Écrivains et Style/Les Belles-lettres et les Lettrés

Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 1p. 122-138).

LA BELLES-LETTRES ET LES LETTRÉS


Quand on voit le nombre et la variété des établissements d’instruction et l’énorme affluence d’élèves et de maîtres, on pourrait croire que l’espèce humaine se soucie beaucoup d’examen et de vérité. Mais ici aussi l’apparence est trompeuse. Les maîtres enseignent pour gagner de l’argent et aspirent non à la sagesse, mais à son semblant et au crédit qu’elle donne. Les élèves n’apprennent pas en vue du savoir et de la pénétration d’esprit, mais pour pouvoir bavarder et se donner des airs. Tous les trente ans émerge ainsi une nouvelle génération de blancs-becs ignorants de tout, qui veulent dévorer sommairement, à la hâte, les résultats du savoir humain accumulé à travers les siècles, et qui ensuite se prétendent plus habiles que le passé tout entier. Dans ce dessein ils fréquentent les Universités et mettent la main sur les livres, — sur les plus récents, — comme étant de leur époque et de leur âge. Courts et nouveaux, voilà ce qu’il leur faut ! comme eux-mêmes sont nouveaux. Ensuite ils jugent à corps perdu. — Quant aux études faites en vue du pain à gagner, je n’en ai même pas dit un mot ici.

Étudiants et lettrés de toute espèce et de tout âge visent en général à l’information, non à la pénétration. Ils mettent leur honneur à avoir une notion de tout, de toutes les pierres, de toutes les plantes, de toutes les batailles, de toutes les expériences, de tous les livres sans exception. Que l’information soit seulement un moyen de pénétration, qu’elle ait par elle-même peu ou point de valeur, cela ne leur vient pas à l’idée ; ils ne songent pas que c’est la manière de penser qui caractérise la tête philosophique. En présence de l’importante érudition de ces savantasses, je me dis parfois : « Oh ! combien faut-il avoir eu peu à penser, pour avoir pu lire autant ! » Même quand on rapporte que Pline l’Ancien lisait ou se faisait lire constamment, à table, en voyage, au bain, je ne puis m’empêcher de me demander si les idées personnelles lui ont manqué à tel point, que les idées d’autrui dussent lui être infusées sans relâche : comme on présente un « consommé » à un phtisique, pour le maintenir en vie. Et la crédulité sans jugement de cet écrivain, non moins que son style souverainement rebutant, difficile à comprendre, qui a l’air de vouloir économiser le papier et sent les extraits de lectures, ne sont de nature à me donner une haute idée de sa faculté de penser.

Si lire et apprendre beaucoup est préjudiciable au penser personnel, écrire et enseigner beaucoup déshabitue de la clarté, et, par là même, de la profondeur du savoir et de la compréhension ; on n’a pas le temps de les acquérir. Alors les mots et les phrases doivent combler, dans le style, les lacunes de la connaissance. C’est cela, et non la sécheresse du sujet, qui rend la plupart des livres si ennuyeux. On prétend qu’un bon cuisinier pourrait donner du goût même à une vieille semelle de botte. Un bon écrivain peut, de même, rendre intéressant le sujet le plus aride.

Pour l’immense majorité des lettrés, le savoir est un moyen, non un but. Voilà pourquoi ils ne feront jamais rien de grand. Le savoir doit être un but pour celui qui le cultive, et tout le reste, même l’existence, seulement un moyen. Tout ce qu’on ne cultive pas pour la chose elle-même, on ne le cultive qu’à moitié, et la véritable excellence, dans les œuvres de tout genre, ne peut réaliser que ce qui a été produit pour soi-même, et non en vue de buts ultérieurs. De même, celui-là seul parviendra à des vues nouvelles et fondamentales, qui dirige ses études avec des idées personnelles, sans se soucier de celles des autres. Mais les lettrés, en général, étudient dans le dessein de pouvoir enseigner et écrire. Aussi leur tête ressemble-t-elle à un estomac et à des intestins qui rejettent les aliments sans les digérer. Pour cette raison, leur enseignement et leurs écrits seront aussi de peu d’utilité. Ce n’est pas avec des déjections non digérées, mais seulement avec le lait qui s’est isolé du sang même, qu’on peut nourrir les autres.

La perruque est bien le véritable symbole du pur et simple lettré. Elle orne la tête d’une masse abondante de cheveux étrangers, les vrais faisant défaut. Ainsi l’érudition, qui pare celui-là, consiste en une grande masse d’idées étrangères, qui ne l’habillent pas si bien et si naturellement, ne s’adaptent pas si utilement à tous les cas et à toutes les fins, ne sont pas si solidement enracinées ni remplacés aussitôt, une fois épuisées, par d’autres de la même source, que celles sorties du fonds personnel même. Aussi Sterne, dans Tristram Shandy, a-t-il eu l’audace d’affirmer : « An ounce of a man’s own wit is worth a tun of other people’s ». (Une once d’esprit personnel vaut deux mille livres d’esprit d’autrui).

L’érudition la plus étendue est en réalité au génie ce qu’est un herbier au monde toujours en travail, éternellement frais et jeune, éternellement changeant des plantes ; et il n’y a pas de plus grand contraste que celui qui existe entre l’érudition du commentateur et la naïveté enfantine de l’auteur ancien.

Dilettantes, dilettantes : c’est le terme de mépris appliqué à ceux qui cultivent une science ou un art avant tout pour la joie qu’ils en éprouvent, per il loro diletto, par ceux qui s’y sont mis en vue du profit ; car ceux-ci ne sont alléchés que par la perspective de l’argent à gagner. Ce mépris repose sur la basse persuasion où ils sont que personne n’entreprendrait sérieusement une chose, si l’on n’y était poussé par le besoin, la faim, ou quelque instinct de ce genre. Le public est animé du même esprit et se range en conséquence au même avis ; de là son respect habituel pour les « gens du métier », et sa défiance des dilettantes. En réalité, au contraire, le dilettante considère la chose comme un but ; l’homme du métier, seulement comme un moyen. Mais celui-là seul qui s’intéresse directement à une chose et qui la pratique par amour, con amore, la prendra tout à fait au sérieux. C’est de ces hommes-là, et non des mercenaires, que sont toujours sorties les plus grandes choses.

C’est ainsi que Gœthe fut aussi un dilettante en ce qui concerne la théorie des couleurs. Un petit mot ici à ce sujet.

La sottise et la méchanceté sont permises : ineptire est juris gentium. Mais parler de sottise et de méchanceté est un crime, une atteinte révoltante aux bonnes mœurs et à toutes les convenances. Sage mesure ! Cependant je dois la négliger cette fois-ci, pour parler en allemand aux Allemands, c’est-à-dire nettement. J’ai en effet à dire que le sort de la théorie des couleurs de Gœthe est une preuve criante ou de la déloyauté, ou du manque complet de discernement du monde savant allemand. Ces deux nobles qualités se sont sans doute prêté ici la main. Le grand public cultivé cherche à bien vivre et à se distraire, et rejette en conséquence tout ce qui n’est pas roman, comédie ou poésie. Pour lire une fois en vue de s’instruire, par exception, il attend en premier lieu une lettre signée et scellée de ceux qui ont le plus autorité pour décider si la chose est vraiment instructive. Et ceux qui ont le plus d’autorité, pense-t-il, ce sont les gens du métier. Il confond ceux qui vivent d’une chose avec ceux qui vivent pour une chose, — quoiqu’elles soient rarement les mêmes. Diderot a déjà dit, dans le Neveu de Rameau, que ceux qui enseignent une science ne sont pas ceux qui la comprennent et la pratiquent sérieusement, vu qu’il ne reste pas à ceux-ci de temps pour l’enseigner. Les autres vivent seulement de la science ; elle est pour eux une bonne vache qui leur donne du lait[1]. Quand le plus grand esprit d’une nation a fait d’une chose l’étude capitale de sa vie, comme Gœthe de la théorie des couleurs, et que cette chose ne rencontre pas l’approbation, il est du devoir des gouvernements, qui salarient des Académies, de charger celles-ci de faire examiner la chose par une commission ; c’est ce qui arrive en France pour des cas infiniment moins importants. Ou bien, à quoi serviraient ces Académies, qui affichent tant d’orgueil, et où siègent néanmoins tant de vaniteux imbéciles ? Des vérités nouvelles et importantes, il est rare qu’elles en trouvent ; elles devraient donc être au moins capables de juger des travaux très sérieux, et être forcées d’en parler ex officio. En attendant, M. Link, membre de l’Académie de Berlin, nous a donné un échantillon de sa vigueur de jugement académique dans ses Propylées de l’histoire naturelle, t. I, 1836. Convaincu a priori que son collègue d’Université Hegel est un grand philosophe, et que la théorie des couleurs de Gœthe est un bousillage, il les rapproche ainsi tous deux (p. 47) : « Hegel s’épuise dans les sorties les plus immodérées, quand il s’agit de Newton, peut-être par condescendance — une vilaine chose mérite un vilain nom — pour Gœthe ». Ainsi, ce M. Link a l’aplomb de parler de la condescendance d’un misérable charlatan envers le plus grand esprit de la nation ! Je transcris, comme échantillons de sa vigueur de jugement et de son outrecuidance ridicule, les passages suivants du même livre, qui éclairent le précédent : « Hegel dépasse en profondeur tous ses prédécesseurs ; on peut dire que leur philosophie disparaît devant la sienne » (p. 32). Et notre critique termine ainsi son exposé de la misérable arlequinade jouée en chaire par Hegel (p. 44) : « C’est le monument sublime, aux assises profondes, de la plus haute pénétration métaphysique que la science connaisse. Des mots tels que ceux-ci : « Le penser de la nécessité est la liberté ; l’esprit se crée un monde de moralité où la liberté redevient nécessité », des mots tels que ceux-ci remplissent de respect l’esprit qui s’en approche, et, une fois bien reconnus, assurent à celui qui les a proférés l’immortalité. » Comme ce M. Link est non seulement membre de l’Académie de Berlin, mais compte aussi parmi les notabilités, peut-être les célébrités, de la république des lettres allemande, ces assertions, que personne n’a blâmées, peuvent servir aussi d’échantillon de vigueur de jugement allemande et de justice allemande. Ensuite on comprendra mieux comment il a pu se faire que mes écrits, pendant plus de trente ans, n’aient pas été jugés dignes d’un coup d’œil.

Le lettré allemand est trop pauvre, d’autre part, pour pouvoir être droit et honnête. Aussi pirouetter, serpenter, s’accommoder et renier ses convictions, enseigner et écrire ce qu’il ne croit pas, ramper, flatter, se ranger d’un parti ou d’une coterie, prendre en considération ministres, grands, collègues, étudiants, libraires, critiques, bref, tout plutôt que la vérité et les services rendus aux autres, c’est là sa conduite et sa méthode. Il devient ainsi le plus souvent un drôle rempli d’égards. Par suite de cela, la déloyauté a pris aussi une telle prédominance dans la littérature allemande en général et dans la philosophie en particulier, qu’on est en droit d’espérer qu’elle a atteint le point où, devenue incapable de tromper désormais personne, elle restera sans effet.

Les choses se passent dans la république des lettres comme dans les autres républiques : on aime un homme simple qui suit tranquillement sa route et ne veut pas être plus malin que les autres. On se réunit contre les excentriques, qui sont un danger, et on a en cela la majorité — et quelle majorité ! — de son côté.

Dans la république des lettres les choses se passent, en somme, comme dans la république mexicaine, où chacun ne songe qu’à son avantage, recherche la considération et la puissance personnelles, sans se soucier nullement de l’ensemble de la nation, qui marche à sa ruine. De même, dans la république des lettres, chacun cherche à ne faire valoir que lui-même, en vue d’obtenir de la considération. Le seul point sur lequel ils s’accordent tous, c’est de ne pas laisser surgir une tête véritablement éminente, au cas où elle se montrerait ; car elle menacerait toutes les autres. Comment, avec cela, l’ensemble des connaissances trouve son compte, il est facile de le deviner.

Entre les professeurs et les lettrés indépendants a existé de tout temps un certain antagonisme qui pourrait peut-être s’expliquer par celui qui règne entre chiens et loups.

Les professeurs ont, par leur situation, de grands avantages pour se faire connaître de leurs contemporains. Les lettrés indépendants, par contre, ont de grands avantages pour se faire connaître de la postérité. Pour cela, en effet, il faut, parmi d’autres choses beaucoup plus rares, aussi un certain loisir et une certaine indépendance.

Comme il se passe beaucoup de temps avant que l’humanité décide à qui elle doit accorder son attention, tous deux peuvent agir parallèlement.

En somme, l’engrais à l’écurie du métier de professeur est ce qui convient le mieux aux ruminants. Ceux qui, par contre, reçoivent leur nourriture des mains de la nature, se trouvent mieux au grand air.

La majeure partie du savoir humain, en chaque branche, n’existe que sur le papier, c’est-à-dire dans les livres, cette mémoire sur papier de l’humanité. Seule une petite partie de ce savoir est, à chaque moment donné, véritablement vivante dans certaines têtes. Cela provient surtout de la brièveté et de l’incertitude de la vie, comme de la paresse des hommes et de leur amour du plaisir. Chaque génération, qui s’écoule si rapidement, atteint du savoir humain juste ce qu’il lui faut. Elle disparaît bientôt. La plupart des lettrés sont très superficiels. Puis suit une nouvelle génération pleine d’espoir, qui ne sait rien, et doit tout apprendre à partir des éléments ; elle aussi s’assimile autant de choses qu’elle peut en saisir ou en utiliser pour son court voyage, et disparaît à son tour. Ce serait donc bien fâcheux pour le savoir humain, si l’écriture et l’imprimerie n’existaient pas. Aussi les bibliothèques sont-elles la seule mémoire sûre et durable de la génération humaine, dont chaque membre pris à part n’a qu’une mémoire très limitée et incomplète. Voilà pourquoi la plupart des lettrés ne tiennent pas plus à laisser examiner leur savoir que les marchands leurs livres.

Le savoir humain s’étend à perte de vue ; et des choses qu’il serait désirable de connaître, c’est à peine si un seul homme en possède la millième partie.

Les sciences ont donc pris une telle extension, que, pour y faire quelque chose, il faut cultiver seulement une branche spéciale, et négliger toutes les autres. Alors, dans sa spécialité, on dépassera évidemment le vulgaire, mais pour tout le reste on en fera partie. Qu’à cela s’ajoute, comme le cas devient de plus en plus fréquent, l’abandon des langues anciennes, qu’il ne sert à rien d’apprendre à moitié, et qui mettra fin à la culture générale des humanités, — alors nous verrons des lettrés qui, en dehors de leur branche spéciale, seront de vrais ânes.

Un spécialiste de ce genre est analogue à l’ouvrier de fabrique qui, sa vie durant, ne fait rien d’autre qu’une vis déterminée, ou un crochet, ou une poignée pour un outil déterminé, ou pour une machine, et acquiert ainsi une virtuosité incroyable. On peut aussi comparer le lettré spécial à un homme qui habite sa propre maison, mais n’en sort jamais. Dans sa maison il connaît tout exactement, chaque petit escalier, chaque coin et chaque poutre ; — à peu près comme le Quasimodo de Victor Hugo connaît l’église Notre-Dame ; mais, hors de cette maison, tout lui est étranger. — La véritable culture humaine exige absolument, au contraire, de l’universalité et un coup d’œil large, c’est-à-dire, pour un lettré au sens élevé du mot, un peu de polyhistoire. Mais pour être complètement philosophe, il faut rapprocher dans sa tête les pôles les plus éloignés du savoir humain : autrement, où pourraient-ils se rencontrer ?

Des esprits de premier ordre ne seront jamais des spécialistes. L’existence dans son ensemble s’offre à eux comme un problème à résoudre, et chacun y ouvrira à l’humanité, sous n’importe quelle forme et de n’importe quelle façon, des horizons nouveaux. Car celui-là seul peut mériter le nom de génie, qui prend le grand, l’essentiel et le général pour thème de ses travaux, et non celui qui passe sa vie à expliquer quelque rapport spécial des choses entre elles.

L’abolition du latin comme langue savante universelle, et l’introduction en son lieu et place de l’esprit de clocher des littératures nationales, a été pour la science, en Europe, un véritable malheur. Avant tout, parce que la langue latine seule y créait un public savant universel à l’ensemble duquel s’adressait directement chaque livre qui se publiait. Mais aujourd’hui le nombre des cerveaux pensants et capables de jugement de l’Europe entière est déjà si petit, que si l’on mutile et disperse encore leur auditoire par les frontières des langues, on affaiblit à l’infini leur action bienfaisante. Et les traductions, fabriquées par des apprentis littéraires d’après un choix tel quel des éditeurs, dédommagent mal de la disparition d’une langue savante universelle. Voilà pourquoi la philosophie de Kant, après un court éclat, est restée enfoncée dans le marais de l’entendement allemand, tandis qu’au-dessus de ce marais les feux-follets de la fausse science de Fichte, de Schelling, et enfin de Hegel, ont agité leur petite flamme vacillante. Voilà pourquoi on n’a pas rendu justice à la théorie des couleurs de Gœthe. Voilà pourquoi je suis resté inaperçu. Voilà pourquoi la nation anglaise, si intelligente et si forte de jugement, est dégradée aujourd’hui encore par la bigoterie et la tutelle cléricale les plus honteuses. Voilà pourquoi la physique et la zoologie françaises, si célèbres, manquent de l’appui et du contrôle d’une métaphysique suffisante et digne. Et l’on pourrait citer d’autres exemples. De ce grand désavantage en surgira bientôt un autre bien plus grand encore : la cessation de l’étude des langues anciennes. Est-ce que, dès maintenant, on ne les abandonne pas de plus en plus en France, et même en Allemagne ! Qu’entre 1830 et 1840 le Corpus juris ait déjà été traduit en allemand, c’était là un signe indéniable de l’entrée de l’ignorance à la base de toute érudition, — la langue latine, — c’est-à-dire de la barbarie. À présent les choses sont allées si loin, qu’on publie les auteurs grecs, et même latins, avec des notes en allemand, ce qui est une saleté et une infamie. Le véritable motif de la chose, quelque raison que puissent alléguer ces messieurs, c’est que les commentateurs ne savent plus écrire en latin, et que la chère jeunesse marche volontiers, à leurs côtés, dans la voie de la paresse, de l’ignorance et de la barbarie. Je m’étais attendu à voir les journaux littéraires fouailler comme il convient ce procédé. Mais quel n’a pas été mon étonnement, en constatant que, loin de le blâmer, on l’a trouvé absolument rationnel ! Cela prouve que les critiques sont, eux aussi, des gaillards ignorants, ou bien des compères des commentateurs ou de l’éditeur. Et l’abjection la plus rampante est complètement chez elle dans toute la littérature allemande.

Une vilenie spéciale, qui se risque de plus en plus audacieusement au jour, et que je dois encore prendre à parti, c’est de citer en traduction allemande, dans les livres scientifiques et dans les publications savantes, émanant même des Académies, des passages d’auteurs grecs, et même (proh pudor !) d’auteurs latins. Fi ! Écrivez-vous pour des cordonniers et des tailleurs ? Je le crois : en vue d’obtenir un très fort « débit ». Alors permettez-moi de remarquer très respectueusement que vous êtes à tous les points de vue de vulgaires drôles. Ayez plus d’honneur dans les entrailles et moins d’argent dans la poche, et laissez sentir à l’ignorant son infériorité, au lieu de faire des courbettes devant son escarcelle. Les traductions allemandes remplacent les auteurs grecs et latins juste comme la chicorée remplace le café, et, de plus, on ne doit nullement se fier à leur exactitude.

Si l’on en arrive là, adieu, alors, humanisme, goût noble et sens élevé ! La barbarie revient, en dépit des chemins de fer, des fils électriques et des aérostats. Enfin, nous perdons encore par là un avantage dont tous nos ancêtres ont joui. Le latin, en effet, ne nous ouvre pas seulement l’antiquité romaine ; il nous ouvre non moins directement tout le moyen âge des pays européens, et les temps modernes jusque vers 1750. C’est ainsi que, par exemple, Scot Erigène au ixe siècle, Jean de Salisbury au xiie, Raimond Lulle au xiiie, et cent autres, me parlent directement dans la langue qui, dès qu’ils pensaient à des sujets scientifiques, leur était naturelle et propre. Ils s’approchent aujourd’hui encore tout près de moi ; je suis en contact immédiat avec eux et j’apprends à les connaître véritablement. Qu’adviendrait-il si chacun d’eux avait écrit dans la langue de son pays, telle qu’elle existait de son temps ? Je ne comprendrais pas la moitié de leur œuvre, et un contact intellectuel réel avec eux serait impossible. Je les verrais comme des ombres dans le lointain horizon, ou même à travers le télescope d’une traduction. C’est pour empêcher cela que Bacon de Verulam — il le dit expressément — a traduit lui-même en latin ses Essais sous ce titre : Sermones fideles. Ajoutons pourtant que Hobbes l’y a aidé. (Voir Thomæ Hobbesii Vita, p. 22, Carolopoli, 1681.)

Remarquons ici, en passant, que le patriotisme, s’il prétend s’affirmer dans le domaine des sciences, est un très vilain drôle qu’il faut flanquer à la porte. Qu’y a-t-il de plus impertinent, en effet, alors que s’agitent des questions purement et universellement humaines, et que la vérité, la clarté et la beauté doivent seules être en jeu, de prétendre mettre dans le plateau de la balance votre prédilection pour la nation à laquelle vous vous flattez d’appartenir ; et, en vertu de cette considération, tantôt de faire violence à la vérité, tantôt de se montrer injuste à l’égard des grands esprits des nations étrangères, pour préconiser les esprits inférieurs de sa propre nation ? Des exemples de ce bas sentiment se rencontrent chaque jour chez les écrivains de toutes les nations de l’Europe. Aussi Yriarte l’a-t-il déjà raillé dans la XXXe fable de son ravissant recueil[2].

Pour améliorer la qualité des étudiants aux dépens de leur quantité déjà très surabondante, la loi devrait décider ceci :

1o  Nul ne peut avant sa vingtième année suivre les cours d’une Université. On devra d’abord passer un examen rigorosum — dans les deux langues anciennes, avant d’obtenir son immatriculation. Celle-ci exempte du service militaire, et elle constitue les premières « récompenses des doctes fronts » (doctarum præmia frontium). Un étudiant a beaucoup trop à apprendre pour qu’il puisse perdre de gaieté de cœur une année ou même davantage au métier militaire, si opposé à sa vocation ; — sans ajouter que son dressage dans les rangs détruirait le respect que chaque illettré doit, du premier au dernier, au lettré. Raupach a mis sur la scène ce système barbare, dans sa comédie intitulée : Il y a cent ans (Vor hundert Jahren), où il nous montre la brutalité astucieuse du « vieux Dessauer » envers un candidat[3]. L’exemption si naturelle du service militaire pour les classes lettrées n’entraînera pas la ruine des armées ; elle diminuera simplement le nombre des mauvais médecins, des mauvais avocats, des mauvais juges, des maîtres d’école ignorants et des charlatans de toute espèce. Cela est d’autant plus certain, que chaque acte de la vie de soldat exerce une influence démoralisante sur le futur lettré.

2o  La première année d’Université, on suivra exclusivement les cours de la Faculté de philosophie, et on ne sera pas admis, avant la deuxième année, à suivre ceux des trois Facultés supérieures. Ensuite les théologiens devront leur consacrer deux années, les juristes trois, les médecins quatre. Par contre, dans les lycées, l’enseignement pourra rester limité aux langues anciennes, à l’histoire, aux mathématiques et au style allemand, et être d’autant plus solide particulièrement en ce qui concerne le grec et le latin. Seulement, comme le goût des mathématiques est un goût tout spécial, qui ne marche pas de pair avec les autres facultés d’un cerveau, qui n’a même rien de commun avec elles[4], il faudra, pour l’enseignement mathématique, classifier d’une façon toute spéciale les élèves. Ainsi, celui qui pour le reste fait partie de la classe d’élite, pourra suivre en mathématiques la troisième, sans affront pour lui, et vice versa. C’est par ce seul moyen que chacun peut, selon la mesure de ses forces dans cette science particulière, en apprendre quelque chose.

Il est probable que les professeurs, qui se préoccupent plus de la quantité des étudiants que de leur qualité, n’appuieront pas les deux propositions précédentes, non plus que cette troisième : les promotions au grade de docteur devraient être absolument gratuites, afin que la dignité de docteur, discréditée par l’âpreté au gain des professeurs, redevînt en honneur. Alors, les docteurs devraient être dispensés par la suite des examens professionnels.


  1. Schopenhauer aura lu cela ailleurs ; en tout cas, le Neveu de Rameau ne renferme aucun passage qui rappelle celui-ci. (Le trad.)
  2. Don Tomas de Yriarte, le poète espagnol de la seconde moitié du xviiie siècle, auteur des Fábulas literarias, qui ont exercé sur le goût de ses concitoyens une influence analogue à celle des préceptes de Boileau en France, et ont été traduites en beaucoup de langues. La fable à laquelle Schopenhauer fait allusion est intitulée : El avestruz, et dromedario y la zorra, et se résume en cette morale : También en la literatura suele dominar el espíritu de paisanage. (L’autruche, le dromadaire et le renard : en littérature aussi domine habituellement l’esprit de clocher). (Le trad.)
  3. Voir, entre autres, l’acte Ier, scène iv, de cet amusant « tableau de mœurs comiques », comme le sous-intitule son auteur, le fécond dramaturge Ernest Raupach (1784-1852). Le prince Léopold d’Anhalt-Dessau (1676-1747), le « vieux Dessauer », nom sous lequel le connaît l’histoire, cousin et favori du roi Frédéric-Guillaume Ier, feld-maréchal de l’Empire, créateur de l’infanterie prussienne, a laissé le souvenir d’un soldat aussi capable et intrépide que d’un individu grossier. Il épousa la fille d’un apothicaire qu’il aimait, et que l’empereur éleva au rang d’altesse. Il haïssait de toute la haine d’un homme d’action peu lettré les jeunes gens qui suivaient les cours des Universités, et il défendit à « ces gens insolents, les étudiants », dans un ordre du jour resté célèbre, de regarder les recrues faire l’exercice, parce qu’ils se moquaient d’elles. Le « vieux Dessauer » est un type de soudart coulé dans le même moule que plus tard celui du « vieux Blücher ». Varnhagen von Ense a donné de lui une biographie très intéressante. (Le trad.)
  4. W. Hamilton a publié à ce sujet, dans l’Edinburg Review de janvier 1836, à l’occasion d’un livre de Whewell, un bel article, qu’il a reproduit plus tard, en le signant, avec quelques autres études. Cet article a été traduit en allemand, l’année de son apparition, sous ce titre : Ueber den Wert und Unwert der Mathematik (Sur la valeur et la non-valeur des mathématiques.)