Écrivains révolutionnaires - Chamfort

Écrivains révolutionnaires - Chamfort
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 91-105).

CHAMFORT.




S’habituer à vivre, c’est s’habituer aux injures du temps et aux injustices des hommes.

CHAMFORT.

Tout homme qui, à quarante ans, n’est pas misanthrope, n’a jamais aimé les hommes.

CHAMFORT.


L’esprit, — je ne parle pas de celui qui court les rues, — est çà et là en littérature le trait de génie, la touche du maître, l’accent immortel dont le sculpteur ou le peintre frappe le marbre ou la toile. Rulhières disait, étonné qu’on le trouvât méchant : — Je n’ai fait qu’une méchanceté dans ma vie. — Quand finira-t-elle ? demanda Chamfort. Ce mot si profond et si inattendu survivra à toutes les œuvres de Chamfort, comme les contes de Voltaire ont survécu à ses tragédies, comme les petits tableaux tout flamands de Breughel à ses grandes toiles inspirées par les Italiens. Il y a des hommes d’esprit qui n’ont laissé qu’un mot pour tout héritage, c’est déjà beaucoup. La postérité est assez paresseuse de sa nature ; elle aime ceux qui arrivent à elle sans lourd bagage pour sa bibliothèque, qui ne se compose pas de mille volumes. Elle n’a ouvert sa porte à Chamfort qu’à la condition qu’il laissât ses livres sur le seuil. Fontenelle, qui, presque centenaire, ne passait pas un jour sans aller dans le monde, disait à ses voisins : — Je suis là, mais ne comptez pas sur ma présence d’esprit, la conversation est un livre que je ne comprends plus guère ; dites-moi de temps à autre le titre du chapitre. La postérité est comme le vieux Fontenelle : elle se contente de savoir le titre du chapitre.

Chamfort, né en Auvergne en 1741, mort à Paris en 1794, a traversé pour ainsi dire tout le XVIIIe siècle, ce XVIIIe siècle des abbés, des marquises, des reines du Parc-aux-Cerfs et de Trianon, des encyclopédistes et des révolutionnaires. Il a connu Voltaire et Mme  Du Barry, Diderot et Marie-Antoinette, Saint-Just et Charlotte Corday. Il a toujours étô l’homme de son temps, honnis en 1793, où il osa être encore un homme d’esprit. « La fraternité de ces misérables est celle de Caïn et d’Abi ; ! ou d’Éléocle et de Polynice. Qu’ils écrivent donc sur tous les monumens : Sois mon frère, ou je te tue. » Quoiqu’il eût commencé la révolution avec Mirabeau, il fut conduit aux Madelonneltes, qui était alors le chemin de la guillotine.

La mère de Chamfort était « dame de compagnie. » Quand on s’aperçut dans la maison qu’elle était sur le point de donner un nouveau verni à la compagnie, ou se sépara d’elle violemment. Chamfort la consola à force d’amour. Il vint au monde sans autre patrimoine que le nom de Nicolas. Paris est l’arche sainte qui sauve du naufrage toutes les misères de la province quand elles sont couronnées par un rayon d’intelligence. La mère et l’enfant vinrent à Paris. Nicolas, on ne sait sur quelle recommandation, fut admis au collège des Grassins en qualité de boursier. Il étudia beaucoup et s’en repentit plus tard : « Ce que jai appris, je ne le sais plus ; le peu que je sais, je l’ai deviné. » En rhétorique, il remporta tous les prix au grand concours, hormis le prix de poésie latine. Ses maîtres lui dirent, au retour du triomphe, que quatre prix sur cinq, ce n’était qu’une victoire compromises on lui signifia que, s’il ne voulait pas, pour l’année suivante, doubler sa rhétorique afin d’obtenir tous les prix, il fallait renoncer à sa bourse, son seul bien. Il se résigna en pensant à sa mère. A la seconde tentative, il remporta les cinq prix. « L’an passé, dit-il, je manquai le prix de vers latins parce que j’avais imité Virgile, je l’ai remporté cette année parce que j’ai imité Buchanan. » En effet, il y avait dans sa composition une description du canon et de la canonnade qui enleva tous les suffrages, excepté celui de Chamfort.

Dès cette seconde conquête, Chamfort fut un citoyen de la république des lettres. Il y avait au collège un descendant de Malherbe et Letourneur qui a traduit Ossian : Chamfort fut leur maître et corrigea leurs vers. Le goût des voyages s’empara de leur esprit aventureux : un soir, ils s’enfuirent du collège, résolus à faire le tour du monde. Ils allèrent jusqu’à Cherbourg ; mais, sur le point de s’embarquer, Chamfort dit à ses amis, comme avait dit plus d’un philosophe à ses disciples : « Avant de faire le tour du monde, si nous faisions le tour de nous-mêmes ? » Combien qui s’en vont vers Tombouctou pour y étudier les costumes et qui s’en reviennent mourir chez eux sans avoir jamais eu la curiosité de voyager dans les pays inconnus de leur cœur ! Combien de sentimens et d’idées demeurent en nous sans que nous les traversions, comme les forêts vierges pour tant de peuplades du Nouveau-Monde !

Tous les trois rentrèrent au collège comme des enfans prodigues de la science. Chamfort devint abbé : « c’est un costume et non point un état » Le principal des Grassins lui promit une abbaye. — Non, lui dit-il, je ne serai jamais prêtre pour trois raisons : j’aime l’honneur et non les honneurs, la philosophie et non le cilice, les femmes et non l’argent.

Il n’avait jusque-là porté que le nom de Nicolas. Il se baptisa lui—même du nom de Chamfort et se jeta à toute aventure dans les hasards de la vie littéraire. Il fut repoussé par les gazettes et les libraires. Sa mère n’avait pas de pain, il n’avait que des larmes à lui donner. Il rencontre un jeune prédicateur de ses amis qui allait à la cour. — Eh bien ! Nicolas, que dis-tu ? — Je fais un sermon à ma mauvaise étoile. — Tu sais faire des sermons, toi ? — Oui, écoute. Et Chamfort se mit à débiter une galante apostrophe à sa mauvaise fortune. — Ah ! que tu es heureux ! s’écrie le prédicateur ; moi qui ne trouve jamais rien à dire quand je monte en chaire ! Veux-tu faire mes sermons, je les prononcerai, car j’ai de la mémoire. — C’est dit : un louis par sermon.

Le prédicateur frappa dans la main de Chamfort. Il lui fallait un sermon par semaine. Ainsi vécut Chamfort durant près d’une année.

Il trouva quelques pages à écrire dans les gazettes, mais il était plus soucieux d’écrire dans le livre de la vie, ce beau livre qu’on entrouvre à vingt ans, et où l’on écrit avec une plume de flamme. Les folles et charmantes passions, les sirènes aux bras ouverts le saisirent et l’entraînèrent à tous les dangers. Il revint sur le rivage, mais abattu et ravagé, ayant aux premières secousses épuisé ses forces et arraché de son cœur tout le printemps de la vie. Comme Duclos, il avait élevé le château de cartes de l’amour au milieu des courtisanes, et, parmi les courtisanes, il n’avait même pas trouvé Madeleine pour pleurer avec lui sur la profanation de l’autel. Triste préface pour la vie d’un poète que cette jeunesse où rien de pur ne fleurit ! C’est la jeunesse de Piron or, telle jeunesse, tel poète. La Muse est une fille qui se souvient.

Tout en suivant dans la poussière le carrosse arrogant des courtisanes, Chamfort n’avait pas une seule fois rencontré la roue de la fortune. Il était plus pauvre que jamais. Il vivait seul, n’ayant pour toute hôtesse que la misère. L’usage alors, pour tout poète nouveau-venu, était de concourir pour un prix académique. C’était, pour ainsi dire, faire antichambre chez la poésie. Chamfort concourut : il fut médiocre et obtint le prix. Pour ce triomphe, dont il n’était pas fier, il fut recherché dans le monde, où, grâce à sa figure, il devint à la mode. Toutes les marquises prirent beaucoup d’estime pour un homme dont Mme la princesse de Cra… disait : « Vous ne le croyez qu’un Adonis, et c’est un Hercule. » Le XVIIIe siècle en était alors à son regain ; on fauchait à pleine faux la dernière moisson d’amour.

Il paraît qu’Hercule-Chamfort fut soumis a de trop rudes travaux, connue son aïeul, car, au bout de quelques années, nous le retrouvons, pour ses péchés, aux eaux de Spa, aux eaux de Barèges, partout où Cupidon s’était mis au régime et buvait de l’eau. Il revint à Paris, résolu à faire pénitence. En effet, une seconde fois il concourut pour un prix académique. Il n’obtint pas même une mention. Il se consola par sa comédie de la Jeune Indienne, qui fut représentée avec quelque bruit. Le nom de Chamfort était déjà célèbre, mais il n’avait toujours pas d’argent et vivait au hasard ça et là à la condition de dîner en ville. Il apportait son esprit comme argent comptant, disant comme Piron « On me prête sur gages, » on comme Rivarol : « Je ne puis pas dire une bêtise sans qu’on crie an voleur. »

Mme Helvétius, qui avait à Sèvres un hôpital littéraire, y logea Chamfort durant quelques saisons. Il y serait resté plus long-temps sans l’amitié de Chabanon : Chabanon avait une pension de douze cents livres sur le Mercure ; il aimait Chamfort, il le força à accepter ces douze cents livres. La république des lettres peut écrire aussi le mot fraternité sur plus d’un de ses monumens. Chamfort voulait refuser, mais Chabanon joua l’offensé, et parla de se battre en duel plutôt que d’essuyer cet affront d’un ami. Vers le même temps, Chamfort obtint deux nouveaux prix au concours académiques pour l’éloge de Molière et pour l’éloge de La Fontaine. La Harpe l’avait vaincu en poésie ; Chamfort prit vaillamment sa revanche en prose. La Harpe ne lui a jamais pardonné.

La santé lui revint par intervalles. Dès qu’il ressaisissait sa force, il se jetait à bride abattue sur les passions ardentes. « Il faut choisir : aimer les femmes ou les connaître, il n’y a pas de milieu. » Quoiqu’il connut les femmes, il persistait a les aimer. Duclos s’accommodait de la première venue. « Pour moi, disait Chamfort, je recherche surtout celles qui vivent hors du mariage et du célibat. Ce sont (quelquefois les plus honnêtes. » Quoique le sentiment romanesque manquât à son cœur, il eut quelques élans de poésie dans l’amour, ce qui explique ce mot : « Je n’ai jamais perdu terre avec les femmes, si ce n’est dans le ciel. »

Il aurait pu, mieux qu’aucun autre faiseur de paradoxes, écrire l’histoire de l’amour. Il avait étudié la femme et les femmes. Il savait les mille et une attaques contre les places fortes de la vertu. Il commençait souvent le siège au petit lever. Au XVIIIe siècle, les marquis allaient voir le lever des femmes comme les philosophes allaient voir le lever du soleil. Le soleil et les femmes sont toujours de ce monde, mais ne se lèvent plus en public. Chamfort trouvait que le midi à une sorte de sévérité fatale aux amoureux. À trois heures, on pouvait ouvrir le roman, sauf a l’interrompre à la première page ; à six heures, il fallait railler au lieu de s’attendrir ; à neuf heures, conter quelque histoire émouvante ; à minuit, suivre son inspiration, et, une fois en campagne, ne pas rebrousser chemin, même si le feu était à la maison. Selon Chamfort, il y a tant d illogisme dans la femme, que les raisonnemens ne la prennent jamais. Il faut savoir être dans le même moment un homme d’esprit et une bête, un maître et un esclave, un sage et un fou. « Savez-vous pourquoi, disait Chamfort à Mirabeau, j’ai séduit Mme  de *** ? C’est que je me suis aperçu le premier que, puisqu’elle avait changé en cramoisi le meuble bleu de son boudoir, il fallait changer avec elle le ton de la conversation. »

Les femmes du monde consultaient Chamfort comme un confesseur de l’ordre profane. « Mon fils va entrer dans le monde, lui dit un jour Mme  de Montmorin ; comment le sauver de la première traversée ? — Recommandez-lui avec ferveur d’être amoureux de toutes les femmes. »

Il avait toujours quelque chose à dire, mais il n’avait jamais rien è écrire. De son temps, il y avait déjà trop de livres ; il ne voulait pas donner au censeur royal le plaisir d’approuver une sottise de plus, Quel livre faire ? On exécute à l’Opéra le qu’il mourût de Pierre Corneille. Les gens de lettres n’ont plus qu’une ressource pour être neufs, c’est de faire danser à Noverre les Maximes de La Rochefoucauld ou les Pensées de Pascal. »

Il se contentait de répandre son esprit en menue monnaie, comme Rivarol, Rulhières et quelques autres. Il allait causer dans les salons célèbres au milieu d’un cercle de jolies femmes. C’était la manière alors de faire son feuilleton, et ce feuilleton-là, quand il était signé Chamfort, n’était pas oublié le lendemain.

Chamfort arriva à la cour par la duchesse de Grammont, qui l’avait rencontré aux eaux de Barèges et l’avait emmené à Chanteloup. On joua sa tragédie de Mustapha à Fontainebleau devant toutes les royautés par la grâce de Dieu, par la naissance, par la beauté. Le roi lui donna douze cents livres de pension ; le prince de Condé lui offrit d’être secrétaire de ses commandemens. Chamfort accepta, mais il était né libre ; à peine installé au Palais-Bourbon, il n’eut qu’une idée, celle d’en sortir, sans toutefois fâcher le prince de Condé. Il passa six mois à écrire des épîtres en prose et en vers pour faire agréer sa démission. Il avait alors quarante ans ; il devenait misanthrope ; il était gai, mais ombrageux. Il avait vu s’agiter autour de lui, sur tous les théâtres, les vanités humaines. Il avait vu beaucoup de monde, mais il n’avait pas encore découvert un homme. Il s’était étudié lui-même sans être très content de ce livre vivant qui s’appelait Chamfort. Ce fut alors qu’il se retirât à Auteuil, comme le vieux Boileau, dans la maison du satiriste, disant à ses rares amis : Ce n’est pas avec les vivans qu’il faut vivre, c’est avec les morts (c’est-à-dire avec les livres). Cependant, à peine dans la retraite, à peine eut-il secoué la poussière de ce sépulcre qui s’appelle une bibliothèque, qu’il devint amoureux. Les misanthropes qui comptent sans l’amour comptent deux fois. Chamfort avait rencontré je ne sais où, à Boulogne, une dame de la cour de la duchesse du Maine, c’est-à-dire une beauté qui comptait bien cinquante printemps. C’est encore l’histoire de Piron. Cette dame avait de l’esprit, elle avait beaucoup vu, elle racontait beaucoup. Chamfort l’épousa, comme il eût acheté un livre curieux. La dame elle-même était misanthrope. Ils se trouvèrent à Auteuil trop près du monde ; ils allèrent se réfugier à Vaudouleur, non loin d’Étampes, sans avertir leurs amis. Ils y vécurent six mois, comme auraient pu faire Ulysse et Calypso, mais la lune de miel prit alors une couleur funèbre. La dame tomba malade et mourut. Chamfort inconsolable se mit à voyager, il séjourna en Hollande avec le comte de Narbonne. A son retour à Paris, il épousa l’Académie, veuve de Sainte-Palaye. Son épithalame fut tiède, — sans couleur, sans mouvement 11 retourna dans le monde et à la cour. Il disait alors : « Ma vie est un tissu de contrastes apparens avec mes principes : je n’aime point les princes, et je suis attaché à un prince, on me connaît des maximes républicaines, et je vis avec des gens de cour. J’aime la pauvreté, et je n’ai que des riches pour amis. Je fuis les hommes, et les hommes sont venus à moi. Les lettres sont ma seule consolation, et je ne vois pas de beaux esprits. J’ai voulu être de l’Académie, et je n’y vais jamais. Je crois que les illusions sont le luxe nécessaire de la vie, et je vis sans illusions. Je crois que les passions nous sont plus utiles que la raison, et jai détruit mes passions. »

La reine Marie-Antoinette dit un jour à Chamfort :

— Savez-vous, monsieur de Chamfort, que vous avez plu à tout le monde à Versailles, je ne dirai pas à cause de votre esprit, mais malgré voire esprit ?

— La raison en est toute simple, répondit Chamfort avec son franc parler ; à Versailles, je me résigne à apprendre beaucoup de choses que je sais par des gens qui les ignorent.

On a dit que Chamfort avait cessé d’aller à la cour après y avoir manqué une passion. On n’a d’autres traces de cette histoire, ou plutôt de ce roman, que cette lettre qui semble écrite par Cyrano de Bergerac. « Voila près du huit jours qu’il m’a été impossible de me délivrer d’une fantaisie de poète. Le jour, la nuit, le repos même, tout s’en est ressenti. Je ne croyais pas être si jeune. Rien n’a pu faire lâcher prise à cette passion subite. C’est être mordu d’un chien enragé. Le chien n’était pas gros, mais c’est un chien-loup, ou plutôt un chien-lion, un mélange d’horrible, de charmant et de ridicule, de raison et de folie. J’irai un matin à votre lever, mon redoutable bichon ; j’espère qu’il pourra vous amuser et vous mordre jusqu’au cœur avec ses dents aiguës. »

Le comte de Vaudreuil le logea en son hôtel, qui devint presqu’une autre académie, car, si Chamfort écrivait sans chaleur et sans caractère, il parlait toujours avec un accent pittoresque. C’était le journal vivant du monde politique et littéraire. 11 comptait alors trois sortes d’amis : les amis qui l’aimaient, les amis qui ne l’aimaient pas, et les amis qui ne se souciaient pas de lui. Parmi les premiers figurait Mirabeau. Le lion recherchait le chat pour sa malice et ses grâces délicates, ou plutôt Mirabeau et Chamfort étaient tous les deux emportés et railleurs. La nature les avait taillés en plein drap ; mais il leur manquait en toute chose la foi, la foi qu’ils remplaçaient par la colère à l’heure solennelle. Ce qui va sembler étrange, c’est que dans cette amitié Chamfort était le maître et non le disciple. Cette lettre de Mirabeau est bien curieuse : « J’ai quitté trop tard mes langes et mon berceau. Les conventions humaines m’ont trop long-temps garrotté, et, lorsque les liens ont été un peu desserrés (car pour brisés ils ne le furent jamais), je me suis trouvé encore tout chamarré des livrées de l’opinion. J’étais d’ailleurs trop passionné, j’avais donné trop de gages à la fortune, pour devenir l’homme de la nature. Ce n’est pas au milieu des dangers qu’on peut suivre une route déterminée. Ah ! si je vous avais connu il y a dix ans, combien de précipices et de ravins j’aurais évités ! Il n’est point de jours et surtout il n’est point de circonstances un peu sérieuses où je ne me surprenne à dire : « Chamfort froncerait le sourcil, ne faisons pas, n’écrivons pas cela ; » ou bien : « Chamfort sera content, car Chamfort est de la trempe de mon ame et de mon esprit. » Tout homme a ainsi une conscience intérieure dans un ami toujours en sentinelle sur ses actions. Bienheureux est l’ami qui veille auprès de Mirabeau !

Mirabeau devait lire à l’assemblée nationale, en 1791, un rapport sur les académies. Ce curieux morceau, trouvé dans ses papiers à sa mort, était l’œuvre de Chamfort, qui a plus d’une fois travaillé les discours de son illustre ami. Chamfort, qui était entré à l’Académie en 1781, ne parlait guère en académicien. « Helvétius, Rousseau, Diderot, Mably, Raynal et tous les esprits libres ont montré hardiment leur mépris pour ce corps qui n’a point fait grands ceux qui honorent sa liste, mais qui les a reçus grands et les a rapetissés quelquefois. » Plus loin, il soutient que cette école de servilité n’a jamais produit ni un homme ni une idée. Il s’indigne contre les prix de vertu. « Rendez à la vertu cet hommage de croire que le pauvre aussi peut être payé par elle ; qu’il a, comme le riche, une conscience opulente et solvable ; qu’enfin il peut, comme le riche, placer une bonne action entre le ciel et lui. » Après quelques pages de déclamation, il arrive à cette conclusion éloquente : « Vous avez tout affranchi, affranchissez les talens. Point d’intermédiaire entre les talens et la nation. Range-toi de mon soleil, disait Diogène à Alexandre, et Alexandre se rangeait. Puisque les académies ne se rangent point, il faut les anéantir. Une corporation pour les arts de génie ! C’est ce que les Anglais n’ont jamais conçu, les Anglais, nos maîtres pour la raison. Corneille, critiqué par l’Académie française, s’écriait : J’imite l’un de mes trois Horaces ! j’en appelle au peuple. Croyez-en Corneille, appelez au peuple comme lui. »

Cependant la révolution éclata. Chamfort suivit Mirabeau dans la tempête. Il oublia ses anciens amis, disant que ceux qui passent le fleuve des révolutions ont passé le fleuve de l’oubli. Il courut les clubs et fut orateur de carrefour. Il entra l’un des premiers à la Bastille. La révolution lui avait tout enlevé, mais il s’oubliait lui-même. Il entre un jour chez Marmontel, qui pleurait la perte de ses pensions. « Tu pleures, Brutus-Marmontel ? — Je pleure pour mes enfans, qui mourront de faim. » Chamfort prend un enfant sur ses genoux : « Viens, mon petit ami, tu vaudras mieux que nous : quelque jour, tu pleureras sur ton père en apprenant qu’il eut la faiblesse de pleurer sur toi dans l’idée que tu serais moins riche que lui. » Après les premières bourrasques, il reprit sa plume et rédigea la partie littéraire du Mercure, Ce journal était royaliste ; mais, pendant que le rédacteur politique baisait la royauté sur une joue, le rédacteur littéraire lui donnait un soufflet sur l’autre. Il fut durant quelque temps secrétaire du club des jacobins ; mais, quand il vit que la France républicaine subissait le joug du roi Robespierre et du roi Marat, il se retira au club des émigrés de 89. Il était au bout de son clan patriotique. La plupart de ceux qu’entraînait le courant ou qui s’y laissaient entraîner allaient dans les ténèbres, dominés par les événemens du jour, sans voir la rive où déjà la colombe allait détacher le rameau sacré. La vie politique de Chamfort s’arrêta à la chute des girondins. Quoique salué par un certain nombre de montagnards pour ses idées et ses sarcasmes, il ne franchit pas le Rubicon ; ce fut ce qui le perdit. Peut-être fut-il arrêté par un sentiment de reconnaissance plutôt que par la conviction que les montagnards iraient trop loin. Roland avait divisé la Bibliothèque nationale en deux directions ; il avait donné l’une à Carra et l’autre à Chamfort, C’étaient deux actes de justice qui firent deux girondins de plus. Chamfort, d’ailleurs, devait se perdre dans la révolution même en suivant la vague, car, né pour la critique et non pour l’enthousiasme, il n’épargnait aucune royauté populaire, pas plus celle du citoyen Marat que celle du citoyen Robespierre. Il n’épargnait même pas la Convention. Pour célébrer l’anniversaire du 2 janvier, la Convention était allée solennellement sur la place de la Révolution, où on lui donna le spectacle de la guillotine. « C’est, dit Chamfort, le gratis de la Convention. » (On donnait alors comme aujourd’hui des représentations gratuites au peuple.) Les sarcasmes de Chamfort, bons ou mauvais, étaient transcrits et dénoncés. On rapportait que, dans les quelques salons encore ouverts, il s’amusait à faire avec beaucoup de gaieté la silhouette des principaux conventionnels. « Prenez garde, lui dit-on un jour, vous avez plus d’un titre à la haine de ce parti furibond, qui ne veut ni d’esprits pénétrans, ni de philosophes, ni d’âmes élevées et fermes, parce que ce n’est pas avec tout cela que se composent des esclaves. — Je n’ai pas peur, répondit-il ; n’ai-je pas toujours marché au premier rang de la phalange républicaine ? N’ai-je pas hautement professé ma haine contre les rois, les nobles, les prêtres, en un mot tous les ennemis de la raison et de la liberté ? N’est-ce pas moi qui ai donné pour devise à nos soldats entrant en pays ennemi : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ? » Cependant, sur la dénonciation d’un misérable, Tobiesen Duby, un subalterne de la Bibliothèque nationale, Chamfort fut conduit en prison.

Les hommes politiques étudieront Chamfort comme un philosophe en pleine révolution. Il a ses heures de colère et de folie, mais presque toujours il domine sa raison souveraine. Tout homme de bonne foi, s’il écoute les battement passionnés de son cœur, aura connu, disait Rivarol, « ses jours nocturnes » dans les luttes politiques. C’est là, sur cette mer toujours agitée, que le point de vue varie à tout instant. En politique, on a toujours raison, mais on vient le plus souvent trop tôt ou trop tard. Combien peu arrivent à temps ! Tel qui passe aujourd’hui pour un fou sera étudié dans cinquante ans, demain peut-être, comme un profond législateur. Que d’éloquent exemples depuis les encyclopédistes !

Chamfort n’avait pas pressenti la révolution. Il n’était pas de ces apôtres brûlans qui viennent au monde pour rappeler le divin révolutionnaire qui naquit à Bethléem. Homme d’esprit bien plutôt qu’homme de pensée, il avait le rire de Rabelais ou de Sterne et non le pleur sauvage de Jean-Jacques Rousseau ; en un mot, Démocrite était son maître et Heraclite son fou. Cependant cette grande époque de 1789 avait retrempé tous les cœurs à la source vive des passions. Les plus indifférens se jetaient avec enthousiasme dans le flux régénérateur, où la liberté humaine venait d’être trempée comme Achille dans le Styx. Chamfort s’y jeta éperdument, heureux de se retrouver jeune en face de la liberté cette maîtresse idéale que nous avons tous adorée en pleine jeunesse. Chamfort, par une philosophie stérile, avait bridé toutes ses passions ; craignant leurs emportemens généreux, il lâcha la bride à sa cavale révolutionnaire. Passionné pour l’inconnu, il n’eut pas besoin des éperons d’or de son ami Mirabeau ; il était de toutes les assemblées dans la rue et dans les clubs, coudoyant Robespierre et Barnave, les rouges et les blancs, avec Mirabeau à Versailles, avec Camille Desmoulins au Palais-Royal. Changeant comme le ciel de Paris, il parlait tour à tour pour tout le monde et contre tout le monde. « L’histoire, s’écriait-il aux Jacobins, n’est qu’une suite d’horreurs. Si les tyrans la détestent pendant leur vie, il semble que leurs successeurs souffrent qu’on transmette à la postérité les crimes de leurs devanciers pour faire diversion à l’horreur qu’ils inspirent eux-mêmes. » Le lendemain, il parlait ainsi : « Prenons garde a nous, nous ne sommes que des Français et nous voulons être des Romains. Le caractère des Français est composé des qualités du singe et du chien couchant. Drôle et gambadant comme le singe, il est malfaisant comme lui ; caressant et léchant son maître qui le frappe et l’enchaîne, comme le chien couchant, il bondit de joie quand on le délie pour aller à la chasse. » Rivarol, qui avait parlé aux ennemis de la révolution, dit un jour à Chamfort : « Vous avez perdu l’esprit dans vos fureurs contre la royauté. On ne peut aimer à la fois la république et les arts. Il faut un Louis XIV pour enfanter des Molière et des Racine. — Oui, répondit Chamfort, vous êtes de ceux qui pardonnent tout le mal qu’ont fait les prêtres, en considérant que sans les prêtres nous n’aurions pas la comédie du Tartufe. » Rivarol rappela à Chamfort qu’autrefois il était de ceux qui plaidaient pour la noblesse. « C’était, disiez-vous, un intermédiaire entre le roi et le peuple. — Oui, dit Chamfort, mais j’ai achevé la phrase ; oui, intermédiaire, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres. » Chamfort était alors jugé violent et dangereux. En 1790, il avait les sentimens révolutionnaires des démocrates de 1792. Comme contraste à lui-même, remarquons qu’en 1792, voyant ses idées triompher, il fut le premier à les condamner comme de mauvais enfans qui ont grandi loin du cœur paternel. Il avait appelé de tous ses vœux la révolution sociale : « Il faut recommencer la société humaine comme Bacon disait qu’il faut recommencer l’entendement humain. » Ainsi ce n’était pas seulement les mauvaises branches qu’il voulait abattre, c’était toute la forêt, « Il semble que la plupart des députés à l’assemblée nationale n’aient détruit les préjugés que pour les prendre, comme ces gens qui n’abattent un édifice que pour s’approprier les décombres. » Chamfort ne voulait pas qu’on prît de l’argile du monde ancien pour pétrir le monde nouveau. — Vous prêchez le désordre. — Quand Dieu créa le monde, répondit-il, le mouvement du chaos dut faire trouver le chaos plus désordonné que lorsqu’il reposait dans un désordre paisible. — Réformez, mais ne détruisez pas, lui disait-on encore. — Vous voudriez bien qu’on nettoyât l’étable d’Augias avec un plumeau !

Dans les clubs, Chamfort demandait la parole pour dire un mot. Il haïssait les discours. L’horloge des temps révolutionnaires va trop vite pour les rhétoriciens. Un soir, il monte à la tribune et annonce qu’il parlera du despotisme et de la démocratie. Voilà son discours tout au long : Moi, tout ; le reste, rien : voilà le despotisme. Moi, c’est un autre ; un autre, c’est moi : voilà la démocratie. Il voulut descendre, on s’y opposa. — La Rochefoucauld-Chamfort, parle-nous plus long-temps, dit un clubiste. — Dis-nous la vérité, lui cria une femme. — La vérité ? La vérité, c’est qu’il y a en France sept millions d’hommes qui demandent l’aumône et douze millions hors d’état de la leur faire. La vérité, c’est que Paris est une ville de fêtes et de plaisirs, où les quatre cinquièmes des habitans meurent de chagrin sous l’esclavage. Pauvre peuple sacrifié, pourquoi n’as-tu pas la fierté de l’éléphant, qui ne se reproduit pas dans la servitude ! — Le citoyen Chamfort ne sait pas ce qu’il dit cria une femme (peut-être Théroigne de Méricourt). Est-ce que l’enfant ne sourit pas à sa mère sous Domitien comme sous Titus ? — On savait alors son histoire romaine, comme les clubistes de 1848 savent leur histoire de 1792. Dieu seul a fait son livre ; les hommes ne font jamais le leur sans s’inspirer des livres antérieurs.

Les hommes de plume sont toujours des hommes de parti, même quand ils n’ont pas la foi politique ; l’indifférence les sauverait dans les révolutions, mais nul n’est indifférent qui a vécu des joies et des tourmens de l’esprit. On avait en 1793 la liberté d’être l’ami du pouvoir, mais on emprisonnait au nom de la liberté tous les mécontens. Chamfort fut conduit aux Madelonnettes en compagnie de l’abbé Barthélémy, dont on suspectait la couronne de cheveux blancs. La prison, dont quelques-uns s’accommodaient alors, tant on avait la vertu de la résignation, la prison fut odieuse à Chamfort. « Ce n’est pas la vie, ce n’est pas la mort ; il n’y a pas de milieu, il me faut ouvrir les yeux sur le ciel ou les fermer dans le tombeau. » Il redevint libre ; mais à peine eut-il le temps de respirer au grand air en compagnie d’un gendarme, que la prison se rouvrit pour lui. 11 jura de s’y soustraire : quand on vint pour le saisir, il se tira un coup de pistolet sur le front ; la balle lui fracassa le nez et lui enfonça un œil. Étonné de vivre, il s’arma d’un rasoir et essaya de se couper la gorge. La mort ne voulait pas de lui. En vain il se taille le sein, il s’ouvre les veines, il se frappe partout, égaré par la douleur. Le sang ruisselle, il tombe épuisé, mais vivant. A ceux qui voulaient le traîner en prison, il dicte d’une voix ferme : « Moi, Sébastien-Koch-Nicolas Chamfort, déclare avoir voulu mourir en homme libre plutôt que d’être conduit en esclave dans une prison. » Il signa d’une main sûre, avec un paraphe de sang, cette déclaration toute romaine[1].

Le croira-t-on ? Chamfort ne mourut point alors ; mais, ce qui est plus incroyable, c’est qu’on ne lui fit pas grâce. Il fut condamné à cet étrange esclavage qui consistait à payer un écu par jour à un gendarme, moyennant quoi on était gardé à vue pour la sûreté de l’état. Il survécut à toutes ces tortures de l’ame et du corps. Ne ressemblait-il pas alors à l’humanité que tant de désastres ont frappée, qui a répandu sur tous les chemins son sang et ses larmes, qui, toute sillonnée de blessures, marche toujours en avant, poussée par le maître invisible ? Il succomba pourtant à tant de douleurs. « Ah ! mon ami ! dit-il en expirant, je m’en vais enfin de ce monde, où il faut que le cœur se brise ou se bronze. »

Rivarol, qui écrivait en vers, comme épigraphe de sa vie :

Pour moi, de la nature enfant abandonné,
Moi qui, toujours bercé des mains de la paresse,
Et par la volupté de bonne heure amolli,
Ne dois faire qu’un pas de la mort à Toubli,

Rivarol pouvait se dire un peu le disciple de Chamfort : c’est le même esprit mordant et enjoué, la même satire qui ne s’attendrit jamais. Ils ont laissé l’un comme l’autre des fragmens épars d’une œuvre éclatante ; mais ce n’est point assez que de savoir sculpter le fronton d’un palais quand le palais n’est point bâti. Quoiqu’ils fussent contemporains de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre ; quoique alors le génie français se fût enrichi de deux sources divines, la rêverie et le sentiment, Chamfort et Rivarol, hommes du passé, niaient les espérances de l’avenir. Ils ne voyaient pas le ciel à travers l’horizon chargé de tempêtes. Ils croyaient que l’esprit humain avait depuis long-temps dit son dernier mot en France, comme en Grèce sous le siècle des courtisanes. Ils croyaient donc à la mort et à l’oubli. Ils ne vivaient que pour l’œuvre visible de Dieu, comme Horace et les païens qui abritaient leur philosophie sous les cheveux de Vénus aux pieds de neige et sous les berceaux de pampre aimés du soleil. Cependant nous qu’ils ont niés, nous croyons à eux, nous ne sommes pas encore des barbares, et nous reconnaissons volontiers qu’Anacréon, Horace, Voltaire, n’avaient pas plus d’esprit dans l’amour. Ces vers de Rivarol à sa maîtresse sont dignes d’être a jamais recueillis :

O vous pour qui tout livre est lettre close,
Et qui de tous les miens ne lisez pas deux mots,
Qui, loin de distinguer les vers d’avec la prose,
Ne vous informez pas si les biens ou les maux
Ont l’encre et le papier pour cause,

S’il est d’autres lauriers ou bien d’autres pavots
Que ceux qu’un jardinier arrose.
Et qui ne connaissez de plumes qu’aux oiseaux ;
Vous qui m’offrez souvent l’aide de vos ciseaux
Dans les difficultés que l’étude m’oppose,
Ou quelques bouts de fil pour coudre mes propos,
Ah ! conservez-moi bien tous ces jolis zéros
Dont votre tête se compose.
Si jamais quelqu’un vous instruit,
Tout mon bonheur sera détruit.
Sans que vous y gagniez grand-chose.
Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit,
Et de l’esprit comme une ruse.

Ce petit chef-d’œuvre n’a point de pareil dans Chamfort. Toute sa vie éclate en saillies. Dès qu’il prend la plume, ce n’est plus Chamfort ; c’est un écrivain quelconque écrivant avec le même sourire de doute une comédie et une tragédie. Aussi ses quatre volumes ne sont feuilletés que par ceux qui ont de l’esprit dans les petits journaux. Depuis Molière, on prend beaucoup son bien où on le trouve. En voyant ces quatre volumes, on est tenté de dire que c’est trop de quatre volumes pour l’œuvre de Chamfort. Pourquoi ne s’est-il pas toujours dit : « On écrit pour la célébrité ; or, la célébrité c’est l’avantage d’être connu de ceux qui ne vous connaissent pas. »

La poésie écrite, le fût-elle par la plume d’or d’Homère, n’est jamais qu’un sépulcre où s’agitent des fantômes. Les vrais poètes vivent pour eux-mêmes et non pour les autres. Ils se contentent du livre que la destinée écrit dans leur cœur en lettres de flamme.

Chamfort est mort mécontent de tout ; il n’avait gagné que des rhumes et des indigestions en courant le beau monde. « Vous vous êtes bien trouvé d’avoir vécu avec les ministres ? — Point du tout ; ce sont des joueurs qui m’ont presque toujours montré leurs cartes, qui ont même en ma présence regardé dans le talon, mais qui n’ont point partagé avec moi les profits du gain. » En haine des sots blasonnés, il s’était jeté en pleine révolution ; en haine de la révolution, il avait creusé lui—même sa fosse, comme si le dernier cri de l’humanité fût celui-ci : Frère, il faut mourir. Il avait étudié l’humanité à tous les degrés de l’échelle. Il en était arrivé à cet aphorisme, que l’honnête homme est une variété de l’espèce humaine, ainsi que l’homme d’esprit. « Pourquoi, lui demandait-on, n’êtes-vous arrivé à rien, au milieu de tant de sots ? — Parce que je n’ai jamais cru le monde aussi bête qu’il l’est. » Chamfort calomniait le monde, car il y a réussi plus qu’il ne le devait faire. 11 savait merveilleusement éveiller la curiosité publique par des coquetteries de comédienne qui veut jouer son monde. « Pourquoi n’écrivez-vous pas, Chamfort ? — Parce que le public en use avec les gens de lettres comme les racoleurs du pont Saint-Michel avec ceux qu’ils enrôlent : enivrés le premier jour, dix écus et des coups de bâton le reste de leur vie. On me presse de travailler par la même raison que, quand on se met à sa fenêtre, on souhaite de voir passer des singes, des baladins ou des conducteurs d’ours. Non, je n’écrirai pas, parce que je resterais à moitié chemin de la gloire de Jeannot, parce que j’ai peur de mourir sans avoir vécu, parce qu’enfin plus mon affiche littéraire s’efface, et plus je suis heureux. » Toutes ces raisons étaient excellentes à donner, mais elles n’étaient que les déguisement malins de la vérité. La vérité, c’est qu’il n’écrivait pas parce qu’il n’avait rien dans le cœur, — rien dans le ventre, comme disent les artistes, — C’était un penseur de la famille de La Rochefoucauld ; il se reposait six jours de la semaine et prenait sa plume le dimanche, le seul jour où il ne courût pas le monde. Il a dit quelque part que les gens oisifs qui recueillent des maximes ressemblent à ceux qui mangent des huîtres ou des cerises, choisissant d’abord les meilleures et finissant par tout manger. Il a eu le tort de ne pas laisser quelques huîtres et quelques cerises à son repas platonique. Je vais reproduire, en cherchant beaucoup, vingt pensées de Chamfort.


I. — L’homme me paraît plus corrompu par sa raison que par ses passions. Ses passions ont conservé dans l’ordre social le peu de nature qu’on y retrouve encore.

II. — La société n’est pas, comme on le croit, le développement de la nature, mais bien sa décomposition. Ou plutôt c’est un second édifice bâti avec les décombres du premier. On y retrouve des débris avec un plaisir mêlé de surprise, comme on retrouve un sentiment naturel dans la civilisation. 11 arrive même que ce sentiment plaît davantage, si la personne à laquelle il échappe est d’un rang plus élevé, c’est-à-dire plus loin de la nature. C’est un débris d’ancienne architecture dorique ou corinthienne dans un édifice grossier des temps modernes.

III. — La plupart des nobles rappellent leurs ancêtres à peu près comme un cicérone d’Italie rappelle Cicéron.

IV. — Je lègue ma paresse au méchant et mon silence au sot.

V. — N’as-tu pas de honte de vouloir parler mieux que tu ne peux ? disait Sénèque à l’un de ses fils qui ne pouvait trouver l’exorde d’une harangue qu’il avait commencée. On pourrait dire aussi à ceux qui adoptent des principes plus forts que leur caractère : N’as-tu pas de honte de vouloir être philosophe plus que tu ne peux ?

VI. — Il y a des sottises bien habillées comme il y a des sots très bien vêtus.

VII. — Le moment où l’on perd les illusions laisse souvent des regrets ; mais quelquefois on suit le prestige qui nous a trompés. C’est Armide qui brûle et détruit le palais où elle fut enchantée.

VIII. — Les médecins et le commun des hommes ne voient pas plus clair les uns que les autres dans les maladies et dans l’intérieur du corps humain. Ce sont tous des aveugles ; mais les médecins sont des quinze-vingts qui connaissent mieux les rues.

IX. — Un sot qui a un moment d’esprit étonne et scandalise comme des chevaux de fiacre au galop.

X. — Providence ? nom de baptême du Hasard. — Hasard ? sobriquet de la Providence.

XI. — Il y a des hommes qui ont la passion de s’élever au-dessus des autres, quel que soit le piédestal. Tout leur est égal, pourvu qu’ils soient en évidence : tréteaux de charlatan, théâtre, trône, échafaud, ils seront toujours bien s’ils attirent les yeux.

XII. — Les hommes, pour entrer dans le monde, deviennent petits en se rassemblant. Ce sont les diables de Milton obligés de se faire pygmées pour entrer dans le pandœmonium.

XIII. — L’ambition prend plus vite aux petites âmes qu’aux grandes, comme le feu prend plus aisément aux chaumières qu’aux palais.

XIV. — Pour vivre avec soi-même, il faut de la vertu ; pour vivre avec les autres, il ne faut que de l’honneur.

XV. — Nous sommes si loin de la nature que ceux qui l’aiment et la peignent sont accusés d’être romanesques.

XVI. — On gouverne les hommes avec la tête : on ne joue pas aux échecs avec un bon cœur.

XVII. — Le philosophe qui veut éteindre ses passions ressemble au chimiste qui voudrait éteindre son feu.

XVIII. — Au lieu de vouloir corriger les hommes de leurs travers, il faudrait corriger la faiblesse de ceux qui les souffrent.

XIX. — Vous demandez comment on fait fortune. Voyez ce qui se passe à la porte d’un spectacle le jour où il y a foule : comme les uns restent en arrière, comme les premiers reculent, comme les derniers sont portés en avant. Cette image est si juste, que le mot qui l’exprime a passé dans le langage du peuple. Il appelle faire fortune. : se pousser.

XX. — L’esprit n’est souvent au cœur que ce que la bibliothèque d’un château est à la personne du maître.


Chamfort n’avait foi en rien, pas même en l’Espérance, cette vierge du monde idéal qui nous rouvre le ciel au milieu de toutes les tempêtes. Il avait été trompé par l’Espérance comme par un charlatan qui court les foires. Il affirmait n’avoir été heureux que du jour où il l’avait perdue. Aussi disait-il en mourant, — triste moralité du livre de sa vie, — que, s’il allait au paradis, il écrirait sur la porte le vers que Dante a mis sur la porte de l’enfer :

Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate.


ARSENE HOUSSAYE.

  1. Voici un récit écrit par un ami de Chamfort :
    J’arrivai peu de temps après : je n’oublierai jamais ce spectacle. Sa tête et son col étaient enveloppés de linges sanglans ; son oreiller, ses draps étaient aussi tachés de sang. Le peu qu’on apercevait de son visage en était encore couvert. Il parlait avec moins de violence et commençait à sentir sa faiblesse. Je restai debout près de lui, muet de saisissement, d’admiration et de douleur. « Mon ami, me dit-il en me tendant la main, voilà comme on échappe à ces gens-là. Ils prétendent que je me suis manqué, mais je sens que la balle est restée dans ma tête ; ils n’iront pas l’y chercher. » Tout ce qu’il disait avait ce caractère d’énergie et de simplicité. Après un moment de silence, il reprit d’un air tout-à-fait calme, et même de ce ton ironique qui lui était assez familier : « Que voulez-vous ? voilà ce que c’est que d’être maladroit de la main ; on ne réussit à rien, pas même à se tuer. » Alors il se mit à raconter comment il s’était perforé l’œil et le bas du front au lieu de s’enfoncer le crâne, puis char cuité le col au lieu de se le couper, et balafré la poitrine sans parvenir à se percer le cœur. « Enfin, ajouta-t-il, je me suis souvenu de Sénèque, et en l’honneur de Sénèque j’ai voulu m’ouvrir les veines ; mais il était riche, lui ; il avait tout à souhait, un bain bien chaud, enfin toutes ses aises ; moi je suis un pauvre diable, je n’ai rien de tout cela. Je me suis fait un mal horrible, et me voilà encore ; mais j’ai la bille dans la tète, c’est là le principal. Un peu plutôt, un peu plus tard, voilà tout. »