Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/11



ÉCRIVAINS CRITIQUES
ET
HISTORIENS LITTÉRAIRES
DE LA FRANCE.

XI.
M. CHARLES MAGNIN.
Causeries et Méditations historiques et littéraires.[1]

Les critiques de nos jours, ceux qui, depuis une vingtaine d’années déjà, ont commencé de se produire et de battre le pays, songent tous plus ou moins à se recueillir, à ramasser ce qu’ils avaient lancé d’abord à l’aventure, à se refaire, pour le reste de la marche, un gros assez imposant de ces troupes légères qui n’avaient donné dès le matin qu’en éclaireurs et comme en enfans perdus. C’est signe que la journée avance et qu’une pensée prévoyante succède insensiblement chez presque tous à l’audace et à la témérité première. Tantôt même ce sont des ouvrages à part, et vraiment considérables, dans lesquels le critique essaie de reprendre et de résumer avec étendue, de fixer et d’approfondir sur un point les études jusque-là plus vagues, qui l’ont pourtant occupé de préférence ; tantôt, ce sont tout simplement d’anciens morceaux, déjà publiés en divers lieux, qu’on rassemble avec ordre, avec suite, en les revoyant pour la correction, mais en leur conservant leur premier caractère. En un mot, chaque critique de cette génération lie sa gerbe et fait son livre. Hier c’était M. Ampère, M. Patin ; demain ce sera M. Saint-Marc Girardin. Aujourd’hui, nous retrouvons M. Magnin, qui a dès long-temps entrepris dans ses Origines du Théâtre moderne un ouvrage d’importance et de longue haleine ; mais il s’est accordé comme diversion et intermède, et il nous fait le plaisir de publier un recueil d’anciens articles très goûtés en temps et lieu lorsqu’ils parurent, et très dignes de réclamer cette seconde lecture qui, seule, vérifie les bonnes pages. Pour les gens du métier qui savent combien ces jugemens portés sur les livres du jour par les critiques compétens sont utiles à l’histoire littéraire, et combien, à une certaine distance, il devient difficile de se les procurer dans des feuilles si vite disparues, il semblera tout naturel qu’un homme qui connaît autant les circonstances et les destinées des livres que M. Magnin ait songé à sauver ce qui, intéressant et toujours agréable aujourd’hui, sera piquant et curieux pour l’avenir.

Il y aurait une manière bien simple, bien commode, et à la fois bien juste, de recommander ces volumes ; nous nous hâterions de dire qu’à une grande variété de sujets sur lesquels le critique a répandu tous les assortimens d’une érudition exacte et fine, se joint le mérite d’un style constamment net, rapide, élégant ; que la nouveauté des points de vue n’exclut en rien les habitudes et les souvenirs de la plus excellente et de la plus classique littérature ; que l’ancienne critique s’y trouve toute rajeunie, en ayant l’air de n’être que continuée. Mais ces éloges qui, à les serrer de près, ont leur entière justesse, n’offrent rien qui se grave assez au vif et qui caractérise assez distinctement l’auteur. On pourrait, à peu de chose près, les appliquer à d’autres écrivains distingués ; on en dit tous les jours à peu près autant des ouvrages du même genre qui paraissent. L’avouerons-nous ? cette façon de louer nous paraît fade ; nous voulons mieux quand nous parlons d’un écrivain : malgré la difficulté de juger plus à fond et de percer plus avant quand il s’agit d’un contemporain, d’un ami, notre plaisir est d’y viser, de nous jouer même autour de la difficulté :

Et admissus circum prœcordia ludit.

Ce serait notre grand honneur que de pouvoir quelquefois réussir à ce jeu, qui d’ailleurs, dans le cas présent, ne peut nous mener qu’à trahir des délicatesses de l’esprit et des traits ingénieux de caractère.

Chez la plupart de ceux qui se livrent à la critique et qui même s’y font un nom, il y a, ou du moins il y a eu une arrière-pensée première, un dessein d’un autre ordre et d’une autre portée. La critique est pour eux un prélude ou une fin, une manière d’essai ou un pis aller. Jeune, on rêve la gloire littéraire sous une forme plus brillante, plus idéale, plus poétique ; on tente l’arène lyrique ou la scène, on se propose tout bas ce qui donne le triomphe au Capitole et le vrai laurier. Ou bien c’est le roman qui nous séduit et nous appelle ; on veut se loger dans les plus tendres cœurs et être lu des plus beaux yeux. Mais viennent les mécomptes, les embarras de la carrière, les défaillances du talent, les refus sourds et obstinés. On se lasse, et, si l’on aime véritablement les lettres, si une instruction solide n’a cessé de s’accroître et de se raffiner au milieu et au moyen même des épreuves, on est en mesure alors d’aborder ce que j’appelle, en un sens très général, la critique, c’est-à-dire quelque branche de l’histoire littéraire ou de l’appréciation des œuvres. C’est presque toujours là que j’attends les jeunes arrivans si empressés au début et si superbes. Qu’ils réussissent dans l’art et dans la poésie, s’ils le peuvent : tous nos vœux les accompagnent ; mais il y a sur ce point peu de conseils à donner. Ces palmes-là ravissent et ne se discutent pas. Que s’ils manquent le premier objet de leur ambition, s’ils sont mal venus en ce premier amour, et si d’ailleurs, avec un esprit bien fait, ils chérissent sincèrement l’étude, il y a de la ressource et de la consolation. Le retour, même sans triomphe, peut avoir des charmes ; le salut se retrouve dans le naufrage.

Ce qui est ainsi vrai de plusieurs ne paraît pas l’être pour M. Magnin, et c’est un point par lequel il se distingue de plus d’un de ses confrères en critique. Lui, il est critique, en quelque sorte, d’emblée et essentiellement ; on ne voit pas que ce goût se soit substitué chez lui à une vocation première, à une ardeur autre part déterminée. Sa carrière se dessine d’une ligne toute simple. Né à Paris d’un père franc-comtois, et qui fut d’abord attaché comme secrétaire et bibliothécaire à M. de Paulmy d’Argenson, M. Charles Magnin a été nourri au milieu des livres et comme au sein de cette grande bibliothèque dont son père avait contribué, pour sa part, à extraire et à rédiger les Mélanges[2]. Placé dès 1813 à la bibliothèque du Roi, dont il est, depuis 1832, l’un des conservateurs, il ne cessa de vivre à la source de l’érudition et de la connaissance littéraire la plus variée et la plus abondante. Qu’on ne croie pourtant pas que ce fut, dès l’enfance, un de ces liseurs avides et infatigables, un de ces helluo librorum comme il sied à tout bibliothécaire poudreux de l’être ; son goût témoigna de bonne heure discrétion et choix, une certaine friandise. Ses études universitaires avaient été brillantes ; il s’essaya au sortir de là dans quelques concours académiques. Une pointe de bel-esprit, la pointe d’une plume qui allait être si fine et si bien taillée, se faisait sentir. La plus vive tentative qu’il se permit hors du cercle où nous le connaissons, est une petite comédie en un acte et en prose, représentée à l’Odéon le 16 mars 1826 : Racine ou la troisième Représentation des Plaideurs. — Les Plaideurs ont été sifflés aux deux premières représentations par la bazoche conjurée ; les procureurs sont en émeute, les conseillers aux enquêtes commencent à s’émouvoir ; Racine, désolé, reçoit la visite de la Champmêlé et de Despréaux, qui le réconfortent et le consolent chacun à sa manière. Pourtant Mme de Crissé, vieille plaideuse qui se prétend outragée dans la comtesse de Pimbêche, et le conseiller Dandinard qui se croit joué dans Perrin Dandin, forcent successivement la porte et font au poète une scène de menaces dont il se tire assez bien ; tout ce jeu est assez plaisant ; pourtant l’orage augmente, et l’on parle d’un ordre supérieur obtenu contre le poète, lorsque tout à coup on apprend que la Champmêlé qui devait, ce soir même, jouer Ariane devant le roi, a feint une indisposition que, grace à ce tour d’adresse, les Plaideurs, représentés pour la troisième fois, ont subitement trouvé faveur et gagné leur cause ; on n’a plus osé siffler, et le roi a ri. C’est la Champmêlé elle-même, puis bientôt Despréaux en tête de la troupe comique, tenant flambeaux à la main, qui viennent annoncer sa revanche et son triomphe au poète. La vieille plaideuse Mme de Crissé et le conseiller Dandinard sont toujours là et font vis-à-vis au Dandin de la pièce et à la comtesse de Pimbêche encore en costume ; c’est à s’y méprendre :

Toinette (la servante de Racine).

« Ah ça ! ai-je la berlue, moi ? — Quoi ! deux Dandins… deus comtesses de Pimbêche ! » — Et le conseiller offrant la main à Mme de Crissé : « Venez, venez, madame : (se retournant) le roi a ri… ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux ! mais nous avons le droit de remontrance ! » Et Racine, à qui tout son courage est revenu et qui va lire demain à la Comédie Britannicus, salue, en finissant, la Champmêlé du nom de Junie. — On le voit, c’est là une de ces petites pièces anecdotes dont le Souper d’Auteuil d’Andrieux représente le chef-d’œuvre, et qui sont comme un bouquet pour les anniversaires de naissance de nos grands poètes. En leur présentant cette légère offrande, M. Magnin ne faisait que marquer son goût pour leurs ouvrages, sa familiarité dans leur commerce, et témoigner agréablement qu’il avait qualité comme critique des choses de théâtre. Il ne prétendait pas s’ouvrir de ce côté une autre veine.

Dès ce temps-là, il prenait une part active à la collaboration du Globe ; il allait surtout s’y faire une position spéciale par ses articles sur les représentations théâtrales, et d’abord sur les pièces anglaises principalement. M. Magnin n’a pas recueilli, dans les deux volumes qu’il nous donne, ses articles concernant les nouveautés de la scène française ; il les réserve pour un volume séparé qui aura tout l’intérêt d’un bulletin suivi et d’une chronique très animée. Mais, dans le second des deux présens volumes, il a réuni tout ce qui se rapporte à la tentative si brillante et si dramatique qui se fit à Paris, en 1827-1828, et qui mit en jeu devant nous le théâtre de Shakspeare, de Rowe, d’Otway. Les meilleurs acteurs anglais y figurèrent successivement ; on eut Kean, on eut Macready. Une ravissante actrice, miss Smithson, apportait et confondait, pour nous séduire, sa jeunesse, son talent, sa grace idéale, et le charme de toutes ces beautés dramatiques si neuves qu’elle interprétait à nos yeux pour la première fois. Cet épisode intéressant de l’histoire littéraire de la restauration se trouve raconté dans le livre de M. Magnin avec toutes ses péripéties, ses accidens, ses ivresses même ; on croit y respirer, par momens, comme l’odeur de la poudre, et tel article, écrit le soir dans la chaleur de l’applaudissement, est intitulé bulletin d’une victoire. C’est qu’alors on croyait, on espérait avec enthousiasme et ferveur. Indépendamment du plaisir direct et tout désintéressé que pouvaient procurer ces admirables créations d’un génie terrible, pathétique ou gracieux, et toujours puissant, il y avait, au fond de tout cela, un désir de marcher à son tour, il y avait un mobile présent, contemporain, une émulation qui semblait aussi promettre des œuvres. Le critique ne sonnait si haut de la trompette que parce qu’il se sentait suivi, entouré, devancé même en plus d’un endroit par de généreuses ambitions qui n’attendaient que le signal pour se produire. Ce drame de Shakspeare n’était pas seulement un noble spectacle ; c’était une machine de guerre. On tiraillait sur l’ennemi, sur l’absolutiste littéraire, jusque du haut du balcon de Juliette, et on espérait bien avec Roméo escalader, en dépit des unités, cet asile, ce sanctuaire trop interdit d’émotions et d’enchantemens. Pourquoi faut-il que, le jour où toutes les barrières sont brusquement tombées, quand la brèche a été plus qu’entr’ouverte, personne, presque personne, ne se soit plus trouvé là pour entrer !

Douze ans après, on a subi la revanche, et bien légitime, convenons-en, on a eu l’accès inverse de cette ivresse première. L’ancien répertoire, Racine en tête, a fait sa rentrée par Mlle Rachel : ç’a été toute une restauration. Elle ne paraît pas près de finir. Mais, comme les belles œuvres ne sauraient jamais s’exclure, soyons et demeurons heureux de les embrasser. M. Magnin n’a pas cessé un moment de penser ainsi, et, comme critique, il a donné la main aux deux triomphes.

Cependant, pour nous en tenir à lui, un contraste a dû frapper d’abord. Nous l’avions laissé offrant son bouquet à Racine, à Despréaux, et, un an après, il était l’un des plus actifs à l’avant-garde des novateurs. Il n’avait pas changé son culte, il l’avait agrandi. L’impulsion dont tout esprit a besoin, et qui a son heure, lui était venue. Pour le critique, c’est-à-dire pour l’écrivain de comparaison et d’expérience, cette impulsion doit surtout venir du dehors en se combinant avec le train habituel et avec les forces acquises. Ayant peu écrit dans sa première jeunesse, nourri d’études classiques, élevé au nid de la littérature française, M. Magnin se trouvait avoir un grand fonds en réserve, des habitudes sûres, une circonspection qui n’excluait pas la vivacité et qui allait la diriger. Il porta tout aussitôt et ne cessa de garder les qualités antiques dans l’adoption des œuvres et des doctrines nouvelles. C’est là son trait original. L’ancienne critique, à voir paraître cet adversaire inattendu, ne pouvait méconnaître ni son propre costume, ni ses formes mêmes, en ce qu’elles avaient de net, de judicieux et d’excellent ; elle s’étonnait d’autant plus des conséquences :

Miraturque novas frondes et non sua poma.

Quand il s’agissait des tentatives modernes, M. Magnin, sans se révolter ou s’engouer, sans parti pris, mais avec curiosité, ouvrait le livre, le lisait plume en main, l’analysait, citait ce qu’il trouvait de neuf et d’acceptable sans taire ce qui lui semblait un peu fort et outré. Il faisait tout cela par voie d’exposition, presque de concession, d’un air d’ignorer toutes les hardiesses qu’il commettait et qu’il appuyait. On y pouvait voir sous la candeur du critique un peu de cette malice ingénieuse et couverte qui fait la dose requise, et que Bayle, le premier, a si bien su mélanger. Mais, quand il s’attaquait au faux classique, aux vieilleries modernes, à ces usurpations de succès qui tranchaient du légitime, oh ! alors, M. Magnin y allait moins doucement : il savait le fort et le faible de la place, il ne frappait pas à côté. Sa plume acérée a donné, à ce qu’on appelle la littérature de l’empire, bon nombre de ses plus cruelles blessures. S’il a eu un grain de passion en excès, ç’a été sur ce point-là.

Mais, en général, M. Magnin a une qualité à lui, quand il traite d’un sujet et d’un livre, une qualité que possèdent bien peu de critiques, et qui est bien nécessaire pourtant à l’impartialité, c’est l’indifférence. Je vais me hâter de définir cette espèce d’indifférence qui n’exclut pas du tout la curiosité et la conscience, ces deux vertus du critique, et qui même leur laisse un plus libre jeu. Voltaire l’a très bien remarqué : « Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. Cela est difficile à trouver[3]. » Il ajoute encore : « Les artistes sont les juges compétens de l’art, il est vrai ; mais ces juges compétens sont presque tous corrompus… Il y a environ trois mille ans qu’Hésiode a dit : Le potier porte envie au potier, le forgeron au forgeron, le musicien au musicien. » Sans doute un artiste, sur l’objet qui l’occupe et qu’il possède, aura des vues perçantes, des remarques précises et décisives, et avec une autorité égale à son talent ; mais cette envie, qui est un bien vilain mot à prononcer, et que chacun à l’instant repousse du geste loin de soi comme le plus bas des vices, il l’évitera difficilement s’il juge ses rivaux ; sa noble jalousie, appelons ainsi la chose, le tiendra éveillé aux moindres défauts, et il sera prompt à voir et à noter ce qu’involontairement il désire ; ou bien, si la générosité du cœur s’en mêle, il ira au-devant du défaut, il passera outre et tombera alors dans des indulgences extrêmes, dans des libéralités qui ne sont plus d’un juge. Je l’ai toujours pensé, pour être un grand critique ou historien littéraire complet, le plus sûr serait de n’avoir concouru en aucune branche, sur aucune partie de l’art (à moins d’avoir excellé dans toutes) ; car autrement on porte dans l’examen du passé ou, à plus forte raison, du présent, une prédilection, une exclusion, nées de cette concurrence[4], une susceptibilité d’impatience et d’ennui, qui est le contraire de l’esprit d’éclectisme et d’impartialité exigé dans une telle œuvre. Il y a plus : comme, dans les critiques que nous faisons, nous jugeons encore moins les autres que nous ne nous jugeons nous-mêmes, il est assez bon que le critique, tout en n’étant que cela, tout en ne portant aucun trésor personnel, aucun bagage apparent, n’ait pas à être au dedans trop préoccupé de soi, qu’il ne se sente pas un goût secret trop marqué, qu’il ne caresse pas tout bas un idéal trop cher. Qu’arrive-t-il, en effet, alors ? Si je pouvais prendre des noms contemporains, l’éclaircissement me serait trop facile. Tel, dans les portraits qu’il trace, se mire toujours un peu ; sous prétexte de peindre quelqu’un, c’est souvent un profil de lui-même qu’il cherche à saisir. Dans les figures historiques ou littéraires que tel autre déprime, dans celles qu’il exalte, je le retrouve au fond ; c’est lui encore qu’il préfère et qu’il célèbre sous ces noms divers ; dans les types favoris qu’à tout propos il ramène, il ne fait que sa propre apothéose.

M. Magnin n’est pas du tout ainsi ; à vouloir conclure ce qu’il est intimement et par nature d’après ses écrits, il serait difficile de le deviner, sinon que c’est un homme d’esprit, de fine et excellente littérature. Il est tout-à-fait impersonnel, grande qualité pour le genre. Lorsque tant d’autres oracles prêchent pour leur saint, lui, il n’a pas de saint ; il n’accuse aucune préférence naturelle qui vienne traverser ou commander son examen. Cette indifférence philosophique que Descartes réclamait comme première condition à la recherche de la vérité, il la réalise dans la pratique de la littérature ; et comme en même temps il a l’humeur vive et curieuse, la plume facile et prompte, une telle disposition neutre l’a conduit très loin. Sur une foule de points et de sujets, lui, sorti primitivement du giron classique et fidèle à bien des préceptes d’autrefois, il s’est trouvé un des plus avancés et des plus osés, l’un des moins prévenus contre l’idée ou la forme survenante, un des plus accueillans et des plus patiens des chercheurs. Tel il s’est montré dans tout son rôle, depuis miss Smithson jusqu’à Mlle Rachel, depuis Hernani jusqu’à Lucrèce ; sur Homère, sur l’abbesse Hroswhita, sur la reine Nantechild, sur Ahasvérus, il a émis, accepté et soutenu des doctrines, des vues, qui témoignent de l’ouverture de sa pensée et de sa flexibilité ingénieuse presque indéfinie ; ce qui me fait dire et répéter de plus en plus : « Le critique n’est jamais chez lui, il va, il voyage ; il prend le ton et l’air des divers milieux : c’est l’hôte perpétuel. »

Chez beaucoup de ceux qui avaient épousé très vivement la cause nouvelle au début et qui avaient entonné à haute voix le chant du départ, le mécompte a suivi et s’est fait amèrement sentir. Le reflux de l’ame, à l’âge du retour, est en raison le plus souvent de ce qu’a été la marée montante aux heures de la jeunesse : plus l’on s’était avancé, et plus on se retire. On a été des plus enthousiastes, et l’on se trouve d’autant plus chagrin. Rien de tel chez M. Magnin : son enthousiasme, tout vif qu’il était, vint assez tard et se tempéra de ses autres qualités, de façon à moins craindre le retour. Esprit consciencieux, attentif jusqu’au scrupule, des plus constans et des mieux en règle avec lui-même, s’il semble un peu plus lent à partir, il ne recule jamais et ne revient guère sur ses pas. Lorsqu’il lui arrive, par suite d’obstacles extérieurs, d’être obligé de s’arrêter, d’interrompre sur un point, il n’oublie rien, il amarre sa barque à l’endroit précis, et, s’il reprend ensuite sa marche, c’est sans avoir dérivé. Il se trouve ainsi, après des années, plus en avant et plus en train que de plus ardens au départ, mais qui ont, dès long-temps, rebroussé. Cela s’est vu surtout lorsqu’il a eu à parler, en ces derniers temps, de certaines représentations dramatiques, et, en général, dans ce qu’il a écrit sur les œuvres de l’école poétique moderne depuis 1830. La question dite romantique n’est restée aussi parfaitement présente à aucun autre critique, et nul ne continue d’y porter un coup d’œil plus vigilant, plus scrutateur et moins désespéré. Mais ceci nous mène à soumettre quelques remarques au talent si distingué et si sagace que nous essayons en ce moment de bien démêler.

Je reprocherais précisément à M. Magnin de se trop souvenir peut-être dans quelques occasions, et de reprendre trop juste les choses où elles étaient hier. Les esprits et les choses sont allés tellement depuis quelques années, et se comportent tellement chaque matin, que, pour se remettre au pas avec eux et avec elles, rien n’est mieux, rien n’est plus court et plus juste qu’une certaine inconséquence. Rien ne va par continuité, surtout aujourd’hui ; les époques historiques se succèdent à vue d’œil, les manières diverses chez les mêmes écrivains se prononcent et se déplacent avec une confondante rapidité. Dans de telles conjonctures, la critique a souvent, ce me semble, à marquer les temps, à battre les changemens de mesure, à dénoncer les reviremens. Chaque œuvre, chaque écrivain, en définitive, lorsqu’on les a suffisamment approfondis et retournés, peuvent être qualifiés d’un nom ; il faut que ce nom essentiel échappe au critique, ou du moins que le lecteur arrive de lui-même à l’articuler. M. Magnin ne l’y aide pas toujours assez dans l’agrément de ses dissertations instructives. Comme un homme qui a beaucoup vu de livres et qui sait mieux que personne à combien peu tiennent en ce genre les destinées, et quelle infiniment petite différence il y a bien souvent entre un livre qui vit, dit-on, et tel autre livre qui passe pour mort, M. Magnin ne se montre pas trop empressé de dire : Ceci est bon, et ceci est mauvais. On l’a tant fait, et à la légère, qu’on a été guéri pour long-temps de ce rôle sentencieux.

Quoi qu’il en soit, pour insister sur un point capital de l’histoire littéraire de ces dernières années, je suis de ceux qui estiment que l’école dite romantique a été dissoute par le fait même de la révolution de juillet. Dès le lendemain, je crois m’en être ouvert en ce sens avec le plus illustre des chefs d’alors. Ce jour-là, une nouvelle question littéraire était posée, ou du moins la précédente ne l’était plus. Je ne trouve pas que l’ingénieux critique se soit rendu compte ainsi de la différence des situations, et cela a pu jeter quelque indécision sur des aperçus toujours piquans de détails et si heureux d’expression.

Puisque j’en suis avec lui à des observations de ce genre, il en est une qu’il me permettra encore ; ce n’est guère que la même un peu autrement retournée. Cette qualité d’indifférence que nous avons notée chez M. Magnin, en ayant bien soin de la définir, a naturellement des conséquences qui influent sur l’ensemble de sa manière. Il est des critiques qui entrent et tombent, pour ainsi dire, dans un sujet comme un fleuve qui descend des montagnes : les masses, les points de vue, les horizons, distinguent, encadrent et accentuent de toutes parts le paysage. Ainsi fait, par exemple, dans son cours de Littérature dramatique, le grand critique Guillaume Schlegel, exclusif et majestueux. Mais, quand le fleuve n’a pas reçu une pente aussi décidée, quand il coule plutôt entre des digues et par des bras habilement et activement ménagés, l’aspect du paysage ne peut être que très différent. En d’autres termes, on ne rencontre pas d’ordinaire chez M. Magnin de points de vue bien dominans ni de masses bien détachées ; on a plutôt la richesse, la fertilité et le détail infini d’une Hollande ; la Hollande, ç’a été la patrie et le berceau de cette critique moderne, de celle qui fait les bons journaux.

Il en possède toutes les qualités primitives, fines et saines, menues et solides, l’intégrité qu’il faut bien louer, tant elle devient chose rare ! cette attention à tenir la balance et à peser vingt fois le même objet (c’est la probité du genre), une bienveillance ferme et qui sait les limites, l’absence de toute envie, une sorte de simplicité qui a pourtant beaucoup vu, et qui est plus portée à regarder qu’à s’étonner. Son érudition très complète et très déliée nous rappelle qu’il est aussi le critique-bibliothécaire. Sur chaque question, il se plaît à savoir, et il s’inquiète d’abord de trouver ce qui a été écrit. Cette première recherche a déjà de quoi apaiser et amortir la curiosité, de quoi remettre à sa place le présent. Rien n’est capable d’ôter l’ivresse de la nouveauté comme la vue d’une grande bibliothèque ; c’est proprement le cimetière des esprits. Le grand bibliothécaire par excellence, Gabriel Naudé, en parle étrangement en son style plus énergique qu’élégant : « Les bibliothèques, dit-il, ne peuvent mieux être comparées qu’au pré de Sénèque, où chaque animal trouve ce qui lui est propre : Bos herbam, canis leporem, ciconia lacertam[5]. » Et arrivant à la connaissance des livres des novateurs, il la conseille en temps et lieu, comme fournissant à l’esprit une milliasse d’ouvertures et de conceptions, le faisant parler à propos de toutes choses, et lui ôtant l’admiration, qui est le vrai signe de notre faiblesse. Gabriel Naudé nous dit là son goût de penseur hardi et sceptique, il nous trahit son gibier favori et ce qu’il aime, sans préjudice des autres pièces ; philosophe vorace, il lit tout, il y attrape des milliasses de pensées, et les enveloppe à son tour dans quelqu’un de ces écrits indigestes et copieux, vrai farrago, mais qui font encore aujourd’hui les délices de qui sait en tirer le suc et l’esprit. M. Magnin, bien que très bibliothécaire aussi, n’est pas de cette classe, et son lièvre plus rare a, si j’ose dire, la patte plus blanche. À travers ce vaste champ de connaissances où sa condition l’a jeté, il s’est orienté de bonne heure ; furet et gourmet, il suit ses lignes sans en sortir, sans s’égarer ; il choisit et range à bonne fin le grain et la perle. Il lit, plume en main, et dans un but. Ceci revient à dire que M. Magnin est écrivain, qu’il en a les qualités, le goût, un peu l’entraînement ; il aime à étudier, à connaître, mais pour écrire, pour déduire ce qu’il sait, pour le mettre en belle et juste lumière. On a cité ce mot de M. Daunou sur lui : C’est une excellente plume. Il y a mieux : pour lui, si je ne me trompe, cette grace, cette aisance de rédaction qui le distinguent, doivent quelquefois déterminer, inspirer, guider la recherche par l’idée d’en faire usage. La plume, c’est son organe.

Rien n’est plus agréable, comme lecture purement littéraire, que ces assortimens bien faits de mélanges. Ceux que M. Magnin vient de publier présentent toute espèce de choix et de variété : Grèce, romantisme, Portugal et Chine, nul échantillon n’y manque ; cette qualité de style dont nous parlons en fait l’harmonie. C’est plaisir et douce surprise que de retrouver ces théories et ces œuvres nouvelles, analysées, exposées, justifiées parfois, dans un langage courant et pur, avec accompagnement des réminiscences, des citations classiques que le critique y entremêle, et par lesquelles il les rattache sans effort à ce que souvent elles oubliaient. Le rôle piquant et utile en ce genre est ainsi de maintenir, de prolonger et d’asseoir la tradition là même où elle semblerait faire faute. Ce travail de pilotis, humble en apparence, suffit souvent, comme en Hollande, pour contenir l’orgueil du flot. Parmi les morceaux d’une histoire littéraire plus lointaine et plus désintéressée, il faut mettre au premier rang la notice sur Camoens, vrai petit chef-d’œuvre où la curiosité, de l’étude et l’exquis de l’érudition viennent se fondre dans un sentiment bien délicat de cette chevaleresque poésie. Les essais de traduction que M. Magnin insère, chemin faisant, dans son récit, peuvent, je crois, être considérés comme des modèles, et montrent dans quelle mesure on doit se faire littéral avec un poète étranger, tout en se conservant Français, lisible, et même élégant. Parmi les morceaux d’un autre genre, un des plus délicieux et des plus fins est l’article sur Paul-Louis Courier à propos de ses mémoires et de sa correspondance, publiés en 1829. M. Magnin dégage chez Courier, au travers de l’homme de parti et du champion libéral, l’homme véritable, naturel, l’indépendant épicurien et moqueur, l’artiste amoureux du beau, l’humoriste vraiment attique, au rictus de satyre : « On n’a point la bouche fendue comme il l’avait, d’une oreille à l’autre, sans être prédestiné à être rieur, et rieur du rire inextinguible d’Homère ou de Rabelais. »

Ces pages si légères et si bien touchées, à propos du plus docte et du plus lettré de nos pamphlétaires politiques, nous ont rappelé involontairement la différence des temps et le contraste de deux périodes pourtant si rapprochées. Je disais tout à l’heure que, pour la question littéraire, la révolution de 1830 avait coupé court et changé les conditions de succès ; je ne me suis pas assez expliqué peut-être. Sans doute le beau reste toujours beau, et il ne varie pas d’hier à demain ; mais il y a aussi dans les œuvres la forme, le cadre, l’art, l’artificiel même, si vous voulez. Or cette part, on le sait, était grande dans l’école littéraire d’alors, et j’ajouterai qu’elle avait assez droit de l’être, en raison des loisirs plus cultivés et des idées en vogue durant la seconde moitié de la restauration. C’est cette portion mobile qui a été ruinée du coup en juillet 1830 ; le je ne sais quoi de nouveau se cherche et ne s’est pas trouvé jusqu’ici.

Mais, dans la littérature politique, le contraste naturellement se tranche d’une façon plus directe encore. Les écrivains polémiques et les pamphlétaires l’ont bien senti : ceux qui ont eu du succès en dernier lieu l’ont pris sur un autre ton, et ce ton, en général, était plus aisé en ce qu’il a plutôt grossi. Le nom de Courier provoque le rapprochement avec un pamphlétaire d’esprit et même de talent, qu’on lui a comparé souvent en ces dernières années et que quelques-uns n’ont pas craint de lui préférer. L’homme d’esprit dont je parle sait bien à quoi s’en tenir. Je laisse de côté le fond politique et aussi le résultat matériel. J’ai là sous les yeux la onzième édition du Livre des Orateurs de Timon, et ce n’est sans doute pas la dernière. Ce Timon se dit d’Athènes ; mais qu’il y a loin de son quartier à la métairie de cet autre misanthrope tempéré de gaieté, duquel M. Magnin a dit en nous le montrant au bivouac avec son Homère : « Son esprit s’empreignit d’atticisme. Il reçut de la Grèce sa façon de sentir, de juger, de s’exprimer ; il fut Athénien par ses idées sur l’art, sur le beau. Après le génie grec, ce fut ce qui s’en rapproche le plus, le goût italien, le soleil d’Italie, l’art de Venise, de Florence, de Rome, qui l’enchantèrent le plus. La pureté du goût antique passa dans sa manière et produisit, en se mêlant à son cynisme de caserne et à ses mœurs quelque peu hussardes, un contraste des plus singuliers et des plus piquans. Dans ce Huron devenu artilleur, il y eut de l’Alcibiade. » — Au sortir de Longus et entre deux pages d’Hérodote, il lui parut plaisant de prendre à partie un régime tracassier et hypocrite qui l’avait piqué ; la difficulté de tout dire et de bien dire était l’amorce tout-à-fait propre à tenter cet esprit rompu aux graces. Le Timon d’aujourd’hui, qui avait dès-lors l’âge de la raison et même celui de la misanthropie, se serait bien gardé de se mettre du jeu ; s’il avait plus d’un motif, je l’ignore, je n’imagine que le motif littéraire très suffisant : il attendait patiemment l’heure d’aborder les choses par le plus gros bout, de jeter à l’aise et crûment sa parole saccadée et cassante ; il se sentait le croc, non pas l’aiguillon. Je ne saurais rendre l’effet désagréable que produit sur moi, par instans, ce style bizarre, baroque, bariolé de métaphores et de termes abstraits, à phrases courtes, à paragraphes secs, décharnés, qui sentent encore le résumé du contentieux, et qui poussent par soubresauts l’éloquence du factum jusqu’à une sorte d’élancement lyrique. Dans l’article sur Henri Fonfrède, qu’il apprécie d’ailleurs avec justesse et indulgence, Timon a le bon goût de citer une sortie violente de ce même Fonfrède contre lui, Timon, et il ajoute : « Par Jupiter ! lecteur ! j’aurais pu affiler ma bonne lame, donner de la pointe à ce Scythe, à ce barbare, et lui rendre blessure pour blessure. — Mais nous autres, Grecs d’Athènes, si nous avons du sel aux lèvres, nous n’avons pas de fiel dans le cœur, etc., etc. » J’abrège la parodie : il ne manque à ce choc, à ce cahotage de tous les styles, que d’y avoir fait entrer plus au long ma bonne lame de Tolède ; l’amalgame eût été complet. Laissons l’Hymette et son miel à ceux-là seuls qui en savent les sentiers, à ceux qui, même au sein des passions et des paroles acérées, ne perdent jamais une certaine légèreté de ton et comme une certaine saveur du berceau : Musœo contingens cuncta lepore. Tel fut Courier ; lors même qu’il obtint des succès de parti, c’étaient encore des succès de muse.

Nous ne disons rien ici, d’ailleurs, pour protester contre un succès plus populaire et qui a voulu l’être. Les portraits de Timon ont du relief et du trait, nous en convenons ; ils sautent aux yeux à travers la vitre. Il nous a semblé seulement, en relisant d’excellentes pages écrites, il y a quatorze ans, par M. Magnin, que la critique elle-même s’était fort désorganisée depuis lors : voilà un livre arrivé à plus de onze éditions ; les partis l’ont loué ou blâmé, selon l’intérêt de leur cause ; la valeur littéraire n’a pas encore été extraite et réduite à son poids.

Plus d’analyse conviendrait peu, à propos des deux volumes que nous annonçons ; et puis il nous serait impossible, en continuant de les feuilleter, de ne pas nous rencontrer nous-même face à face sous la plume de M. Magnin, et de ne pas reconnaître avec émotion et sourire tout ce que lui doivent de gratitude d’anciens essais pris d’abord en main par lui et proposés du premier jour à l’indulgence. En parcourant les articles qui composent son premier volume, on pourra être un peu étonné d’en trouver un tout politique vraiment, de quelques pages à peine : Comment une dynastie se fonde, et daté du 16 mars 1831. Est-ce donc par inadvertance que cet article un peu disparate s’est glissé là ? M. Magnin commet rarement d’inadvertances, et il faut bien noter ici une intention. En introduisant ce brin de politique entre des pages plus fraîches et restées plus neuves, en y oubliant, comme par mégarde, ce coin de cocarde, le critique littéraire a voulu sans doute témoigner qu’il avait sur certains points des opinions, des principes, rappeler qu’il les avait soutenus, et faire entendre qu’il s’en souvenait comme de tout le reste. C’est encore là un trait qui rentre dans ce que nous avons dit du caractère de M. Magnin, de cette nature des plus fidèles à elle-même et à ce qu’elle a une fois accepté ; il tient beaucoup en cela de ces personnages de la fin du XVIIIe siècle, qu’il connaît si bien, qu’il a pratiqués de bonne heure, et dont il a gardé plus d’une doctrine et plus d’un pli, tout en se séparant d’eux si complètement sur la question littéraire.

Dans cette diminution et ce désarroi général de la critique que nous déplorons, il est à souhaiter que des plumes comme celles de M. Magnin, si aguerries et si bien conservées, ne cessent pas de long-temps leur emploi, dussent-elles n’intervenir qu’avec choix et discrétion, en prenant leur moment. Qu’il achève sans doute et couronne son important ouvrage commencé sur les Origines du Théâtre moderne. Il y a déjà long-temps que, voyant s’accumuler les matériaux et les documens sur ces origines que chaque découverte faisait reculer sans cesse, M. Raynouard exprimait le vœu qu’un homme d’instruction et d’esprit intervînt et mît ordre à la question éparse et confuse. M. Magnin est désigné aujourd’hui pour cette tâche à laquelle il s’est préparé de longue main. Que si nous osions mêler un conseil au travers d’un travail si médité, et auprès d’un esprit par lui-même si averti, ce serait de borner à un certain moment la recherche, de clore son siége, et de se jeter à l’œuvre avec toute la richesse amassée et en s’occupant surtout à la dominer par l’idée, à la classer d’une volonté un peu impérieuse. En parlant de la sorte à un critique aussi prudent, nous savons bien que l’inconvénient possible serait vite corrigé. Une fois d’ailleurs le livre fait et paru, le peu qui a échappé en particularités et en minces détails arrive de toutes parts et rentre le plus souvent dans les cadres déjà exposés. Enfin de tels ouvrages ont toujours la seconde édition pour s’amender et se compléter ; visons d’abord à la première et à l’architecture de l’ensemble. Mais que ces lents et difficiles travaux, que les arcanes de l’Académie des inscriptions elle-même et les exercices philologiques du Journal des Savans n’éloignent jamais M. Magnin de ce qui a fait son premier plaisir et son plus franc succès, de cette critique instructive et accessible à tous, judicieuse et hardie, qui ne craint pas de se commettre en parlant de ce qui occupe tout le monde et de ce que tout le monde comprend. La publication de ces deux volumes et le soin qu’il y a donné nous sont garans de ce que nous espérons. Ce n’est pas au nom de la gloire et de la renommée qu’il convient de s’adresser aux critiques, à ceux qui, vraiment dignes de ce nom, voient les choses littéraires avec sang-froid, étendue, et par tous les sens. Ils savent trop ce que c’est que renommée, comment elle se fait, combien elle dure ; ils y mettent tous les jours la main, et plus d’un aussi pourrait dire à quelque roi du jour que la chute attend :

J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être.

Il y a pourtant à ajouter, et ils le savent, que sans viser à aucune gloire ni même à ce sceptre du genre qui a toujours plus ou moins l’air d’une férule, il est aussi un degré d’estime très sûr qu’on parvient peu à peu à obtenir, et qui se perpétue. Tandis que les poètes et les écrivains qui se croient créateurs passent très vite et meurent tout entiers, s’ils ne sont excellens, le critique accrédité et fidèle vit, c’est-à-dire (oh ! ne nous exagérons rien) on le cite quelquefois, on feuillette au besoin son recueil pour le consulter comme un témoin véridique, on rappelle son jugement sur ces livres, un moment fameux, qu’on ne lit plus et qu’on ne juge en abrégé que par quelques mots tirés de lui. Bayle est un trop grand nom et qu’on pourrait récuser comme exemple ; pour en prendre un qui n’ait rien d’éblouissant, Le Clerc vit plus que tous les Campistrons. Et si le style s’en mêle, si l’agrément a touché ces humbles pages d’autrefois, elles ont aussi pour qui les rouvre après des années un certain parfum. Marmontel n’est compromis aujourd’hui dans sa renommée littéraire que par ses ouvrages de poésie, de théâtre, par ses contes et ses romans ; s’il n’avait laissé que sa critique, il serait un nom des plus respectés. C’est pour avoir visé au sceptre-férule dont nous parlions et pour en avoir trop joué, qu’il en a coûté cher à La Harpe ; mais, quand on a borné son ambition à n’être que des meilleurs, comme Ginguené, Suard, on n’est pas tout-à-fait déçu dans ses vœux, et ces destinées-là, telles que nous les voyons se dessiner dans un horizon déjà lointain, ont quelque chose qui continue de s’éclairer doucement aux yeux du sage. Pourtant, encore une fois, c’est moins au nom de cette perspective, toujours si pâle et si mêlée d’ombres, qu’il faut s’adresser au vrai critique et le convier à ne pas cesser ; la vérité, voilà ce qui l’inspire, la vérité littéraire, le plaisir de la dire avec piquant ou avec détour, l’amour d’une étude courante et animée. Lors même que le feu des premières illusions est passé, lorsqu’on n’épouse plus ardemment une cause et qu’il n’y a plus de cause, la jouissance de la curiosité et de l’expression critique reste tout entière. On prend un livre, on s’y enfonce, on s’y oublie ; on médite alentour, on y muse et s’y amuse, desipere in libro ; puis insensiblement la pensée se prend, une idée sourit, on veut l’étendre, l’achever : déjà la plume court, la déduction ingénieuse et industrieuse se poursuit, et, quand on s’y entend aussi aisément que M. Magnin sait le faire, si désintéressée que soit d’ailleurs cette douce passion, il est difficile d’y résister.


Sainte-Beuve.
  1. Deux vol. chez Benjamin Duprat, 7, rue du Cloître-Saint-Benoît.
  2. M. de Paulmy se fit aider pour ses Mélanges tirés d’une grande Bibliothèque par Contant d’Orville et par M. Magnin, de Salins, père du nôtre.
  3. Dictionnaire philosophique, article Critique.
  4. En veut-on un très gros exemple ? Un jeune homme soumettait à La Harpe le manuscrit d’une tragédie de Marie Stuart ; La Harpe lut la pièce et répondit : « Votre pièce est assez bien écrite, mais le sujet n’est nullement propre au théâtre ; s’il l’était, Voltaire ou moi, nous nous en serions emparés. » Voltaire ou moi ! voilà bien du La Harpe tout pur, lorsqu’il causait en se laissant aller à sa morgue. Mais combien d’autres, dans sa position, sans lâcher le mot, auraient pensé la chose, et, à l’occasion, se seraient efforcés indirectement de la démontrer !
  5. Avis pour dresser une bibliothèque.