder sa liberté. Nous touchons ici à un point important du système d’Épictète. — Selon Zénon et les premiers stoïciens, c’est dans la nature que la volonté humaine trouve la règle de ses actions : τέλος τὸ ὁμολογουμένως τᾖ φύσει ζἦν. L’homme doit se borner à faire par réflexion ce qui est conforme à sa nature, comme les animaux le font par instinct, comme l’oiseau dont la nature est de voler, vole. Mais soumettre ainsi la volonté humaine à la nature, c’était lui imposer une loi du dehors, c’était établir, suivant l’expression de Kant, son hétéronomie. À mesure que se développa le système stoïcien, on vit s’élever, au-dessus de cette idée de la nature comme règle du bien et du mal, l’idée supérieure de la liberté se donnant à elle-même sa loi : ἐλευθερία αὐτόνομος. Épictète, enfin, rapproche et confond ces deux idées ; pour lui, liberté et nature s’identifient dans l’homme : la nature de l’homme, c’est d’être libre. « Examine qui tu es. Avant tout un homme, c’est-à-dire un être chez qui rien ne prime le libre arbitre ; au libre arbitre tout le reste est soumis ; mais lui, il n’est esclave de personne, ni soumis à personne[39]. » Par là Épictète, sans se dégager encore entièrement des notions vagues et confuses de bien naturel, de loi imposée par la nécessité des choses à la volonté morale, devance pourtant le christianisme et la philosophie chrétienne. Le vieux précepte : Sequere naturam, par lequel s’ouvrait le livre de Zénon qui fonda le stoïcisme, est relégué à la seconde place dans le système d’Épictète ; les notions d’indépendance, de liberté, d’ « autonomie », prennent désormais le premier rang.




CHAPITRE II


DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS AUTRUI 
THÉORIES STOÏCIENNES DE LA DIGNITÉ ET DE L’AMITIÉ

I


Nous avons vu le stoïcien se détacher et s’affranchir du monde extérieur, se retirer en lui-même, « pur en présence de sa propre pureté, ϰαθαρὸς μετὰ ϰαθαροῦ σαυτοῦ[40]. » Si telle est la conduite du sage à l’égard des nécessités extérieures, que sera-t-elle à l’égard des autres libertés semblables à la sienne ? Un des premiers devoirs du sage, dans ses rapports avec les autres hommes, sera de conserver sa dignité, ἀξίωμα : « Dis-moi, crois-tu que la liberté soit une grande chose, une chose noble et de prix ? — Comment non ? — Se peut-il donc qu’un homme qui possède une chose de cette importance, de cette valeur, de cette noblesse, ait le cœur bas ? — Cela ne se peut. — Lors donc que tu verras quelqu’un s’abaisser devant un autre, et le flatter contre sa conviction, dis hardiment qu’il n’est pas libre[41]. » Le sentiment de la dignité, que possède chaque homme à un degré plus ou moins haut, fournit un moyen pratique de distinguer le bien du mal dans la conduite extérieure : on est fier du bien qu’on fait, on est humilié du mal[42]. Quand ce sentiment de généreuse fierté s’attache à une action, il faut accomplir cette action, fût-ce au prix de la mort ou de l’exil : ainsi fit Helvidius Priscus, à qui Vespasien disait de ne pas aller au Sénat : « Tant que j’en serai, répondit-il, il faut que j’y aille. — Vas-y donc, mais tais-toi. — Ne m’interroge pas, et je me tairai. — Mais il faut que je t’interroge. — Et moi il faut que je te dise ce qui me semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — T’ai-je dit que je fusse immortel ? » Le sentiment de la dignité porte le stoïcien à se tenir tête haute en présence des autres hommes, à ne pas respecter les puissances, à les insulter même s’il le faut[43]. Toutefois un autre sentiment, s’ajoutant au premier, le corrige et le tempère dans nos rapports avec les autres hommes : c’est l’amitié.

Aimer n’appartient qu’au sage (τοῦ φρονίμου ἐστὶ μόνου τὸ φιλεῖν). Car, « quand on se trompe sur quelqu’un, crois-tu qu’on l’aime réellement[44] ? » Or, celui qui ne sait où est le bien se trompera toujours sur les hommes comme il se trompe sur les choses, les appelant tour à tour bons ou mauvais, les aimant et les haïssant tour à tour. Tel un petit chien en caresse un autre, jusqu’à ce qu’un os vienne se mettre entre eux. Combien d’amitiés humaines ressemblent à ces amitiés bestiales, combien de gens ne se prennent que pour se quitter, εὐμεταπτώτως ἑλεῖν ! Ni la communauté d’origine, ni la parenté, ni le temps ne font l’amitié. Ceux-là seuls sont amis qui sont libres et placent le bien suprême dans leur commune liberté[45]. À vrai dire, c’est l’absence de haine et d’envie qui constitue l’essence même de la liberté : l’homme libre pourrait se reconnaître à ce qu’il « n’a pas d’ennemi[46] ». Comme il a supprimé l’opposition et la contradiction intérieure de ses désirs, du même coup se trouve supprimée l’opposition extérieure de ses désirs avec ceux des autres hommes : l’harmonie qui règne en lui s’étend au dehors de lui[47]. Rien ne peut le blesser, ni « mépris, ni injures, ni coups : il est comme la source limpide et douce » qui abreuve ceux mêmes qui l’injurient, et dont les flots ont bientôt fait de dissiper toute souillure[48]. Nulle discorde, nulle querelle ne l’émeut ; bien plus, sa tâche est d’apaiser toute querelle autour de lui, d’accorder les hommes, comme le musicien accorde et fait raisonner ensemble les cordes d’une lyre. Tout en se riant de ceux qui voudraient le troubler et le blesser, il leur pardonne. Ce pardon, d’ailleurs, est plutôt un mouvement de pitié que d’amour. Le sage sait que le vice est esclavage, empêchement, fatalité imposée à l’âme ; que nul homme, selon la parole de Socrate, n’est mauvais volontairement ; que toute faute est une contradiction par laquelle, en voulant le bien, on fait le mal ; qu’enfin, comme l’a dit Platon, « c’est toujours malgré elle qu’une âme est sevrée de la vérité[49]. »





II


Outre l’absence de toute haine et de tout ressentiment, le sage connaîtra- t-il encore l’amour véritable, qui consiste, non plus à se mettre à part et au-dessus des autres, mais à se donner aux autres ?

Il est deux aspects sous lesquels se présente l’amour d’autrui : on peut le concevoir comme une union soit des volontés, soit des intelligences. C’est sous cette seconde forme que les stoïciens, avec les platoniciens, ont conçu l’amour. S’aimer, selon eux, c’est être en conformité d’idées, c’est penser de la même manière (ὁμονοεῖν) : amour rationnel plutôt que volontaire ; en m’attachant ainsi à la raison des autres, à ce qu’ils conçoivent plutôt qu’à ce qu’ils veulent et font, je m’attache précisément à ce qui en eux est impersonnel, à ce qui proprement n’est pas eux. De cette conception d’un amour impersonnel découlent les conséquences pratiques que les chrétiens ont si souvent reprochées aux stoïciens, sans en pénétrer toujours le véritable principe : — Il ne faut point s’inquiéter ni se troubler de ce qui arrive à ceux que nous aimons ; il ne faut point s’affliger s’ils s’éloignent, les pleurer s’ils meurent. En effet, cette raison même que nous aimons à la fois en eux et en nous, nous commande d’être toujours libres, par conséquent d’être heureux, et, quoi qu’il arrive, d’être sans peine et sans trouble. Comment donc la maladie, la mort, que nous ne considérons pas comme des maux lorsqu’elles nous frappent, pourraient-elles devenir pour nous des maux lorsqu’elles frappent autrui ? Ce serait irrationnel. Il ne faut pas que, placés nous-mêmes hors de toute atteinte, nous puissions être atteints et frappés en autrui. Le stoïcien, qui regarde de haut toutes les choses extérieures, ne demande pour les autres comme pour lui que la liberté, bien suprême qu’il suffit de vouloir pour l’obtenir, et d’obtenir pour le garder à jamais. — « Quel cœur dur que ce vieillard ! dites-vous. Il m’a laissé partir sans pleurer, sans me dire : À quels périls tu vas t’exposer, ô mon fils ! Si tu y échappes, j’allumerai mes flambeaux. — Comme ce serait là, en effet, un langage d’un cœur aimant ! Ce serait un si grand bien pour toi d’échapper au péril ! Voilà qui vaudrait tant la peine d’allumer ses flambeaux[50] ! »

On n’a pas assez vu, dans la doctrine stoïque sur l’amour, ce côté par où elle s’efforce de rester rationnelle et logique. En fait, elle paraît irréfutable tant qu’on demeure au point de vue où se sont placés les stoïciens eux-mêmes, tant qu’on n’élève pas au-dessus de la logique des choses la volonté aimante de l’homme. Il est illogique de s’affliger lorsque arrive aux autres ce qui, vous arrivant à vous-mêmes, ne vous affligerait pas ; il y a là quelque chose qui dépasse le pur raisonnement, et que les stoïciens, s’en tenant à la raison abstraite, ne pouvaient comprendre. Le courage stoïque s’accorde d’ailleurs, sur ce point, avec la résignation chrétienne. Pascal distinguera, conformément à l’esprit du stoïcisme, entre l’affection et l’attachement, — l’attachement qui veut retenir ce à quoi il s’est pris une fois. l’affection qui, soit que son objet s’éloigne ou s’approche, reste impassible. — « Comment aimer mes amis ? » demandait-on à Épictète. « — Comme aime une âme élevée, répondit-il, comme aime un homme heureux. Jamais la raison ne nous commande de nous abaisser, de pleurer, de nous mettre dans la dépendance des autres… Aime tes amis en te gardant de tout cela… Et qui t’empêche de les aimer comme on aime des gens qui doivent mourir, qui doivent s’éloigner ? Est-ce que Socrate n’aimait pas ses enfants ? Si ; mais il les aimait en homme libre… Nous, tous les prétextes nous sont bons pour être lâches : à ce l’un, c’est son enfant ; à l’autre, c’est sa mère ; à l’autre, ce sont ses frères[51]. » Laissant aux « lâches » tous ces prétextes, nous devons d’avance, selon les stoïciens, embrasser par la pensée la nature de l’être aimé, le définir rationnellement, et s’il est mortel, l’aimer en tant que mortel, imposer par la volonté à notre amour même les bornes et les limitations que la nature impose à l’objet de notre amour[52]. Vouloir qu’un être mortel soit immortel, c’est une contradiction que la raison repousse[53] ; il faut consentir à la mort de ceux que nous aimons, l’accepter, la vouloir. La mort est rationnelle, en effet ; or, « tout ce qui est rationnel se peut supporter. » — « La nature a fait les hommes les uns pour les autres. Il faut tantôt qu’ils vivent ensemble, tantôt qu’ils se séparent ; mais, ensemble, il faut qu’ils soient heureux les uns par les autres ; et quand ils se séparent, il faut qu’ils n’en soient pas tristes[54]. » Ainsi l’amour stoïque s’incline devant la nature et consent à ses lois nécessaires ; il est impuissant sur elle, et s’y résigne ; il réserve toute son action pour l’âme, pour la raison, à laquelle seule il s’attache en autrui.

Cette raison, objet de notre amour, nous avons le devoir de l’éclairer et de l’instruire ; de là un autre côté original de la doctrine stoïcienne : l’amitié stoïque est ardente au prosélytisme. « L’amitié, dit Epictète, se trouve là où sont la foi, la pudeur, le don du beau et du bien, δόσις τοῦ ϰαλοῦ[55] ». « Si tu veux vivre sans trouble et avec bonheur, tâche que tous ceux qui habitent avec toi soient bons ; et ils seront bons, si tu instruis ceux qui y consentent, si tu renvoies ceux qui n’y consentent pas[56]. » Quelqu’un dit à Épictète dans les Entretiens : « Ma mère pleure lorsque je la quitte. » Épictète lui répond : Pourquoi n’est-elle pas instruite dans nos principes ? » — « La seule chose, s’il y en a une, dira Marc-Aurèle, la seule chose qui pourrait nous faire revenir et retenir dans la vie, c’est s’il nous était accordé de vivre avec des hommes attachés aux mêmes maximes que nous[57]. » Ailleurs Marc-Aurèle, qui a déjà comparé l’âme humaine à la flamme, la comparera encore à la lumière dont l’essence même, selon lui, est de s’étendre (ἀϰτῖνες, ἐϰτείνεσθαι). Comme le rayon de soleil dans l’obscurité, de même notre âme doit pénétrer dans l’âme d’autrui, « s’y verser, s’y épancher » ; mais si elle rencontre une intelligence qui lui soit fermée, alors elle se résignera, s’arrêtera, comme le rayon devant un corps opaque, « sans violence, sans abattement[58]. » C’est là en effet une déduction nécessaire de la doctrine stoïcienne et platonicienne : si l’amour s’adresse surtout à la raison, aimer sera avant tout enseigner, communiquer le bien et le vrai ; aimer, ce sera convertir les intelligences.

Cette sorte d’amour intellectuel se personnifie dans le philosophe idéal, dont Épictète a tracé le portrait.

Le philosophe, ce précepteur du genre humain (ὁ παιδευτὴς ὁ ϰοινός), n’a ni patrie ni famille, ni femme ni enfants : pour qu’il eut une femme, il faudrait qu’elle fût « un autre lui-même, comme la femme de Cratès était un autre Cratès. » « Sa famille est l’humanité ; les hommes sont ses fils, les femmes sont ses filles ; c’est comme tel qu’il va les trouver tous, comme tel qu’il veille sur tous… Il a été détaché vers les hommes comme un envoyé, pour leur montrer quels sont les biens et les maux… Il est l’espion de ce qui est favorable à l’humanité et de ce qui lui est contraire… Battu, il aime même ceux qui le battent, parce qu’il est le père et le frère de tous les hommes… Il est leur apôtre, leur surveillant… Il veille et peine pour l’humanité (ὑπερηγρύπνηϰεν ὑπὲρ ἀνθρώπων ϰαὶ πεπόνηϰεν)… Car les affaires de l’humanité sont ses affaires. »

Autant les stoïciens ont peu compris en son véritable sens l’amitié personnelle d’un homme pour un autre homme (ἡ φιλία), autant ils devaient comprendre et développer l’idée de l’amitié d’un homme pour tous les hommes (ἡ φίλανθρωπία). En effet, ce que le stoïcien aime dans l’individu même, c’est la raison humaine dont il participe, c’est l’humanité : l’humanité est donc le véritable objet de son amour ; c’est pour y atteindre qu’il dépassera tout ce qui est borné, l’individu, la famille, la patrie. Le grand rôle du stoïcisme, comme du christianisme, fut de répandre, par opposition à l’esprit de cité et à l’esprit de caste, l’amour du genre humain, caritas generis humani : « Aime les hommes de tout ton cœur[59]. » L’humanité même ne suffit pas au stoïcien. La raison n’embrasse-t-elle pas et ne pénètre-t-elle pas le monde entier, ce dieu dont nous sommes à la fois, selon la parole de Sénèque, les « compagnons et les membres, sociique membraque ?  » Les éléments sont pour nous des choses « amies et parentes, φίλα ϰαὶ συγγενῆ[60]. » Il règne entre les êtres « un rapport de famille », « une évidente et admirable parenté[61] » ; « un nœud sacré » rattache toutes les parties de l’univers. « Le monde est une seule cité (μία πόλις), et l’essence dont il est formé est unique ; tout est peuplé d’amis : les dieux d’abord, puis les hommes : πάντα φίλων μεστά[62]. » Ainsi le même amour rationnel qui unit les hommes entre eux relie l’humanité au monde et au principe du monde. « Un personnage de théâtre dit : Ô bien aimée cité de Cécrops ; mais toi, ne peux-tu pas dire : Ô bien aimée cité de Jupiter[63] ! »



CHAPITRE III


DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LA DIVINITÉ 
THÉORIE DU MAL ET OPTIMISME STOÏCIEN

I


Comme le stoïcien, libre et n’attachant de prix qu’à ce qui dépend de sa liberté, devient ainsi l’ami de tous les hommes, du même coup il devient l’ami des dieux[64]. Selon Épictète, comme selon les chrétiens, si l’on attache le moindre prix aux choses extérieures, on est incapable de la vraie piété. Quiconque place son bien en dehors de lui-même, dans le monde, ne peut manquer d’y trouver souvent le mal ; il s’en prendra alors aux auteurs du monde, il se plaindra des dieux. Et en effet, si les choses extérieures ne sont pas indifférentes, combien d’entre elles seront mauvaises ! « Comment observer alors ce que je dois à Jupiter ? Car, si l’on me fait du tort et si je suis malheureux, c’est qu’il ne s’occupe pas de moi. Et qu’ai-je affaire de lui, s’il ne peut pas me secourir ? Qu’ai-je affaire encore de lui « si c’est par sa volonté que je me trouve dans cette situation ? Je me mets par suite à le haïr. Pourquoi donc alors lui élevons-nous des temples, des statues ? Il est vrai qu’on en élève aux mauvaises divinités, à la Fièvre ; mais comment s’appellera-t-il encore le Dieu-Sauveur, le Dieu qui répand la pluie, le Dieu qui distribue les fruits[65] ! » Épictète nous donne ainsi à choisir entre un pessimisme impie ou le stoïcisme. Si le seul bien ne réside pas dans la volonté de l’homme, le mal qui existe alors dans le monde est inexplicable et accuse Dieu[66].

Au contraire, nous avons vu que, d’après Épictète, il n’y a dans le monde extérieur ni bien ni mal, et c’est ce principe qui va maintenant absoudre la Providence. C’est nous en effet qui, à notre gré, transformons les choses en bien ou en mal. « Voilà la baguette de Mercure. Touche ce que tu voudras, me dit-il, et ce sera de l’or. — Non pas, mais apporte ce que tu veux, et j’en ferai un bien. Apporte la maladie, apporte la mort, apporte l’indigence : grâce à la baguette de Mercure tout cela tournera à notre profil. » Épictète revient sans cesse sur cette idée essentielle ; il n’y a pas plus de mal hors de nous, répète-t-il, qu’il n’y a de mal dans cette proposition : trois font quatre ; ce qui est mal, c’est d’approuver cette proposition. Si au contraire on la rejette, il y a un bien relatif à cette erreur même : c’est de savoir qu’elle est une erreur et d’en faire ainsi un usage rationnel ; de même il est un bien relatif à la maladie, à la mort, c’est d’en faire un bon usage[67].

Chaque chose qui se présente nous pose en quelque sorte une question[68] ; la mort nous dit : es-tu sans crainte ? la volupté nous dit : es-tu sans désir ? Le mal n’est pas dans ces questions, mais dans la réponse intérieure que nous leur faisons ; il n’est pas dans les choses, mais dans nos actes. Les stoïciens conçoivent ainsi les rapports de l’homme et du monde comme une sorte de dialectique vivante, où les choses nous présentent des interrogations, où notre volonté trouve les réponses ; par là nous sommes sans cesse contraints d’avancer dans le bien et dans la liberté, ou de retomber dans le mal et dans l’esclavage. Se plaindre de cette alternative, c’est se plaindre qu’il faille chercher le bien : comme si le disciple se plaignait de ce que veut lui enseigner le maître. Loin de là, il faut se réjouir des prétendus maux extérieurs : « les circonslances difficiles montrent les hommes[69]. » Comme les athlètes et les gladiateurs attendent impatiemment le jour de la lutte, ainsi le sage doit se réjouir de combattre dans cette grande arène qui est le monde, en présence de Dieu. Le type idéal du sage, c’est Hercule, le héros fort : comme lui, appuyé sur un bâton d’olivier en guise de massue, son manteau rejeté sur l’épaule gauche ainsi que la dépouille du lion de Némée, le philosophe doit aller à travers le monde, infatigable, invincible non par sa force physique, mais par sa force morale[70] : non seulement il ne doit pas craindre les épreuves, mais il doit courir au-devant et les appeler. Qu’aurait été Hercule sans ses travaux, sans les monstres domptés, sans toutes ces injustices et tous ces maux dont était peuplé l’univers, et dont il a fait sa vertu et sa gloire ? N’ayant rien à combattre, il n’aurait eu rien à vaincre : « s’enveloppant dans son manteau, il se fût endormi. » L’homme, fils de Dieu comme Hercule, doit devenir Dieu comme lui : le but de la souffrance est de le réveiller ; le but du mal physique est d’être transformé par rhomme en bien moral. Tout est donc pour le mieux dans le monde si tout est pour le mieux dans l’homme : de la conception de la liberté humaine parfaitement indépendante et heureuse nait un optimisme universel. L’homme libre et sage devient ainsi une « preuve vivante » de Dieu et de sa providence ; il est le ce témoin » de Dieu auprès des hommes : sa sagesse démontre la sagesse divine, sa justice justifie Dieu.


II


C’est pourquoi, selon Épictète, la vertu seule peut fonder la religion, et elle la fonde tout naturellement : la sagesse est essentiellement piété. « Quiconque observe de ne désirer et de n’éviter que ce qu’il convient, observe par là même la piété[71] » «L’homme qui s’applique à la sagesse s’applique à la science de Dieu[72]. » Alors, en effet, il conçoit Dieu comme un ami qui ne veut que son bien, qui ne lui impose la peine que pour l’exercer à la liberté : « Je suis Épictète l’esclave, le boiteux, un autre Irus en pauvreté, et cependant aimé des dieux[73]. » Comme les voyageurs, pour passer sans péril dans les routes les plus périlleuses, se mettent à la suite d’un préteur ou de quelque haut personnage, ainsi le sage, pour traverser avec une âme tranquille les dangers de la vie, se met à la suite de Dieu, et les yeux levés vers lui, marche en sûreté dans le monde. Sans cesse il a présente à l’esprit l’image de la Divinité ou au moins de quelque homme divin, comme Socrate ou Zénon : ce sont là des modèles qu’il s’efforce de reproduire. Dans les circonstances difficiles, il invoque Dieu, pour qu’il le soutienne tout comme le chrétien. C’est que la Divinité stoïcienne n’a rien de commun avec les dieux païens, jaloux des hommes, et qui regrettent le bonheur dont les hommes jouissent. Mais elle n’a pas non plus d’« élus», pas de préférés, comme le Dieu du Christianisme, les hommes montent vers les dieux, et les dieux leur tendent la main : non sunt dii fastidiosi, a dit admirablement Sénèque, non sunt invidi ; admittunt et ascendentibus manum porrigunt[74]. Comme le sage comprend et aime « l’intelligence très bonne » qui a disposé toutes choses, il comprend et admire le monde même, œuvre visible de cette intelligence invisible. Et puisque tout est lié dans ce monde, puisque chaque chose « est dans un harmonieux concert avec l’ensemble[75] », il approuve, il aime ce qui arrive : quæcumque fiunt, avait déjà dit Sénèque, debuisse fieri putet, nec velit objurgare Naturani ; decernuntur ista, non accidunt. Le sage va au devant du destin, et s’offre à lui : prœbet se fato[76]. Il se dévoue au Tout. S’il pouvait, dit Épictète, embrasser l’avenir, il « travaillerait lui-même à sa maladie, à sa mort, à sa mutilation, sachant que l’ordre du Tout le veut ainsi. » Bien plus il y travaillerait gaiement, car le monde est une grande fête dont il ne faut pas troubler la joie[77]. « Je dis au monde : J’aime ce que tu aimes, donne-moi ce que tu veux, reprendsmoi ce que tu veux… Tout ce qui t’accommode, ô monde, m’accommode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ou tardif qui est de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô Nature[78]. »





CHAPITRE IV


MARC-AURÈLE 
CONSÉQUENCES DERNIÈRES DU STOÏCISME
QUESTIONS DE L’IMMORTALITÉ POUR L’HOMME
ET DU PROGRÈS POUR LE MONDE


Consentement suprême aux choses, approbation entière donnée à la nature et à tout ce qu’elle produit ou anéantit : c’est là l’idée à laquelle vient aboutir le système stoïque et dont Marc-Aurèle développe les conséquences. Épictète n’a vu que ce qu’il y a de grand dans cet abandon libre de soi ; Marc-Aurèle y aperçoit ce qu’il y a de triste. Tout nourri de la physique d’Héraclite, il contemple avec une sorte de vertige le « torrent des choses, » sur la marche duquel sa liberté ne peut rien, et où elle ira elle-même, un jour, s’engloutir. Il se rassure parfois en admirant l’ordre universel, le « concert » de tous les êtres, la « parenté » qui règne entre toutes choses. Mais bientôt, par opposition même à la beauté de ce spectacle où il ne joue pas un rôle vraiment actif et où il est incapable de rien modifier, le sentiment de son impuissance personnelle lui revient. Il cherche en vain un refuge contre le « tourbillon des choses ». « Du corps, dit-il, tout est fleuve qui coule ; de l’âme tout est songe ou fumée[79] ». Il s’écrierait presque, devançant Pascal : « c’est chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède. » Il se demande avec inquiétude ce qui est au delà de la vie, cette « halte de voyageur. » À cette question, Épictète avait déjà répondu : « Que t’inquiètes-tu ? Tu seras ce dont la nature a besoin… Dieu ouvre la porte, et me dit : Viens. — Où cela ? — Vers rien qui soit à craindre ; vers ce dont tu es sorti, vers des amis, vers des parents : vers les éléments. Tout ce qu’il y avait de feu en toi ira vers le feu ; tout ce qu’il y avait de terre, vers la terre ; tout ce qu’il y avait d’air, vers l’air ; tout ce qu’il y avait d’eau, vers l’eau. Il n’y a pas de Pluton, pas d’Achéron, pas de Cocyte, pas de Phlégéton en feu ; non : tout est peuplé de dieux et de génies[80]. » — Cette réponse ne suffit plus à Marc-Aurèle : il sent que l’homme vertueux dépasse la nature sensible, qu’il doit échapper à ses changements et à ses altérations, qu’il mérite l’immortalité. « Comment se fait-il que les dieux, qui ont ordonné si bien toutes choses et avec tant de bonté pour les hommes, aient négligé un seul point, à savoir que les gens de bien, d’une vertu véritable, qui ont eu pendant leur vie une sorte de commerce avec la Divinité, qui se sont fait aimer d’elle par leur piété, ne revivent pas après leur mort et soient éteints pour jamais ? » Plainte qui est déjà un reproche, et où commence à se montrer la protestation de la conscience humaine contre la nécessité des choses.

Selon les stoïciens, le monde, pas plus que l’homme même, n’a d’avenir : « Telle fut la nature du monde, dit Épictète, telle elle est, telle elle sera ; il est impossible que les choses arrivent autrement qu’elles n’arrivent maintenant[81]. » Les choses divines elles-mêmes (ϰαὶ τὰ θεῖα) participent aux vicissitudes éternelles et éternellement semblables de l’univers. La figure qui représente le mieux la marche du monde est un cercle fermé, dont la pensée, pas plus que la nature, ne peut sortir. « Il faut, dit Épictète, il faut que les choses tournent dans un cercle ; que les unes y cèdent la place aux autres ; que celles-ci se décomposent, et que celles-là naissent[82]. » — « Quoi ! toujours, toujours la même chose ! » disaient déjà ces Romains que Sénèque nous montre dégoûtés de la vie, s’efforçant en vain de briser le cercle où elle tourne à jamais[83]. Marc-Aurèle répète à son tour : « Les mouvements du monde en haut, en bas, sont des cercles toujours les mêmes, recommençant de siècle en siècle… Bientôt la terre nous couvrira tous, puis elle-même changera, et les objets de cette transformation changeront eux-mêmes à l’infini ; et ces autres objets à l’infini encore. Si l’on réfléchit à ces flots de changements, de vicissitudes, et à leur rapidité, on méprisera tout ce qui est mortel[84]. » Mais alors, pourrait-on demander, qu’y aura-t-il dans le monde des stoïciens qui ne soit méprisable ? Ailleurs Marc-Aurèle s’écrie en se parlant à lui-même : « Pourquoi te troubles-tu ? qu’y a-t-il de nouveau dans les choses[85] ? » Et c’est précisément, à vrai dire, parce qu’il n’y a rien de nouveau et surtout rien de mieux dans le monde que Marc-Aurèle se trouble. Après le trouble vient le doute. La nécessité absolue est si près du hasard absolu ! Une loi aveugle qui gouvernerait les choses ressemblerait à l’absence même de loi. Marc-Aurèle hésite entre l’incompréhensibilité du destin et l’incompréhensibilité du hasard : il flotte entre Zénon et Épicure[86].

Le doute sincère touche au désespoir. « S’il n’y a pas de dieux, ou s’ils ne prennent nul souci des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde vide de dieux ou vide de providence, (τί μοι ζῆν ἐν ϰόσμῷ ϰενῷ θεῶν ἢ προνοίας ϰενῷ)[87] ? » Marc-Aurèle finit par comparer l’univers à ces spectacles de l’amphithéâtre, toujours les mêmes, qui dégoûtent (προσϰορῆ τὴν θέαν ποιεῖ). Ainsi la liberté stoïque, qui essayait de s’accorder avec la nécessité des choses, qui voulait même l’admirer et l’aimer, se sent bientôt, en la contemplant de plus près, rassasiée et prise de dégoût « C’est là, s’écrie Marc-Aurèle, le supplice de toute la vie. Jusques à quand donc ? » « Viens au plus vite, ô mort, de peur qu’à la fin je ne m’oublie moi-même[88] ! » Mourir, se délasser de cette « tension », de cet effort sans but et sans fin qui constitue la vie même, tel est le dernier mot du stoïcisme. Les stoïciens ont un trop grand sentiment de l’idéal pour se reposer dans la réalité qui leur répugne, et ils n’ont pas encore un assez vif sentiment de leur pouvoir personnel pour travailler de tout ce pouvoir à la réalisation de l’idéal. De là vient cette conception du suicide volontaire, qui exerça tant d’attrait sur les Romains. S’il est beau de suivre la nécessité, il est encore plus beau de la devancer, comme on le fait à cet instant où on devance la mort, où on se retire de la vie comme d’un spectacle qu’on ne peut point changer et qu’on ne veut pas troubler, Sénèque prêche le suicide. Plus tard, quand les suicides se multiplient, Épictète les blâme, du moins ceux qui sont sans motif. Pourtant Épictète, même en blâmant le suicide, l’admire ; il aspire lui aussi à se débarrasser du « fardeau » de la vie, ὡς βάρη τινά. Dans les Entretiens, il suppose ses disciples venant lui demander de mourir : « Vous viendriez à moi me disant : — Épictète, nous en avons assez d’être enchaînés à ce misérable corps, de lui donner à manger, à boire, de le faire reposer… N’est-il pas vrai qu’il n’y a là que des choses indifférentes et sans rapport réel avec nous ? N’est-il pas vrai que la mort n’est pas un mal, que nous sommes les parents de Dieu, et que c’est de lui que nous venons ? Laisse-nous retourner d’où nous venons ; laisse-nous nous dégager enfin de ces liens qui nous attachent et qui nous chargent… — ; Alors, moi, j’aurais à vous dire : — Ô hommes, attendez Dieu[89]. » — Faible réponse, qui ne pouvait satisfaire, : qui d’ailleurs réduit la vie à une simple attente de la mort, cette délivrance finale.

Ainsi le stoïcisme, dans Épictète lui-même et surtout dans Marc-Aurèle, aboutit à des pensées de découragement. Nous voici bien loin d’Hercule tel que nous le peignait Épictète, tel qu’il nous le proposait sans cesse pour modèle, d’Hercule prenant sa massue et courant lutter contre l’injustice et le mal, ce n’est plus le dieu vraiment fort et conscient de sa force : c’est Hercule impuissant à arracher la tunique fatale ; sa volonté s’affaisse sous ce vêtement de matière qui lui pèse ; désespéré, s’abandonnant à la douleur, il veut s’anéantir, monte sur le bûcher que ses propres mains ont amoncelé, et là se brûle au feu éternel qui embrase toutes choses[90]. Comment cette philosophie stoïcienne, qui semblait au premier abord si pleine d’énergie, redescend-elle ainsi dans l’inertie et le relâchement, semblable à l’épicurisme même qu’elle combat ? Comment, après avoir voulu soulever le monde antique, retombe-t-elle et meurt-elle avec lui, tandis que le christianisme s’élèvera sur ses ruines ?





CHAPITRE V


CRITIQUE DU STOÏCISME

I


L’idée fondamentale de la philosophie stoïcienne, surtout de la philosophie d’Épictète et de Marc-Aurèle, nous l’avons vu, fut l’idée de la liberté ; et cette liberté, les stoïciens la conçurent comme absolument indépendante de toutes les choses extérieures, comme trouvant au dedans d’elle seule sa règle et son bien. C’était beaucoup, ce n’était pas encore assez : car il restait toujours à savoir ce qu’est en elle-même cette liberté, ainsi posée à part du monde. Or, quand il s’agit de pénétrer dans le for intérieur de l’homme pour chercher l’essence même de sa liberté, les stoïciens hésitent : ils conçoivent la liberté comme raison et intelligence plutôt que comme volonté active. Être libre, pour eux, c’est surtout comprendre, c’est ne pas trouver d’obstacle devant son intelligence et se rendre raison de toutes choses, c’est accepter plutôt que faire : liberté contemplative qui, lorsqu’elle est enfin parvenue à soumettre l’imagination et à dompter la sensibilité, se repose désormais en elle-même, isolée, indifférente, satisfaite et de soi et des choses : comprends d’abord, puis supporte et abstiens-toi (ἀνέχου ϰαὶ ἀπέχου)[91]. Le stoïcien se dérobe à l’action des choses plus qu’il n’agit lui-même, comme l’anneau d’une chaîne qui se croirait moralement libre parce qu’il s’est détaché des autres. Être à l’écart, sans trouble et dans la paix, tel est donc le vœu qu’émettent les stoïciens, et que répètent avec eux la plupart des sectes antiques, en dissension sur tous les autres points, d’accord sur celui-là. Les stoïciens empruntent toujours aux choses matérielles leur représentation de la liberté et de l’ataraxie. Épictète se figure l’âme du sage comme une onde pure et tranquille que nul souffle ne viendrait troubler[92] : image sensible, φαντασία, comme disaient les stoïciens mêmes, impuissante à nous faire pénétrer le vrai caractère de notre énergie intime[93]. Par cela même que la liberté stoïcienne était conçue sur le modèle des choses extérieures, comment eût-elle pu vraiment les dépasser ? Il ne faut pas seulement se modeler sur l’adversaire qu’on veut vaincre ; il faut chercher à s’élever au-dessus de lui. Loin de là, les stoïciens finissent par abaisser la volonté vers les choses en la rendant passive comme les choses mêmes : — Abandonne-toi aux événements, disent-ils à l’homme ; résigne-toi. S’abandonner à la nécessité éternelle, se dévouer à la nature, c’est sans doute une grande et belle chose ; mais il manque à ce dévouement suprême ce qui fait, en définitive, la valeur de tout dévouement : il est sans but, il n’avance à rien. Nous ne pouvons rien au dehors de nous, incapables d’aider l’œuvre de la nature qui se serait accomplie forcément avec ou sans notre volonté :

Volentem fata ducunt, nolenteni trahunt.

Dans les deux cas, que l’homme soit conduit ou entraîné, il ne fait point un pas de plus ; il se perd et s’anéantit également dans la nature. Les stoïciens ne voient pas que se résigner ainsi, c’est en définitive céder, c’est se soumettre et déclarer soi-même son impuissance : ils semblent croire que, lorsque l’homme aura dans sa lutte avec les choses reconnu sa défaite, il aura remporté la victoire. Les stoïciens n’ont pas admis la puissance infinie de la volonté, qui, loin de chercher à se détacher des choses, les rattache toutes à elle en étendant sur elles son action : qui, loin de s’abstenir veut et agit dans toutes les directions possibles ; qui ne redoute pas les obstacles, parce qu’elle a conscience, en elle-même, d’une force capable de les surmonter ; qui n’a pas peur d’être déçue en se donnant, en se prodiguant, parce qu’une déception ne peut l’abattre et que nul don de soi ne peut l’épuiser. En général, on l’a dit, l’idée de l’infini manqua aux anciens : mais ce qui leur manqua surtout, c’est l’idée de la volonté infinie, puisant sans cesse en soi de nouvelles forces et s’accroissant ainsi elle-même, ayant conscience de sa propre infinité, et par cela même sentant que, quoi qu’il arrive, elle aura toujours le dernier triomphe. Cette volonté, dont l’essence et la vraie liberté consistent précisément à dépasser toutes bornes et à se répandre en toutes choses, les stoïciens veulent la « ramasser en soi », suivant l’expression de Marc-Aurèle, par conséquent la rendre finie et limitée. « Simplifie-toi toi-même (ἄπλωσον σεαυτόν), » dit Marc-Aurèle. N’aurait-il pas mieux valu dire : « Multiplie-toi toi-même, agrandis-toi. » Le bien ne consiste pas seulement, comme le croit Épictète, dans ce qui dépend présentement de nous ; il consiste à faire sans cesse dépendre de nous plus de choses, à élargir sans cesse le domaine de notre volonté. Au lieu de nous mettre à part de la nature, il faut nous la soumettre. Ainsi les stoïciens, n’ayant pas conçu le vrai idéal de la liberté humaine, n’ont pas compris le vrai rôle de l’homme dans le monde ; ils ont cru que l’homme devait accepter le monde tel qu’il est, s’incliner devant tout ce qui arrive, ne pas désirer ni vouloir mieux : l’homme, au contraire, autant qu’il est en lui, ne doit-il pas aspirer et travailler au progrès du monde ? C’est à l’être supérieur de la nature, c’est à l’homme d’empêcher que les choses ne tournent dans un « cercle éternel ».



II


De même, le vrai rôle de l’homme dans l’humanité a échappé aux stoïciens. De leur conception incomplète de la volonté humaine naît leur incomplète conception de l’amour d’autrui. En prescrivant à l’homme de communiquer sa science et sa raison, mais de ne pas donner tout entière son affection ; de « la retenir», et ainsi de la limiter, ils lui ont, en dernière analyse, prescrit l’égoïsme. Au fond, nous l’avons vu, rien de plus logique dans leur doctrine ; tout système qui ramène et subordonne la volonté morale à l’intelligence aboutira nécessairement à cette conclusion où aboutirent les stoïciens : — Aimez en autrui la raison, et, comme la raison est universelle, ne vous attachez pas aux individus, dépassez-les, oubliez-les.

Il est un égoïsme de la raison comme il est un égoïsme des sens : le stoïcien craint de perdre sa paix intellectuelle comme l’épicurien peut craindre de perdre ses jouissances sensibles. « L’être animé est fait pour agir toujours en vue de lui-même, dit Épictète. C’est pour lui-même que le soleil fait tout, et Jupiter aussi[94]. » L’âme sage, nous a dit Marc-Aurèle, doit rayonner comme le soleilet éclairer tout le reste, répandant le plus de lumière possible, car c’est là sa nature ; mais elle ne doit pas s’inquiéter de ceux qui la reçoivent ou la refusent, car cela ne dépend pas d’elle. Lumière froide et immobile, pourrait-on répondre, qui n’est point la vraie lumière ! Le rayon de soleil lui-même n’est-il donc pas en mouvement et comme en effort pour pénétrer à travers tout obstacle ? Si, d’après les stoïciens, faire pénétrer la vérité en autrui, se faire « apôtre et précepteur des hommes », c’est essentiellement aimer, ce sera aussi, par essence, s’oublier, renoncer s’il le faut à sa paix intérieure, être prêt à partager le trouble et l’inquiétude d’autrui. — « Aime, dit Épictète, comme doit aimer un homme heureux. » — Est-ce bien là l’amour ? Doit-on garder pour soi le bonheur, et donner le reste, comme un surplus, comme un accessoire ; ou plutôt, ne faut-il pas se donner tout entier, mettre tout en commun, jusqu’à son bonheur ? On n’aime pas les hommes par plaisir, on les aime par volonté, quelquefois par dévouement et sacrifice. Qu’est-ce que cette amitié prescrite par Épictète, amitié finie, temporaire, prête à s’éloigner si l’être aimé s’éloigne ; prête à périr s’il périt ? Qu’est-ce, en un mot, qu’aimer sans s’attacher ? S’attacher à autrui, c’est simplement persister dans son amour quoi qu’il arrive, malgré tous les obstacles naturels et toutes les nécessités physiques ; il est impossible de concevoir l’amour autrement que comme une union indissoluble, comme un attachement éternel. Les stoïciens, dans l’amour qui s’attache à autrui, ont cru apercevoir un risque, un danger, le danger de perdre l’être aimé : en quoi d’ailleurs ils ne se sont as trois ; il y a là, en effet, un risque à courir, un péril à affronter : ϰαλὸς ϰίνδυνος ! dirait Platon ; mais n’est-ce point ce péril qui fait le prix de l’amour Avec l’idée qu’ils avaient de la volonté humaine, les stoïciens ne pouvaient admettre comme possible une immortalité personnelle. Comment l’homme, réduit par Épictète au rôle de simple spectateur du monde, pourrait-il survivre, une fois le spectacle fini ? Comment, la lumière disparue, l’œil ne s’éteindrait-il pas ? Tout autre apparaîtra la destinée de l’homme, au chrétien qui se représente l’esprit, non comme l’œil recevant passivement les clartés du dehors, mais comme un œil lumineux lui-même qui tirerait de soi son propre éclat, pour le répandre ensuite sur les choses. Concevoir, avec les stoïciens, la liberté comme une faculté d’abstention passive, c’était vraiment la rendre mortelle ; la concevoir, avec les chrétiens, comme essentiellement active et expansive, c’était la croire par essence immortelle. Celui qui veut et peut le plus est celui sur lequel les choses pourront le moins.

On a souvent, depuis Pascal, reproché aux stoïciens, et en particulier à Épictète, d’avoir trop cru en soi, d’avoir trop espéré de l’homme : « J’ose dire que ce grand esprit mériterait d’être adoré s’il avait aussi bien connu l’impuissance de l’homme que ses devoirs. » Ainsi parle Pascal à propos d’Épictète. Non moins sévère pour Épictète que les jansénistes du xviie siècle, un critique contemporain, l’auteur de la plus complète exposition qui ait été faite des doctrines sloïciennes a dit en se résumant : « L’orgueil était le fond du stoïcisme[95] » Pourtant, semble-t-il, s’il est un reproche à faire aux stoïciens, c’est plutôt de n’avoir pas assez cru dans la puissance humaine, c’est d’avoir douté de soi et d’autrui. Nous avons examiné l’une après l’autre leurs doctrines ; toutes nous ont paru se ramener et comme se suspendre à une seule : la volonté réduite à la raison. De là ils concluent que la volonté est faite pour comprendre et s’abstenir, non pour agir ; pour contempler le monde extérieur, non pour le changer ; pour pénétrer la raison d’autrui, sans s’attacher à l’individualité même d’autrui ; enfin, pour mourir et disparaître, comme meurt et disparaît autour d’elle tout ce qui n’a pas de vie et de volonté propre. Par cette conception, les stoïciens ont, en définitive, plié devant la nécessité et la nature cette volonté qu’ils voulaient voir indépendante et sans loi imposée du dehors. Pour l’homme qui réclame contre quelque injustice de la nature et s’en indigne, ils n’ont qu’une réponse : « Cela est naturel. » C’est répondre par la question même. L’homme n’a-t-il pas le droit de s’élever au-dessus de la nature et de la juger ? Sous ce rapport l’optimisme stoïcien est, jusqu’à un certain point, un abaissement de la dignité et de la moralité humaine. « Tout ce qui arrive, arrive justement[96] », dit Marc-Aurèle. « Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent. Qu’y a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée, juste[97] ? » Il faut, d’après lui, se résigner à l’injustice des hommes comme à la pesanteur de la pierre ou à la légèreté de la flamme. De même, selon le maître de Marc-Aurèle, se plaindre de ce qui arrive naturellement, c’est une folie ; bien plus, c’est une faute. Nous ne devons pas, dit-il, nous opposer au torrent des choses, essayer de retenir ce qui y tombe, vouloir empêcher de mourir ceux que nous aimons, vouloir retarder notre propre mort : « Va-t’en…, dit-il durement à l’homme ; fais place à d’autres : il faut que d’autres naissent… Que leur resterait-il si on ne te mettait dehors ?… Pourquoi rends-tu par ta présence le monde trop étroit (τί στενοχωρεῖς τὸν ϰόσμον)[98] ? » Non, pourrait-on répondre, l’homme ne veut pas resserrer le monde, mais l’élargir : sa pensée est plus grande que la nature ; elle veut égaler la nature à soi, elle souffre quand elle ne le peut ; c’est là sa vraie dignité. Pour tout ce que la nature renferme d’imparfait, pour tout ce qu’elle nous apporte de mauvais et d’injuste, les stoïciens n’ont eu qu’un seul remède : la « patience ». Il en est un autre, plus efficace peut-être, et qu’ils n’ont pas connu : l’espérance ; l’espérance qui ne nous vient pas d’ailleurs, mais que nous pouvons tirer du plus profond de nous-mêmes ; l’espérance qui naît de la juste confiance en soi, c’est-à-dire de la croyance que nous portons au dedans de nous, avec la volonté, la force suprême.



CHAPITRE VI


STOÏCISME ET CHRISTIANISME


La critique moderne s’est peut-être trop bornée à apercevoir les ressemblances de la philosophie stoïcienne ou platonicienne et du christianisme ; elle n’a pas assez vu leurs différences, elle n’a pas pu expliquer leur lutte. Au premier abord, par exemple, que d’analogies entre la morale chrétienne et la morale stoïque ? Amour et pratique austère de la vertu, dédain du plaisir, mépris de la souffrance et de la mort, croyance à la fraternité universelle des hommes : autant de traits par où la philosophie stoïque et le christianisme semblent se confondre à nos yeux. Mais ne nous arrêtons pas à ces traits extérieurs de ressemblance ; pénétrons plus avant dans les deux doctrines, et nous verrons comment, sous l’identité apparente des préceptes pratiques, se cache la réelle diversité des principes théoriques. Chrétiens et stoïciens s’accordaient, disons-nous, à aimer, à pratiquer la vertu : mais chez les uns, c’était une antique doctrine que la vertu devait être absolument gratuite, qu’elle devait tirer d’elle-même son prix et sa sainteté : officii fructus est ipsum officium ; virtutis sanctitate suâ se tuentur, dit Cicéron (De finibus, 11, 72, 73), et Sénèque répète à son tour : gratuita est virtus, virtutes prœinium ipsa virtus. Selon les chrétiens, le moindre prix de la vertu, c’est celui qu’elle tire d’elle-même et de la loi humaine ; elle emprunte son plus grand prix à la loi divine et à sa sanction.

« Les vertus que l’âme pense avoir, dit saint Augustin, si elles ne se rapportent à Dieu… si elles se rapportent à elles-mêmes et n’ont qu’elles-mêmes pour fin…, ne sont pas des vertus, mais des vices. » (Cité de Dieu, XIX, 25.) Lactance va plus loin : dans l’hypothèse où la vertu ne serait pas récompensée après la mort et n’aurait pas en perspective une jouissance plus considérable que celle dont elle nous prive, ce serait une absurdité, une folie, un mal contraire à la nature : « Si la vertu, dit-il, nous frustre de la jouissance des sens que nous recherchons naturellement, et qu’elle nous porte à souffrir les maux pour lesquels nous avons nous-mêmes de l’aversion, la vertu est un mal contraire à la nature, et il faut avouer que c’est une folie que de la suivre, puisqu’en la suivant on se prive des biens présents, et qu’on endure les maux sans espérer aucune compensation. En effet, n’est-ce pas avoir perdu tout sentiment que de renoncer aux plus charmantes voluptés, pour vivre dans la bassesse, dans la pauvreté, dans le mépris et dans la honte, ou plutôt pour ne pas vivre, mais pour gémir, pour être tourmenté et pour mourir ! N’est-ce pas être stupide et aveugle que de se jeter dans des maux dont on ne tire aucun bien qui puisse compenser la perte du plaisir dont on se prive ! Que si la vertu n’est pas un mal, si elle agit convenablement quand elle méprise les voluptés criminelles et infâmes, quand, pour s’acquitter de son devoir, elle n’appréhende ni la douleur ni la mort, il faut donc nécessairement qu’elle obtienne quelque bien plus considérable que ceux qu’elle rejette. » (Institut. div., l. VII. ch. XI, xii). « La vertu est pour nous une nécessité, dit enfin Tertullien. Oui, une nécessité ! La vertu est une chose que nous tenons de Dieu même… Qu’est-ce que la sagesse de l’homme pour faire connaître le vrai bien ? Qu’est-ce que son autorité pour le faire pratiquer ?… Pour nous qui devons être jugés par un Dieu qui voit tout, et qui savons que ses châtiments sont éternels, nous sommes les seuls qui puissions véritablement aimer et embrasser la vertu… Je veux que nos dogmes ne soient que faussetés et préjugés, ils n’en sont pas moins nécessaires… : ceux qui les croient se trouvent forcés de devenir meilleurs, tant par la crainte d’un supplice que par l’espérance d’une félicité éternelle. » (Apologétique, ch. XLV et XLIX). Ainsi, selon le stoïcisme, la vertu avait en elle-même son principe et sa fin ; elle était commandée par la conscience, elle était sanctionnée par la conscience. Selon le christianisme, la vertu a au dehors d’elle-même son principe et sa fin ; elle nous est commandée par Dieu, elle est sanctionnée par Dieu. De là, en morale, une première opposition entre les philosophes stoïciens et les chrétiens : ceux-ci rejetaient cette vertu stoïque qui ne veut reposer que sur elle-même, ceux-là cette vertu religieuse qui repose sur l’amour de Dieu, l’espérance de sa possession et la crainte de ses châtiments ; au fond de la première, on prétendait trouver l’orgueil ; au fond de la seconde, l’intérêt.

Selon les philosophes anciens qui admettaient l’immortalité, l’âme seule était immortelle et se dégageait de son corps comme d’un fardeau ; selon les chrétiens, le corps aussi devait ressusciter et participer à la vie éternelle : immortalité de la chair que les philosophes ne voulaient point admettre. De plus, les philosophes rejetaient l’éternité des peines. La durée des peines donnait lieu à de nombreuses controverses entre les chrétiens et les païens. « Le châtiment ne peut pas être éternel, dit le néo-platonicien Olympiodore, corrigeant Platon dans son commentaire de Gorgias : « Mieux vaudrait dire en effet que l’âme est périssable. Un châtiment éternel suppose une éternelle méchanceté : alors quel en est le but ? il n’en a point ; il est inutile, et Dieu et la nature ne font rien en vain. » D’autre part, les platoniciens et les stoïciens croyaient impossible que la méchanceté même fût élernelle : — Si tu ne peux corriger les méchants, dit quelque part Épictète, ne les accuse pas, car toute méchanceté est corrigible ; mais plutôt accuse-toi, toi qui ne trouves pas en toi-même assez d’éloquence et de persévérance pour les amener au bien. — Toutes ces doctrines, pénétrant jusque dans le christianisme même, donnèrent lieu aux grandes hérésies telles que celle d’Origène.

Outre ces divergences au sujet de l’homme et de sa destinée, l’historien en remarquera de plus considérables encore dans la conception générale du monde et de la providence régulatrice. Les stoïciens n’admettaient pas moins que les chrétiens l’action de la Divinité sur le monde, leur panthéisme tendait même à identifier Dieu et la nature ; mais, selon eux, cette action s’exerçait d’après des lois inflexibles et nécessaires : les phénomènes s’enchaînaient les uns les autres : pendet causa ab causa ; et nul brusque changement ne venait interrompre l’harmonie nécessaire du grand Tout. Selon les chrétiens, au contraire, la Divinité ou les esprits rebelles se manifestent aux hommes par des modifications soudaines apportées dans le cours des phénomènes, par des dérangements inattendus dans l’ordre de la nature. Quant aux philosophies qui, comme celle d’Épicure, reposaient sur la négation même du merveilleux, elles ne pouvaient pas ne pas entrer en lutte ouverte avec le christianisme. Les chrétiens et les philosophes recommandaient également la piété et l’amour de Dieu ; mais il faut se garder de confondre la piété stoïque, par exemple, et la piété chrétienne : même en présence de la Divinité, la « superbe » stoïque, comme dit Pascal, accordait à l’homme une valeur propre, et son adoration de Dieu ne tendait jamais à devenir un anéantissement de soi : « Sache, dit Sénèque, que si tu dois à Dieu le vivre, tu ne dois qu’à toi seul le bien vivre. » Le chrétien, quand il s’élevait vers Dieu par la prière, emporté dans un élan d’amour, effaçait presque la personnalité humaine devant la Divinité, et, ne croyant plus se devoir rien à lui-même, attribuant tout à Dieu, s’efforçait d’anéantir sa volonté propre afin de faire mieux descendre en lui la grâce d’en haut. D’autres fois, par un mouvement contraire, après avoir ainsi attribué à Dieu tout ce qu’il y avait de bon en lui, ne trouvant plus en soi-même rien que de mauvais et de haïssable, il se prenait à éprouver une sorte d’horreur de soi et une grande crainte de Dieu : celui qui lui était d’abord apparu comme la bonté suprême d’où il tenait tout ce qu’il y avait en lui de bien, lui apparaissait comme la justice inexorable qui devait le châtier éternellement pour les souillures dont il était chargé. Le stoïcien, qui gardait dans sa piété même une attitude d’indépendance à l’égard de la Divinité, refusait de s’humilier en face d’elle au point de la craindre : à entendre le stoïcien, celui qui devait le punir, ce n’était pas Dieu, c’était lui-même, c’était sa propre conscience ; la crainte qui, selon les uns, était le commencement de la sagesse, était, à en croire les autres, une sorte de violation de l’amour : « violat eos quos timet, » dit Sénèque.


On voit par ce rapide tableau combien la philosophie antique et le christianisme, malgré leurs ressemblances extérieures, s’opposaient au fond : qu’on compare les préceptes pratiques des philosophes et des chrétiens, on les verra souvent se confondre ; qu’on compare les principes dont ces préceptes sont déduits, on verra ces principes mêmes s’exclure mutuellement : chaque point de contact était aussi, pour ainsi dire, un point de répulsion. On croit souvent que les philosophes, — qu’ils fussent empereurs comme Marc-Aurèle, simples sujets ou même esclaves comme Épictète — ignoraient absolument les doctrines chrétiennes ; cependant le christianisme était déjà trop répandu pour qu’une telle ignorance fût possible ; ils ne les connaissaient que vaguement sans doute, mais ils ne se croyaient pas moins en droit de les rejeter. Saint Augustin lui-même nous dit que son esprit « s’est choqué longtemps aux apparentes absurdités de l’Écriture », avant de s’incliner devant ses mystères. (Confessions, VI, v). Comment les philosophes d’alors, pour qui la raison était la partie maîtresse de l’homme, τὸ ἡγεμονιϰόν, eussent-ils pu comprendre le mot de Tertullien : « Credibile est, quia ineptum est… Certum, quia impossibile. » (De carne chr., 5). Ceux mêmes d’entre eux qui adoptèrent le christianisme firent leurs réserves. Saint Justin porta jusqu’à son martyre le manteau de philosophe. On trouve dans les lettres d’un Père de l’Église grecque, Synésius, des documents curieux, qui peuvent nous faire voir comment l’esprit philosophique d’alors, même lorsqu’il acceptait certains dogmes, manifestait ses répugnances à l’égard de certains autres. « Je ne me réduirai jamais à croire, » écrit Synésius à son frère au moment où on le presse d’accepter l’épiscopat, « que l’âme est créée après le corps ; je ne dirai jamais que le monde et toutes ses parties doivent être anéantis. Je crois cette résurrection dont il est tant parlé quelque chose de mystérieux et d’ineffable ; et il s’en faut de beaucoup que je partage sur ce point les imaginations vulgaires. » (Synes. Episcop. Oper., p. 246). À cause de ces opinions dissidentes inspirées par l’esprit philosophique, Synésius ne veut pas faire comme tant d’autres : enseigner les dogmes qu’il rejette. « Sans doute, ajoute-t-il, une âme philosophique qui voit la vérité peut accorder au besoin quelque chose à l’erreur. Il y a un rapport à saisir entre le degré de lumière que reçoit la vérité et l’œil de la foule ; car l’œil ne jouirait pas sans dommage d’une lumière excessive. Si les lois de l’épiscopat m’accordent cette liberté, je puis être évêque, en continuant à philosopher, n’enseignant pas les opinions que je n’ai point… Mais, si on dit que l’évêque doit être peuple par les opinions, je n’hésiterai pas à m’expliquer… La vérité est amie de Dieu, devant qui je veux être sans reproche… Ma pensée ne sera pas en désaccord avec ma langue. »

On le voit, c’était chose difficile, môme chez les chrétiens convaincus, que de concilier le vieil esprit philosophique avec l’esprit nouveau. Disons plus, une telle conciliation se produisit rarement : « Il n’y a point d’hérésie qui ne doive son origine à la philosophie, » s’écrie Tertullien. cc Les philosophes sont les patriarches des hérétiques. » « La philosophie est l’œuvre des démons. » « Ce sont les démons qui rontenseignée, cesontles démons qui l’ont préconisée. » (V. Apol., 46, 47, sqq. ; De animâ, 1, 3 ; De præscr. hœr., 7 ; Adv. Marc., V. 19). L’esprit pénétrant de Tertullien sentait l’opposition de la philosophie et du christianisme qui devait se révéler à travers l’histoire. Tandis que le christianisme envahissait le monde, et, selon l’énergique expression de Tertullien, dépeuplait le monde païen, ceux qui restèrent les derniers à soutenir la lutte, soit ouvertement, comme Porphyre, soit en se glissant dans son sein même pour y susciter l’hérésie, ce furent les philosophes. Pour longtemps, l’avènement du christianisme devait marquer la chute de la philosophie proprement dite. Peut-on donc s’étonner que les empereurs philosophes n’aient pas eux-mêmes hâté cette chute ? Il eût peut-être été plus facile de convertir au christianisme un empereur simplement païen qu’un empereur philosophe. Les Antonins ont fait tout ce qui était compatible avec leurs convictions philosophiques en s’efforçant d’empêcher les persécutions, en donnant au culte chrétien la liberté de se développer, et en laissant le monde païen, — incapable de s’arracher lui-même des erreurs qu’ils ne partageaient pas pour leur compte, — céder la place à un monde nouveau.

Il est remarquable en effet que les véritables ennemis du pouvoir impérial aient toujours été les païens, non les chrétiens. iVprès avoir rendu les honneurs divins aux empereurs, on ne se gênait point pour se révolter contre eux, et on les massacrait après les avoir adorés. Mais les chrétiens, qui refusaient d’admettre la divinité de l’empereur, s’inclinaient du moins devant son pouvoir ; jamais leur soumission ne se démentit. Grande était sur ce point, comme sur tous les autres, la différence entre les philosophes et les chrétiens. « Combien de philosophes, dit ailleurs Tertullien, aboient contre les princes sans que vous y trouviez à redire ! » Dès le temps de Sénèque, on accusait les philosophes de rébellion contre le pouvoir impérial ; plus tard, Vespasien exila de Rome tous les philosophes, sauf Musonius Rufus. Sans doute les philosophes, comme les chrétiens, recommandaient la résignation en face du pouvoir impérial ; mais les uns avaient un profond mépris pour ce pouvoir conféré, dit Épictète, au « premier imbécile venu » ; les autres voyaient dans l’empereur le représentant de Dieu sur la terre, revêtu à ce titre d’une sorte de caractère sacré qui, sans le rendre digne d’adoration, le rendait cependant l’objet du respect : aussi l’esprit républicain, après s’être conservé chez les philosophes, surtout chez les stoïciens, s’éteint avec le christianisme, « Il faut obéir aux puissances », dit saint Paul ; « car toute puissance vient de Dieu. » — « Soyez soumis à vos maîtres, » s’écrie saint Pierre, « lors même qu’ils sont fâcheux et malfaisants. » — « Le chrétien n’est l’ennemi de personne, dit Tertullien (ad. Scapul.) comment le serait-il de l’empereur, qui a été établi par Dieu ? ildoit l’aimer, le révérer, l’honorer, faire des vœux pour son salut. Nous honorons donc l’empereur comme le premier après Dieu, comme celui qui n’a que Dieu au-dessus de lui. » — « Si l’empereur désire nos champs, dit saint Ambroise, (Orat. de basiiicis tradendis, 38, t. III, p. 872), il a le pouvoir de les prendre, personne de nous ne résistera… nous payons à César ce qui est à César. » — « L’Église, répète à son tour saint Augustin (de catech. rudib., 11), composée des citoyens de la Jérusalem céleste, doit servir sous les rois de la terre. Car la doctrine apostolique dit : « Que toute mon âme soit soumise aux puissances. » — « Il faut obéir aux princes comme à la justice même, dira Bossuet : ils sont des dieux. »

Tertullien dit des païens : « Negant accusati, ne torti quidem facilè aut semper confitentur, certè damnati mœrent : dinumerant in semetipsos : mentis malæ impetus vel fato velastris imputant ; nolunt enim suum esse, quod malum agnoscunt. » Et il dit des chrétiens : « Christianus vero quid simile ? neminem pudet, neminem pœnitet, nisi planè retrô non fuisse ; si denotatur, gloriatur ; si accusatur, non defendit : interrogatus, vel ultrô confitetur ; damnatus, gratias agit, Quid hoc mali est, quod naturalia mali non habet, timorem, pudorem, tergiversationem, pœnitentiam, deplorationem ? Qui hoc mali est, cujus reus gaudet ? cujus accusatio votum est, et pœna felicitas !  »

Quoique la pensée semble finie ici, Tertullien ajoute dans le texte : « — Non potes dementiam dicere quod revinceris ignorare. » Par là il répond à un reproche souvent formulé contre les chrétiens. On voyait dans l’enthousiasme avec lequel ils couraient à la mort non l’effet d’un courage véritable, mais celui d’un égarement fanatique, semblable à celui que déployaient certaines sectes de l’Orient : aussi s’en étonnait-on sans l’admirer ; on assistait à leurs supplices comme les Grecs assistèrent à la mort du gymnosophiste Calamus qui, volontairement, et pour se débarrasser des misères de la vie, se brûla sur un bûcher en présence de l’armée d’Alexandre. On comparait même très réellement les chrétiens aux Brahmanes, car, dans l’Apologétique, Tertullien repousse ce parallèle : Neque bachmanæ aut indorum gymnosophistæ sumus (XLII). Les philosophes de l’époque recommandaient sans doute un mépris de la mort et de la souffrance analogue à celui que pratiquaient les chrétiens ; bien plus, on vient de le voir, le stoïcien idéal d’Épictète ressemble par bien des traits au chrétien ; mais, selon Épictète, les « Galiléens agissent par coutume (ἠθει) et par entraînement ; le philosophe doit agir par raison et réflexion (λόγῳ). — (Entretiens I. IV, vii). Marc-Aurèle met aussi en contraste la conduite du philosophe, toujours prêt à mourir « par son jugement propre », et celle des chrétiens, dont la mort est, selon lui, l’effet d’une « obstination » irrationnelle ; ils y courent, dit-il, avec la précipitation des troupes légères, tandis que le courage réfléchi du vrai sage l’attend sans reculer. Ainsi se maintenait l’opposition des chrétiens et des philosophes : en ôtant aux « Galiléens » la « réflexion », on prétendait leur ôter le mérite, on leur enlevait le droit à l’admiration ; et leur martyre, au lieu de paraître un dévouement, semblait être une « démence » produite par le fanatisme.

Le chapitre de Tertullien auquel nous avons emprunté les citations précédentes a une assez grande importance au point de vue historique ; il justifie pleinement Marc-Aurèle des reproches qui ne lui ont pas été épargnés par les historiens. On a généralement admis, sans preuves positives, que Marc-Aurèle avait persécuté les chrétiens. Le passage de Tertullien démontre le contraire : « nos e contrario edimus protectorem. » Il eût été impossible à Tertullien, peu d’années après la mort de Marc-Aurèle. d’invoquer ainsi comme le protecteur des chrétiens celui qui en aurait été le persécuteur avéré. Du reste un texte de Lactance, non moins positif, confirme à ce sujet le texte de Tertullien : « Secutis temporibus (il s’agit des temps qui ont suivi le règne de Domitien), quibus miilti ac boni principes Romani imperii clavum regimenque tenuerunt, nullos inimicorum impetus passa (Ecclesia), manus tuas in orientem occidentemque porrexit. » (Lactance, De persecutione, ch. iii). — On peut donc considérer comme certain que Marc-Aurèle, après avoir, dans une lettre que nous possédons encore, ordonné non seulement de ne pas poursuivre les chrétiens, mais même de poursuivre et de condamner leurs accusateurs, ne changea pas brusquement de règle de conduite. « Dans nos spéculations sur les temps antiques, dit Villemain (Tableau de l’éloq. chrét., p. 71-74). serait-ce une recherche oisive de nous demander quelle aurait pu être l’influence du christianisme sur la durée de l’empire, s’il fût entré dans les institutions romaines cent ans plus tôt, et sous un prince aussi vertueux que Constantin fut violent et cruel ?… La loi chrétienne, accessible aux esprits les plus humbles, la loi chrétienne dans sa pureté primitive, espèce de stoïcisme populaire et tempéré, eût établi une liaison entre les hommes les plus obscurs et l’àme élevée de l’empereur ; elle eût perpétué des bienfaits qui passèrent’avec Marc-Aurèle ; elle eût transformé la puissance, pendant que l’empire avait encore de la grandeur et de l’unité. »




CHAPITRE VII


ÉPICTÈTE ET PASCAL


L’antithèse du stoïcisme et du christianisme a eu pour interprète éloquent Pascal. Il ne faut pas s’attendre de sa part à une exposition suivie et raisonnée de la philosophie stoïcienne. Sans doute il possède bien Épictète, mais beaucoup moins bien que Montaigne ; je n’en voudrais pour preuve que ceci : il traduit et cite mot pour mot le philosophe, comme font les interprètes ordinaires, tandis que nous le voyons repenser la pensée de Montaigne, taillant à plaisir dans les phrases tortueuses de son auteur et reproduisant d’autant mieux l’esprit qu’il corrige davantage la lettre. Épictète, vu à travers Pascal, perd autant que gagne Montaigne. De toute cette théorie si originale de la volonté, qu’Épictète concevait comme « autonome » et trouvant en soi sa règle et son bien, Pascal ne dit mot. Il semble qu’en ouvrant le Manuel ou les Dissertations il ait eu hâte de laisser les passages essentiels, pour courir et s’attarder à ceux où il croyait apercevoir quelque lointaine ressemblance avec la Bible. Il nous représente presque Épictète comme un autre Job prosterné sous la droite de Jéhovah, et il répète avec admiration ces paroles qu’il prend sans doute en un sens tout biblique : « Ne dites jamais : j’ai perdu cela ; dites plutôt : je l’ai rendu. Mon fils est mort, je l’ai rendu. Ma femme est morte, je l’ai rendue. » Puis vient la comparaison de la vie avec une pièce de théâtre, où le Maître nous distribue d’avance nos rôles, et où il faut, sans y rien changer, jouer le personnage qu’il nous donne. Résignation humble à Dieu, voilà ce que Pascal a cru apercevoir et ce qui le frappe tout d’abord dans le stoïcisme d’Épictète.

Mais Épictète, s’il a bien compris notre devoir (et, selon Pascal, notre principal devoir, c’est résignation, humilité), a trop présumé de notre pouvoir : c’est là la marque qu’il était homme, et comme tel faillible, comme tel « terre et cendre ». Par un brusque changement après nous avoir montré dans Épictète le Job biblique, Pascal élève devant nous l’inspiré de l’esprit des ténèbres, qui, méprisant la mort et les maux envoyés par la Providence, espère avec ses seules forces « se rendre saint et compagnon de Dieu ». « Superbe diabolique ! » s’écrie Pascal avec une sorte d’horreur, mêlée peut-être d’une secrète admiration.

Pascal, voyant la philosophie stoïcienne à travers sa foi, n’en a pas toujours saisi le vrai sens et l’originalité. Il donne tout d’abord une idée inexacte de la méthode d’Épictète, telle qu’elle ressort surtout du Manuel, ce vade mecum du stoïcien. « Épictète, dit-il, veut avant toutes choses que l’homme regarde Dieu comme son principal objet. » Mais, d’après les stoïciens, le principal objet de la philosophie n’est point Dieu, comme le croit Pascal, c’est l’homme, c’est la morale pratique (Manuel, LII). Ni le Manuel ni les Entretiens ne commencent par des considérations sur la Divinité : ils commencent par des considérations sur l’homme. Épictète établit la morale avant d’en déduire la religion.

Selon les stoïciens, nous l’avons vu, ce qu’il faut « regarder avant toutes choses », ce n’est aucun être extérieur à nous, c’est nous-mêmes. « Tourne-toi vers toi-même », dit Épictète. C’est en se tournant ainsi vers soi que l’homme aperçoit en lui une faculté absolument indépendante de tous les événements du dehors, absolument libre et maîtresse d’elle-même : la volonté raisonnable (Manuel, I, II ; Entretiens, III, 22). C’est sur cette volonté qu’il doit tout d’abord, d’après Épictète, prendre appui ; c’est de là, comme répétera Pascal lui-même, qu’il doit se relever. Jugeant indifférent tout ce qui arrive au dehors de lui, indifférents les maux et les biens sensibles, indifférentes la douleur et la mort, le stoïcien dédaigne ce qu’il souffre, pour ne faire attention qu’à ce qu’il pense et veut. Ainsi, au sein de toutes les nécessités extérieures, il conservera sa liberté. Selon Épictète et surtout selon Marc-Aurèle, cette liberté de l’homme subsiste également, soit qu’on considère le monde comme gouverné par une providence, soit qu’on le considère avec les épicuriens comme livré au hasard. Dans toutes les hypothèses métaphysiques, la liberté morale et la règle de conduite qui en dérive restent les mêmes. « De ces opinions, quelle que soit la vraie, disait aussi Sénèque, et le fussent-elles toutes, il faut philosopher : soit que sous son inexorable loi la nécessité nous enserre, soit qu’un Dieu, arbitre de l’univers, ait disposé toutes choses, soit que le hasard pousse et jette sans ordre les affaires humaines, la philosophie doit nous protéger. Elle nous exhortera à obéir de bon gré à Dieu, à résister opiniâtrement à la fortune : elle nous apprendra à suivre Dieu, à supporter le hasard (Deum sequi, ferre casum). » (Sénèque, Lettres à Lucilius, XVI.) Nos devoirs sont donc, pour les stoïciens, indépendants de nos croyances religieuses : dans tous les cas la morale est sauve ; fais ce que dois, advienne que pourra. C’est seulement après avoir ainsi pris son point d’appui dans l’homme même que le stoïcisme s’élève vers Dieu. Lorsqu’en effet le stoïcien s’est accoutumé à placer en soi seul le bien et le mal ; lorsqu’il a compris que nul événement extérieur ne peut l’atteindre, alors il ne voit plus au dehors de lui aucun mal véritable. Le mal qu’il croyait apercevoir dans le monde est seulement dans ses opinions ; quant à la douleur, ce n’est pas un mal, c’est chose indifférente : mal penser, mal agir, voilà le seul mal, qui ne réside pas dans le monde, mais en nous ; nous seuls en sommes responsables et nous seuls pouvons, quand nous voudrons, le faire évanouir[99]. Le Tout est donc pour le mieux. Ce qui arrive, naît ou meurt, monte ou descend sur le flot éternel des choses, tout cela est beau et bon, car lui, le sage, il en peut tirer par sa volonté le bien et le beau : tout ne lui est-il pas matière à bonnes actions ? (Entretiens, III, 22.) Arrivé à ce point du « progrès » dans la philosophie (προϰοπή), le stoïcien s’explique le monde : c’est alors que sa raison y aperçoit la trace d’une raison organisant et travaillant sans cesse la matière ; il s’attache à cette raison divine (I, xii), il la suit, non par une soumission aveugle, mais par un libre consentement, et il accepte tout événement (Manuel, vii), parce que d’une part rien de ce qui arrive n’est un mal pour lui, et que d’autre part tout ce qui arrive, étant rationnel, est en soi-même un bien.


Loin donc que, comme le voudrait Pascal, l’homme puisse aller tout d’un coup vers Dieu, les stoïciens croient qu’il doit d’abord rentrer en soi pour y contempler et y honorer la divinité qui y habite : ἐν σαατῶ φέρεις Θέον (ii, viii). C’est seulement après ce retour sur soi que l’homme pourra lever ses regards vers le grand Dieu. Sinon, plaçant le mal dans les choses extérieures, à chaque douleur, à chaque opinion fâcheuse qui se présenterait, il accuserait Dieu. « Comment observer alors ce que je lui dois ? Car, si l’on me fait du tort, et si je suis malheureux, c’est qu’il ne s’occupe pas de moi. Et qu’ai-je affaire de lui, s’il ne peut pas me secourir ? » (Épictète, Entretiens, I, xxiii.) Pour Épictète, en un mot, la connaissance de l’homme et de ses devoirs précède la connaissance de Dieu et de ses attributs : la morale soutient la religion. Selon le philosophe stoïcien, la morale pourrait à la rigueur se passer de la religion ; la religion ne peut se passer de la morale : il faut d’abord être philosophe avant d’être pieux : seul l’homme de bien, dit Marc-Aurèle, est le prêtre et le ministre de la Divinité.

On le voit, Pascal, comme M. de Saci va le lui dire, tourne en son sens et accommode trop à sa pensée les auteurs qu’il commente.

Lorsque d’Épictète Pascal passe à Montaigne, il semble qu’il se retrouve bien plus à l’aise. Le stoïcisme, en effet, cause une certaine gêne à Pascal : cet esprit « si élevé de lui-même », comme l’appelle Fontaine, devait craindre plus qu’aucun autre de se laisser aller à la « superbe » stoïque. Aussi coule-t-il légèrement sur Épictète, de peur sans doute, comme il dirait, « d’y enfoncer en appuyant. » Mais une fois arrivé à Montaigne, comme il insiste ! Tout ce qui était gracieusement mêlé et brouillé dans son auteur prend du relief sous sa main ; tout devient distinct et saillant. C’est d’abord ce doute de Montaigne, dont Montaigne lui-même voudrait bien faire seulement une « forme naïve », un trait passager de ses « conditions et humeurs », mais qui, dans Pascal, éclate et nous apparaît comme si universel et si général qu’il s’emporte soi-même, c’est-à-dire s’il doute : — « Sur ce principe, dit Pascal, roulent tous ses discours et tous ses Essais, » et c’est la « seule chose » qu’il prétende bien établir. C’est dans ce but qu’il détruit a insensiblement » tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes et qu’il va se moquant de toutes les assurances. Où veut-il donc en venir avec son pyrrhonisme ? — Pascal ne s’attarde guère à le suivre dans les circuits de sa pensée « ondoyante et diverse » ; il ne le suit pas même un instant : à vrai dire il le mène ; il le mène où il veut qu’il aille, à travers ce chemin si détourné, mais selon lui si sûr, qui part de l’incertitude absolue pour aboutir à la foi entière.

Aussi, à peine Pascal l’a-t-il établi et s’est-il établi avec lui dans cette « assiette toute flottante et chancelante » du doute, que, par une antithèse violente où se résume tout son système, il nous le montre combattant avec une « fermeté invincible « et foudroyant l’impiété. Plus la certitude de la raison a été ébranlée, plus la certitude de la foi va être raffermie. C’est alors que Pascal s’enthousiasme : avec Montaigne il ce entreprend » ces hommes « dépouillés volontairement de toute révélation » ; il les « interroge », il les « presse ». Est-ce que l’âme, sans parler de connaître autre chose, se connaît elle-même en son essence ? Non. Se connaît-elle dans son principe et dans sa fin ? Non. Et sa propre pensée, la connaît-elle assez pour savoir si elle n’erre ni ne se trompe ? Et les objets de sa pensée ? Temps, espace, mouvement, autant de mystères pour elle. Elle ignore le bien, elle ignore le vrai. Enfin, l’idée la plus fondamentale de toutes et qui se retrouve sous toutes les autres, l’idée d’être, peut-elle même la concevoir et la définir ? Non. On ne peut rien définir sans cette idée, et on ne peut définir cette idée. De quelque côté qu’il se tourne, l’esprit humain se retrouve donc en face de son propre néant. De cette impuissance de la pensée naît l’incertitude de toutes les sciences, objets de la pensée : géométrie, physique, médecine, histoire, politique, morale, jurisprudence et « le reste ». Enfin, à quoi ressemble cette universelle incertitude, si ce n’est à celle d’un rêve perpétuel ? Nous ne pensons donc pas, nous rêvons. Et pourquoi ce rêve serait-il le propre de l’homme ? pourquoi ne nous serait-il pas commun avec l’animal ? La raison humaine, « si cruellement gourmandée » et venue à ce point de douter si elle est raisonnable, se voit donc de degré en degré retomber jusqu’au rang des animaux : c’est avec les bêtes que Pascal et Montaigne la mettent « par grâce » en parallèle, « menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de tout. »

En entendant Pascal, M. de Saci « se croyait vivre dans un nouveau pays el entendre une nouvelle langue. Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de toutes parts des épines qu’il se formait ».

Pendant que M. de Saci parle à son tour et laisse errer au hasard ses longues périodes à travers les textes chéris de saint Augustin, Pascal semble l’écouter avec une respectueuse impatience. À peine M. de Saci a-t-il fini, qu’ « il ne peut se retenir ». Comme si, continuant intérieurement sa pensée propre, il n’avait point cessé d’assister au dedans de lui-même à cette grande et victorieuse lutte qu’il nous faisait contempler tout à l’heure, il éclate en paroles de triomphe : « Je vous avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l’homme contre l’homme… ; j’aurais aimé de tout mon cœur le ministre d’une si grande vengeance. »

On peut déjà juger par ces paroles de quelle hauteur Pascal domine Montaigne. L’homme, chez l’un, se relève et triomphe en sa défaite même ; chez l’autre, il « s’abat ». Pascal, en effet, va nous montrer bientôt comment Montaigne, par degrés, descend des doutes de l’intelligence au relâchement de la volonté. C’est là le côté dangereux du scepticisme. Pascal l’a bien senti, et comme il nous le fait sentir ! Avec lui nous sommes allés d’Épictète à Montaigne ; de Montaigne, nous glissons peu à peu vers Epicure. Déjà nous avons rejeté bien loin « cette vertu stoïque…, avec une mine sévère…, le front ridé et en sueur…, dans une posture pénible et tendue ». Au lieu de cela, nous voici en présence de la vertu comme l’entend Montaigne : « familière, enjouée, folâtre », qui n’a sans doute de la vertu que le nom, mais qui n’a pas non plus l’aspect trop évident du vice. Pour nous la mieux faire goûter, le style de Pascal se remplit en quelque sorte de cette mollesse qu’il veut peindre ; il nous attire vers cette « oisiveté tranquille », au sein de laquelle aime à se coucher Montaigne, la tête appuyée sur ces « deux doux oreillers : l’ignorance et l’incuriosité ». C’est une vraie tentation à laquelle Pascal semble vouloir nous faire céder, comme il y a parfois peut-être failli céder lui-même.

Mais, à ce moment, Pascal ramène devant nous le stoïcisme que nous avions presque oublié, et, mettant en présence Épictète et Montaigne, les fait lutter l’un contre l’autre. Nous avons vu tout à l’heure les contradictions où vient s’épuiser la raison humaine ; nous allons maintenant connaître la contradiction dans laquelle, abandonné à ses seules forces, le cœur humain se briserait.

Selon Pascal, il y a une opposition absolue entre notre pouvoir et notre devoir. C’est l’idée du devoir, invincible à tout pyrrhonisme, qui sans cesse nous élève et relie l’homme à Dieu. Tant que nous ne considérons que notre devoir et notre fin, nous ne voyons que notre grandeur. Mais ce n’est pas assez de connaître ce que nous devons faire, il faut connaître ce que nous pouvons faire. Or, tandis que notre devoir nous appelle en haut, notre impuissance nous retient en bas. De là deux mouvements contraires qui, tour à tour, soulèvent et répriment le cœur humain. Quand nous ne regardons que nos devoirs et notre fin, la présomption nous saisit : c’est dans cette présomption qu’ « Épictète se perd « ; lorsque d’autre part, nous repliant sur nous-mêmes, nous prenons pleine conscience de l’impuissance inhérente à notre nature, alors, avec Montaigne, « nous nous abattons dans la lâcheté. » Mais ni cette présomption ne peut longtemps se soutenir, ni cette lâcheté ne peut longtemps nous suffire. En voyant notre faiblesse, nous sommes contraints de mettre bas l’orgueil ; en sentant notre grandeur, nous sommes portés à rejeter notre lâcheté : de là une lutte intestine, qui se produit cette fois non plus seulement dans l’intelligence, mais dans le cœur, et qui est sans fin, parce que l’impuissance de l’homme est sans remède.

Ainsi Pascal, croyant qu’il existe une contradiction entre le devoir infini et le pouvoir limité de l’homme, croit, en les lui faisant connaître à la fois tous les deux, les détruire tous les deux ; de telle sorte que l’homme, apprenant des moralistes ce qu’il doit faire, et des sceptiques ce qu’il ne peut faire, verrait « se briser et s’anéantir » l’un par l’autre les deux grands systèmes qu’avait conçus sa pensée, et, dans une éternelle alternative, demeurerait suspendu entre « le comble de la superbe » et « l’extrême de la lâcheté ».

À ce moment donc, où il ne semble plus rester dans l’esprit humain « qu’une guerre et qu’une destruction générale », où « les vérités aussi bien que les faussetés » paraissent être « ruinées » les unes par les autres, c’est alors que Pascal nous fait entrevoir, dans l’obscurcissement de toutes les lumières humaines, la vérité surnaturelle. Après que, en se plaçant au point de vue de la nature, il a détruit l’une par l’autre les thèses contradictoires des moralistes et des sceptiques, il va, en se plaçant au point de vue de la grâce, chercher à les concilier par un « art tout divin ». Selon Pascal, Épictète a raison quand il montre à l’homme ses devoirs, sa fin, sa grandeur : cette grandeur, c’est celle dont il est déchu ; mais l’homme ne peut seul la reconquérir ; et ici Montaigne a raison à son tour. La fin de l’homme lui est donc à la fois montrée et cachée : une puissance invincible l’y porte et l’en éloigne tout ensemble. Il faut que les obstacles, maintenus par Dieu même et que l’homme ne peut surmonter, s’écartent par une grâce divine. Ainsi, selon Pascal, la vérité surnaturelle, « unissant tout ce qui est de vrai » dans les systèmes moralistes et sceptiques, « et chassant tout ce qui est de faux, en fait une sagesse véritablement céleste, où s’accordent ces opposés, qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines ».

L’Entretien avec de Saci peut être considéré comme un des plus grands efforts qu’on ait jamais tentés pour résumer dans son développement et en même temps pour arrêter l’histoire de la pensée humaine. Tous les systèmes philosophiques, comme le remarque Pascal, se ramènent à ces deux doctrines morales : l’une qui affirme le devoir de l’homme et qui, de la conscience même du devoir, tire la certitude du pouvoir ; l’autre qui affirme l’impuissance de l’esprit humain et qui, de la connaissance de cette impuissance, tire l’incertitude du devoir ; l’une qui affirme la moralité, l’autre qui affirme l’absence de moralité. Non seulement donc Épictète et Montaigne peuvent représenter dans son passé le travail de l’esprit humain, mais ils pourraient même, selon Pascal, le représenter dans son avenir ; il semble que toutes les voies possibles dans lesquelles puisse s’engager la pensée métaphysique, convergent nécessairement vers ces deux systèmes. Or, s’il est vrai que ces systèmes se brisent et s’anéantissent l’un l’autre, l’espoir même de la pensée humaine est avec eux anéanti : elle est forcée de s’arrêter ; et s’arrêter, pour la pensée, n’est-ce pas cesser d’être ?

Mais, tout d’abord, Pascal a-t-il, comme il le croit, comme il l’espère, « anéanti » Montaigne ? Après l’avoir élevé si haut et tant fortifié, a-t-il réussi à l’abattre ? Ou plutôt, sans le vouloir, quand il voulait travailler pour le christianisme, n’est-ce pas pour Montaigne qu’il a travaillé ?


Dans cette perte et cette destruction des systèmes, qui est-ce qui gagne ? Montaigne. Pascal veut contrebalancer l’un par l’autre Épictète et Montaigne, le dogmatisme et le scepticisme ; mais, par cet équilibre artificiel qu’il établit entre les doctrines, il ne s’aperçoit pas qu’il revient encore au scepticisme, que son système n’est qu’un perfectionnement du système même de Montaigne, et qu’il tiendrait tout entier, sans en déranger le perpétuel équilibre, dans cette balance où Montaigne, en répétant son « Que sais-je ? » pesait les contradictoires. Pascal, en nous peignant le « génie tout libre » de son auteur favori, ne nous a-t-il pas dit lui-même : « Il lui est entièrement égal de l’emporter ou non dans la dispute, ayant toujours par l’un ou l’autre exemple un moyen de faire voir la faiblesse des opinions ; étant porté avec tant d’avantage dans ce ce doute universel, qu’il s’y fortifie également par son triomphe et par sa défaite. » Ainsi il sera « entièrement égal » à Montaigne qu’on lui oppose un autre système quel qu’il soit. Pascal veut produire dans l’esprit humain la suspension, dans le cœur humain la lutte et la guerre : n’est-ce pas là aussi l’objet même du pyrrhonisme ? Pascal et Montaigne sont donc d’accord ; Pascal ne peut plus échapper à Montaigne ; il est impuissant à sortir du pyrrhonisme. « On deviendra bien vite Pyrrhonien, et peut-être trop », a-t-il dit dans les Pensées. Ici se vérifie cette parole. Si réellement, dans l’Entretien avec de Saci, Pascal avait réussi à opposer et à contrebalancer complètement Épictète et Montaigne, c’est ce dernier qui, par cela même, aurait eu l’avantage, et le scepticisme, sur lequel Pascal comptait pour secouer en quelque sorte l’esprit humain, l’aurait à jamais engourdi.

Mais, en fait, Épictète n’est nullement détruit par Montaigne ; et c’est sur les principes mêmes d’Épictète, demeurés intacts, que Pascal va s’appuyer à son insu pour élever son christianisme au-dessus du scepticisme.

En effet, après avoir affirmé l’équivalence logique des deux systèmes, il s’efforce de prouver leur insuffisance morale, il les juge moralement. D’une part il condamne la présomption des stoïciens, de l’autre la lâcheté de Montaigne : c’est en se plaçant ainsi au point de vue moral qu’il arrive à dominer ces deux systèmes, selon lui logiquement égaux. — Mais Pascal a-t-il le droit de parler de moralité, alors qu’il vient d’établir avec Montaigne que « nul ne peut savoir ce que c’est que bien, mal, justice, péché[100] ? » Ne fait-il donc pas appel, sans le vouloir, à cette morale « humaine » sur laquelle était fondé le système stoïque d’Épictète et qu’il avait voulu détruire par le doute de Montaigne ? Ainsi, pour juger de haut les systèmes qu’il vient de poser l’un en face de l’autre, Pascal se voit forcé d’emprunter à l’un de ces systèmes l’idée essentielle qu’il renfermait, l’idée de la moralité. Pascal n’avait abandonné Épictète que pour retomber dans Montaigne ; il n’échappe à Montaigne que pour revenir à Épictète. Au moment où il vient d’affirmer l’impuissance absolue de l’homme, il se voit forcé de reconnaître implicitement dans l’homme l’existence du plus grand des pouvoirs, celui de juger par lui-même le bien et le mal. L’homme de Pascal, comme celui d’Épictète, sent qu’il possède en soi, avec la conscience de sa dignité intérieure, la règle morale d’après laquelle il peut apprécier les doctrines et les pensées comme les actions.

Tandis que, dans toutes les autres sciences, l’esprit juge la valeur des divers systèmes d’après la manière dont ils reproduisent l’ordre extérieur des choses, il n’en est plus de même dans les sciences morales. Là, la vérité ne réside pas en dehors de nous, mais en nous. Nous ne pouvons pas apprécier les systèmes moraux d’après la fidélité avec laquelle ils nous rendent compte de la nature extérieure, mais d’après la fidélité plus ou moins grande avec laquelle ils nous rendent compte de nous à nous-mêmes ; ils sont vrais selon qu’ils reproduisent plus ou moins bien le type de moralité essentielle que nous apercevons en nous ; leur vérité ne se reconnaît donc plus par l’expérience et la science physique, mais par la réflexion intérieure et la conscience morale ; c’est au sentiment de notre valeur morale et de notre dignité propre qu’il faut s’en référer pour fixer à chaque système sa valeur et sa dignité.

À quoi ont donc abouti ces longs efforts d’apologétique chrétienne tentés par Pascal pour rabaisser l’homme et lui enlever le sentiment de sa puissance véritable et de sa véritable grandeur, puisque c’est en s’appuyant sur ce sentiment même que Pascal évite enfin de tomber, comme il le dit, dans la « lâcheté » ?


En définitive, il ne faut pas se rabaisser soi-même dans sa propre pensée, de peur de se rabaisser aussi dans ses actions. Il faut s’estimer soi-même pour agir bien, et l’acte moral ne fait qu’exprimer ce respect de soi.

On peut, sur ce point, au scepticisme de Pascal et de Montaigne opposer encore le stoïcisme d’Épictète. — Chaque homme, disait ce dernier, se fixe à soi-même son prix ; chacun ne vaut que ce qu’il croit et veut valoir. — Et Pascal lui-même, alors qu’il s’efforce d’abaisser et de « ruiner » la pensée humaine, ne la sent-il pas sans cesse en lui se relever et reprendre conscience de sa dignité ? C’est cette dignité humaine qu’il affirme souvent avec tant de force dans les Pensées. Il se demande quelque part pourquoi Dieu a donné, a commandé à l’homme la prière ; et il répond avec profondeur : « Pour lui laisser la dignité de la causalité. » Mais si celui qui demande des biens par la prière possède déjà la dignité de la causalité, que sera-ce de celui qui. par la volonté morale, les tire de soi ? et si causer ainsi soi-même ses propres biens, c’est l’essence de la prière, ce qui rapproche l’homme de Dieu, ce qui l’élève à lui, ne pourra-t-on dire que la plus désintéressée et la plus sainte, la plus humaine et la plus divine des prières, c’est l’acte moral ?

Selon Pascal, il est vrai, l’acte moral supposerait deux termes : — le devoir, le pouvoir, — et l’homme ne peut pas toujours ce qu’il doit. Pourtant, l’homme n’eût-il aucun pouvoir pour réaliser le bien objectivement, il serait toujours capable de le réaliser en sa volonté ; lors même qu’il rencontrerait de toutes parts des obstacles insurmontables, il pourrait encore lutter contre ces obstacles, et si tout autre pouvoir lui était enlevé, il pourrait encore vouloir.

Dans le for intérieur s’unissent donc d’un lien indissoluble la croyance au devoir et la croyance du pouvoir. Ce qui fonde le devoir, en effet, c’est le sentiment de la liberté respectable et aimable que nous portons en nous ; or, ce qui constitue précisément cette liberté, c’est le pouvoir d’agir par soi-même, sans emprunter son mérite à rien d’extérieur. Pascal conçoit trop la fin morale comme une sorte de but physique et extérieur à nous, qu’on serait capable de voir sans être capable de l’atteindre. « On dirige sa vue en haut, dit-il dans ses Pensées, mais on s’appuie sur le sable, et la terre fondra, et on tombera en regardant le ciel. » Mais, pourrait-on répondre, le ciel dont veut ici parler Pascal, le ciel que nous portons en notre âme, n’est-il pas tout différent de celui que nous apercevons sur nos têtes ? Ne faut-il pas dire ici que voir, c’est toucher et posséder ; que la vue du but moral rend possible et commence la marche vers ce but ; que le point d’appui qu’on trouve dans la bonne volonté ne peut fondre ; qu’on ne peut tomber en allant au bien, et qu’en ce sens, regarder le ciel, c’est déjà y monter ?


FIN
  1. On peut dire d’Épictète ce que les Athéniens disaient de Zénon, que sa vie fut l’image fidèle de sa philosophie. — Né à Hiérapolis, en Phrygie, il fut envoyé à Rome, où il devint l’esclave d’Épaphrodite. De là ce nom, Ἐπίϰτητος, esclave, sous lequel nous le connaissons. À Rome, il se lia avec le philosophe Musonius Rufus, l’une des figures les plus originales de l’époque, et auprès de lui se prit d’amour pour la philosophie.

    « Rufus, pour m’éprouver, avait coutume de me dire : — Il t’arrivera de ton maître ceci ou cela. — Rien qui ne soit dans la condition de l’homme, lui répondais-je. — Et lui alors : — Qu’irais-je lui demander pour toi, quand je puis tirer de toi de telles choses ? — C’est qu’en effet, ce qu’on peut tirer de soi-même, il est bien inutile et bien sot de le recevoir d’un autre. » Aussi, lorsqu’un jour Épaphrodite s’amusa à tordre la jambe de son esclave avec un instrument de torture : « Vous allez me la casser », dit Épictète. Le maître continua ; la jambe se cassa ; Épictète reprit tranquillement : « Je vous l’avais bien dit. »

    On le voit, Épictète fut tout d’abord, par la force des choses, un pratiquant ; il réalisa dans sa vie même la division de la philosophie qu’il donne dans le Manuel : — Apercevoir d’abord le bien par une sorte d’intuition spontanée, et l’accomplir ; puis, plus tard, par le raisonnement, démontrer pourquoi c’est le bien. La philosophie, apprise par lui au sein même de l’esclavage et de la misère, est pour lui l’affranchissement moral, la délivrance. « Ne dis pas : Je fais de la philosophie ; ce serait prétentieux ; dis : Je m’affranchis.

    Libre moralement, Épictète le devint plus tard civilement. Une fois qu’il eut devant le préteur « fait ce tour sur soi-même » qui d’après les mœurs romaines transformait l’esclave en citoyen, il vécut à Rome dans une petite maison délabrée, sans porte, ayant pour tous meubles une table, une paillasse et une lampe de fer, qu’il remplaça, lorsqu’elle lui eut été volée, par une lampe de terre. Il resta seul jusqu’au moment où, ayant recueilli un enfant abandonné, il prit à son service une pauvre femme pour soigner l’enfant. Se donner à la philosophie, puis la donner, la communiquer aux autres, tel fut l’unique but de sa vie. Il se peint lui-même, dans les Entretiens, s’adressant aux premiers personnages de Rome, et leur montrant, à la façon de Socrate, leur ignorance des vrais biens et des vrais maux ; les Romains, plus grossiers que les contemporains de Socrate, reçurent ces vérités avec des injures et des coups. Épictète essaya de parler à la multitude ; il en fut maltraité. Enfin Domitien le chassa de Rome avec tous les philosophes.

    Épictète alla sans doute en exil comme il veut qu’on y aille : en sachant que partout l’homme trouve « le même monde à admirer, le même Dieu « à louer ». Il se retira à Nicopolis, en Épire, et y ouvrit une école où la jeunesse romaine se rendit en foule. Ce fut là probablement qu’il mourut, vers l’an 117, entouré d’une vénération universelle, ayant ranimé pour un instant la grande doctrine stoïcienne qui, si tôt après lui et après son disciple indirect Marc-Aurèle, devait s’éteindre pour de longs siècles.

    Épictète n’écrivit pas. Arrien, l’un de ses disciples, fit la rédaction de ses Entretiens et les publia en huit livres, dont les quatre premiers seulement nous restent ; il écrivit aussi un ouvrage en douze livres sur La vie et la mort d’Epictète, ouvrage perdu en entier. Dans son Manuel, œuvre populaire destinée à répandre chez tous la doctrine de son maître, il résume brièvement et fortement les pensées les plus pratiques d’Épictète. Voir notre traduction du Manuel (librairie Delagrave, 1 vol. in-18).

  2. Entretiens, iv, i, 56.
  3. Ibid., iv, i, 1, sqq.
  4. Ibid., i, xviii, 17 ; iii, i, 18 ; iii, xxii, 53.
  5. Ibid., iv, i, 57.
  6. Stob. Flor., i, 54.
  7. Ib., 48.
  8. Entretiens, IV, i, 51.
  9. Entretiens, IV, i, 68.
  10. Ib., I, xvii, 21 ; II, xv.
  11. Ib., i, iv, 27.
  12. Manuel, i, 3 ; xlviii, 3.
  13. Manuel, i, 5. — Gell., noct. att., XIX, i.
  14. Ib., v.
  15. Ποῦ τὸ ἀγαθόν ; ἐν προαιρέσει. Ποῦ τὸ ϰαϰόν ; ἐν παροαιρέσει. Ποῦ τὸ οὐδέτερον ; ἐν τοῖς ἀπροαιρέτοις. Entretiens, ii, 16.
  16. . Manuel, vi.
  17. Entretiens, IV, v.
  18. Manuel, xlv.
  19. Entretiens, IV, vii.
  20. Entretiens, III, ii.
  21. Pour désigner cette complète spontanéité de l’action volontaire, les stoïciens ont un terme particulier : ὁρμή. L’ὁρμή ou ἀφορμὴ exprime un mouvement d’élan ou de recul par lequel la volonté s’approche ou se retire des objets extérieurs, et qui n’a pas sa source en ces objets, mais dans la raison. Tandis que le désir avait pour fin l’agréable ou l’utile, l’élan volontaire a pour fin le convenable, τὸ ϰαθῆϰον. Celui qui a apaisé en lui les désirs et les aversions s’est par là même arraché au trouble et au malheur ; celui qui se sert selon la raison de l’activité volontaire fait davantage : il remplit son devoir et sa fonction d’homme. « La seconde partie de la philosophie, dit Épictète, concerne l’ὁρμή et l’ἀφορμὴ, ou en un seul mot le convenable : elle a pour but de régler l’ὁρμή selon l’ordre et la raison, avec le secours de l’attention. » (Entretiens, III, ii.)

    Le sens précis de l’ὁρμή et de l’ἀφορμὴ stoïcienne, que Cicéron traduit par concilia et agendi et non agendi, n’a pas toujours été compris. Les anciens traducteurs d’Épictète rendent ὁρμή par le mot penchant, inclination. Ritter (Hist. de la phil. anc., t. IV) et M. Ravaisson (Essai sur la mét. d’Arist. t. ii, p. 268) traduisent également ce terme par celui de penchant. C’est là, semble-t-il, confondre l’ὁρμή ἀλογος, qui est le propre des animaux, avec l’ὁρμή εὔλογος, qui est le propre de l’homme. L’idée de penchant et d’inclination implique l’idée de fatalité : or, Épictète place précisément l’ὁρμή au nombre des choses qui dépendent uniquement de notre volonté ; sans cesse il répète qu’elle est absolument libre, et que rien ne peut triompher d’elle si ce n’est elle-même : (IV, i). Enfin, il la confond si peu avec le penchant et l’instinct, qu’il va jusqu’à l’attribuer à Dieu : τὰς ὁρμὰς τοῦ θεοῦ. (Entret., IV, i, 100).

    Par un excès tout contraire à celui dont nous venons de parler, M. Fr. Thurot, dans sa savante traduction du Manuel, rend ὁρμή par détermination. N’est-ce point supprimer la distinction entre la προαίρεσις et l’ὁρμή, entre la décision ou choix de l’intelligence et l’élan de la volonté vers l’objet choisi ? — En réalité, l’ὁρμή n’est ni un penchant de la sensibilité ni une détermination de l’intelligence, c’est un acte de la volonté, c’est un vouloir ; ce vouloir a pour objet le convenable, comme l’ὄρεξις a pour objet l’utile, comme la συγϰατάθεσις a pour objet le vrai ou le rationnel (Entretiens. III, ii).

  22. V. Sénèque, de Benef., IV, c. 34 ; de Tranquill., c. 13.
  23. Marc-Aurèle, v, xx.
  24. Manuel, viii.
  25. Entretiens, i, i ; II, viii.
  26. Voir Entretiens, I, vii.
  27. Entret., III, i, 2.
  28. Ib., I, vii.
  29. Ib., I, vii. « Le vulgaire, dit Épictète, ne voit pas quel rapport a avec le devoir l’étude de la logique… ; mais ce que nous cherchons en toute matière, c’est comment l’homme de bien trouvera à en user et à s’en servir conformément au devoir. » (I, vii, 1.)
  30. Ib., III, ix.
  31. Οὐδὲ τὸν δάϰτυλον εἰϰῆ ἐϰτείνειν. Stob. Flor., liii, 58.
  32. Entretiens, IV, ix.
  33. Ibid., IV, ix.
  34. Marc-Aur., IV, iii.
  35. Plutarque, Stoïc. paradox.
  36. Entretiens, II, xvi.
  37. Ib., I, v.
  38. Ib., IV, i, iv.
  39. Ib., ii, 10.
  40. Entretiens, II, xviii, 19.
  41. Ib., IV, i, 54.
  42. Ib., II, xi.
  43. Sénèque, de Clement., II, 5, 2, et Epist., LXXIII : Sunt qui existimant philosophiæ fideliter deditos contumaces esse ac refractarios et contemptores magistratuum ac regum. — On sait les dures vérités que les philosophes stoïciens dirent plus d’une fois aux empereurs.
  44. Entretiens, II, xxii.
  45. Id., II, xxii.
  46. Manuel, i.
  47. Entretiens, II, xxii.
  48. Marc-Aurèle, viii, 51.
  49. Entretiens, I, xxviii ; II, xvi ; II, xxii.
  50. Dissertations, II, xvii. (Tr. Courdaveaux, p. 179). — A.-P. Thurot, dans sa traduction des Entretiens, ne semble pas avoir saisi l’ironie de ce passage.
  51. Entretiens, III, xxiv.
  52. Manuel, iii.
  53. Ib., xiv.
  54. Entretiens, III, xxiv.
  55. Ib., II, xxii.
  56. Stob. Flor., i, 57.
  57. Pensées. IX, iii.
  58. VIII, lvii.
  59. Marc-Aurèle, VII, xiii. Ἀπὸ ϰαρδίας φίλει τοὺς ἀνθρώπους.
  60. Entretiens, III, xiii.
  61. Marc-Aurèle, IV, xlv.
  62. Entretiens, III, xxiv, 10.
  63. Marc-Aurèle, IV, xxiii.
  64. Manuel, xxxi.
  65. Entretiens, I, xxiii.
  66. En outre, si le titre de Dieu à notre amour se fonde sur la distribution qu’il nous fait des biens et des maux extérieurs, quiconque pourra les distribuer comme lui, par exemple le prince, sera dieu. « De là vient que nous honorons comme des dieux ceux qui ont en leur pouvoir les choses du dehors : cet homme, disons-nous, a dans ses mains les choses les plus utiles ; donc il est un dieu. » — Explication profonde de la dégradation morale où était tombée Rome, et des honneurs divins rendus aux Néron ou aux Domitien. — Bossuet essayera de prouver, lui aussi, que les princes sont des dieux parce qu’ils ont comme Dieu le pouvoir de nous distribueras biens ou les maux : « Il faut obéir aux princes comme à la justice même, dit Bossuet : ils sont des dieux… Comme en Dieu est réunie toute perfection, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. »
  67. Entretiens, III, xx.
  68. Ibid., XXIX.
  69. Ibid., XXIV.
  70. Entretiens. I, 6, 33, sqq. ; II, 16, 44 ; IV, 10, 10 ; III, 22, 24, 13 sqq. ; III, 26, 31. — V. sur le costume du cynique, Gatak., ad Marc. Antonin. iv, 30 ; M. Ravaisson, Essai sur la Met. d’Arist., ii, 120.
  71. Manuel, xxxi.
  72. Maxim., xviii, p. 183. — Cette dernière pensée est d’une authenticité contestée ; mais elle est toute conforme à l’esprit du Manuel et des Entretiens.
  73. Distique attribué à Épictète.
  74. Epist. ad Luc, 73.
  75. Marc-Aurèle, III, ii.
  76. Sénèque, Epist. 96, 107.
  77. Entretiens, IV, i.
  78. Marc-Aurèle, X, 21, IV, 23.
  79. Pensées, II. xvii.
  80. Entretiens, III, xiii.
  81. Stob. Flor., cviii, 60.
  82. Entretiens, III, xxix.
  83. De tranquill. an., i, ii.
  84. Pensées, IX, xxviii.
  85. Ibid., IX, xxxvii.
  86. Pensées, vi, 24 ; vii, 32, 50 ; ix, 28, 39 ; x, 7, 18 ; xi, 3.
  87. Pensées, ix, 3.
  88. II, 11.
  89. Entretiens, I, ix.
  90. On sait comment Pérégrinus, le fameux cynique, après avoir convié toute la Grèce à Olympie pour le voir mourir, les jeux finis, au lever de la lune, au milieu des parfums de l’encens et des acclamations d’un peuple, s’élança dans le bûcher allumé par les mains de ses disciples, et « disparut dans l’immense flamme qui s’éleva. » (Lucien, Mort de Pérégr., 33). — V. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, ii, 285.
  91. Gell., Noct. Att., xvii, 19.
  92. Stob. Flor., I, 47. — V. les Entretiens.
  93. Les anciens étaient toujours tentés de se représenter l’âme sous la forme d’une chose passive plutôt que comme une volonté active : de même qu’ils voulaient au dedans la rasseoir et l’apaiser, ils voulaient au dehors « la polir », l’ « arrondir » en quelque sorte : le sage, suivant la comparaison d’Empédocle reprise par Horace, doit se façonner lui-même en une sphère toute ronde et polie sur laquelle nulle aspérité ne peut donner prise :

    et in seipso totus teres atque rotundus
    Externi ne quid valeat per læve morari.

    Sat., II, 7. Cf. Marc-Aurèle, XII, iii ; VIII, xlviii ; XI, xii. — L’âme vraiment libre ressemble-t-elle donc à cette sphère solitaire roulant dans le vide ?

  94. Entretiens, I, xix.
  95. V. M. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, ii, 279.
  96. Marc-Aurèle, IV, x.
  97. Id., viii, 51.
  98. Entretiens, IV, i, 106.
  99. Voir plus haut.
  100. Cf. Pensées, xxv, 116 : « Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. Tout le monde fait le dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais. »