Germer Baillière et Cie (p. 1-32).


PREMIÈRE PARTIE

L’ÉDUCATION MORALE

RÔLE DE L’HÉRÉDITÉ ET DE LA SUGGESTION

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CHAPITRE PREMIER

LA SUGGESTION ET L’ÉDUCATION

COMME MODIFICATEURS DE L’INSTINCT MORAL

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I. — Effets de la suggestion nerveuse. — Suggestion : 1o des sensations et sentiments, 2o des idées, 3o des volitions et actions. — Possibilité de créer, par la suggestion, des instincts nouveaux, et des instincts d’ordre moral ; obligations suggérées : devoirs artificiels. Possibilité de démoraliser et de moraliser. La suggestion comme moyen de réformation morale.


II. — Suggestion psychologique, morale et sociale. Suggestion de l’exemple, du commandement, de l’autorité, de l’affirmation et du mot, du geste, etc. Croyances suggérées. La suggestion est l’introduction en nous d’une croyance pratique qui se réalise elle-même.


III. — La Suggestion comme moyen d’éducation morale et modificateur de l’hérédité. — Véritable autorité morale de l’éducateur. Des châtiments. De la confiance en soi à inspirer. Suggestions à produire et suggestions à éviter.


I. — LA SUGGESTION NERVEUSE ET SES EFFETS

Les effets bien connus de la suggestion nerveuse s’exercent sur la sensibilité, sur l’intelligence et sur la volonté : on peut suggérer des sensations et sentiments, des idées, des volitions. « Un homme, dit Shakespeare, pourrait tenir à la main un charbon ardent, et cependant s’imaginer que ce qu’il tient est froid, si en même temps il pensait au glacial Caucase ; il pourrait, sans être glacé de froid, se rouler dans la neige de décembre, en pensant à la chaleur d’un été imaginaire. »

Wallow naked in December snow,
By thinking on fantastic summer’s heat.

La suggestion réalise ce que dit Shakespeare. Un sujet hypnotisé à qui l’on persuade qu’il est en danger de périr dans la neige, grelotte de froid. On lui fait trouver que la température de la chambre est excessivement chaude, et il transpire bientôt de chaleur. Pendant le sommeil hypnotique ou pendant la catalepsie, M. Féré a suggéré à des malades l’idée que, sur une table de couleur sombre, il y avait un portrait de profil ; à leur réveil, les malades voyaient distinctement ce portrait à la même place, et si alors on leur mettait un prisme devant l’un des yeux, elles avaient la surprise extrême de voir deux profils. La compression latérale du globe oculaire suffit, chez l’hypnotisé, pour déranger l’axe optique et produire la diplopie. Cela tient, suivant la remarque du docteur Hack Tuke[1], à ce qu’une sensation centrale, d’origine subjective, peut supplanter la sensation née de l’impression périphérique. La sensation suggérée s’imprime sur la région de l’écorce cérébrale où s’imprime habituellement la sensation réelle, — région qui est devenue le siège d’une sorte d’hypnotisme local.

Le gardien du Palais de Cristal, chargé de manœuvrer une machine électrique, a souvent observé que les dames qui venaient prendre les poignées de la machine éprouvaient des sensations particulières et croyaient sincèrement être électrisées, alors que la machine ne fonctionnait pas encore. « En 1862, je fus appelé, dit M. Woodhouse Braine, à administrer le chloroforme à une jeune fille très nerveuse, profondément hystérique, à qui l’on devait enlever deux tumeurs. J’envoyai chercher du chloroforme, et en attendant, pour habituer la jeune fille au masque de l’appareil, je le lui appliquai sur le visage ; immédiatement elle se mit à respirer au travers. Au bout d’une demi-minute elle dit : Oh ! je sens, je sens que je m’en vais ! Le flacon de chloroforme n’était pas encore arrivé. Un pincement faible la laissa indifférente ; je pinçai rudement : à ma grande surprise elle ne sentit rien. L’occasion me parut favorable, et je priai le chirurgien de commencer. Je demandai plus tard à la jeune fille si elle avait senti quelque chose. — Non, dit-elle, je ne sais pas ce qui s’est passé. — À sa sortie de l’hôpital, elle croyait fermement à la puissance de l’anesthésique qu’on lui avait administré. »

Les stigmates sont, comme on sait, un phénomène d’auto-suggestion. On connaît l’histoire de Louise Lateau, la stigmatisée de Belgique. La périodicité des stigmates s’explique par ce fait qu’il y a, entre certains jours de la semaine et les pensées déterminantes, une association établie.

On suggère des idées actives, des volitions, comme on suggère des sensations. Voici un hypnotisé : on peut, pendant son sommeil, lui suggérer telle ou telle idée d’acte, par exemple l’idée d’aller rendre visite à quelqu’un tel jour et à telle heure, de se tromper sur l’orthographe de son propre nom en signant une lettre, d’ouvrir un livre et d’y lire les vingt premiers mots de la page 100, de dire une prière, de prendre dans la poche de telle personne présente son mouchoir et de le jeter au feu, etc., Cette idée d’agir, inculquée pendant le sommeil hypnotique, hante l’esprit du patient à son réveil, devient une idée fixe, le poursuit le plus souvent jusqu’à ce qu’il l’ait réalisée d’une manière ou d’une autre. En la réalisant, d’ailleurs, il croit agir tout spontanément, obéir à une fantaisie personnelle, il s’attribue à lui-même la volonté d’autrui implantée en lui, et il trouve souvent des raisons presque plausibles pour justifier les actions déraisonnables qu’on lui a fait accomplir.

Outre les idées et les croyances qu’on peut suggérer ainsi à un hypnotisé, outre les volitions, les sensations et les hallucinations, on peut lui inculquer des sentiments d’admiration ou le mépris, l’antipathie ou la sympathie, des passions et émotions, comme la peur durable. Et toutes ces suggestions, d’un effet parfois si sûr, on peut les donner instantanément ; dans l’espace de 15 secondes, entre deux portes, on peut, d’un geste brusque, arrêter au passage un sujet, l’immobiliser en catalepsie, produire le somnambulisme, lui donner une suggestion d’actes, puis le réveiller. L’hypnotique saura à peine s’il a été endormi, il n’aura ressenti qu’un frisson léger et fugitif ; mais une idée nouvelle se trouve désormais inculquée en lui ; une impulsion qui, si elle ne rencontre pas d’obstacle, s’achèvera bientôt en un acte : quinze secondes ont suffi pour mettre la main sur le levier de la machine humaine. S’il en est ainsi, ne pourrait-on aller plus loin encore, créer de vrais instincts, et des instincts moraux ? Tandis que l’habitude ou l’instinct sont d’abord organiques pour se réfléchir ensuite sous la forme d’une idée dans le domaine de la conscience, la suggestion nous montre une idée pénétrant du dehors dans le cerveau d’un individu, s’y enfonçant pour ainsi dire et se transformant ensuite en habitude. La marche est inverse, le résultat pratique est le même.

Nous avons été, croyons-nous, le premier à signaler l’analogie profonde de la suggestion et de l’instinct, ainsi que l’application possible de la suggestion normale et naturelle à l’éducation, de la suggestion artificielle à la thérapeutique, comme correctif d’instincts anormaux ou stimulant d’instincts normaux trop faibles[2]. Toute suggestion est en effet un instinct à l’état naissant, créé par l’hypnotiseur, de même que le chimiste produit aujourd’hui par synthèse des substances organiques. Et comme tout instinct est le germe d’un sentiment de nécessité et parfois même d’obligation, il s’ensuit que toute suggestion est une impulsion qui commence à s’imposer à l’esprit, c’est une volonté élémentaire qui s’installe au sein de la personnalité. Cette volonté, le plus souvent, se croit autonome et libre, et elle ne tarderait pas à dominer l’être, avec tous les caractères du vouloir le plus énergique et le plus conscient, — si elle ne rencontrait pas la résistance d’autres penchants préexistants et vivaces.

Au cas où on pourrait créer ainsi un instinct artificiel durable, il est probable qu’un sentiment mystique et comme religieux s’attacherait bientôt à cet instinct. Suggérer, dans certaines conditions, c’est contraindre physiquement ; avec des conditions beaucoup plus complexes, on pourrait presque obliger moralement. En somme, tout instinct naturel ou moral dérive, selon la remarque de Cuvier, d’une sorte de somnambulisme, puisqu’il nous donne un ordre dont nous ignorons la raison : nous entendons la « voix de la conscience », et nous localisons cette voix en nous, alors qu’elle vient de bien plus loin et qu’elle est un écho lointain renvoyé de génération en génération. Notre conscience instinctive est une sorte de suggestion héréditaire.

M. Delbœuf suggéra un jour à sa domestique M… l’idée d’embrasser un invité, un jeune homme, M. A. Elle s’approcha de lui, hésita, recula, rougit terriblement et cacha sa figure dans ses mains. Le lendemain elle confiait à la femme de M. Delbœuf qu’elle avait eu une singulière envie d’embrasser M. A. ; de plus, cette envie n’était pas encore passée, et le surlendemain elle durait encore. Huit jours après, M. Delbœuf répète l’ordre déjà donné, et cette fois, le soir, l’ordre est exécuté. M. Delbœuf, qui a appris à ses sujets à se souvenir de leurs actes quand ils sont sous l’influence de la suggestion, demandait à la jeune fille ce qu’elle avait éprouvé la veille en allant embrasser M. A. « Je ne pensais à rien, dit-elle ; quand j’ai ouvert la porte, l’idée m’est venue d’embrasser M. A., il me sembla que c’était une chose que je devais faire absolument, et je l’ai faite[3] ». — « Le 5 avril, 5 h. 15 minutes après midi, dit M. Delbœuf, je suggère à M. que, sur le coup de la demie après cinq heures, elle ira consoler une statuette en bois placée sur la cheminée et représentant un moine qui pleure. Je la réveille. La pendule sonne ; M. se lève, va réconforter le moine avec force gestes de commisération, puis vient se rasseoir… Souvenir intégral. — Comment vous décidez-vous à faire une action si peu raisonnable ? — Elle m’apparaît comme un devoir. »

Les effets de la suggestion ont été très bien analysés par M. Beaunis. Rien de plus curieux, au point de vue psychologique, que de suivre sur la physionomie d’un sujet l’éclosion et le développement de l’idée qui lui a été suggérée. Ce sera, par exemple, au milieu d’une conversation banale qui n’a aucun rapport avec la suggestion. Tout à coup l’hypnotiseur, qui est averti et qui surveille son sujet sans en avoir l’air, constate à un moment donné comme une sorte d’arrêt dans la pensée, de choc intérieur qui se traduit par un signe imperceptible, un regard, un geste, un repli de la face ; puis la conversation reprend, mais l’idée revient à la charge encore faible et indécise ; il y a un peu d’étonnement dans le regard : on sent que quelque chose d’inattendu traverse par moments l’esprit comme un éclair. Bientôt l’idée grandit peu à peu ; elle s’empare de plus en plus de l’intelligence, la lutte est commencée, les yeux, les gestes, tout parle, tout révèle le combat intérieur ; on suit les fluctuations de la pensée ; le sujet écoute encore la conversation, mais vaguement, machinalement, il est ailleurs : « tout son être est en proie à l’idée fixe qui s’implante de plus en plus dans son cerveau. Le moment venu, toute hésitation disparaît, la figure prend un caractère remarquable de résolution. » Cette lutte intérieure, terminée par l’action, n’est pas sans analogie avec les autres luttes où sont aux prises des instincts moraux. Et la lutte, on le sait, est accompagnée de conscience et de raisonnement, car les hypnotisés trouvent toujours des raisons quelconques de leur conduite. Le mécanisme, comme tel, est donc comparable, et les sujets de M. Beaunis semblent obéir aux mêmes lois naturelles que tel héros de Corneille se sacrifiant au devoir. Toutefois il y a une grande différence de complexité et de valeur entre ces phénomènes mécaniquement analogues : la formule d’action que nous appelons devoir est en effet la résultante morale et réfléchie de forces très complexes coordonnées, de penchants supérieurs et naturels mis en harmonie par cette formule ; au contraire le commandement de la suggestion est l’effet brusque et passager d’un penchant unique et perturbateur, artificiellement introduit dans l’esprit. Celui qui sent alors la pression intérieure de la suggestion doit nécessairement avoir conscience de ne pas être dans l’état normal, d’être troublé, d’être enfin dominé par une force unique, et non porté en avant par l’ensemble des tendances les plus enracinées, les plus normales et les meilleures de son être.

Néanmoins il est probable qu’en procédant pour l’être humain comme pour une plante de terre ôtée au milieu normal, et en systématisant les suggestions, on pourrait arriver, — nous l’avons dit dans notre Esquisse d’une morale, — à créer de toutes pièces de véritables devoirs artificiels[4]. Ce serait la synthèse prouvant l’exactitude de l’analyse. On pourrait aussi, par une expérience inverse, annuler plus ou mois provisoirement tel ou tel instinct naturel. On peut faire perdre à une somnambule la mémoire, par exemple la mémoire des noms ; on peut même, selon M. Richet, faire perdre toute la mémoire (Revue philos., 8 octobre 1880). Il ajoute : « Cette expérience ne doit être tentée qu’avec une grande prudence ; j’ai vu survenir dans ce cas une telle terreur et un tel désordre dans l’intelligence, désordre qui a persisté pendant un quart d’heure environ, que je ne voudrais pas recommencer souvent cette tentative dangereuse. » Si l’on identifie la mémoire, comme la plupart des psychologues, avec l’habitude et l’instinct, on pensera qu’il serait possible aussi d’anéantir provisoirement, ou tout au moins d’affaiblir chez une somnambule tel instinct, même des plus fondamentaux et des plus obligatoires pour la réflexion, comme l’instinct maternel, la pudeur, etc. Si cette suppression de l’instinct ne laissait quelques traces après le réveil, on pourrait alors éprouver la force de résistance des divers instincts, par exemple des instincts moraux, et constater lesquels sont les plus profonds et les plus tenaces, des penchants égoïstes ou altruistes. On pourrait, dans cette sorte de mémoire héréditaire et sociale qu’on appelle la moralité, distinguer les parties solides et les autres plus fragiles, plus récemment surajoutées.

Mais évidemment l’expérimentateur honnête ne se servira jamais de la force de la suggestion pour démoraliser ; il en fera usage pour moraliser. Sur ce point, les indications sommaires que nous avions données jadis se sont trouvées réalisées avec succès par un nombre déjà notable d’expérimentateurs. Il est démontré aujourd’hui qu’on peut souvent contrebalancer une manie ou une habitude dépravée par une habitude artificielle, créée au moyen de la suggestion pendant le sommeil hypnotique. La suggestion aura donc des conséquences dont on ne peut bien déterminer encore la portée au double point de vue de la thérapeutique mentale et même de l’éducation chez les jeunes malades nerveux.

En premier lieu, les résultats thérapeutiques de la suggestion sont déjà nombreux. Le Dr Voisin affirme avoir guéri par suggestion le délire mélancolique et la dipsomanie. En tous cas, la morphinomanie est guérissable par ce moyen, et la guérison peut même se faire brusquement, sans provoquer ces accès de manie furieuse qui suivent ordinairement la suppression de la morphine. L’ivrognerie alcoolique et la manie de fumer ont été guéries de la même manière par MM. Voisin et Liégeois.

La suggestion pourrait aussi devenir en certains cas, un moyen correcteur. À la suite des troubles civils de Belgique, M. avait une peur effroyable de sortir à la nuit tombante ; même un coup de sonnette à cette heure la faisait trembler. M. Delbœuf l’hypnotise, la rassure et lui ordonne d’être courageuse à l’avenir ; ses terreurs disparurent comme par enchantement et « sa conduite se modifia en conséquence[5] ». On peut donc agir sur la conduite. Jeanne Sch…, âgée de vingt-deux ans, voleuse, prostituée, ordurière, paresseuse et malpropre, est transformée par M. Voisin de la Salpêtrière — grâce à la suggestion hypnotique — en une personne obéissante, soumise, honnête, laborieuse et propre. Elle qui n’avait pas voulu lire une ligne depuis plusieurs années, elle apprend par cœur des pages d’un livre de morale ; tous ses sentiments affectifs sont réveillés ; elle est finalement admise comme employée dans un établissement hospitalier, où « sa conduite est irréprochable. » Il est vrai que c’est simplement la substitution d’un nervosisme doux à un nervosisme déplaisant. Nombre de cas de guérison morale du même genre se sont produits à la Salpêtrière. Même parmi sa clientèle de la ville, M. Voisin prétend, par la suggestion hypnotique, avoir transformé une femme dont le caractère était insupportable, la rendre douce, affectueuse avec son mari et désormais inaccessible à la colère ! Voilà une belle métamorphose ! De même, le Dr Liébault, de Nancy, aurait réussi, au moyen d’une seule suggestion, à rendre laborieux pendant six semaines un enfant d’une paresse obstinée. C’est un commencement. On peut seulement se demander s’il ne vaut pas mieux laisser un enfant dans la paresse que de le rendre névropathe. M. Delbœuf a proposé récemment l’emploi de la suggestion dans les maisons de correction ou de réforme pour les jeunes malfaiteurs. Déjà plusieurs médecins ont demandé l’autorisation de procéder à des essais. Tout en faisant la part de l’enthousiasme médical, il reste vrai que la suggestion a une influence considérable, et le psychologue peut, nous le verrons, tirer des conséquences importantes de ce fait.


II. — SUGGESTION PSYCHOLOGIQUE, MORALE ET SOCIALE

La suggestion physiologique et névropathique n’est que l’exagération de faits qui se passent à l’état normal. L’expérimentation sur le système nerveux est une sorte d’analyse qui isole les faits et qui, en les isolant, les met en relief. On peut donc et on doit admettre une suggestion psychologique, morale, sociale, qui se produit même chez les plus sains, sans acquérir cette sorte de grossissement artificiel que lui donnent les troubles nerveux. Cette suggestion normale, bien organisée et bien réglée, peut évidemment ou favoriser, ou réprimer les effets de l’hérédité. Étudions-la donc dans son origine et dans ses diverses formes.

On peut, avons-nous dit, considérer comme prouvé aujourd’hui que, si la suggestion mentale existe à un degré exceptionnel chez quelques sujets particulièrement bien doués, elle doit, en vertu de l’analogie de constitution dans la race humaine, exister aussi à un degré imperceptible chez tout le monde ; comment donc n’est-elle pas plus facile à constater ? C’est que 1o elle est très faible chez la plupart des hommes, ne produit qu’un effet insaisissable à tel ou tel moment, dans tel ou tel cas isolé, tout en pouvant fort bien avoir une influence massive considérable ; 2o les suggestions mentales doivent, chez les sujets normaux, se croiser plus ou moins, leur venir à la fois des individus les plus divers. Nous ne sommes pas, à l’état normal, sous la puissance d’un magnétiseur déterminé, d’une seule personne au monde faisant de nous sa chose. Mais il ne s’ensuit pas que nous ne soyons point accessibles à une infinité de petites suggestions, tantôt se contrariant, tantôt s’accumulant et produisant un effet moyen très sensible ; ce sont alors des suggestions venues, non pas d’un individu isolé, mais de la société tout entière, de tout le milieu qui nous enveloppe : ce sont, à proprement parler, des suggestions sociales.

Rien ne se passe donc dans le sommeil provoqué qui ne puisse se produire, à un degré plus ou moins rudimentaire, chez beaucoup de gens à l’état de veille ; nous sommes tous susceptibles de suggestions, et même la vie sociale n’est pour ainsi dire qu’une balance de suggestions réciproques. Mais la possibilité de la résistance personnelle à la suggestion varie considérablement suivant les personnes. Il en est qui sont presque incapables de résister, dont la personnalité ne compte en quelque sorte pour rien dans la somme des motifs qui déterminent l’action. Elles sont frappées d’une sorte de paralysie morale. Dostoiewsky, ce remarquable observateur, mentionne entre autres traits chez les criminels l’impossibilité de réprimer un désir : « Le raisonnement n’a de pouvoir sur ces gens qu’autant qu’ils ne veulent rien. Quand ils désirent quelque chose, il n’existe pas d’obstacles à leur volonté… Ces gens-là naissent avec une idée qui, toute leur vie, les roule inconsciemment à droite et à gauche ; ils errent ainsi jusqu’à ce qu’ils aient rencontré un objet qui éveille violemment leur désir ; alors ils ne marchandent pas leur tête… Quand Pétrof désirait quelque chose, il fallait que cela se fît. Un individu comme Pétrof assassinera un homme pour vingt-cinq kopecks, uniquement pour avoir de quoi boire un demi-litre ; en toute autre occasion, il dédaignera des centaines de mille roubles[6]. »

L’exemple doit avoir par lui-même une force, qu’il emprunte à la solidarité des consciences. Chez les névropathes, la seule vue d’un mouvement rythmique provoque l’exécution de ce mouvement : c’est un phénomène de suggestion psycho-motrice dont MM. Richet et Féré ont donné des exemples. De là les épidémies spasmodiques. Si nous prions un névropathe de regarder avec attention les mouvements de flexion que nous faisons avec notre main, au bout de quelques minutes il déclare qu’il a la sensation que le même mouvement se fait dans sa propre main, bien qu’elle soit complètement immobile. Cette immobilité ne dure pas en effet, et bientôt sa main se met à exécuter irrésistiblement des mouvements rythmiques de flexion. Toute perception se ramène plus ou moins à une imitation, à la création en nous d’un état correspondant à celui que nous percevons chez autrui ; toute perception est une sorte de suggestion qui commence et qui, chez certains individus, n’étant pas neutralisée par d’autres, s’achève en actions. L’élément suggestif inhérent à toute perception est d’autant plus fort, nous l’avons vu, que la perception est celle d’un acte ou d’un état voisin de l’acte[7]. Enfin la suggestion devient irrésistible lorsque la perception, au lieu de se produire au milieu d’états de conscience complexes qui la limitent, occupe toute la conscience et constitue à un moment donné le tout intérieur. C’est ce qu’on a appelé l’état monoïdéique, propre aux somnambules, à tous ceux chez lesquels l’équilibre mental est rendu plus ou moins instable par une sorte d’abstraction qui supprime dans l’esprit un côté de la réalité.

Le même névropathe qui tend à reproduire machinalement un mouvement musculaire exécuté devant lui, tendra également à reproduire un état de la sensibilité ou de la volonté qu’il perçoit chez un autre individu, et qui lui est révélé soit directement par l’expression du visage, soit indirectement par le langage et le ton de la voix. La suggestion est ainsi la transformation par laquelle un organisme plus passif tend à se mettre à l’unisson avec un organisme plus actif ; celui-ci domine l’autre et en vient à régler ses mouvements extérieurs, ses volontés, ses croyances intérieures. Le commerce de parents respectés, d’un maître, d’un supérieur quelconque, doit produire des suggestions qui s’étendent ensuite à toute la vie. L’éducation a de ces enchantements, de ces « charmes » dont parle Calliclès dans le Gorgias, et qui lui servent à dompter au besoin les jeunes lions. Il est chez l’homme, comme on l’a dit, des « pensées par imitation » qui se transmettent d’individu en individu et de race en race avec la même force que de véritables instincts. Une enfant de ma connaissance avait lu à l’âge de treize ans dans un roman de Jules Verne, Martin Paz, la description d’une héroïne très gracieuse qui marchait à tout petits pas : l’enfant s’étudia désormais à ne faire que des pas extrêmement petits. Cette habitude est maintenant chez elle si invétérée qu’elle ne s’en défera vraisemblablement jamais. Si l’on tient compte de la solidarité de tous les mouvements du corps, on comprendra quelle importante modification cette impression artistique a apporté dans la manière d’être de la jeune fille : petitesse des pas, petitesse des gestes, de la voix, peut-être expression enfantine de la physionomie.

On sait la rapidité avec laquelle les crimes se propagent par suggestion sous la forme même où un premier a été accompli : les femmes coupées en morceaux, les suicides étranges, le clou de la guérite où sept soldats se pendirent successivement, etc. De là le danger de la presse. Le directeur du Morning-Herald a déclaré qu’il ne mettrait plus jamais dans son journal les comptes rendus de meurtres, ni de suicides, ni de folies pouvant être contagieux, et il a tenu parole.

L’autorité que possèdent certaines personnes s’explique aussi par la contagion d’un état de conscience, et cet état n’est autre chose que l’état de croyance et de foi, l’intensité de l’affirmation. L’obéissance est l’effet d’une suggestion victorieuse, et le pouvoir de suggérer se résout dans le pouvoir d’affirmer. Aussi les tempéraments les plus capables d’acquérir de l’autorité sur les hommes sont-ils ceux qui affirment le plus, ou tout au moins qui paraissent le plus affirmer par le geste et le ton. Ceux auxquels on croit le plus et qui sont les plus obéis sont les plus croyants, ou ceux qui semblent tels. Le pouvoir d’affirmation se résolvant lui-même dans une énergie de la volonté, la parole cela est se ramène à cette autre : je veux que cela soit, j’agis comme si cela était, je m’adapte tout entier à ce phénomène supposé. — De là, cette loi : toute volonté forte tend à créer une volonté de même direction chez les autres individus ; toute adaptation de la conscience à un phénomène supposé, par exemple à un événement futur ou à un idéal lointain, tend à se propager dans les autres consciences, et les conditions sociales favorables à l’apparition du phénomène, tendent ainsi d’elles-mêmes à se réunir, par le seul fait qu’une seule conscience les a perçues en elle-même comme réunies[8]. Ce que je crois et vois assez énergiquement, je le fais croire et voir à tous, et si tous le voient, cela est, — du moins dans la proportion où la conscience et la croyance collective peuvent équivaloir à une réalisation.

Une seconde loi, c’est que la puissance de contagion d’une croyance, et conséquemment d’une volonté, est en raison directe de sa force de tension et, pour ainsi dire, de sa première réalisation intérieure. Plus on croit et agit soi-même, plus on agit sur autrui et plus on fait croire. La volition énergique se transforme aussitôt en une sorte de commandement : l’autorité est le rayonnement de l’action. Les charlatans et tous les orateurs en général connaissent bien cette puissance contagieuse de l’affirmation ; il faut entendre de quelle voix assurée et avec quel accent de foi ils affirment ce dont ils veulent convaincre ; leur ton est leur premier argument et parfois le plus solide.

Chez des sujets hypnotisables, — il ne faut pas oublier qu’on en trouve environ trente sur cent parmi les individus normaux — une simple affirmation à l’état de veille, faite d’un ton d’autorité par une personne en qui ils ont confiance, suffit à produire des illusions ou des hallucinations véritables. Sur une simple affirmation de M. Bernheim, un de ses sujets, parfaitement éveillé, croit avoir vu dans une chapelle une batterie entre des ouvriers dont il donne le signalement à un commissaire de police ; il se déclare prêt à témoigner en justice et à prêter serment. L’hallucination suggérée devient ainsi le principe d’une ligne de conduite, et pourrait donner lieu aux conséquences sociales les plus graves. Il y a une autorité et une puissance naturelle dans le ton, puissance que rend ainsi sensible l’observation des hypnotisables, auxquels les enfants ressemblent sous tant de rapports. M. Delbœuf, s’adressant à une personne hypnotisable pendant qu’elle n’est pas hypnotisée, peut, nous dit-il, selon le ton de sa voix, ou bien lui faire voir noire la barbe qu’il a blanche, ou bien ne lui faire accepter la chose qu’à moitié : — « Pas tout à fait noire, monsieur, il y a bien des poils blancs ». — ou bien ne lui rien persuader du tout. Il y a des nuances infinies dans le ton de la voix : les hypnotisables, étant particulièrement sensibles, les interprètent plus rapidement que les autres, mais leurs actes ne sont que la traduction et le grossissement d’impressions réelles ressenties par tous. La suggestion par imitation et par sympathie nerveuse augmente lorsqu’au ton de la voix on peut ajouter le geste et enfin l’action même. MM. Binet et Féré remarquent qu’on obtient d’un sujet une contraction dynamométrique beaucoup moins intense si on lui dit simplement : « Serre de toutes tes forces », que si on lui dit : « Fais comme moi », et qu’on se mette à serrer soi-même. Les commandements de Dieu sont de véritables suggestions faites à l’oreille de tout un peuple, d’autant plus puissantes qu’elles s’appuyaient sur l’autorité d’un être surhumain, et que ces paroles semblaient résonner dans les voix mêmes du ciel. Toute impulsion forte, chez un être conscient, devient une sorte de parole intérieure, disant au dedans : fais, ne fais pas ; avance, recule. Elle prend donc la forme d’une suggestion précise, qui emprunte à sa précision même son autorité et devient, si elle est assez énergique, ce commandement : il faut faire ceci, il ne faut pas faire cela.

Le mot est, chez l’homme, le produit naturel et nécessaire de l’évolution intellectuelle, marquée par une certaine netteté dans les états de conscience : le mot est un degré de l’idée et du sentiment, il n’en est pas séparé. Aussi tout mot (surtout dans les langues concrètes et bornées des peuples primitifs) éveille-t-il aussitôt avec force l’idée ou le sentiment correspondant. D’autre part, comme c’est une loi psychologique que toute image occupant vivement la conscience tend à s’achever par l’action, le mot est une action qui commence. Tous les mots d’une langue, surtout d’une langue primitive, sont des possibles luttant entre eux pour leur réalisation, des suggestions se neutralisant. Lorsqu’une personne munie à nos yeux d’une autorité quelconque prononce un mot à nos oreilles, nous formule un précepte, elle complète et fait aboutir une suggestion latente que nous portions en nous-mêmes, elle donne une force nouvelle à une impulsion préexistante. L’impulsion interne du pouvoir cherchant à se manifester et l’impulsion externe de la parole sont deux forces de même nature, qui ne font que s’ajouter dans la suggestion morale, dans le commandement, hypnotique ou non. Le mot n’agit d’ailleurs que comme symbole de l’acte de la volonté ou de la réaction de la sensibilité qu’il exprime et commande. Il n’a pas de valeur propre. Un hypnotisé à qui on avait suggéré de voler une cuiller avance la main vers une montre qu’il voit sur la table ; c’était l’idée morale du vol plutôt que le nom de l’objet à voler qui s’était imprimée dans son esprit. Un autre, à qui le docteur Bernheim avait suggéré qu’il sentirait à son réveil une très forte odeur d’eau de Cologne, crut sentir en effet une odeur forte, mais c’était une odeur de vinaigre brûlé. Les mots ne valent donc pour l’hypnotisé que comme définitions du caractère moral ou sensitif des actions ou réactions ; c’est ce caractère qui lui importe, et l’objet extérieur de ces actions ou réactions lui importe peu.

La croyance, avons-nous dit, joue un rôle capital dans toute suggestion ; les suggestions qui portent sur la sensibilité, et particulièrement sur les images visuelles, permettent d’apprécier la force de la croyance d’après l’intensité de l’image produite. Le simple fait de ne pas croire à une chose quelconque affaiblit la représentation qu’on en a. Le doute portant sur une image suggérée empêche l’hallucination complète de se produire. M. Binet dit un jour à un sujet endormi : regardez le chien qui est assis sur ce tapis. Le sujet vit aussitôt le chien ; seulement, comme il lui paraissait bien étrange qu’un chien fût entré si brusquement dans le laboratoire, l’image ne réussit pas à s’objectiver : « Vous voulez m’halluciner. — Vous ne le voyez donc pas, ce chien ? — Si, je le vois dans mon imagination, mais je sais bien qu’il n’y en a pas sur le tapis. » Un autre malade s’étant permis un jour de discuter une suggestion du docteur Binet, ce dernier lui imposa silence ; le sujet répondit aussitôt : — Je sais bien pourquoi vous ne voulez pas que je discute, c’est que cela affaiblit la suggestion. — Une tournure dubitative, « si vous faisiez telle chose… » ne produit qu’une suggestion nulle ou très faible. Le si s’introduit alors dans l’esprit même du sujet et provoque des divergences à la direction unique dans laquelle on voulait lancer la volonté. La puissance que possède le sujet d’affaiblir l’image suggérée en doutant explique comment l’auto-suggestion réussit là où la suggestion simple vient d’échouer. On croit toujours plus fortement ce qu’on s’affirme à soi-même que ce que les autres vous affirment. — Si c’est le sujet lui-même, dit M. Binet, qui arrive par raisonnement à se suggérer une idée, il l’adoptera sans résistance, elle sera plus intense et partant plus efficace. Citons encore une remarquable expérience de M. Binet ; on sait que, dans la catalepsie, une attitude expressive donnée aux membres se réfléchit aussitôt sur la physionomie : c’est la suggestion musculaire. M. Binet se demanda si une suggestion morale donnée préalablement ne pouvait pas modifier et même suspendre les suggestions musculaires dans la catalepsie. G… étant en somnambulisme, il l’avertit donc qu’il va la mettre en catalepsie et que, dans cet état, sa physionomie restera impassible, quels que soient les mouvements communiqués à ses mains. La malade, au lieu de se soumettre à l’injonction, discute, fait observer qu’elle ne pourra pas obéir parce qu’elle perd conscience pendant la catalepsie. Malgré les doutes assez bien raisonnes du sujet, on passe à l’expérience, mais les suggestions musculaires s’exécutent comme d’habitude et l’échec est complet. M. Binet remet alors la malade dans l’état de somnambulisme et celle-ci lui demande spontanément si la suggestion a réussi. M. Binet répond avec un parfait naturel qu’elle a eu plein succès et, la malade étant étonnée, mais convaincue, il la remet sur-le-champ en catalepsie ; puis il refait l’expérience. Cette fois elle réussit tout à fait : la suggestion mentale préalable suspend entièrement les suggestions musculaires ; si on approche les mains du coin de la bouche dans l’acte d’envoyer un baiser, la ligne de la bouche reste immobile ; si on ferme les poings sous les yeux, le sourcil ne se fronce pas. Il fallut, pour que la suggestion musculaire se réveillât peu à peu, laisser la main pendant cinq minutes dans la même position (celle du baiser lancé) ; au bout de ce temps, en imprimant à la main un mouvement de va-et-vient, M. Binet parvint à faire sourire la bouche.

De même qu’une suggestion positive, c’est-à-dire, l’idée qu’on verra ou qu’on fera une chose, se ramène à une affirmation contagieuse, de même une suggestion négative, — l’idée qu’on ne verra pas telle ou telle personne présente ou qu’on ne fera pas tel ou tel acte habituel, — se ramène à une négation contagieuse, qui est une affirmation d’un autre genre. Comme le remarque M. Binet, on suggère alors le scepticisme au lieu de suggérer la foi. On peut ainsi affaiblir et même détruire entièrement des perceptions réelles. Lorsqu’on dit à quelqu’un : vous ne pouvez pas remuer votre bras, on paralyse l’afflux moteur qui met le bras en mouvement. Nous croyons donc pouvoir établir encore cette loi : — Toute manifestation de l’activité musculaire ou sensorielle ne va pas sans une certaine croyance en soi, sans l’attente d’un résultat déterminé, étant donné tel antécédent. La conscience d’agir se ramène ainsi en partie à la croyance qu’on agit, et si cette croyance est ébranlée, la conscience même se désorganise. Toute la vie consciente repose sur une certaine confiance en soi, qui se résout dans une habitude de soi, et cette habitude de soi, cette croyance vague en la conformité de ce qu’on a été, de ce qu’on est et de ce qu’on sera, peut être troublée très facilement, comme les actes qui sont du domaine des réflexes, par l’intervention d’un doute réfléchi.


III. — LA SUGGESTION COMME MOYEN D’ÉDUCATION MORALE ET COMME MODIFICATEUR DE L’HÉRÉDITÉ.

L’état de l’enfant au moment où il entre au monde est plus ou moins comparable à celui d’un hypnotisé. Même absence d’idées ou « aïdéisme », même domination d’une seule idée ou « monoïdéisme » passif. De plus, tous les enfants sont hypnotisables et facilement hypnotisables. Enfin ils sont particulièrement ouverts à la suggestion et à l’auto-suggestion[9].

Tout ce que l’enfant va sentir sera donc une suggestion ; cette suggestion donnera lieu à une habitude, qui pourra parfois se propager pendant la vie entière, comme on voit se perpétuer certaines impressions de terreur inculquées aux enfants par les nourrices. La suggestion, nous l’avons dit, est l’introduction en nous d’une croyance pratique qui se réalise elle-même ; l’art moral de la suggestion peut donc se définir : l’art de modifier un individu en lui persuadant qu’il est ou peut être autre qu’il n’est. Cet art est un des grands ressorts de l’éducation. Toute l’éducation môme doit tendre à ce but : convaincre l’enfant qu’il est capable du bien et incapable du mal, afin de lui donner en fait cette puissance et cette impuissance ; lui persuader qu’il a une volonté forte, afin de lui communiquer la force de la volonté ; lui faire croire qu’il est moralement libre, maître de soi, afin que « l’idée de liberté morale » tende à se réaliser elle-même progressivement. La servitude morale, « l’aboulie » comme on l’appelle, se ramène, soit à une inconscience partielle, à une irréflexion qui fait que l’agent s’abandonne tour à tour sans lutte et sans comparaison à des impulsions opposées ; soit à la croyance qu’il ne pourra pas résister, qu’il est impuissant, qu’en d’autres termes sa conscience est sans action sur les idées et les penchants qui la traversent. Nier le pouvoir répresseur de sa propre conscience, c’est s’abandonner de gaieté de cœur à tous les hasards des impulsions. Aussi l’hypnotiseur qui veut produire à coup sûr un acte a-t-il soin de suggérer, en même temps que l’idée de cet acte, l’idée qu’on ne pourra pas ne pas le faire ; il crée à la fois une tendance à agir et l’idée qu’on ne pourra pas résister à cette tendance ; il excite ainsi le cerveau sur un point en le paralysant sur tous les autres ; il abstrait une impulsion du milieu qui pourrait lui résister, et fait pour ainsi dire le vide autour d’elle. Il crée donc un état tout à fait artificiel et maladif semblable à ces états d’aboulie observés chez de nombreux malades. M. Bernheim, par exemple, avait suggéré à S… l’idée d’un vol, sans l’idée qu’il ne pourrait pas résister à cette suggestion. À son réveil, S… voit une montre, avance la main, puis s’arrête. « Non, ce serait un vol, dit-il. » Le docteur Bernheim le rendort un autre jour. « Vous mettrez cette cuiller dans votre poche ; vous ne pourrez pas faire autrement. » S… à son réveil voit la cuiller, hésite encore un instant (la persuasion de l’impuissance n’était pas encore assez forte) ; il s’écrie : « Ma foi, tant pis », et met la cuiller dans sa poche.

Il suffit bien souvent de dire ou de laisser croire à des enfants, à des jeunes gens, qu’on leur suppose telle ou telle bonne qualité, pour qu’ils s’efforcent de justifier cette opinion. Leur supposer des sentiments mauvais, leur faire des reproches immérités, user à leur égard de mauvais traitements, c’est produire le résultat contraire. On a dit avec raison que l’art de conduire les jeunes gens consiste avant tout à les supposer aussi bons qu’on souhaiterait qu’ils fussent. On persuade à un sujet hypnotisé qu’il est un porc, aussitôt il se met à se rouler et à grogner comme un porc. Ainsi en advient-il de ceux qui, théoriquement, ne s’accordent pas plus de valeur qu’à un pourceau ; leur pratique doit nécessairement offrir des points de correspondance avec leur théorie. C’est une auto-suggestion.

Les mêmes principes trouvent leur application dans l’art de gouverner les hommes. Nombre de faits relevés dans les prisons montrent que c’est pousser au crime un demi-criminel que de le traiter en grand criminel. Relever un homme dans l’estime publique et dans sa propre estime est le meilleur moyen de le relever en réalité. Une poignée de main offerte par un jeune avocat enthousiaste à un voleur dix fois récidiviste, suffit à produire une impression morale qui dure encore aujourd’hui. Un prisonnier voyant un de ses codétenus se précipiter pour frapper le directeur de la prison, l’arrête d’un mouvement presque instinctif, et cette action suffira à le sauvegarder contre lui-même, à l’arracher à ses antécédents, à son milieu moral ; désormais sa conduite sera irréprochable. L’estime témoignée est une des formes les plus puissantes de la suggestion[10]. En revanche, croire à la méchanceté de quelqu’un, c’est le rendre en général plus méchant qu’il n’est. Dans l’éducation, il faut donc toujours se conformer à la règle que nous venons d’établir : présupposer la bonté et la bonne volonté. Toute constatation à haute voix sur l’état mental d’un enfant joue immédiatement le rôle d’une suggestion : « Cet enfant est méchant… Il est paresseux… Il ne fera pas ceci ou cela… » Que de vices sont ainsi développés, non par une fatalité héréditaire, mais par une éducation maladroite[11]. Pour la même raison, quand un enfant a commis quelque action répréhensible, il ne faut pas, en le blâmant, interpréter l’action dans son sens le plus mauvais. L’enfant est trop inconscient en général pour avoir eu une intention tout à fait perverse ; en lui prêtant la délibération et l’intention arrêtée, la résolution virile, non seulement on se trompe, mais on les développe chez lui : supposer le vice, c’est souvent le produire. Il faut donc dire à l’enfant : « tu n’as pas voulu faire cela, mais voici ce à quoi ton acte eût pu aboutir ; voici comment, si on ne te connaissait pas, on pourrait l’interpréter. » Quand un homme, poursuivi par une foule qui profère de vagues menaces, s’efforce de lui taire face en s’écriant tout à coup : — Vous voulez donc me pendre ! — il y a grande chance pour qu’on lui applique aussitôt la formule qu’il vient de trouver. Il en est ainsi pour la multitude des instincts plus ou moins mauvais qui s’éveillent nécessairement dans le cœur d’un enfant à tel ou tel moment de son existence ; il ne faut pas donner à l’enfant la formule de ses instincts, ou, par cela même, on les fortifie et on les pousse à passer dans les actes. Quelquefois même on les crée. De là cette règle importante que nous proposons aux éducateurs : — Autant il est utile de rendre conscients d’eux-mêmes les bons penchants, autant il est dangereux de rendre conscients les mauvais lorsqu’ils ne le sont pas encore.

Un sentiment est chose fort complexe, si complexe que les parents ne doivent pas se figurer pouvoir le faire naître par un reproche ; constater, par exemple, l’indifférence de l’enfant à leur égard, n’est point propre à faire naître l’affection chez l’enfant ; au contraire, on peut craindre que la constatation de son indifférence, en l’en persuadant lui-même, ne la produise, ou du moins ne l’augmente. Un sentiment n’est point aussi grossièrement imputable qu’une action. On peut reprocher à un enfant d’avoir fait telle ou telle action, d’en avoir omis telle ou telle autre ; mais c’est encore, selon nous une règle de l’éducation que, en matière de sentiment, il faut suggérer plutôt que reprocher.

La suggestion peut affaiblir ou augmenter momentanément l’intelligence même ; on peut suggérer à quelqu’un qu’il est un sot, qu’il est incapable de comprendre telle ou telle chose, qu’il ne pourra pas faire telle ou telle autre chose ; et on développe par là une inintelligence, une impuissance proportionnelles. L’éducateur doit au contraire toujours suivre cette règle : persuader à l’enfant qu’il pourra comprendre et qu’il pourra faire. « L’homme est ainsi fait, avait déjà dit Pascal, qu’à force de lui dire qu’il est un sot, il le croit ; et à force de se le dire à soi-même, on se le fait croire. Car l’homme fait lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de bien régler ; Corrumpunt mores bonos colloquia prava… »

On doit accepter ce qu’un enfant fait ou dit de bonne volonté. Sa confiance en tous ceux qui l’entourent doit étouffer la timidité innée en lui. Quand on songe à la somme de courage nécessaire à l’enfant, lui qui se sent si neuf et si maladroit en toute chose, pour s’exprimer ou faire seulement le moindre geste en présence des grandes personnes, on comprend qu’il est de la plus haute importance de ne pas laisser la timidité remporter chez lui et finalement le paralyser. Ce sera donc d’un œil encourageant qu’on regardera l’enfant, sauf à lui faire observer doucement, s’il y a lieu, qu’en s’y prenant de telle ou telle façon il réussirait mieux. Il doit tout apprendre : il faut donc lui savoir gré du moindre effort, tout en lui montrant l’effort qui lui reste encore à faire.

Pourquoi est-il excellent de donner une tâche à l’enfant ? c’est pour l’habituer d’abord à vouloir, puis à réussir dans ce qu’il a voulu, à pouvoir[12]. Un sentiment à développer chez l’enfant c’est donc celui de la vraie confiance en soi. Nous avons tous de l’orgueil, nous n’avons pas tous une confiance suffisante en nous-mêmes, ou du moins en notre persévérance dans l’effort. Chacun dit : j’en ferais bien autant ; mais il y en a peu qui se hasardent à essayer ; ou alors ils renoncent vite, et l’orgueil se termine en une sorte d’aplatissement intérieur, d’annihilation de soi. « Ayez la foi », disent les religions. Il est essentiel aussi, pour la moralité, d’avoir la foi en soi, en sa propre puissance, et cela indépendamment de tout secours extérieur ; il est bon de s’attendre à ce que la source fécondante jaillisse du cœur à la première évocation, sans l’emploi d’aucune baguette magique comme celle dont se servit Moïse en un jour de doute : le moindre doute peut nous stériliser et nous dessécher, empêcher le jaillissement de la volonté vive. Il faut avoir confiance dans la puissance du seigneur maître, qui est nous-même. L’idée dominante de la morale religieuse, c’est l’impuissance de la volonté sans la grâce, en d’autres termes l’opposition du vouloir et du pouvoir, le péché originel installé au cœur de l’homme. Le péché originel est une sorte de suggestion inculquée ainsi dès l’enfance et produisant en effet un véritable péché héréditaire. Il y a en nous, disaient les Hindous mystiques, un moi qui est l’ennemi du moi ; cet ennemi intérieur, les chrétiens l’ont personnifié en Satan, toujours présent au meilleur d’entre nous. L’obsession du péché devenait ainsi une véritable hallucination, elle donnait lieu à un dédoublement de la personnalité comme celui qu’on observe chez certains malades. Aujourd’hui, nous ne sentons plus de démon en nous, nous ne devons plus en sentir ; nous devons dire hautement que les prétendus « possédés du mal » sont des impuissants ou des malades, les gens sains sont bons ; l’homme ὑγιής est le véritable ἄγιος. En morale comme en religion, l’idée de salut est l’idée essentielle ; elle n’a pas besoin, pour subsister, d’être considérée comme le simple corollaire de l’idée de péché. On peut concevoir le salut sans le péché, ce qui n’a rien de contradictoire ; et après tout c’est sur l’idée de salut qu’a insisté Jésus, bien plus que sur celle de péché : ce qu’il y a de plus imparfait et de moins humain dans l’Évangile, c’est ce qui a rapport au péché même. Le sentiment du péché renferme sans doute un élément très respectable : le scrupule, la conscience endolorie et troublée au moindre écart de son idéal ; mais il ne faut pas que cette douleur intérieure grandisse au point d’emplir la vie entière et de donner naissance à un vrai pessimisme moral. S’il est bon de se défier de soi, il est bon aussi de croire en ses propres forces ; le sentiment trop intense du péché peut arriver à une sorte de paralysie morale. On se lie soi-même à ce dont on a peur, on est attiré par l’objet redoutable qu’on fixe ; la nature humaine se pervertit elle-même en affirmant son irrémédiable perversion. Bien supérieure sous ce rapport aux morales religieuses dérivées du christianisme ou du brahmanisme est la morale laïque de Confucius, dont le caractère original est l’affirmation cent fois répétée de la bonté de la nature humaine chez l’homme normal. Contestable physiologiquement, la doctrine est utile pour la suggestion éducative : « Je dis que la nature humaine est bonne, écrit Meng-Tseu ;… il n’est aucun homme qui ne soit naturellement bon, comme il n’est aucune eau courante qui ne suive sa pente naturellement... Le cœur est le même chez tous les hommes. Ce que le cœur de l’homme a de commun et de propre à tous, qu’est-ce donc ? C’est ce qu’on appelle la raison naturelle, l’équité naturelle… L’équité naturelle plaît à notre cœur comme ce qui est succulent à notre bouche… Le genre humain créé par le ciel a reçu à la fois en partage la faculté d’agir et la règle de ses actions. » La philosophie moderne, tout en rétablissant la part de l’hérédité, doit revenir en une certaine mesure à l’antique sagesse de la Chine ; débarrasser l’homme du péché fatal, montrer non plus seulement que l’obligation morale suppose la faculté d’agir, mais qu’elle en provient, qu’elle en est l’exercice normal, que celui qui fait avec réflexion et raisonnement ce qu’il peut, fait aussi ce qu’il doit. « Avez-vous observé, dit naïvement Meng-Tseu, que, dans les années d’abondance, le peuple fait beaucoup de bonnes actions, que dans les années de stérilité il en fait beaucoup de mauvaises ? » Meng-Tseu a raison : toutes les causes de discordes entre les hommes sont toujours une transformation plus ou moins complexe du morceau de pain primitif ; le vrai péché de l’homme, c’est la faim sous toutes ses formes. Un organisme complètement nourri, non pas seulement dans sa chair et dans ses muscles, mais dans les ramifications les plus fines de son système nerveux, serait, à moins de prédispositions maladives héréditaires, un organisme bien équilibré. Tout vice, qui se ramène à une déséquilibration, se ramène ainsi scientifiquement à une nutrition plus ou moins mauvaise de quelque organe profond.

En somme, l’homme n’est pas foncièrement mauvais, par cette raison que c’est un être naturellement sociable. Homo homini lupus, c’est vrai, il est quelquefois un loup pour l’homme ; mais les loups mêmes ont du bon, puisqu’ils s’assemblent parfois en bandes et organisent des sociétés plus ou moins provisoires. D’ailleurs, ils ont pour cousin germain le chien, qui est le meilleur des animaux. S’il y a parfois dans l’homme les instincts du loup, il y a aussi ceux du chien, il y a aussi ceux de la brebis ; tout cela fait un mélange qui n’est pas la vertu ni la sainteté idéales, mais que la sagesse chinoise avait raison de ne pas trop dédaigner. Tout être qui n’est pas monocellulaire est sûr de posséder quelque chose de bon, puisqu’il est une société embryomiaire, et qu’une société ne subsiste pas sans un certain équilibre, une balance mutuelle des activités. D’ailleurs, l’être monocellulaire lui-même redeviendrait plusieurs par une analyse plus complète : rien n’est simple dans l’univers ; or tout ce qui est complexe est toujours plus ou moins solidaire d’autres êtres. L’homme, étant l’être le plus complexe que nous connaissions, est aussi le plus solidaire par rapport aux autres ; il est en outre l’être qui a le plus conscience de cette solidarité. Or, celui-là est le meilleur qui a le plus conscience de sa solidarité avec les autres êtres et avec le Tout.

Le but essentiel de l’éducation, avons-nous dit, est de créer, soit par la suggestion directe, soit par l’action répétée, une série d’habitudes, c’est-à-dire d’impulsions réflexes durables, capables de fortifier les autres impulsions d’origine héréditaire, ou au contraire de se substituer à elles et de les enrayer. Le remède le plus sûr à la tentation des instincts, c’est donc encore, comme tous les éducateurs l’ont plus ou moins senti, la suggestion du précepte et de l’exemple, de l’idée et de l’acte. Les enfants aiment la fermeté, même quand elle s’exerce à leur égard. Une volonté énergique employée pour le bien et le juste s’impose à eux ; de même qu’ils admirent la force physique, de même ils admirent la force morale, qui est la volonté : c’est un instinct héréditaire et salutaire à la race. Or, comme un enfant se modèle toujours sur les personnes qui l’entourent et imite surtout ce qui le frappe le plus en elles, avoir de la volonté, c’est faire que l’enfant en ait ; lui donner l’exemple de la fermeté dans la justice et dans la vérité, c’est le rendre ferme et juste à son tour. Mais l’éducateur doit procéder tout autrement que le dresseur, qui cherche tout d’abord à susciter chez l’animal le penchant à l’obéissance mécanique. Le but n’est pas de briser la volonté de l’enfant ; c’est seulement d’empocher la lutte contre la volonté paternelle, c’est-à-dire de diriger la volonté en la fortifiant. Quelle est donc la véritable autorité et la manière dont elle doit s’exercer ? L’autorité se compose de trois éléments : 1o L’affection et le respect moral ; 2o l’habitude de la soumission, habitude née de l’exercice même ; 3o la crainte. Chacun de ces trois éléments entre dans le sentiment d’autorité, mais doit être subordonné à celui d’affection. L’affectuosité rend inutile l’autorité dure, le châtiment. L’enfant aimant obéit pour « ne pas faire de peine à ses parents. » Celui qui a besoin de châtiment est un enfant qui manque d’affection ; aimez-le assez, et vous n’aurez plus besoin de le frapper, car l’amour produit toujours un retour d’amour, qui est le ressort le plus puissant dans toute éducation. L’affection doit d’ailleurs être pour l’enfant une récompense, qu’il doit mériter par sa conduite. « Sois bon, et tu seras aimé. » Et il faut qu’il en vienne à attacher un tel prix à cette récompense que toutes les autres ne soient rien auprès d’elle. Avec le raisonnement, l’enfant doit en arriver à rejeter d’abord la crainte, puis à obéir non pas parce qu’il en a l’habitude, mais parce qu’il aime et respecte, parce qu’il aime surtout : car le respect n’est au fond que de l’affection. Mais le raisonnement ne doit supprimer les deux derniers éléments — l’habitude de la soumission et la crainte — qu’au moment où l’affection est assez forte pour les compenser. L’analyse appliquée à la soumission par habitude a pour résultat de la détruire en la raisonnant. Pour le sentiment de crainte, l’analyse est plus fâcheuse encore : la crainte n’est morale qu’à la condition d’être spontanée, d’être produite plutôt par le respect que par la peur. Si l’enfant en vient à raisonner, il mettra dans la balance, d’une part, la satisfaction d’agir à sa guise, de l’autre, le châtiment, et alors, ou il cédera par lâcheté ou il entrera dans un esprit de rébellion. L’enfant n’est pas comme le criminel, que la société frappe sans se préoccuper de l’impression que les châtiments produiront sur son esprit. Il est donc très important d’empêcher que cet esprit d’analyse ne vienne trop tôt, chez l’enfant, désassocier les éléments qui constituent pour lui le respect de ses parents[13].

Le châtiment corporel, chez les très jeunes enfants, peut entrer comme élément constitutif dans le sentiment d’autorité morale, mais cet élément ne doit pas avoir trop d’importance ni empiéter sur les autres, sans quoi il altère le sentiment d’autorité morale pour le remplacer par une crainte lâche ou un esprit de révolte. Pour décider en connaissance de cause si les corrections corporelles appliquées aux petits enfants peuvent être utiles, il faut poser en principe que les parents ne montreront aucune colère brutale envers l’enfant : sans quoi ce dernier, les prenant en exemple, se sentira autorisé à se montrer à son tour colérique et brutal. Les parents peuvent s’indigner contre une action méchante ou injuste dans la mesure où un enfant peut agir méchamment ou injustement, mais ils ne doivent montrer aucune violence. La justification des corrections corporelles, pendant le premier âge, c’est que. dans la vie, l’enfant subira les conséquences brutales de ses actions ; mais, comme ces conséquences ne suivent pas toujours l’accomplissement immédiat de l’action et que l’enfant a la vue trop courte pour prévoir l’avenir, il s’ensuit qu’il ne sait point rapprocher l’effet à la cause. Il faut qu’un châtiment corporel, infligé à la suite d’une action qu’il sait mauvaise, lui paraisse la conséquence logique de cette action, conséquence rapprochée seulement par la volonté des parents. Les petites corrections infligées aux enfants ne doivent donc jamais l’être à tort et à travers ; elles constituent une première expérience de la sanction sociale, un premier châtiment après verdict. Nous ne pourrions qu’approuver, au point de vue pédagogique, cet électeur influent du centre de la France qui, lorsqu’il avait à châtier un peu rudement ses enfants, exigeait que le fouet leur fût donné par les propres mains du député du département (l’histoire est authentique). Par malheur, tout électeur n’a pas son mandataire sous la main. Il n’en est pas moins vrai que le moindre « fouet » donné à un enfant dans les plus futiles circonstances doit avoir le caractère grave de la justice, jamais celui de la passion. L’enfant étant un être routinier par excellence, c’est déjà une peine pour lui que de lui imposer brusquement quelque chose d’anormal ; et d’autre part tout châtiment, pour agir, doit être anormal, exceptionnel, réservé pour les occasions de désobéissance ouverte. C’est ce caractère d’exception qui rend essentiellement le châtiment redoutable, et qui peut en faire un moyen d’action puissant sur l’esprit de l’enfant. Rendez les réprimandes et le fouet quotidiens, l’enfant s’y habituera comme aux dragées, et cela aux dépens de son caractère.

Il faut de plus donner toujours une couleur morale au châtiment. En tant qu’il provoque la crainte, le châtiment amène l’hypocrisie ; aussi, encore une fois, n’est-ce pas la crainte seule qu’il faut développer chez l’enfant, mais le regret moral d’avoir déplu à ses parents. Le châtiment ne doit être qu’un symbole ; la peine morale doit être fondue d’abord avec la peine physique, puis substituée à elle. Il ne faut point non plus faire deux réprimandes coup sur coup, imposer deux punitions à trop courte distance, soit pour la même peccadille, soit pour plusieurs fautes différentes : on use ainsi l’effet moral de la réprimande et on produit chez l’enfant l’habitude d’être puni, ce qui est déplorable. Lorsque, peu d’instants après avoir été puni pour une petite faute, l’enfant recommence à « pécher », mieux vaut fermer les yeux, ou changer brusquement de ton. Surtout lorsqu’on devine une intention mauvaise chez l’enfant, il importe de le distraire et de faire avorter ainsi le méfait. Enfin il faut ménager ses réprimandes comme le soldat doit ménager ses ressources en temps de guerre. Réprimande ou punition ne peuvent jamais produire leurs effets moraux sur l’instant même ; il faut leur laisser le temps d’agir, de prendre leur place parmi les mobiles habituels de l’enfant. Ce n’est pas par lui-même que le châtiment agit, c’est en tant que transfiguré par le souvenir ; le temps est un facteur essentiel dans la formation de la moralité enfantine, et l’éducateur, pas plus que la nature, ne doit procéder par révolution, mais bien par évolution régulière.

Le but, sans doute, n’est pas de faire de petits raisonneurs, et nous avons même vu qu’il faut parfois se défier du raisonnement et de l’esprit d’analyse ; mais il faut faire comprendre aux enfants que les ordres donnés par leurs parents sont raisonnables et ont toujours une explication, même quand cette explication dépasse la portée d’un jeune esprit. À l’affection et au respect naturels de l’enfant pour ses parents doit s’ajouter ainsi un perpétuel vote de confiance ; ils doivent savoir, une fois pour toutes, que leurs parents ne veulent que leur bien, et, d’une manière générale, le bien. Si donc l’art de l’éducation consiste, avant tout, à donner de bonnes habitudes, il consiste aussi, en second lieu, à fortifier ces habitudes par la conscience et la croyance qu’elles sont rationnelles[14].


Toute profession acceptée, tout état social pourrait se définir psychologiquement un ensemble de suggestions constantes et coordonnées qui nous poussent à agir conformément à une idée ou type général présent à notre pensée. Cette suggestion de la profession peut être prise sur le fait dans ce que M. Richet a appelé l’« objectivation des types » au moyen du somnambulisme provoqué. Si un hypnotisé se croit devenu général, il agira en général, prendra un ton d’autorité, ne voudra plus reculer devant le danger ; il tirera son épée si on le traite de lâche ; transformé en bon bourgeois, il agira en bourgeois, etc. Étant donné un type quelconque qu’il s’agit de réaliser, toutes les marques secondaires de ce type seront poursuivies avec fidélité dans la reproduction que l’hypnotisé cherche à en faire : son ton de voix, ses gestes, son écriture même subiront des modifications très appréciables. Il en va exactement ainsi dans la vie ; notre état social nous suggère constamment, dans toutes les circonstances et en dépit même des tendances héréditaires, la conduite appropriée à cet état ; c’est pour cela, d’ailleurs, qu’une profession régulière est presque toujours moralisatrice, parce que ses suggestions sont toujours accommodées à la vie sociale ; l’absence de profession enlève du même coup à l’individu tout un ordre de suggestions sociales, le laisse ainsi plus abandonné à l’influence des passions individuelles ou des inclinations héréditaires. Non seulement la profession, mais l’uniforme même a une puissance suggestive incomparable, et ce n’est pas sans raison que les législateurs ont toujours attaché tant d’importance à l’uniforme. Il n’est pas un simple enfantillage : c’est pour ainsi dire la profession rendue visible pour celui qui l’exerce ; c’est toute une règle d’actions systématiques rendues palpables dans la coupe d’un vêtement. L’habit ne fait pas le moine, c’est vrai, mais le respect de l’habit est pour beaucoup dans la conduite du moine.

Il y a une profession universelle, la profession d’homme, un rôle commun à tous, le rôle d’être sociable : il faut donc que l’idée de la société et de la sociabilité soit, dès l’enfance, suggérée, rendue comme vivante, de manière à ce qu’elle s’adapte l’être entier ; il faut que l’idéal de l’humanité actuelle se dresse devant les instincts héréditaires et les modifie peu à peu dans son propre sens. Que, de très bonne heure, l’enfant ait présente à l’esprit cette parole de Benjamin Constant qui résume toute vie non égoïste : « La grande chose à considérer c’est la douleur qu’on peut causer aux autres. » Il y a des sentiments de sociabilité et d’autres d’insociabilité ; il faut, avec soin, développer les uns, réprimer les autres. Et l’insociabilité est en germe dans certains états d’esprit en apparence peu graves. Ainsi, de très bonne heure, dès l’âge de dix-huit mois ou deux ans, il faut combattre chez l’enfant toute tendance à la bouderie. La bouderie n’est, en effet, qu’une première manifestation de l’insociabilité. La formule de la bouderie est : « aimer à déplaire à qui déplaît. » Il s’y joint parfois une paresse de la volonté qui, devant la volonté d’autrui, renonce, par crainte de subir un échec, et aime mieux s’avouer vaincue d’avance. Il faut aussi habituer les enfants à se réconcilier avec la personne qui leur a adressé une observation. Un enfant de trois à quatre ans, ayant commis une peccadille pour laquelle on l’avait grondé, demanda plusieurs fois à embrasser sa mère ; la mère s’y refusa obstinément ; l’enfant en garda une rancune si forte qu’il prit l’habitude de bouder à chaque réprimande qui lui fut adressée dans la suite. Encore une fois, on ne peut se faire obéir d’un enfant qu’en se faisant aimer, et, d’autre part, on ne s’en fait aimer qu’en le faisant obéir chaque fois qu’on lui donne un ordre rationnel. En laissant l’enfant prendre l’habitude de la bouderie, on l’habitue à rester sur une faute commise sans faire aucun effort pour la réparer. Il éprouve, il est vrai, un sentiment vague de malaise, mais qui, joint à une satisfaction d’amour propre, lui enlève tout remords actif. Au contraire, si on ne laisse jamais passer une gronderie sans réconciliation rapide et baiser final, l’enfant arrive à ne pas pouvoir supporter l’idée d’être fâché avec qui que ce soit ; il lui faut réparer sa faute, rentrer en grâce, recevoir le baiser de réconciliation. Ainsi l’éducateur peut lui-même constituer dans l’esprit de l’enfant ce sentiment complexe qui est le remords actif, le besoin de réparer la faute, de rétablir en son équilibre la bonne amitié troublée, la société compromise.

Une autre tendance insociable et en même temps dépressive pour l’individu, c’est la mauvaise humeur. La mauvaise humeur est un état d’esprit très complexe, qu’il importe d’apprendre à vaincre de bonne heure. Il est relativement aisé de réprimer tel mouvement de colère, d’impatience, de jalousie, mais tout cela peut se fondre en un sentiment général de mauvaise humeur, qui, ensuite, prendra toutes les formes, se traduira de cent façons : ce sera une atmosphère morale enveloppant l’esprit tout entier, et dont il sera très difficile de sortir. L’enfant contrarié maladroitement et à tout propos prend en quelque sorte l’habitude de la tristesse ; il s’accoutume à se replier sur lui-même, le cœur gros de ses petits chagrins, à les ressasser en son esprit ; et il est à craindre que, plus tard, le découragement n’ait sur lui plus de prise que sur un autre. La mauvaise humeur contient en germe toutes les peines des déséquilibrés qu’exprime avec acuité notre littérature moderne. Aussi est-il bon d’accoutumer l’enfant même à la gaieté, à la bonne humeur solide de celui qui n’a rien à se reprocher et qui ne reproche rien aux autres, qui « n’a rien sur le cœur », suivant la parole populaire. Pour l’enfant élevé ainsi avec l’affection indulgente et souriante, il se fait un fond de gaieté qui le suit dans la vie, qu’il retrouve partout quand même. L’enfant heureux est plus beau, plus aimant et plus aimable, plus spontané, plus ouvert, plus sincère. La vue de son sourire illumine et donne une joie profonde, sereine, comme une vérité qu’on découvre.


Puisque la société est une suggestion réciproque, le but qu’on doit poursuivre dans la société, c’est d’agrandir ses sentiments, non de les rapetisser. Ce second résultat est malheureusement ce qui se produit toutes les fois qu’on se trouve en contact prolongé avec des hommes médiocres. La société des hommes moyens est précieuse pour tous ceux dont le niveau intellectuel, et surtout moral, est au-dessous de la moyenne ; mais elle n’est pas sans inconvénient pour tous ceux qui sont plutôt au-dessus. Aussi le principe dominant de l’éducation doit-il être de choisir pour compagnon des hommes qui vous soient supérieurs moralement. On développe alors, dans le bon sens, ce sentiment de solidarité qui est si nécessaire à l’homme. Avec une certaine délicatesse morale, on peut arriver à se sentir solidaire même du mérite ou du démérite des autres : « La bonté d’autrui, disait Joubert, me fait autant de plaisir que la mienne ». Il faut que la bonté d’autrui devienne la nôtre par le sentiment même que nous avons de son prix.

Le principe de toute déséquilibration est peut-être moral et social. La plupart des esprits déséquilibrés manquent de sentiments altruistes ; l’éducation et la suggestion auraient pu, en développant chez eux ces sentiments, rétablir l’équilibre intérieur. L’un des traits caractéristiques du criminel, c’est l’absence totale du sentiment de la pitié ; or, il est inadmissible de supposer qu’une éducation appropriée ne puisse pas développer ce sentiment, même chez l’être le plus mal doué, à un degré plus ou moins rudimentaire peut-être, assez cependant pour modifier sa conduite. On peut même, au fond de toute folie, découvrir une certaine part à l’insociabilité, car la folie a pour symptôme constant un grossissement exagéré et une préoccupation exclusive du moi. De la vanité extrême à la folie il n’y a souvent qu’un degré ; or la vanité, l’orgueil, le premier des péchés capitaux, est une forme d’égoïsme insociable ; celui chez qui les sentiments altruistes sont suffisamment développés apprécie à leur juste valeur les mérites d’autrui, et trouve ainsi un contrepoids au sentiment de ses mérites personnels. Par la suggestion morale et sociale, on peut même empêcher la formation de l’idée fixe chez les monomanes du crime et de la folie, — idée fixe dont les éléments se rassemblent le plus souvent dès le jeune âge. Savoir moraliser les gens, ce serait donc pouvoir introduire l’équilibre non seulement dans leur conduite, mais encore dans leur intelligence et jusqu’au plus profond d’eux-mêmes ; et cet équilibre est en même temps harmonie avec autrui, sociabilité.


En somme, les suggestions, dont nos psycho-physiologistes observent aujourd’hui le mécanisme, ne sont que des cas isolés et curieux de l’action du milieu sur l’individu, des perceptions sur l’être qui perçoit. Ces suggestions peuvent, nous l’avons vu, déséquilibrer l’organisme, mais elles peuvent aussi, quoique plus difficilement, y ramener l’équilibre. L’influence du milieu social est une puissance désormais trop manifeste pour que les partisans les plus exclusifs de l’hérédité, du crime et du vice héréditaires, de la déchéance invincible de certaines races, ne doivent pas compter avec cette influence. Les penchants héréditaires ne sont autre chose que des habitudes acquises, c’est-à-dire de l’action accumulée ; c’est l’action de nos ancêtres qui nous pousse encore aujourd’hui à agir et qui, en certains cas, rompt, notre équilibre intérieur. Le remède contre cette action ainsi capitalisée, c’est encore l’action, mais sous sa forme vive, telle que nous la percevons autour de nous dans le milieu normal qui nous enveloppe ; le remède aux conséquences nuisibles de l’hérédité, c’est-à-dire de la solidarité avec la race particulière dont nous provenons, c’est notre solidarité avec l’espèce humaine actuelle. Le mécanisme héréditaire et l’intelligence réagissent sans cesse l’un sur l’autre : ce sont deux forces dont aucune ne doit être méconnue. Chaque individu, par la série d’actes qui constitue la trame de sa vie et qui finissent par se coordonner pour ses descendants en habitudes héréditaires, déprave ou moralise sa postérité, de même qu’il a été moralisé ou dépravé par ses ancêtres.

  1. Le Corps et l’Esprit, trad. française.
  2. Voir la Revue philosophique, 1883.
  3. Revue philosophique, fév. 1887, p. 123, les italiques sont de M. Delbœuf.
  4. Voir notre Esquisse d’une morale, p. 45, 46.
  5. Revue philosophique, août 1886. M. Delbœuf.
  6. Cité par M. Garofalo, Revue philosophique de mars 1887, p. 236.
  7. C’est alors surtout que se manifeste ce qui a été appelé l’idée-force.
  8. Encore un exemple frappant d’idée-force.
  9. M. Motet a fait à l’Académie de médecine dans la séance du 12 avril 1887, une intéressante communication sur les faux témoignages des enfants devant la justice. Rappelant d’abord combien est émouvant le récit d’un enfant qui raconte les détails d’un crime, l’auteur a rapporté un certain nombre de faits qui caractérisent nettement l’état mental des enfants accusateurs et montrent le mécanisme psychique de leurs faux témoignages. Dans plusieurs de ces cas, les plus graves accusations n’ont pas d’autre motif que le besoin d’expliquer une escapade insignifiante. Ici, l’enfant ne sachant que répondre à sa mère qui l’interroge, celle-ci, par ses questions, lui suggère toute une histoire d’attentat à la pudeur qu’il retient et répète devant un magistrat ; là, c’est un autre enfant qui, faisant l’école buissonnière, tombe à l’eau, et sous rinfluence de ce choc moral qui réveille chez lui une série de rèves et de craintes imaginaires antérieures, il organise tout un drame dans son esprit et accuse un individu de l’avoir jeté à l’eau. Dans un autre cas, ce sont de simples hallucinations hypnagogiques qui deviennent le point de départ d’une accusation d’attentat à la pudeur. Enfin un interrogatoire accusateur fait d’un ton énergique paraît suffisant, dans d’autres circonstances, pour déterminer chez un enfant un travail d’assimilation inconscient, en vertu duquel il va se déclarer lui-même coupable d’un crime qu’il n’a pas commis ou témoigner de faits qu’il n’a jamais vus. Dans tous ces cas, on reconnaît l’effet de la suggestion ou de l’auto-suggestion, qui, sur le cerveau malléable et en voie d’organisation de l’enfant, ont une influence exagérée. Tandis que, chez l’adulte, ce sont les détails contradictoires, les récits variés, qui prouvent qu’il y a faux témoignage voulu et que les magistrats attendent, dans leurs interrogatoires, le moment où le témoin se coupera, au contraire l’invariabilité automatique de la déposition d’un enfant devra en faire soupçonner la véracité. « Quand le médecin expert, conclut M. Motet, après plusieurs visites, retrouve les mêmes termes, les mêmes détails, lorsqu’il suffit de la mise en train pour entendre se dérouler dans leur immuable succession les faits les plus graves, il peut être sûr que l’enfant ne dit pas la vérité et qu’il substitue, à son insu, des données acquises à la manifestation sincère d’événements auxquels il aurait pu prendre part. »
  10. Les nombreuses récidives constatées après l’emprisonnement des délinquants tiennent-elles à l’incurabilité du crime, ou ne tiennent-elles pas plutôt à la déplorable organisation de nos prisons où tout suggère et enseigne le crime ? Ce qui le prouverait, c’est la variabilité des récidives selon les pays et l’organisation des prisons ; elles sont de 70 % en Belgique, de 40 % en France. La prison cellulaire les fait tomber jusqu’à 10 %, enfin à Zwickau (Irlande), par la pénalité « graduée et individualisante », on a réduit leur proportion à 2,68 %. Il faut en conclure que, dans l’état actuel de la science, c’est à peine s’il est certain que, sur le nombre des criminels, il en est 2 % prédestinés au crime par d’autres causes que par leur milieu et les suggestions qu’ils y rencontrent. Et si, même chez ces 2 %. on admet l’action triomphante de l’atavisme, il faudrait savoir jusqu’à quel point cette action n’a pas été aidée dans les premiers temps de leur existence par les suggestions de leur première éducation, qui sont les plus puissantes de toutes.
  11. Recette pour faire cesser les « accès de larmes » : une affusion d’eau froide sur le visage. « Viens, mon enfant ; lavons ces yeux qui sont tout rouges. Oh ! que cela fait de bien ! » — C’est la suggestion d’une idée consolante à la place d’une idée attristante.
  12. Seulement, pour ne pas obtenir un résultat diamétralement contraire à celui qu’on désire, il faut que la tâche soit pendant longtemps minime et de beaucoup au-dessus des forces de l’enfant. La tâche ne doit s’accroître que proportionnellement aux forces de l’enfant et de manière à constituer toujours une gymnastique de l’attention et de la volonté, jamais une usure. Le père de Pascal, dit madame Périer, avait pour règle que son fils fût « toujours au-dessus de sa besogne. »
  13. Conclusion pratique ; le temps de la réflexion ne doit jamais être laissé à l’enfant : il doit céder d’un mouvement spontané, emporté par le repentir de sa faute. Il est important qu’il comprenne tout de suite que le châtiment qui lui est infligé est juste, qu’il l’a mérité ; en un mot il faut qu’il soit surtout puni moralement par le regret de la faute commise.
  14. Aussi, de toutes les fautes qu’on peut commettre dans l’éducation, la pire est l’inconséquence ; de même que, dans une société, les crimes se multiplient quand il n’y a point de justice certaine, de même, dans la famille, un nombre immense de transgressions résulte d’une application hésitante des règles et des châtiments. Une mère faible qui menace sans cesse et qui agit rarement, dit Spencer, qui « fait des lois précipitamment et qui s’en repent ensuite », qui montre pour la même faute tantôt de la douceur et tantôt de la sévérité, selon son humeur passagère, prépare mille peines à elle-même et à son enfant. Elle se rend méprisable à ses yeux. « Mieux vaudrait une forme barbare de gouvernement appliquée avec suite, qu’une forme plus humaine appliquée avec tant d’indécision et de légèreté. » Si les variations secrètes d’un grand nombre de pères étaient mises au jour, dit Jean Paul, elles composeraient un ensemble dans le genre de celui-ci : à la première heure : « C’est la morale pure qui doit être enseignée à l’enfant ; » à la deuxième heure : « La morale de l’utilité ; » à la troisième heure : « Ne voyez-vous pas que votre père fait ainsi ? » à la quatrième heure : « Vous êtes petit, et cela ne convient qu’aux grandes personnes ; »… à la septième heure : « Supportez l’injustice et ayez patience ; » à la huitième heure : « Mais défendez-vous bravement si l’on vous attaque ; » à la neuvième heure : « Cher enfant, ne faites pas de bruit ; » à la dixième heure : « Un petit garçon ne doit pas rester immobile comme cela.» Et Jean Paul rappelle à ce sujet cet arlequin qui paraissait sur la scène avec une liasse de papiers sous chaque bras, et qui répondait à ceux qui lui demandaient ce qu’il avait sous le bras droit : « Des ordres ; et à ceux qui demandaient ce qu’il avait sous le bras gauche : « Des contre-ordres. »