Éducation de la mémoire

Éducation de la mémoire
Revue pédagogiquenouvelle série, tome VI (p. 385-403).

Nouvelle série. Tome VI.
15 Mai 1885.
N° 5.

REVUE PÉDAGOGIQUE

ÉDUCATION DE LA MÉMOIRE[1].

Importance de la mémoire. — Il n’y a pas lieu de disserter longuement sur l’utilité de la mémoire. Parce qu’on a abusé d’elle autrefois, parce qu’on a eu le tort de lui sacrifier les autres facultés de l’esprit, dans des systèmes d’éducation où l’instruction lui était exclusivement confiée, des pédagogues se sont avisés de la décrier, de la tenir en suspicion, de la traiter presque en ennemie. Ont-ils songé à ce que deviendrait l’éducation sans elle ? Ont-ils considéré qu’il n’est pour ainsi dire pas de moment où l’enseignement puisse se passer de son aide ? Elle enveloppe, elle accompagne les autres facultés ; elle les approvisionne toutes.

« La mémoire, disait Pascal, est nécessaire à toutes les opérations de l’esprit. » — « Sans la mémoire, écrivait Guizot, les plus belles facultés restent inutiles. » La vie morale elle-même, aussi bien que la vie intellectuelle, repose sur la mémoire, et, comme le dit Châteaubriant, « le cœur le plus affectueux perdrait sa tendresse, s’il ne se souvenait plus ».

Sans doute, il n’est plus question aujourd’hui de lui laisser prendre sur l’esprit un empire qui n’appartient qu’au jugement, à la réflexion personnelle. Pour la mémoire, comme pour les autres puissances de l’âme, une culture exclusive est dangereuse. Mais il serait aussi absurde de renier la mémoire, parce qu’on a abusé de la récitation, que d’exclure le raisonnement, parce qu’on a fait trop de syllogismes. Infiniment utile pour tous les usages de la vie pratique, la mémoire est en même temps le plus précieux des instruments pédagogiques. Il n’y a pas de facultés dont l’éducateur ait à réclamer plus souvent le service : il n’y en a pas qu’il doive plus se préoccuper de développer et de former en vue de la préparation à la vie. Elle est la source directe d’un grand nombre de nos connaissances et la gardienne de toutes. Et M. Bain n’hésite pas à dire qu’ « elle est la faculté qui joue le plus grand rôle dans l’éducation ».

La mémoire chez l’enfant. — C’est précisément à l’âge où l’on a tout à apprendre que la mémoire est le plus naturellement forte. Les pédagogues sont d’accord pour reconnaître que l’enfance est l’époque privilégiée de la mémoire. M. Bain estime que la période où la « plasticité du cerveau » et la puissance d’acquisition de l’esprit sont à leur maximum s’étend de la sixième à la dixième année. L’enfant en général est si heureusement doué sous le rapport de la mémoire, qu’il retient des mots et des phrases qui n’ont pas de sens pour lui, ou même qui n’en ont aucun.

C’est que la mémoire est en grande partie sous la dépendance des forces vitales et du système nerveux. Chez l’enfant, dont le cerveau croit chaque jour, dont les nerfs vibrent avec l’énergie qui n’appartient qu’à des forces jeunes et encore naissantes, dont la sensibilité n’a rien perdu de sa force et de sa vivacité première, la mémoire doit nécessairement se développer avec une merveilleuse facilité. Plus tard, chez l’adulte, chez l’homme mûr, les puissances réfléchies de l’esprit viendront en aide à la mémoire ; mais elles ne réussiront pas à égaler cette mémoire spontanée du premier âge, ouverte à toutes les impressions, produit naturel et aisé d’organes jeunes et encore inemployés.

De plus, la force de la mémoire de l’enfant profite de la faiblesse et de l’inaction des autres facultés. L’esprit est encore vide : par suite il s’emplit sans effort. Plus tard les préoccupations, les soucis, les réflexions personnelles obstrueront plus ou moins le chemin aux impressions du dehors. Les souvenirs nouveaux auront de la peine à trouver place dans une intelligence déjà encombrée de souvenirs anciens. Ils se brouilleront et se confondront dans l’esprit, comme des caractères nouveaux qu’on voudrait graver sur un papier déjà couvert d’impressions. La mémoire de l’enfant est une page blanche où tout s’imprime avec aisance, un miroir pur où tout se reflète.

Opinions de Rousseau et de Mme Campan. — Que penser alors de l’opinion de certains pédagogues, d’après lesquels l’enfant, le petit enfant tout au moins, n’aurait pas de véritable mémoire ?

« Quoique la mémoire et le raisonnement soient deux facultés différentes, écrit Rousseau, l’une ne se développe véritablement qu’avec l’autre. Les enfants, n’étant pas capables de jugement, n’ont point de véritable mémoire[2]. »

Et, de son côté, Mme Campan déclare que « la mémoire ne se développe qu’à l’âge de trois ans[3] ».

Il suffit d’étudier de près l’opinion de Rousseau pour se convaincre que le désaccord avec lui est simplement apparent, qu’il dérive d’un malentendu qui porte sur les mots. La mémoire que Rousseau refuse à l’enfant est celle des idées abstraites : il est le premier à lui accorder la mémoire des sons, des figures et en général de toutes les notions sensibles.

Quant à l’affirmation de Mme Campan, elle se rapporte à ce fait d’observation générale que l’homme mûr ne se rappelle pas les événements des deux ou trois premières années de sa vie. Ces premières années sont pour nous comme si elles n’existaient pas : une nuit noire les recouvre dans notre conscience, à peine coupée par quelques lueurs, par le souvenir de quelque accident grave, de quelque catastrophe. Leibnitz cite un enfant qui, devenu aveugle vers deux ou trois ans, ne se rappelait plus rien de ses perceptions visuelles[4].

Est-ce à dire pour cela que, même pendant ces années de début dans la vie, où la conscience est encore obscure, la mémoire de l’enfant n’agit pas, n’acquiert pas. Il suffirait, pour réfuter Mme Campan, de rappeler qu’à trois ans l’enfant sait généralement parler, et que la connaissance des mots de la langue maternelle suppose un déploiement considérable de la mémoire. Seulement les premières acquisitions du souvenir sont frêles et fragiles : elles ont besoin d’être fixées, fortifiées par le renouvellement des mêmes impressions ; comme des peintures délicates où le pinceau doit repasser plusieurs fois pour maintenir les couleurs fugitives et toujours prêtes à s’effacer.

Caractères de la mémoire enfantine. — La mémoire de l’enfant a ses qualités propres et aussi quelques défauts.

Les qualités, c’est d’abord, chez les enfants bien doués, une rare puissance d’acquisition. Tandis que la mémoire fatiguée du vieillard se complaît à évoquer paresseusement les images du temps écoulé, celle de l’enfant est toujours en mouvement, toujours en quête de connaissances nouvelles, aussi facilement acquises qu’elles sont avidement cherchées. L’enfant voit tout, entend tout. Rien n’échappe à ses sens jeunes et vifs. Il distingue les objets, les personnes. Il a une merveilleuse aptitude à retenir les mots, à apprendre les langues ; dans certaines conditions il en apprend deux et trois à la fois. Ce que l’adulte et l’homme mûr ne feront qu’au prix d’un travail pénible, alors que la mémoire surmenée sera devenue rebelle à l’enregistrement des notions nouvelles, l’enfant le fait avec aisance et sans y songer. |

Un autre caractère de la mémoire enfantine, c’est la précision littérale, l’exactitude rigoureuse du souvenir. M. Legouvé compare justement l’enfant à un commissaire-priseur qui note tout, qui n’omet aucun détail. Avec une ponctualité digne d’être citée en modèle à l’historien, l’enfant se rappelle les moindres particularités des choses. Quand vous lui racontez une fable, une histoire qu’il connaît, ne vous avisez pas de changer un seul trait, un seul mot : sans quoi vous entendrez ses cris, ses protestations : « Ce n’est pas cela ! »

En revanche la mémoire de l’enfant a des faiblesses que le progrès de l’âge peut seul corriger. Elle pèche surtout en ceci qu’elle est peu apte à localiser exactement dans le temps les souvenirs qu’elle a acquis. La mémoire complète suppose une appréciation de la durée dont l’enfant est incapable, parce que. cette appréciation exige la coordination des souvenirs. Qui n’a entendu des enfants de deux ou trois ans raconter comme un événement d’hier un fait dont ils ont été les témoins plusieurs mois auparavant ? Les souvenirs flottent trop souvent dans l’esprit de l’enfant comme des images sans liens et pour ainsi dire détachées de leur cadre.

Culture de la mémoire. — Montaigne faisait remarquer avec raison qu’on ne s’occupe le plus souvent que de meubler la mémoire, qu’on oublie de la former : L’essentiel en effet n’est pas seulement que l’enfant sorte de l’école, l’esprit bien garni de souvenirs et de connaissances : il importe aussi qu’il ait à sa disposition une mémoire souple et forte, en état de s’enrichir encore, de s’approprier des notions nouvelles et de se plier aux usages de la vie.

Il y a donc deux parties distinctes dans la culture de la mémoire. Il faut d’abord lui faire acquérir le plus possible de connaissances : ce qui est l’objet de l’enseignement tout entier. Il faut en second lieu la fortifier et l’accroître, en tant que faculté de l’esprit : ce qui sans doute résulte en partie de l’enseignement lui-même, mais ce qui exige aussi quelques précautions spéciales, dont l’ensemble constitue ce qu’on peut appeler l’éducation propre de la mémoire.

Est-elle nécessaire ? — Mais cette culture spéciale de la mémoire est-elle nécessaire ? Et, s’il est démontré qu’elle est nécessaire, est-elle possible ?

Nous n’hésitons pas à répondre affirmativement, malgré l’opinion contraire de Locke.

Locke s’autorise précisément de l’emploi constant que nous faisions de la mémoire dans le monde et dans la vie pour contester l’utilité de l’exercer à l’école.

« La mémoire, dit-il, est si nécessaire dans toutes les actions de la vie, il y a si peu de choses qui puissent se passer d’elle, qu’il n’y aurait pas à redouter qu’elle s’affaiblit, qu’elle s’émoussât, faute d’exercice, si l’exercice était véritablement la condition de sa force[5]. »

Sans doute la vie sera une bonne école pour la mémoire ; mais à une condition, c’est que la mémoire ait déjà été assouplie, rompue au travail par les études de la jeunesse, et que l’homme la reçoive des mains de l’écolier comme un instrument déjà formé. Il n’y a pas de maître d’école qui ne soit autorisé à donner un démenti à l’opinion de Locke : car tous savent par expérience que les mémoires les plus heureuses ont besoin de longs efforts pour atteindre leur maximum de force, que les — mémoires moyennes se rouilleraient bien vite si on ne les exerçait constamment, et qu’enfin les mémoires ingrates resteraient toujours stériles, si on les cultivait pas de bonne heure.

Est-elle possible ? — Mais Locke va plus loin encore. Le fond de sa pensée, ce n’est pas que la culture de la mémoire est inutile, c’est qu’elle est impossible. En exerçant la mémoire sur tel ou tel objet, « on ne la dispose pas plus, dit-il, à retenir autre chose, que, en gravant une maxime sur une plaque de métal, on ne rend ce métal plus capable de retenir solidement d’autres empreintes[6] ». Ici encore le pédagogue anglais est en contradiction avec les faits. Quelque idée que l’on se fasse théoriquement de la nature de la mémoire, qu’on la rattache entièrement à des conditions organiques, comme MM. Luys et Ribot, ou qu’on la considère comme une puissance indépendante de l’âme, avec tous les philosophes spiritualistes, il est pratiquement certain que la mémoire progresse grâce à des soins habiles et à un exercice intelligent, et qu’il n’est pas vrai de dire qu’elle dépend uniquement d’une « constitution heureuse ».

Un autre paradoxe serait de soutenir avec Jacotot, par une exagération contraire, que l’éducation peut tout, que les mémoires sont égales à la naissance chez tous les enfants, et que les inégalités proviennent exclusivement de la négligence, du manque de soins, de l’inattention et du défaut de culture. Sans parler des mémoires extraordinaires et exceptionnelles qui se jouent de toutes les difficultés, comme celle d’un Villemain, répétant un discours après l’avoir entendu, d’un Mozart écrivant le Miserere de la Chapelle-Sixtine après deux auditions, d’un Horace Vernet ou d’un Gustave Doré, peignant des portraits de souvenir, sans invoquer le témoignage de ces mémoires prodigieuses qui attestent par leur éclat la puissance de la nature, il n’y a pas d’humble école où sur les bancs des élèves le maître ne distingue de notables différences dans les aptitudes naturelles à apprendre et à se souvenir.

« L’inégalité des différents esprits, dit M. Bain, au point de vue de l’assimilation des leçons, dans des circonstances identiques, est un fait constaté ; et c’est là un des obstacles que présente l’enseignement donné simultanément à un certain nombre d’élèves groupés ans lu même classe[7]. »

Exercice de la mémoire. — Tenons donc pour établi qu’il est nécessaire et qu’il est possible de cultiver la mémoire : or il n’y a pas d’autre moyen de la cultiver que de l’exercer.

Mais pour l’exercer utilement, pour arriver à des recommandations vraiment pratiques, il ne suffit pas de considérer la mémoire en général, dans son ensemble : il faut en analyser les éléments.

Diverses qualités de la mémoire. — « Une mémoire heureuse, dit Rollin, doit avoir deux qualités, deux vertus : la première, de recevoir promptement et sans peine ce qu’on lui confie ; la seconde, de le garder fidèlement ». Il faut en ajouter une troisième, la facilité à retrouver ce qu’on a vite appris et exactement retenu. Ma mémoire est mauvaise, si elle ne me permet pas de disposer avec aisance et promptitude de tout ce que je sais, si, selon l’expression de Montaigne, « elle me sert à son heure, non à la mienne ».

Ces diverses parties de la mémoire ne sont pas toujours réunies[8]. Il arrive que qui apprend vite oublie vite aussi. Les mémoires ’es plus agiles sont parfois les plus infidèles. Leurs acquisitions ressemblent à des fortunes trop rapidement faites et qui n’ont pas de solidité. Bien qui vient aisément s’en va de même.

Mais ces qualités pourtant ne s’excluent pas : elles sont généralement solidaires l’une de l’autre. L’idéal est de les posséder toutes à la fois, et l’éducation de la mémoire do avoir en vue de perfectionner chacune d’elles par des soins particuliers et par une culture spéciale.

1° Promptitude à apprendre. — C’est par cette qualité surtout que la mémoire relève de la nature, des dispositions innées,. L’art est impuissant à rétablir l’égalité entre ces intelligences dociles, malléables, aux impressions vives, qui s’imprègnent, pour ainsi dire, de tout ce qu’elles perçoivent, et ces esprits lents, paresseux et rétifs, qui n’apprennent que très difficilement le peu qu’ils apprennent. N’en concluons pourtant pas qu’il faille désespérer de corriger au moins en partie ces défauts de nature.

« Il ne faut pas, dit très bien Rollin, se rebuter aisément, ni céder à cette première résistance de la mémoire, que l’on a vu souvent être vaincue et domptée par la patience et la persévérance. D’abord on donne peu de lignes à apprendre à un enfant de ce caractère, mais l’on exige qu’il les apprenne exactement. On tâche d’adoucir l’amertume de ce travail par l’attrait du plaisir, en ne lui proposant que des choses agréables, telles que sont par exemple les Fables de La Fontaine et des histoires frappantes. Un maître industrieux et bien intentionné se joint à son disciple, apprend avec lui, se laisse quelquefois vaincre et devancer, et lui fait sentir par sa propre expérience qu’il peut beaucoup plus qu’il ne pensait… À mesure qu’on voit croître le progrès, on augmente par degrés et insensiblement la tâche journalière. »

En d’autres termes, ménager les mémoires faibles, en ne leur demandant que des efforts modérés et gradués, ne pas les décourager dès l’abord, les exciter au contraire en leur préparant habilement de petits succès, en leur inspirant quelque confiance en elles-mêmes, tel est l’esprit des conseils pratiques de Rollin.

Ajoutons que la faiblesse de la mémoire n’étant pas un fait ultime de l’esprit, puisqu’elle dépend et dérive de l’absence de certaines conditions, — de ce que les impressions manquent de vivacité, de ce que l’attention est rebelle, — on aura beaucoup fait pour dégourdir les mémoires lentes, si l’on a su éveiller la sensibilité et fixer l’esprit de l’enfant.

En particulier, tout ce qui fortifiera l’attention aidera la mémoire. Or il n’y a pas de meilleur moyen de rendre un élève attentif que de lui faire bien comprendre et de lui expliquer nettement tout ce qu’on lui enseigne. La Conduite des écoles chrétiennes (édition de 1860) déclare elle-même que « les élèves n’apprennent que très difficilement ce qu’ils ne comprennent pas[9] ». Pascal disait de lui-même qu’il n’oubliait jamais ce qu’il avait une fois compris. Il n’y a pas, quoiqu’on en dise, de désaccord entre la mémoire et le jugement. En rendant compte de tout ce qu’il enseigne, en multipliant les explications, le maître ne travaille pas seulement pour le jugement, il travaille aussi pour la mémoire.

Ce qui contribuera encore à développer la promptitude à apprendre, c’est l’ordre, c’est la liaison logique des connaissances que l’on propose à l’enfant.

« Il est indubitable, disait Port-Royal, qu’on apprend avec une facilité incomparablement plus grande et qu’on retient beaucoup mieux ce qu’on enseigne dans le vrai ordre, parce que les idées qui ont une suite naturelle, s’arrangent bien mieux ans notre mémoire et se réveillent bien plus aisément les unes les autres[10]. »

2e Ténacité des souvenirs. — Des souvenirs méthodiquement acquis et dont la possession est garantie par l’attention qui les a fixés dans l’esprit, par l’intelligence qui en a compris le sens, défient en général l’oubli. En d’autres termes, tous les efforts qu’on à faits pour faciliter l’acquisition des souvenirs en assurent aussi la conservation.

Il y a cependant quelques règles particulières à observer relativement à la seconde qualité de la mémoire : la plus importante est la répétition, une des formes essentielles de l’exercice de la mémoire.

C’est un vieil axiome pédagogique que la répétition est l’âme de l’enseignement, repetitio mater studiorum. Il faut revenir souvent sur les mêmes choses, ne pas craindre l’ennui d’un retour fréquent aux mêmes idées. « On ne retient, disait Jacotot, que ce qu’on répète. » Il en concluait, d’après l’adage multum, non multa, qu’il suffit d’apprendre une chose, et de la savoir bien. La répétition continuelle d’un seul livre serait l’idéal de l’enseignement. Exagération bizarre, qui sous prétexte de fortifier la mémoire aurait pour résultat de l’appauvrir. L’étendue des connaissances n’est pas moins précieuse que leur solidité. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’affranchie des bornes étroites où l’enfermait Jacotot, et employée sous toutes ses formes — rappel pur et simple de ce qui a été dit, résumés, révision générale — la répétition est une des conditions essentielles du développement de la mémoire.

« Il est rare, dit M. Bain, qu’un fait qui ne s’est produit qu’une fois laisse une idée durable qui puisse revenir d’elle-mème. La fixation de l’impression exige un certain temps : il faut ou prolonge le premier choc, ou le renouveler à plusieurs reprises différentes. elle est la première loi de la mémoire[11]. »

Une autre condition importante de la fidélité des souvenirs, c’est la précision rigoureuse et exacte des idées que l’on confie à l’esprit. Il ne faut pas se contenter d’à peu près, et voilà pourquoi dans certains cas la récitation littérale, dans tous les cas l’intelligence détaillée, minutieuse de ce qu’on lui apprend, doit être exigée de l’enfant. Dans le chapitre intéressant où elle s’en prend à ceux qui ont prétendu remplacer l’étude des mots par l’étude des choses, Mme Necker de Saussure fait remarquer avec raison que ces deux études sont inséparablement liées l’une à l’autre ;  :

« On dit à l’élève de ne s’attacher qu’au sens des paroles dans l’enseignement, sans porter son attention sur les termes, et quand il récitait sa leçon, si l’on voyait qu’il en eût compris le sens, on était content, qu’elles que fussent les expressions dont il se servait pour en rendre compte. Néanmoins ces expressions étaient la plupart du temps bien vagues, bien inexactes, car les enfants ne sont pas de fortÿ habiles rédacteurs. Cette compréhension dont on se flattait restait en elle-même confuse, et s’échappait vite, faute de s’être liée à des mots fixes et positifs[12]. »

3e Promptitude à se rappeler. — La précieuse et rare qualité qu’on appelle la présence d’esprit dépend en grande partie de cette troisième forme de la mémoire. Les meilleurs moyens de la développer seront d’abord les interrogations fréquentes. Il faut par des questions imprévues obliger l’enfant à faire effort, et pour ainsi dire secouer ses souvenirs. Il faut l’habituer à rentrer promptement en lui-même, pour y saisir au milieu de tant d’autres le souvenir qu’on lui réclame. On dégourdira ainsi les mémoires endormies, qui ont des trésors, mais qui ne savent pas en user.

Une autre recommandation importante, c’est de combattre la routine et ce qu’il y a pour ainsi dire de mécanique dans l’exercice de la mémoire. L’enfant qui apprend vite est trop souvent disposé à répéter machinalement ce qu’on lui enseigne, dans l’ordre et dans la forme où on le lui enseigne. Il débitera imperturbablement une série chronologique de rois de France : il récitera, sans y changer un mot, un théorème de géométrie. Mais si on le dérange un peu dans cette opération toute machinale, il reste court. Il n’y a pas d’autre moyen de remédier à ce défaut ou de le prévenir, que de surprendre souvent l’enfant par des questions où l’ordre habituel sera interverti, et aussi de l’obliger à répéter sous une autre forme, avec d’autres expressions, ce qu’il aura appris.

Mémoire et jugement. — Une préoccupation dominante doit régler tous les efforts de l’éducateur dans cette recherche délicate des moyens de cultiver la mémoire : c’est de ne pas la développer au détriment du jugement.

Un préjugé assez répandu veut que la « mémoire soit l’ennemie presque irréconciliable du jugement » (Fontenelle) A force de cultiver leur mémoire, certaines gens en viennent à laisser leur jugement en friche. On a affaire alors à des pédants insupportables, qui ne pensent point par eux-mêmes, ou qui n’osent risquer leur propre pensée que sous le couvert d’une citation, qui savent seulement ce que les autres ont dit et pensé. « Qu’est-ce ; disait Kant, qu’un homme qui a beaucoup de mémoire, mais pas de jugement ? ce n’est qu’un lexique vivant[13]. »

Assurément il faut se défier, même à l’école, de l’excès de la mémoire. A cette faculté s’applique particulièrement la règle posée par Kant : « Ne cultivez isolément aucune faculté pour elle-même, cultivez chacune en vue des autres. » Développée outre mesure, la mémoire annule pour ainsi dire les autres facultés, et, selon l’expression de Vauvenargues, « il ne faut avoir de la mémoire qu’en proportion de son esprit ».

Mais il n’y a rien à redouter de la mémoire, si on a soin de la tenir à son rang, et de la considérer seulement comme une faculté auxiliaire, « comme un merveilleux outil, selon le mot de Montaigne, sans lequel le jugement fait à peine son office ». Confiés à un esprit vivant, actif, qui garde la liberté de ses jugements, les souvenirs, quelque nombreux qu’ils soient, animent l’intelligence et la vivifient, loin de l’engourdir et de l’étouffer : ils la meublent, sans l’encombrer. Ils y sont d’ailleurs le point de départ de toute une floraison de pensées nouvelles. Comme le dit un peu emphatiquement {{Mlle[Marchef-Girard}}, « la mémoire n’est pas un tombeau ; c’est un berceau où l’idée grandit ».

Mémoire et récitation. — Le discrédit où est parfois tombée la mémoire provient surtout de la confusion qu’on a faite entre la mémoire proprement dite et la récitation, c’est-à-dire une forme particulière de l’exercice de la mémoire. Alors même que l’on proscrirait la récitation, et qu’on renoncerait à faire apprendre : par cœur, il n’en serait pas moins nécessaire de développer la mémoire.

Il s’en faut d’ailleurs que la récitation elle-mème mérité toutes les critiques dont elle est l’objet.

Opinion de M. Herbert Spencer. — M. Herbert Spencer est de ceux qui ont le plus résolument condamné la méthode des récitations littérales[14] :

« L’habitude d’apprendre par cœur, autrefois universellement répandue, tombe tous les jours en discrédit. Toutes les autorités modernes condamnent la vieille méthode mécanique d’enseigner l’alphabet. On apprend souvent la table de multiplication par la méthode expérimentale. Dans l’enseignement des langues, on substitue déjà aux procédés des collèges d’autres procédés imités de ceux que suit spontanément l’enfant quand il apprend sa langue maternelle. Le système qui consiste à faire apprendre par cœur donne à la formule et au symbole la priorité sur la chose formulée ou symbolisée. Répéter les mots correctement suffisait, les comprendre était inutile, et de cette façon l’esprit était sacrifié à la lettre. On reconnaît enfin que dans ces cas comme dans les autres, plus on donne d’attention au signe, moins on en donne à la chose signifiée[15]. »

Nous retrouvons ici les défauts habituels de M. Spencer, ses affirmations hautaines, absolues, dépourvues de mesure et par suite de justesse. Qu’on ait abusé autrefois, qu’on abuse encore des leçons, personne n’y contredit ; nous nous rappelons encore quelles pénibles et lourdes heures d’étude nous passions au collège, à répéter à voix basse de longs textes grecs, latins et français. Mais parce qu’on a trop appris par cœur autrefois, au collège et même à l’école, est-ce une raison pour ne plus apprendre par cœur du tout ?

Arguments pour et contre. — Les adversaires de la récitation font valoir divers arguments.

Les pédagogues américains se distinguent par la vivacité de leurs attaques. Ainsi M. James Johonnot prétend que le système d’enseignement qui consiste à faire apprendre par cœur n’a plus sa raison d’être dans les sociétés modernes, où il s’agit moins de maintenir des traditions aveugles et un respect irréfléchi du passé que de fortifier la raison et de favoriser la réflexion personnelle[16].

L’argument ne vaut évidemment que contre un système de récitation à outrance, où l’on demanderait le mot à mot littéral dans tous les enseignements, même dans ceux qui le comportent le moins, comme les sciences et la morale.

D’autres pédagogues objectent que le résultat des exercices de mémoire ne vaut pas le mal qu’on se donne pour l’atteindre. Quel profit y a-t-il pour l’élève à réciter des phrases toutes faites, à acquérir une science purement verbale ? Savoir par cœur n’est pas savoir, disait Montaigne. De plus la récitation littérale exige un effort intense, et de grands sacrifices de temps. L’esprit se fatigue et s'use dans cet effort. Et pendant que l’élève se tourmente et peine sur ses leçons, le temps passe, un temps précieux qui pourrait être mieux employé.

Nous répondrons que pour certaines choses au moins l’idée ne peut se séparer des mots qui seuls l’expriment convenablement, et qu’il est par conséquent nécessaire de retenir exactement. Nous ne sommes vraiment maîtres de nos idées que quand nous avons trouvé les mots propres pour les exprimer. Dans un assez grand nombre de cas, savoir par cœur est le seul moyen de savoir. D’un autre côté, l’effort est nécessaire en éducation : il n’est pas bon de trop ménager l’enfant et de le tenir quitte de tout travail de mémoire verbale, parce qu’il aura compris et vaguement retenu le sens de ce qu’on lui enseigne.

Les objections que nous venons d’examiner portent donc plutôt contre l’abus de la récitation, employée sans mesure et mal à propos, que contre l’usage discret et modéré de la récitation littérale dans les matières où elle est indispensable.

Où la récitation littérale est nécessaire. — Un pédagogue anglais, M. Fitch, a nettement établi la règle qui détermine les matières où la récitation littérale est nécessaire.

« S’il s’agit simplement de faire retenir des pensées, des faits, des raisonnements, laissez l’élève les reproduire à sa guise et dans son langage. Ce n’est pas le moment de mettre en branle la pure mémoire verbale. Mais si les mots qui servent à l’expression d’un fait ont par eux-mêmes une beauté propre, s’ils représentent quelque donnée scientifique, ou quelque vérité fondamentale qu’on ne pourrait exprimer aussi bien en recourant à d’autres termes, alors veillez à ce que la forme aussi bien que la substance de la pensée soit apprise par cœur[17]. »

D’après cela il est aisé de fixer la limite que la récitation ne doit pas franchir. En grammaire, les règles principales ; en arithmétique, les définitions ; en géométrie, les théorèmes ; dans les sciences en général, les formules ; en histoire, quelques sommaires ; en géographie, l’explication de certains termes techniques ; en morale, quelques maximes, voilà ce que l’enfant doit savoir mot par mot, verbatim. Et encore, bien entendu, à la condition qu’il comprenne parfaitement le sens de ce qu’il récite, et que son attention soit appelée sur la pensée non moins que sur l’expression. Il ne faut confier à la mémoire que ce que l’intelligence a parfaitement compris. Pour tout le reste, il faut s’en rapporter à la mémoire large des pensées, non à la mémoire stricte des mots : et il est aussi fastidieux qu’inutile, aussi dangereux que pénible, de faire réciter de longues pages d’histoire, de grammaire ou de physique.

Les exercices de récitation. — Il y a pourtant un autre emploi important de la récitation : c’est l’étude des beaux textes, des morceaux de prose et de vers, dont il convient d’enrichir et d’orner la mémoire des enfants. « Les exercices de récitation littéraire ne sont pas assez pratiqués dans nos écoles[18] ». Il n’y a pas de meilleur moyen de former le goût des élèves, de leur apprendre à sentir et à goûter l’éloquence de la poésie, la force des belles pensées et le charme du beau langage. Une lecture même étudiée ne suffit pas toujours : il faut y joindre de temps en temps cet effort particulier d’attention que réclame la récitation verbale. Par là vous obligez la mémoire à un effort particulièrement énergique, à une véritable concentration de l’attention. Par là vous obligez l’enfant à parler. Par là enfin l’enfant pénètre plus intimement les procédés et l’art des grands écrivains : il s’approprie leur style ; il se fait un trésor intérieur de beaux modèles, que l’esprit se remémore inconsciemment quand il est appelé à écrire à son tour. La récitation des auteurs n’est pas seulement un exercice de mémoire : elle est un exercice de langue, un exercice de prononciation et une excellente préparation à la rédaction, à la composition personnelle. Nous ne nous dissimulons pas d’ailleurs la difficulté que présente le choix des morceaux de récitation. Il faudrait, en effet, dans les pages qu’on fait apprendre par cœur, trouver réunis et le talent de l’écrivain et la simplicité d’une pensée juste et saine, populaire en quelque sorte, à la portée du jeune auditoire que l’on instruit.

Abus de la récitation. — Qu’on prenne garde pourtant à l’excès. Nous rappellerons à ce propos le mot du littérateur anglais : Johnson. Un jour qu’il rendait visite dans une maison où florissait la mode de faire apprendre des fables, un jeune enfant se présente à sa rencontre pour lui déclamer un morceau, tandis qu’à côté de lui son frère cadet se proposait à lui débiter un autre morceau. « Mes petits amis, leur dit Johnson, en interrompant celui qui parlait, ne pourriez-vous pas me réciter vos vers tous deux à la fois ?… » Mais ce n’est pas seulement pour ce motif qu’ils sont insupportables aux autres, c’est parce qu’ils ne se rendent aucun service à eux-mêmes et qu’ils perdent leur temps, que nous proscrivons les récitateurs à outrance. Nous n’admirons en aucune façon ces prodiges de mémoire qui consistent, par exemple, comme le dit Rabelais en s’en moquant, à réciter un livre d’un bout à l’autre, au rebours, en commençant par la fin.

« J’aimerais mieux, disait Mme de Maintenon, en parlant de ses élèves de Saint-Cyr, qu’elles ne retinssent que dix lignes et qu’elles les comprissent bien, que d’apprendre un volume entier sans savoir ce qu’elles disent. »

Choix des exercices. — Peu et bien, telle sera donc la règle en fait de récitation. On choisira de préférence des morceaux intéressants, variés, tantôt en vers, tantôt en prose ; en vers surtout pour les petits enfants. On les prendra courts. On aura soin de les lire à haute voix, avant de les donner à apprendre : de sorte que l’exercice de récitation soit d’abord une leçon de lecture. On les expliquera avec soin. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que la mémoire doive jamais devancer l’intelligence, et qu’il y ait intérêt à procéder à une sorte de culture mécanique de la mémoire, eu faisant apprendre des choses qui ne sont pas comprises. L’enfant, sans doute, avec sa merveilleuse facilité de souvenir, se plierait à ce travail machinal ; mais il y contracterait une habitude funeste, et dont il souffrirait toute sa vie, celle de répéter comme un perroquet des phrases dont il ne se rendrait pas compte.

Résumé des conditions du développement de la mémoire. — Un pédagogue anglais, M. Blackie, a heureusement résumé les conditions principales à remplir pour assurer la force de la mémoire ou pour suppléer à sa faiblesse[19]. Ces conditions sont les suivantes :

1° La netteté, la vivacité, l’intensité de l’impression originale ;

2° L’ordre et la classification des faits ;

3° La répétition ;

« Si le clou n’entre pas d’un seul-coup, frappez deux fois, trois fois même. »

4° La force de la logique ;

« L’homme qui ne se rappelle bien que les faits qu’il s’explique, cherche sous les faits l’enchaînement des causes. »

5° Les relations artificielles établies entre les souvenirs :

6 L’usage des notes écrites. A défaut d’une bonne mémoire naturelle, disait dans le même sens Montaigne, « je m’en fais une de papier ».

Procédés mnémotechniques. — Les pédagogues ont souvent recommandé l’emploi de procédés artificiels, qui, en établissant entre les souvenirs un lien factice, en garantissent la durée et en facilitent Je réveil.

Mais les procédés mnémotechniques ont d’abord l’inconvénient d’habituer l’esprit aux associations d’idées arbitraires et superficielles. Eussent-ils au point de vue du développement de la mémoire toute l’efficacité qu’on leur prête, il faudrait encore les condamner, à raison de l’influence fâcheuse qu’ils peuvent exercer sur le jugement et la raison.

Que faut-il en penser d’ailleurs au point de vue de la mémoire elle-mème ?

« Il y a, dit M. Blackie, des relations artificielles qui ne sont pas sans utilité : l’élève peut se rappeler qu’Abydos est situé sur la rive asiatique de l’Hellespont, s’il se rappelle seulement que les deux mots Abydos et Asie commencent l’un et l’autre par la lettre A. Mais ce sont là des trucs, plus appropriés à la faiblesse de quelque instituteur malhabile qu’à la virile éducation donnée par nos bons maîtres. Je n’ai pas grande confiance dans l’emploi systématique des procédés mnémotechniques : ils remplissent l’esprit d’une foule de symboles arbitraires et ridicules qui nuisent au jeu naturel des facultés. Les dates historiques, pour lesquelles on emploie généralement cette sorte de mécanique compliquée, se graveront plus aisément dans la mémoire par leurs rapports de causalité[20]. »

La véritable mnémotechnie est celle qui se fonde sur les rapports réels, sur les associations naturelles des idées, sur la méthode et l’ordre logique que l’on doit introduire dans l’enseignement. Au contraire, la mnémotechnie, qui a pour principe des rapprochements artificiels et des rapports de convention, peut être utile pour assurer la conservation d’un souvenir particulier ; mais elle nuit à la culture générale de la mémoire. Tout ce qui aide la mémoire, en effet, ne la fortifie point, et c’est lui donner de mauvaises habitudes que de lui fournir des appuis extérieurs, des étais artificiels, qui lui désapprennent de compter sur elle-même et sur la nature des choses.

Association des idées. — L’association des idées est une des lois essentielles du développement de la mémoire : en ce sens que les souvenirs se lient les uns aux autres, que leur liaison les fixe dans l’esprit, et qu’une fois associés par un lien quelconque, il suffit de l’apparition de l’un pour évoquer l’autre. Voilà pourquoi les études nouvelles qui par l’attrait de leur nouveauté même excitent l’attention, fatiguent et déconcertent la mémoire, parce que les idées qu’elles suggèrent à l’esprit n’y trouvent pas de points d’appui, d’autres idées analogues auxquelles on puisse les rattacher.

Dans la culture de la mémoire, le pédagogue aura donc à tirer profit de l’association des idées et de ses divers principes ; les uns fortuits et extérieurs, comme la contiguïté dans le temps et dans l’espace, les autres intrinsèques et logiques, comme le rapport de cause à effet. Plus on établira de rapprochements entre les connaissances, plus on associera les idées, et plus la mémoire sera vive et tenace. Saint François de Sales disait sous une forme piquante : « La bonne manière d’apprendre, c’est d’étudier ; la meilleure, c’est d’écouter ; la très bonne, c’est d’enseigner ? » Si le meilleur moyen d’apprendre est en effet d’enseigner, c’est que précisément le professeur est obligé de classer, de coordonner les connaissances qu’il enseigne et de les soumettre à un ordre rigoureux et méthodique.

Différentes formes de la mémoire. — « On dit la mémoire, fait remarquer M. Legouvé : on devrait dire les mémoires. » Il y a en effet la mémoire des faits, la mémoire des mots, la mémoire des idées, la mémoire des dates, des lieux, d’autres encore. Et ces diverses mémoires, bien qu’elles ne s’excluent pas, s’unissent rarement chez le même individu. Tel qui retient imperturbablement une série de chiffres et de calculs, sera incapable de se rappeler les lieux, les formes des objets, les figures des personnes. C’est l’habitude, c’est l’exercice fréquent et répété, qui plus que la nature contribue à développer ces dispositions diverses. Chaque profession, chaque métier tend à favoriser l’une ou l’autre. À l’école, le rôle du pédagogue doit être de combattre ces spécialisations de la mémoire, de ne pas souffrir qu’elle se dévoue exclusivement à l’acquisition d’un seul ordre de connaissance.

La mémoire, en résumé, doit être développée dans tous les sens au profit des idées abstraites comme au profit des images et des notions sensibles. Elle doit être une puissance d’acquisition souple et générale, qui se prête à tous les travaux de la pensée, à toutes les occupations de la vie. Si elle n’est que la gardienne d’une catégorie privilégiée de souvenirs, elle rendra encore des services, mais des services restreints et particuliers. Elle ne sera plus la faculté universelle qu’il lui convient d’être, la servante de l’intelligence, servante d’ailleurs dont on ne peut se passer.


  1. Cet article est extrait d’un ouvrage qui doit paraître prochainement à la librairie Paul Delaplane, sous ce titre : Cours de pédagogie théorique et pratique.
  2. Émile, 1. II.
  3. De l’Éducation, 1. III, ch. 1.
  4. Leibnitz, Nouveaux essais sur l’entendement, liv. 1, ch. III.
  5. Pensées sur l’éducation, éd. Hachette, p. 281.
  6. Voyez notre Histoire de la pédagogie, p. 171-172.
  7. La Science de l’éducation, p. 10.
  8. Il nous paraît tout à fuit exagéré de dire avec M. Marion : « Les trois qualités de la mémoire ne sont presque [illisible]
  9. Conduite à l’usage des écoles chrétiennes, p. 16.
  10. Logique de Port-Royal, 4e partie, ch. x.
  11. Science de l’éducation, p. 16.
  12. L’Éducation progressive, t. II. p. 286.
  13. On connaît l’épitaphe du P. Hardouin, jésuite du XVIIe siècle, auteur de grands travaux d’érudition : « Hic jacet vir bonæ memoriæ, expectans judicium. »
  14. M. Rousselot est tombé dans les mêmes exagérations : « Cette vieille habitude de faire apprendre par cœur est un des plus fâcheux et des plus tenaces préjugés de la pédagogie routinière : justement discréditée, tout le monde la répudie en théorie. » Pédagogie, p. 178.
  15. L’Éducation, p. 97.
  16. Principles and practice of teaching, New-York, 1881, p. 171.
  17. Lectures on teaching, Cambridge, 1881. Ce livre est le résumé d’un cours de pédagogie professé en 1881 à l’université de Cambridge.
  18. Rendu, Manuel de l’enseignement primaire, 201.
  19. Blackie, p. 23 et suiv.
  20. Blackie, p. 24.