Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/03


ÉCRIVAINS CRITIQUES
ET MORALISTES
DE LA FRANCE.

iii.

MADAME GUIZOT.

(NÉE PAULINE DE MEULAN.)

Certains esprits, en arrivant dans ce monde, et presque dès la première jeunesse, y apportent une faculté d’observation sagace, pénétrante, en garde contre l’enthousiasme, tournée directement au vrai, et sensible avant tout au ridicule, au travers, à la sottise. Quand la plupart des esprits élevés débutent par la passion, tantôt par une sorte d’illusion confiante, gracieuse et pastorale, tantôt par une misanthropie plus superbe et plus rebelle ; quand aux uns le monde s’ouvre riant et enchanté comme à Paul et à Virginie, aux autres plus altier, plus sévère et imposant, comme à Émile et à Werther ; pour les natures tout aussitôt mûres et prudentes dont nous voulons parler, l’apprentissage est plus de plain-pied, moins hasardeux ; le monde, dès l’abord, ne se découvre ni si riant, ni si solennel, ni si contraire ; il vaut à la fois moins et mieux que cela. La plupart des hommes, après la jeunesse passée, reviennent à un sens exact des choses. Ceux qui ont commencé par l’enthousiasme confiant et innocent ont appris à force de mécomptes à connaître le mal, et souvent, en cet âge de l’expérience chagrine, ils deviennent enclins à lui faire une bien grande part. Quand M. de La Rochefoucauld ne fut plus amoureux ni frondeur, il se surfit sans doute un peu la malice humaine, contre laquelle l’excitaient encore sa goutte et ses mauvais yeux. Ceux qui l’ont pris d’abord de très haut avec les choses, et qui ont été d’âpres stoïciens et des rêveurs sombres avant vingt-cinq ans, se rabattent, au contraire, en continuant de vivre et deviennent plus indulgens, plus indifférens du moins. L’auteur de Werther, s’il a jamais un moment ressemblé à son héros, serait une belle preuve de cet apaisement graduel, dont on pourrait citer d’autres exemples moins contestables. Mais les esprits essentiellement critiques et moralistes n’ont le plus souvent besoin ni de grands mécomptes ni de désabusemens directs pour arriver à leur plein exercice et à leur entier développement. Ils sont moralistes en un clin d’œil, par instinct, par faculté décidée, non par lassitude ni par retour. Boileau n’eut pas besoin de traverser de vives passions et des torrens bien amers pour tremper et appliquer ensuite autour de lui son vers judicieux et incisif. Malgré le peu qu’on sait de la vie de La Bruyère, je ne crois pas qu’il ait eu besoin davantage de grandes épreuves personnelles pour lire, comme il l’a fait, dans les cœurs. Cette faculté-là, cette vue se déclare dès la jeunesse en ceux qui en sont doués. Vauvenargues nous apparaît de bonne heure un sage. Dans cette famille illustre et sérieuse des moralistes, qui, de La Rochefoucauld et de La Bruyère, se continue par Vauvenargues et par Duclos, Mme Guizot est l’auteur le dernier venu, et non, à ce titre, apprécié encore.

Le moraliste, à proprement parler, a une faculté et un goût d’observer les choses et les caractères, de les prendre n’import par quel bout selon qu’ils se présentent, et de les pénétrer, de les approfondir. Pour lui, pas de théorie générale, de système ni de méthode. La curiosité pratique le dirige. Il en est, pour ainsi dire, à la botanique d’avant Jussieu, d’avant Linnée, à la botanique de Jean-Jacques. Ainsi, toute rencontre de société, toute personne devient pour lui matière à remarque, à distinction ; tout lui est point de vue qu’il relève. Son amusement, sa création, c’est de regarder autour de lui, au hasard, et de noter le vrai sous forme concise et piquante. Un individu quelconque, un fâcheux, un insignifiant, passe, cause ; on l’observe, il est saisi. On lit un livre, dès la préface on en tire la connaissance de l’auteur, on entre dans sa pensée ou on la contredit ; à la vingtième page, que de réflexions le livre a déjà fait naître ! l’esprit a presque fait son volume à propos de celui-là. La critique littéraire n’est jamais pour l’esprit moraliste qu’un point de départ et qu’une occasion. — On assiste à la représentation d’une pièce de théâtre ; que de contradiction aussi ou de développement on y apporte ! On ne se dit pas seulement : « Cela est bon ; cela est mauvais ; je suis amusé ou ennuyé. » On refait, on converse en soi-même ; on revoit en action les caractères, non pas au point de vue de la scène, mais selon le détail de la réalité ; Tartufe suggère Onuphre. Le moraliste va ainsi, avec intérêt, mais sans hâte, au fur et à mesure, sachant et annotant quantité de choses sur quantité de points. Quant au lien général et aux lois métaphysiques, il ne s’y aventure pas ; il est plus de tact que de doctrine, particulièrement occupé de l’homme civilisé, de l’accident social, et il s’en tient dans ses énoncés à quelques rapprochemens pour lui manifestes, sûr après tout que les choses justes ne se peuvent jamais contrarier entre elles. La Bruyère me semble le modèle excellent du moraliste ainsi conçu. De nos jours je ne me figure pas un La Bruyère. Nous avons, dit-on, la liberté de la presse ; mais un livre comme celui de La Bruyère trouverait-il grace devant nos mœurs ? Le pauvre auteur serait honni, j’imagine, toutes les fois qu’il sortirait de la maxime et qu’il en viendrait aux originaux en particulier. Les gentilshommes de Versailles entendaient mieux la raillerie que plusieurs de nos superbes modernes. Une autre raison plus fondamentale entre autres, qui rend le La Bruyère difficile de nos jours, c’est qu’on ne sait plus bien ce que sont certains défauts auxquels le moraliste jette tout d’abord un coup d’œil pénétrant, et que sa sagacité évente pour ainsi dire. Un mot, par exemple, qu’on ne dit plus guère jamais, et sur lequel pourtant vivaient autrefois les moralistes, les satiriques et les comiques, est celui de sot : c’est qu’on n’est plus très sensible à ce défaut-là ; et la sottise, un peu de sottise, si elle se joint à quelque talent, devient plutôt un instrument de succès. Un peu de sottise à côté de quelque talent, c’est comme une petite enseigne qu’on porte avec soi, et sur laquelle est écrit : Regardez ma qualité ! Or, nous vivons dans un temps où le public aime autant être averti d’avance et officieusement sur les qualités d’un quelqu’un que d’avoir à les découvrir de lui-même. Mais au moment où nous avons à parler d’un moraliste excellent, ne désespérons pas trop de l’avenir d’un genre si précieux, et qui, jusqu’à ces derniers temps, n’avait jamais chômé en France. Mme Guizot l’a dit en je ne sais plus quel endroit : Quand il se produit dans un ordre de choses un inconvénient qui se renouvelle et dure, toujours il survient, et bientôt, des gens d’esprit pour y remédier.

Mme Guizot a été plus connue et classée jusqu’ici comme auteur de remarquables traités sur l’éducation que comme moraliste à proprement parler. Les deux volumes recueillis sous le titre de Conseils de Morale la montrent pourtant sous ce jour, mais pas aussi à l’origine, pas aussi nativement, si je puis dire, qu’une étude attentive de son talent nous l’a appris à connaître. Ses brillans débuts de moraliste se rattachent surtout à une partie de sa vie qui confine au xviiie siècle, et qu’on a moins relevée que ses derniers travaux.

Mlle Pauline de Meulan, née en 1773, à Paris, fut élevée au sein des idées et des habitudes du monde distingué d’alors. Son père, M. de Meulan, receveur-général de la généralité de Paris, jouissait d’une grande fortune à laquelle il faisait honneur avec générosité et bon goût ; sa mère, demoiselle de Saint-Chamans, était de qualité et d’une ancienne famille noble du Périgord, qui eut même des représentans aux croisades. La société ordinaire qui fréquentait la maison de M. de Meulan ne différait pas de celle de M. Necker, de M. Turgot ; c’étaient MM. de Rulhière, de Condorcet, Champfort, De Vaines, Suard, etc. M. de Meulan avait pris pour secrétaire à gros appointemens Collé dont Mlle de Meulan, dans le Publiciste, jugea pus tard les Mémoires, et à qui elle reconnaissait, à travers la gaieté, beaucoup d’honneur et d’élévation d’ame. Fort aimée de sa mère, fort sérieuse, intelligente mais sans vivacité décidée, assez maladive, la jeune Pauline passa ses premières années dans ce monde dont elle recevait lentement une profonde empreinte, plus tard si apparente ; c’était comme un fond ingénieux, régulier et vrai, qui se peignait à loisir en elle, et qu’elle devait toujours retrouver. Rien d’ailleurs, dans cette enfance et dans cette première jeunesse, de cet enthousiasme sensible dont Mlle Necker, de sept ans son aînée, donnait déjà d’éloquens témoignages. « Je ne me rappelle qu’imparfaitement Werther, que j’ai lu dans ma jeunesse, » écrit-elle après quelques années, et il devait en être ainsi de bien des lectures qui ont le plus de prise sur les jeunes ames et durant lesquelles la sienne ne réagissait pas. Aux approches de la révolution, le mouvement commença de lui venir ; elle mettait de l’intérêt aux choses, au triomphe des opinions, qui, dans ce premier développement de 87 et de 89, étaient les siennes et celles du monde qui l’entourait. Mais les divisions ne tardèrent pas de se produire, et les secousses croissantes déjouèrent presque aussitôt ce premier entrain de son ame. L’impression générale que lui laissa la révolution fut celle d’un affreux spectacle qui blessait toutes ses affections et ses habitudes, quoique plutôt dans le sens de ses opinions. Peut-être il tint à cela qu’elle n’ait pas eu plus de jeunesse. Ces deux idées contradictoires en présence lui posaient une sorte d’énigme oppressante et douloureuse. Sa raison approuvait et se révoltait à la fois dans une même cause. Ainsi s’aiguisait en cette passe étroite un esprit que nous allons voir sortir de là ferme, mordant, incisif, très sensible aux désaccords, allant droit au réel et le détachant nettement en vives découpures.

C’est aussi dans la même épreuve que cette ame sérieuse se trempait à la vertu. La mort de son père dès 90, la ruine de sa famille, le séjour forcé à Passy et les réflexions sans trêve durant l’hiver dur de 94 à 95, concentrèrent sur le malheur des siens toutes ses puissances morales, et son énergie se déclara. C’est dans ce long hiver qu’un jour, en dessinant, elle conçut le soupçon, nous dit M. de Rémusat, qu’elle pourrait bien avoir de l’esprit[1]. L’idée qu’il y aurait moyen de se servir de cet esprit un jour, pour subvenir à des gênes sacrées, dut mouiller à l’instant ses yeux de nobles larmes. Elle lut davantage ; elle lisait lentement ; son esprit fécond et réfléchi, dès les premières pages d’un livre, allait volontiers à ses propres pensées suscitées en foule par celles de l’auteur. Elle savait l’anglais et s’y fortifia ; cette langue nette, sensée, énergique, lui devint familière comme la sienne propre. D’anciens amis de sa famille, MM. Suard et De Vaines, l’encouragèrent à de premiers essais avec une bienveillance suivie, attentive. Un piquant morceau écrit en 1807, des Amis dans le malheur, me paraît contenir quelques allusions à cette situation des années précédentes. Tous les amis de Mlle de Meulan ne furent pas sans doute pour elle aussi essentiels, aussi effectifs que MM. De Vaines et Suard. Les mêmes personnes qui, plus tard, la plaignaient si charitablement d’être devenue journaliste purent la faire quelquefois sourire ironiquement par leurs conseils empressés et vains. « Beaucoup d’amis à compter, disait-elle, sans pouvoir y compter ; beaucoup d’argent à manier, sans pouvoir en garder ; beaucoup de dettes, pas de créances, beaucoup d’affaires qui ne vous rapportent rien. » Elle songeait probablement dans ces derniers mots à ses propres embarras domestiques, à cette fortune de plusieurs millions, entièrement détruite, qu’elle sut arranger, liquider comme on dit, sans en rien sauver que la satisfaction de ne rien devoir. Elle déploya à ce soin, durant des années, une faculté remarquable d’action et d’entente des affaires, qu’elle contint du reste en tout temps à son intérieur.

Le premier essai littéraire de Mlle de Meulan fut un roman en un volume, intitulé les Contradictions ou ce qui peut en arriver, et publié en l’an vii : elle avait vingt-six ans environ. Ce début me semble caractéristique, étant d’un auteur si jeune et femme. Le héros, au premier chapitre, s’éveille le décadi matin, heureux d’aller se marier le même jour avec l’aimable et vive Charlotte. Son domestique, Pierre, espèce de Jacques le Fataliste honnête et décent, l’habille en disant suivant son usage : « Eh bien ! ne l’avais-je pas toujours dit à Monsieur ? » On va chez la fiancée qui est prête, et de là à la municipalité où l’on attend ; mais l’officier municipal ne vient pas, sa femme est accouchée de la veille, il faut bien qu’il ait son décadi pour s’amuser avec ses amis et fêter la naissance de son enfant. « Ce sera pour demain, » se dit chacun, et l’on s’en revient un peu désappointé ; le rival, qui est de la noce en qualité de cousin de Charlotte, sourit ; l’optimiste Pierre répond à son maître tout irrité, par son mot d’habitude : « Qui sait ? » Le lendemain il pleut, on arrive trop tard à la municipalité, et l’officier n’y est déjà plus. Le surlendemain, il faut que le fiancé parte en toute hâte pour assister une vieille tante qui se meurt. Bref, de décadi en primidi, de primidi en duodi, de contre-temps en contretemps, le mariage avec Charlotte, qui est coquette, ne peut manquer de se défaire, le héros d’ailleurs étant lui-même assez volage et très irrésolu. La situation, qui semble d’abord piquante, se prolonge beaucoup trop et devient froide. L’enjouement qui persiste et revient perpétuellement sur lui-même a quelque chose d’obscur et de concerté ; mais pour avoir eu l’idée de faire un sujet de roman de ce guignon, en grande partie imputable au calendrier républicain et à l’imbroglio des décadi, primidi, etc., etc. ; pour s’être complu à ce cadre de petite ville de province, où figurent des personnages assez gracieux, mais nullement héroïques, des fâcheux, des coquettes, des irrésolus, il fallait obéir à un tour d’esprit, décidément original dans cet âge de jeunesse, à un sentiment prononcé des ridicules, des désaccords, des inconvéniens : ainsi Despréaux débutait par une satire sur les embarras de Paris. On relèverait aisément dans les Contradictions, qu’on pourrait aussi bien intituler les Contrariétés, un certain nombre de jolies remarques sur les gens qui font les nécessaires, sur les personnes dénigrantes. Voici un trait bien fin sur les évasions qu’on se fait à soi-même dans les cas difficiles : « Je ne sais, dit le héros du roman, si tout le monde est comme moi, mais quand je me suis long-temps occupé d’un projet qui m’intéresse beaucoup, quand la difficulté que je trouve à en tirer parti m’a contraint à le retourner en différens sens, je me refroidis et n’attache plus aucun prix à la chose à laquelle l’instant d’auparavant je croyais n’en pouvoir trop mettre. » Et ailleurs : « Comme il arrive toujours lorsqu’on est occupé d’un projet si peu important qu’il puisse être, j’oubliai pour un instant tous mes chagrins. » Que dirait de mieux un ironique de quarante-cinq ans, retiré du monde ? Ce qu’on appelle rêverie et mélancolie ne s’entrevoit nulle part ; mais il y a un touchant chapitre de l’Écu de six francs qui rappelle tout-à-fait un chapitre à la Sterne écrit par Mlle de Lespinasse. Henriette, qui finit par remplacer Charlotte dans le cœur du héros, petite personne de vingt-quatre ans, assez grasse et très fraîche, a du charme ; la fragile Charlotte est drôle, et non pas sans agrément. Ce héros qui a si peu de passion, légèrement bizarre comme un original de La Bruyère, et qui rêve une nuit si plaisamment qu’il va en épouser quatre, devient tendre à la fin quand il éclate en pleurs aux pieds d’Henriette[2]. Le style est bon, court, net, clair, sans mauvaises locutions ; une fois pourtant il s’agit d’une personne qu’on n’aurait jamais connue sous un semblable rapport, une de ces manières de dire que ne toléraient Voltaire ni Courier ; M. Suard aurait dû ne point laisser passer cela ; il aurait coupé à la racine la seule espèce de défaut, plus tard reprochable à ce style si simple d’ailleurs, si vrai et surtout fidèle à la pensée.

Il n’y a pas plus trace, dans les Contradictions, de sentimentalité religieuse, que de toute autre disposition rêveuse ou passionnée. Le rôle de Pierre, qui se soumet en chaque chose à la Providence, a un grain de raillerie douce et fine qui ne saurait choquer personne, mais qui n’est pas fait non plus pour exalter. Le bon Pierre, avons-nous dit déjà, est une sorte de Pangloss honnête, un Jacques le Fataliste qu’on peut accueillir. En prononçant, avec les ménagemens convenables, ces noms toujours un peu suspects et mal sonnans, que ce nous soit une occasion d’ajouter qu’un des traits les plus marquans de l’esprit de Mlle de Meulan à ses débuts et dans les feuilletons du Publiciste où nous allons la voir, ç’a été de n’avoir aucune pruderie fausse, aucune délicatesse rechignée. Cette raison grave, cette conscience parfaite, ne traçait autour d’elle aucun cercle factice pour s’y enfermer. Mlle de Meulan ne croyait pas déroger en jugeant longuement Collé à la rencontre. Entre un feuilleton sur la Princesse de Clèves et un autre sur Eugène de Rothelin, elle abordait franchement le roman de Louvet, et sans grosse indignation, sans se voiler, elle le persiflait comme prétendu tableau de mœurs, le convainquait de faux, et le renvoyait aux couturières, marchandes de mode, garçons perruquiers et clercs de procureurs d’avant la révolution, pour lesquels il avait été fait sans doute. Mme Roland, qui trouvait ce roman joli, et qui précisément y cherchait avec un secret plaisir les mœurs d’une classe qu’elle détestait, serait devenue pourpre si elle avait lu le feuilleton de Mlle de Meulan, et aurait du coup été guérie.

Un endroit des Contradictions montre bien à quel point la pensée de Mlle de Meulan allait d’elle seule, et se formait en toutes choses ses propres jugemens. C’est lorsque Pierre, encouragé par le médiocre enthousiasme de son maître devant la colonnade du Louvre, lui dit : « C’est beau sûrement ; mais, avec la permission de monsieur, on le trouve surtout ainsi parce qu’il faut venir de loin. Car, pour moi, j’aime beaucoup mieux notre église qui a différens dessins et des figures dans des niches, que ces colonnes toutes semblables et qui ne signifient rien. » Cette opinion sur le gothique, énoncée en l’an vii par la bouche de Pierre, a-t-elle d’autre portée que celle d’une boutade piquante ? je ne l’oserai dire. Mais je retrouve plus tard Mlle de Meulan qui arrive à des opinions également neuves et justes en matière de poésie, par suite de cette même indépendance et droiture de raison. Dans deux feuilletons de novembre 1808, sur l’Usage des Expressions communes en Poésie, le critique partant d’un vers de Baudouin, où M. Lemercier avait mis chevaux au lieu de coursiers, essaie de déterminer les conditions selon lesquelles on peut introduire en vers les expressions communes. Dans un autre feuilleton de mars 1809 sur le Christophe Colomb de ce même auteur aujourd’hui si arrêté, si négatif, et qui était alors en veine de susciter toutes les questions nouvelles, le critique discute encore le mélange du comique et du tragique. Aucun faux scrupule, aucune tradition superstitieuse ne gêne sa raison sagace dans ce délicat examen. Ce n’est ni par le côté pittoresque ni par les grands effets de contraste dramatique qu’elle traite les choses, et elle ne fait pas, selon moi, la part suffisante aux ressources infinies du talent et à l’imprévu de l’art. Mais à chaque mot, on sent une personne d’idées, de goût sain et ingénieux, sans préjugés, allant au fond, et rationaliste éclairée en toute matière.

La Chapelle d’Ayton, qui parut peu après les Contradictions, et qui offre bien plus d’intérêt romanesque, me semble avoir bien moins de signification comme début et comme présage du genre futur de l’auteur. Mlle de Meulan, s’étant mise à traduire les premières pages d’un roman anglais, Emma Courtney, se laissa bientôt aller à le continuer pour son compte et à sa guise. C’était la grande vogue alors des romans anglais avec force évènemens et émotions. Notre jeune écrivain essaya de faire de la sorte et y réussit. Son imagination l’aida dans cette combinaison assez naturelle et surtout attendrissante. Si on la compare à beaucoup des romans d’alors, la Chapelle d’Ayton paraîtra très raisonnable, très sobre d’exaltation, et pure de la sensiblerie régnante. L’auteur, ému mais toujours sensé, domine ses personnages, ses situations, les arrête, les prolonge ou les croise à son gré ; on y sent même trop cette combinaison de tête et l’absence de la réalité éprouvée et plus ou moins trahie. De jolies scènes domestiques, des intérieurs de famille, et la continuité aisée des caractères, attestent d’ailleurs cette portion de faculté dramatique, cette science de mise en scène et en dialogue dont Mme Guizot a fait preuve en bien d’autres ouvrages, dans ses Contes, dans l’Écolier, et jusque dans ses Lettres sur l’Éducation. Car à un degré modéré et dans les limites du moraliste, elle avait l’imagination inventive ; ses pensées, loin de rester à l’état de maxime, entraient volontiers en jeu et en conversation dans son esprit. Elle savait faire vivre et agir sous quelques aspects des caractères qui n’étaient pas de simples copies. Elle ne goûtait rien tant que ce don créateur là où il éclate dans sa merveilleuse plénitude. Molière, Shakspeare et Walter Scott étaient ses trois grandes admirations littéraires, les seules où il entrât de l’affection.

M. Suard avait fondé le Publiciste vers 1801. Ce que M. Guizot a si bien dit[3] sur le salon et la société de cet académicien distingué, se peut appliquer tout-à-fait à la feuille qui exprimait les opinions de son monde avec modération, urbanité, et d’un ton de liberté honnête. La philosophie du xviiie siècle, éclairée ou intimidée par la révolution, a dit M. de Rémusat, formait l’esprit de ce recueil. La Décade, qui allait tout-à-l’heure devenir impossible, représentait cette philosophie dans ce qui lui restait d’ardeur non découragée et de prosélytisme, dans son ensemble systématique et ses doctrines générales, et embrassait à la fois la politique, la religion, l’idéologie, la littérature. Le Journal des Débats relevait sur tous les points la bannière opposée. M. Suard, l’abbé Morellet et leurs amis, qui étaient des partisans du xviiie siècle et non de la révolution, qui s’arrêtaient volontiers à d’Alembert sans passer à Condorcet, et demeuraient pratiquement fidèles à leurs habitudes d’esprit et à leurs goûts fins d’autrefois, ne se trouvaient pas réellement représentés par la Décade, et se trouvaient chaque matin soulevés et indignés autant qu’ils pouvaient l’être, par les diatribes et les palinodies du Journal des Débats ou du Mercure. Mlle de Meulan, introduite au Publiciste dès l’origine par l’amitié de M. Suard, y trouva donc une nuance suffisamment conforme à celle de sa pensée, et un cadre commode à des essais de plus d’un genre. Elle ne tarda pas à y exceller. Durant près de dix ans qu’elle écrivit dans cette feuille sur toutes sortes de sujets, sur la morale, la société, la littérature, les spectacles, les romans, etc., etc., on ne saurait se faire idée, à moins de parcourir les articles mêmes, du talent varié, de la fécondité et de la justesse originale qu’elle déploya. Tantôt anonyme, le plus souvent signant de l’initiale P, quelquefois de l’initiale R, ou sous une infinité d’autres, tantôt se répondant par un personnage emprunté et controversant avec elle-même, attaquant vivement les Geoffroy, les Fiévée, M. de La Harpe, M. de Bonald (car elle aimait la polémique et ne s’y épargnait pas), reprenant et jugeant, à l’occasion de quelque éloge académique ou de quelque réimpression, Vauvenargues, Boileau, Fénelon, Duclos, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, Mme Des Houlières, Ninon, Mme Du Chatelet ; ne manquant pas de les venger des sottes atteintes ; caractérisant au passage Colin d’Harleville, Beaumarchais, Picard, Mme Cottin, Mme de Souza ; dissertant de l’élégie, ou bien morigénant doucement Mme de Genlis ; sa verve de raison ne se ralentit point à tant d’emplois, et ne s’égare jamais aux vaines phrases. Elle a dit quelque part de la raison chez Boileau : « C’était en lui un organe délicat, prompt, irritable, blessé d’un mauvais sens comme une oreille sensible l’est d’un mauvais son, et se soulevant comme une partie offensée sitôt que quelque chose venait à la choquer. » Il y a un peu de cette vivacité, de cette vigilance de raison, en Mlle de Meulan, durant la période si active où nous l’allons suivre. Tout ce côté d’elle, critique littéraire, polémique philosophique, n’est pas connu autant qu’il le faudrait. Les deux volumes, intitulés Conseils de Morale, ont été presque en entier formés de pages extraites çà et là dans ses articles, de débuts piquans et originaux de feuilletons à propos de quelque comédie du temps oubliée. Mais on a laissé en dehors ses jugemens sur les auteurs. En parcourant avec un inexprimable intérêt ces feuilles nombreuses réunies par la piété domestique, il nous est venu le désir qu’un volume encore d’extraits, un volume plus littéraire que les Conseils de Morale, et conservant sans façon le cachet primitif, pût s’y ajouter et mettre en lumière, ou du moins sauver d’un entier oubli tant de jugemens une fois portés avec rectitude et finesse, plus d’un trait précis qu’on devra moins bien redire en parlant des mêmes choses, et plus d’un qu’on ne redira pas.

Les premiers articles que Mlle de Meulan donna au Publiciste furent recueillis et réimprimés vers 1802 en un petit volume in-12 qui n’a pas été mis en vente. Ils trouvèrent place aussi dans un volume des Mélanges que publia vers ce temps M. Suard. C’est à cette occasion que Mme de Staël, toujours empressée et en frais de bon cœur pour le mérite naissant, écrivait à cet académicien : « J’ai lu avec un plaisir infini plusieurs morceaux de vos Mélanges, et je n’ai pas besoin de vous dire à quelle distance je trouvais ceux signés P. de tous les autres. Mais dites-moi, je vous prie, si c’est Mlle de Meulan qui a écrit le morceau sur Vauvenargues et celui sur le Thibet, les Anglais, etc. C’est tellement supérieur, même à beaucoup d’esprit, dans une femme, que j’ai cru vous y reconnaître. » Ce dut être d’après la réponse qu’elle reçut de M. Suard, que Mme de Staël écrivit à Mlle de Meulan pour lui offrir les sentimens d’une amie et la prier de vouloir bien user d’elle comme d’un banquier qui lui demandait la préférence. Mlle de Meulan accepta de ces avances tout le parfum bienveillant qui s’en exhalait. Dans ces premiers articles d’elle, il avait été question de Mme de Staël. À propos d’une phrase de l’auteur de Malvina, de Mme Cottin, qui semblait dénier à son sexe la faculté d’écrire aucun ouvrage philosophique, le critique rappelait l’ouvrage récent de Mme de Staël sur la Littérature, et en prenait occasion d’y louer plus d’un passage, de relever plus d’un censeur, et de toucher à son tour quelques points avec une réserve sentie. Mme de Staël, qui y recevait d’ingénieux conseils tels que celui, par exemple, d’être plus sensible au concert qu’au bruit des louanges, n’en eut pas moins, comme nous voyons, une reconnaissance qui honore son cœur, de même que ces conseils honoraient la raison digne et fine de Mlle de Meulan.

Atala était appréciée dans un article par ce critique si intelligent et si mûr au début, avec une admiration tempérée de très judicieuses remarques. Et tout à côté de cet hommage rendu au vrai talent dans les rangs de la cause religieuse, Mlle de Meulan remettait à leur place le citoyen La Harpe et le citoyen Vauxcelles qui avaient pris sujet d’un article d’elle sur l’Éducation des Filles de Fénelon, pour se livrer, l’un en plein Lycée, l’autre je ne sais où, à la déclamation d’usage sur le fanatisme d’irréligion et aux autres lieux-communs qui faisaient explosion alors. Dans une lettre à un ami qu’elle supposait méditant une brochure en faveur des philosophes, elle lui demande spirituellement pourquoi une brochure ? « Est-ce pour prouver que Voltaire est un grand poète et Zaïre une pièce touchante, ou bien que le mot de philosophe n’est pas exactement le synonyme de septembriseur ? » Et de ce ton de douairière du Marais qu’elle affectionne : « La manie de votre âge, dit-elle en terminant, est de vouloir faire entendre la raison aux hommes ; l’expérience du mien enseigne qu’il est plus sûr de les y laisser revenir ; que le temps les ramène d’ordinaire à la raison et à la vérité ; mais que la raison et la vérité n’ont presque jamais convaincu personne. » Cet esprit si expérimenté et si sûr, qui débute par où d’autres sages finissent, patience ! nous le verrons se développer avec les ans, d’une étonnante manière, dans le sens de la foi, de l’enthousiasme et de la tendresse. Ces ames économes de passion et bien conservées ont des retours d’élévation et de chaleur aux saisons où les autres, d’abord dissipées, faiblissent. Les nobles et tardives passions leur sortent souvent de dessous la raison profonde, comme le pur froment des derniers greniers du sage se verse dans la disette et dans l’hiver de tous. Ainsi de celle dont nous parlons : elle commence du ton de Duclos, elle finira en se faisant lire Bossuet. Mais n’anticipons pas.

Dès les premiers feuilletons du Publiciste à la date de floréal an x, sous le titre de Pensées détachées s’en trouvent quelques-unes du cachet le plus net, du tour le mieux creusé, — très fines à la fois et très étendues, très piquantes et très générales ; par exemple : « Un mot spirituel n’a de mérite pour nous que lorsqu’il nous présente une idée que nous n’avions pas conçue ; et un mot de sensibilité, lorsqu’il nous retrace un sentiment que nous avons éprouvé. C’est la différence d’une nouvelle connaissance à un ancien ami. » Et cette autre : « La gloire est le superflu de l’honneur ; et comme toute autre espèce de superflu, celui-là s’acquiert souvent aux dépens du nécessaire. — L’honneur est moins sévère que la vertu ; la gloire est plus facile à contenter que l’honneur ; c’est que plus un homme nous éblouit par sa libéralité, moins nous songeons à demander s’il a payé ses dettes. » — Elle entre à tout moment dans le vrai par le paradoxal, dans le sensé par le piquant, par la pointe pour ainsi dire ; il y a du Sénèque dans cette première allure de son esprit, du Sénèque avec bien moins d’imagination et de couleur, mais avec bien plus de sûreté au fond et de justesse : une sorte d’humeur y donne l’accent. Elle aime à citer le philosophe Lichtenberg. Beaucoup de ces feuilletons sont autant de petites œuvres charmantes, faisant ensemble, se répondant l’un à l’autre par des situations qu’elle imagine, par des correspondances qu’elle se suggère. Elle sait s’y créer une forme, comme on dit. Mais son esprit ne se réservait pas à de certains jours. Bien des pensées durables, recueillies dans les Conseils de Morale, ont été discernées et tirées du milieu de quelque article sur un fade roman, sur un plat vaudeville ; elles y naissaient tout à coup comme une fleur dans la fente d’un mur[4]. Ces nombreuses pensées qui ne se contrariaient jamais parce qu’elles étaient justes, et qui même se rejoignaient à une certaine profondeur dans l’esprit de Mlle de Meulan, composaient pour elle une vue du monde et de la société plutôt qu’un ensemble philosophique sur l’ame et ses lois. Une femme qui a soutenu avec honneur un nom illustre, Mme de Condorcet, de quinze ans environ l’aînée de Mlle de Meulan, et qui se rattachait plus directement au monde de la Décade, tentait vers cette époque dans ses Lettres à Cabanis sur la Sympathie une analyse, à proprement parler philosophique, sur les divers sentimens humains. Dans cet essai trop peu connu, il serait possible de noter quelque trait qui se rapprocherait du genre de Mlle de Meulan, celui-ci par exemple, que « l’esprit est comme ces instrumens qui surchargent et fatiguent la main qui les porte sans en faire usage. » Mais en général la méthode est distincte et même opposée. Une certaine passion, comme chez Helvétius, du bonheur universel, une croyance animée au vrai et un zèle de le produire (qui n’était pas encore venu à Mlle de Meulan), émeuvent cette lente analyse, circulent en ces pages abstraites, y mêlent en maint endroit la sensibilité et une sorte d’éloquence qui touche d’autant mieux qu’elle est plus contenue. Que le portrait de l’homme bienveillant et sensible a d’attrait austère ! Et toutes les fois qu’elle a à s’occuper de l’amour, avec quelle complaisance grave et triste elle le fait ! et comme cette coupe enchantée qui termine trahit bien l’irrémédiable regret jusqu’au sein des spéculations de la sagesse : Mme de Condorcet avait reçu la passion et le flambeau du xviiie siècle. Mlle de Meulan n’en avait que le ton, le tour, certaines habitudes de juger et de dire ; la passion, à elle, devait lui venir d’ailleurs.

Il serait agréable à coup sûr, mais trop minutieux et trop long, de relever dans les articles non recueillis de Mme Guizot la quantité de droites et fines observations dont elle a marqué chaque auteur. Quoique la critique littéraire ne soit jamais le principal pour elle, elle y a laissé des traces que je regretterais de voir à jamais effacées. Duclos n’a jamais été mieux atteint de tout point que dans un feuilleton du 6 août 1810 : Boileau est placé à son vrai degré de supériorité en plusieurs feuilletons de pluviôse an xiii. Elle n’était pas, comme esprit, sans quelque rapport avec lui, Boileau, sauf la prédominance, en elle, du côté de moraliste sur le côté littéraire. Elle savait à merveille la littérature anglaise, et en possédait les poètes, les philosophes ; on la pourrait rapprocher elle-même d’Addison et de Johnson, ces grands critiques-moralistes. Je trouve en juillet et août 1809 des articles d’elle sur Colin d’Harleville ; elle distingue en son talent deux époques diverses séparées par la révolution, l’une marquée par des succès, l’autre par des revers ; dans cette dernière, Colin, très frappé du bouleversement des mœurs, essaya de les peindre et y échoua : « Car, dit-elle, ce n’était point la société que Colin d’Harleville était destiné à peindre ; ses observations portent plutôt au dedans qu’au dehors de lui-même ; il peint ce qu’il a senti plutôt que ce qu’il a vu, etc. » Le nom de Colin d’Harleville restera dans l’histoire littéraire, et on courrait risque, en ignorant ce jugement d’un coup d’œil si sûr, de voir et de dire moins juste à son sujet. On réimprimait et on publiait alors, vers 1806, chez Léopold Collin, une quantité de lettres du dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle, de Mlle de Montpensier, de Ninon, de Mme de Coulanges, de Mlle De Launay, etc ; Mlle de Meulan en parle comme l’eût fait une d’entre elles, comme une de leurs contemporaines, un peu tardive. Elle dit de Mme Deshoulières : « Ses idylles n’ont peut-être d’autre défaut que de vouloir absolument être des idylles… Elle a mis de l’esprit partout, et des fleurs où elle a pu. » — « Le talent de Mme Cottin ne permet guère de le juger, dit-elle, que lorsque les émotions qu’elle a fait naître sont passées, et ces émotions durent longtemps. » — Elle dit du style, de Mme de Genlis qu’il est toujours bien et jamais mieux[5]. Avec tant de qualités délicates et ingénieuses qui faisaient d’elle une dernière héritière de Mme de Lambert, elle avait des qualités fortes ; la polémique ne l’effrayait pas ; les coups qu’elle y portait, dans sa politesse railleuse, étaient plus rudes que ceux que le poète attribue à Herminie. Que de fois elle s’est plu à rabattre, avec gaieté et malice, la cuistrerie de Geoffroy et consorts, même sur le latin qu’elle savait un peu ! Mais sa plus mémorable querelle, et qui mériterait d’être reproduite, fut celle qu’elle soutint en vendémiaire et brumaire an xiv contre M. de Bonald. L’auteur de la Législation primitive avait démontré au long dans le Mercure, selon la méthode des esprits violens ou paradoxaux voués aux thèses absolues, qu’il y avait nécessité d’être athée pour quiconque n’était pas chrétien et catholique. Mlle de Meulan, sous le masque du Disputeur, releva le raisonnement opiniâtre avec un persiflage amer et sensé : « Il faut bien se disputer, monsieur, sans cela la vie a beau être courte, elle serait en vérité trop longue… C’est un trésor pour moi que votre raisonnement contre le déisme… Quoi ! monsieur, la vérité nécessairement dans l’un ou l’autre extrême ! et cela parce qu’une même proposition ne peut être plus ou moins vraie ! etc. » Un défenseur officieux de M. de Bonald intervint pendant la querelle, et dans des lettres adressées au Publiciste essaya de pallier le paradoxe de son ami, et aussi d’inculper le ton de raillerie dont avait usé le Disputeur. C’est alors que celui ci répondit au tout par une dernière et vigoureuse lettre qui s’élève à des accens éloquens. Après avoir cité ce mot d’un ancien, que toute pensée qui ne peut supporter l’épreuve de la plaisanterie est au moins suspecte, après avoir rappelé Pascal sur la Grace, Boileau sur l’Amour de Dieu, et M. de La Harpe lui-même plaisantant les Théophilanthropes, Mlle de Meulan renvoie à ses adversaires le reproche du danger qu’ils croyaient voir pour les idées religieuses en ces prises à partie trop vives : « Vous traitez dans les journaux ce que vous ne voulez pas qu’on traite à la manière des journaux !… Vous y parlez de la religion ! Qui ne peut en parler comme vous ?… Un homme pourra être l’opprobre de la littérature et se constituer le soutien de la religion ; et les amis de la religion applaudiront ; et il semblera que trop heureuse qu’on lui trouve des défenseurs, on l’abandonne aux mains qui daignent la servir… Non, monsieur ; vous réserverez à des discussions, qui ne sont pas faites pour la multitude, des asiles plus inviolables, des voix plus incorruptibles… etc.… » et toute la fin de la lettre. Ainsi le combat allait bien à cette ame ; elle naissait à la passion sérieuse du vrai, à la chaleur de la raison.

Il était difficile qu’on ne parlât pas beaucoup dans le monde des articles de Mlle de Meulan, et qu’on n’en parlât pas en divers sens. Un talent si élevé, une franchise de plume si à l’aise en chaque sujet, n’éveillaient pas toujours une bienveillance très sincère. On ne pouvait refuser l’estime à l’écrivain, on se rejetait sur les convenances particulières à la personne. Ces amis qu’on a dans le malheur et qu’elle a si bien relevés, ces amis de Job, en tout temps les mêmes, la plaignaient assez haut de cette nécessité où elle était, femme et ainsi née, d’écrire des feuilletons, surtout des feuilletons de théâtre. Ennuyée de cette compassion maligne, elle y répondit admirablement le 18 décembre 1807, par une lettre d’une femme journaliste à un ami : « On censure donc mes feuilletons, mon ami, c’est en vérité leur faire bien de l’honneur ; mais la critique s’étend, dites-vous, jusque sur moi, sur le parti que j’ai pris d’écrire dans un journal, et surtout d’y rendre compte des nouveautés théâtrales… Ce reproche que l’on me fait, c’est donc que je suis femme, car ce ne peut être de ce que je suis journaliste. Ceux de mes censeurs qui me connaissent savent trop bien pourquoi je le suis. Mais ne craindraient-ils pas d’avoir un reproche à se faire à eux-mêmes, si, par une opinion légèrement énoncée, ils parvenaient à m’ôter ou du moins à me rendre plus difficile le courage dont j’ai pu avoir besoin pour sacrifier à ce que je regardais comme un devoir, des convenances que mon éducation et mes habitudes m’avaient appris à respecter. Je les connais, vous le savez, mon ami, ces convenances, qui font du rôle de journaliste le plus bizarre peut-être que pût choisir une femme, si elle pouvait l’adopter par choix… Oh ! je vous assure qu’il ne leur paraît pas, à vos amis, si ridicule qu’à moi, car ils ne l’ont pas vu de si près. S’ils connaissaient comme moi les graves intérêts qu’il faut ménager, les importantes considérations dont il faut s’occuper, et les risibles griefs auxquels il faut répondre, et les hommages bien plus risibles qu’il faut recevoir, et tout ce tracas de petites passions dont la solitude d’une femme n’empêche pas que le bruit ne parvienne jusqu’à elle ; s’ils voyaient au milieu de tout cela un travail sans attrait pour l’esprit et sans dédommagement pour l’amour-propre, alors je leur permettrais de dire ce qu’ils en pensent, et de penser, si cela leur convenait, que je l’ai entrepris pour mon plaisir. — Qu’ils ne songent pourtant pas à m’en plaindre, cela serait aussi déraisonnable que de m’en blâmer :

Ce que j’ai fait, Abner, j’ai cru le devoir faire ;

« Je le crois encore et ne vois pas de raison pour m’affliger maintenant des inconvéniens que j’ai prévus d’abord sans m’en effrayer. Vous savez avec quelle joie je m’y suis soumise, et dans quelle espérance ; vous m’avez peut-être vue même les envisager avec quelque fierté, en prenant une résolution dont ces inconvéniens faisaient le seul mérite. Eh bien ! rien n’est changé ; pourquoi mes sentimens le seraient-ils ? etc., etc., » Voilà bien la femme saintement pénétrée des idées de devoir et de travail, telle que la société nouvelle de plus en plus la réclame, telle que Mme Guizot sera toute sa vie ; sortie des salons oisifs et polis du xviiie siècle, et l’exemple de la femme forte, sensée, appliquée, dans le premier rang de la classe moyenne.

C’est dans le cours de cette longue collaboration au Publiciste qu’eut lieu un incident souvent raconté, presque romanesque, autant du moins qu’il était possible entre personnes d’ordre et d’intelligence, et qui eut des conséquences souveraines sur la destinée de Mlle de Meulan. Au mois de mars 1807, sous le coup de nouvelles douleurs domestiques, et dans un grand dérangement de santé, elle se vit forcée d’interrompre un moment son travail ; mais une lettre arrive, qui lui offre des articles qu’on tâchera de rendre dignes d’elle durant tout le temps de l’interruption. L’auteur de la lettre non signée, et des articles qu’après quelque première difficulté, elle agréa avec reconnaissance, était M. Guizot Très jeune, obscur encore, il avait entendu parler à M. Suard de Mlle de Meulan, de sa situation, et il avait écrit. On trouve en effet, dans le Publiciste de ces mois, un certain nombre d’articles de mélanges, de littérature et de théâtre, signés F. Cette circonstance singulière lia bientôt ces deux esprits éminens, beaucoup plus que le rapport assez inégal des âges, et même le désaccord des opinions, ne l’eussent probablement permis sans cela. M. Guizot arrivait dans le monde avec des convictions philosophiques, religieuses, très prononcées, et qui avaient quelque chose alors de la rigueur absolue de la jeunesse. Hostile au xviiie siècle et à son scepticisme, plus qu’à la révolution dont il acceptait les résultats, sauf à les interpréter et à les modifier, il rencontrait une disposition assez contraire chez Mlle de Meulan. Celle-ci, de plus, avait un peu pour idée, nous l’avons vu, « que le temps seul ramène les hommes à la raison et à la vérité ; mais que la raison et la vérité n’ont presque jamais convaincu personne. » Elle disait encore que « la raison, par malheur, n’est faite que pour les gens raisonnables. » Le jeune homme, sorti de Nîmes et de Genève, ayant gardé des ferveurs du calvinisme, une croyance de christianisme unitairien et une sorte d’enthousiasme rationnel, se sentait le devoir et le besoin d’aller à un but, d’y pousser les autres, de convaincre, de faire preuve au-dehors de cette pensée avant tout influente et active. En un mot, en se rencontrant tout d’abord, Mlle de Meulan et lui, à une grande élévation d’idées, ils y arrivaient partis d’origines intellectuelles diverses et presque contraires. Il est bien vrai que, durant ces années de long et sérieux travail Mlle de Meulan avait de plus en plus appris à se vouer au vrai, à le croire utile, à le défendre, à se passionner au moins indirectement pour lui, en cherchant querelle à toute erreur, et aussi à régler chaque acte de sa vie sévère par l’empire, déjà religieux, de la volonté et de la raison. Ce ne fut pourtant pas le moindre triomphe de l’esprit de M. Guizot que de conquérir, d’échauffer par degrés à ses convictions, à ses espérances, et de renouveler enfin, en se l’associant, cet autre esprit déjà fait, auquel long-temps le cadre de M. Suard avait suffi, et qui semblait avoir atteint sa maturité naturelle dans une originalité piquante.

Au reste, en voyant ce qu’il donna, on conclurait ce que lui-même il reçut. On ne conquiert, on n’occupe si intimement un esprit de la force de Mlle de Meulan, qu’en modifiant le sien propre et en l’assouplissant sur bien des points. Dans ces sortes d’actions réciproques, chacun même tour à tour semble avoir triomphé selon qu’on examine l’autre. Et ici, tout en gardant la direction dans l’influence, l’esprit victorieux dut subir et ressentir une part essentielle dans le détail, en diminution d’idées absolues, en connaissance précoce du monde et maniement de la société et des hommes.

Le mariage n’eut lieu qu’en avril 1812. À partir de ce temps, une seconde époque, celle dans laquelle elle est plus connue, commence pour Mme Guizot. La chaleur des affections se fortifie en elle de l’ardeur des convictions, et ce double feu, moins brillant qu’échauffant, va jusqu’au bout animer et nourrir ses années de sérieux bonheur. Ce n’est plus à un moraliste de la fin du XVIIIe siècle que nous aurons affaire, c’est à un écrivain de l’ère nouvelle et laborieuse, à une mère attentive et enseignante qui sait les épreuves et qui prépare des hommes, à un philosophe vertueux occupé de faire sentir en chaque ordre l’accord du droit et du devoir, de l’examen et de la foi, de la règle et de la liberté. Sa forme sera moins vive que par le passé, moins incisivement paradoxale, moins insouciante avec légère ironie. Le sentiment continu du réel, du vrai, du bien, dominera et dirigera en tout point l’ingénieux. Avec des principes fixes et élevés, tout d’elle tendra désormais à un but pratique. Elle préluda en cette voie, dès après son mariage, par des articles, contes et dialogues, insérés dans les Annales de l’Éducation, recueil qu’avait fondé M. Guizot, et que les évènemens de 1814 interrompirent. Elle publia vers ce temps les Enfans, contes, premier ouvrage auquel elle attacha son nom, guidée par un sentiment de responsabilité morale. Elle reprit en 1821 cette suite de travaux, naturellement suspendue durant les premières années politiques de son mari, elle les reprit par zèle du bien et par honorable nécessité domestique, et l’on eut successivement Raoul et Victor ou l’Écolier (1821), les Nouveaux Contes (1823), les Lettres de Famille sur l’Éducation, son véritable monument (1826) ; une Famille, ne parut qu’en 1828, après sa mort. Dans tous ces ouvrages (les Lettres de Famille exceptées, qu’il faut considérer à part), une invention heureuse, réalisée, attachante, où l’auteur ne perce jamais, revêt un sens excellent. Celle qui, à vingt-cinq ans, avait débuté par se faire personne d’un certain âge ou même douairière du Marais, entre non moins exactement, à mesure qu’elle vieillit, dans les divers personnages de ce petit monde de dix à quatorze ans, en y apportant une morale saine, la morale évangélique, éternelle, qui s’y proportionne sans s’y rappetisser. « Son idée favorite, son idée chérie, est-il dit dans la préface d’une Famille, c’était que la même éducation morale peut et doit s’appliquer à toutes les conditions ; que, sous l’empire des circonstances extérieures les plus diverses, dans la mauvaise et dans la bonne fortune, au sein d’une destinée petite ou grande, monotone ou agitée, l’homme peut atteindre, l’enfant peut être amené à un développement intérieur à peu près semblable, à la même rectitude, la même délicatesse, la même élévation dans les sentimens et dans les pensées ; que l’ame humaine enfin porte en elle de quoi suffire à toutes les chances, à toutes les combinaisons de la condition humaine, et qu’il ne s’agit que de lui révéler le secret de ses forces, et de lui en enseigner l’emploi. » Comment Mme Guizot, de raison un peu ironique, d’habitudes d’esprit un peu dédaigneuses qu’elle était, se trouva-t-elle conduite si vite et si directement à cette idée plénière de véritable démocratie humaine ? Comment en fit-elle l’inspiration unique et vive de tous ses ouvrages qui suivirent ? Elle était devenue mère. Son sentiment filial avait été très ardent, très pieux ; son amour maternel fut au-delà de tout, comme d’une personne mariée tard, s’attachant d’une force sans pareille à un fils qu’elle n’avait pas espéré, et sur lequel, selon l’heureuse expression d’un père, elle a laissé toute son empreinte. Ses ouvrages sur l’éducation furent donc à ses yeux un acte d’amour et de devoir maternel ; dans la préface des Lettres de Famille, elle n’a pu se contenir sur ce cher intérêt, comme elle l’appelle. Avant d’être mère, elle travaillait, elle écrivait pour soutenir sa mère, mais c’était tout. Elle pouvait douter de l’action de la vérité et de la raison parmi le monde ; elle voyait le mal, le ridicule, la sottise, et n’espérait guère. Une fois mère, elle conçut le besoin de croire à l’avenir meilleur, à l’homme perfectible, aux vertus des générations contemporaines de son enfant. Elle comptait médiocrement sur l’homme, elle ne vit de moyen de l’améliorer que par l’enfance et se mit à l’œuvre sans plus tarder. Ceux qui ne sont ni mère ni père, et qui n’ont pas la foi pure et simple du catéchisme, s’ils savent un peu le monde et la vie, arrivés à trente ans, sont bien embarrassés souvent en face de l’enfance. Que lui dire, à cet être charmant et rieur, mais ayant le germe des défauts déjà ? Comment l’initier par degrés à la vie, l’éclairer sans le troubler, le laisser heureux sans le tromper ? On fait alors, si l’on est sensible, comme Gray qui, revoyant le collége d’Eton et les jeux des générations folâtres, se dit après avoir souri d’abord à leurs ébats et se les être décrits complaisamment :


Hélas ! devant la bergerie,
Agneaux déjà marqués du feu,

La troupe, de plaisir, s’écrie
Sans regarder la fin du jeu.
Courant à si longue haleinée,
Ils n’ont pas vu la Destinée
Se tapir au ravin profond.
Oh ! dites-leur la suite amère,
Lot de tout être né de mère ;
Homme, dites-leur ce qu’ils sont !

Faut-il en effet vous le dire,
Enfans ? faut-il les dénombrer
Ces maux, ces vautours de délire
Que chaque cœur sait engendrer ?
Notre enfance aussitôt passée,
Au seuil l’injustice glacée
Fait révolter un jeune sang ;
Refus muet, dédain suprême,
Puis l’aigreur qu’en marchant on sème,
Hélas ! que peut-être on ressent !
............

Chacun souffre ; un cri lamentable
Dit partout l’homme malheureux,
L’homme de bien pour son semblable,
Et les égoïstes pour eux.
Ce fruit aride des années,
Qu’à nos seules tempes fanées
Un œil jaloux découvrirait ;
Ce fond de misère et de cendre,
Enfans, faut-il donc vous l’apprendre ?
En faut-il garder le secret ?

Le bonheur s’enfuit assez vite,
Le mal assez tôt est venu ;
S’il est vrai que nul ne l’évite,
Assez tôt vous l’aurez connu.
Jouez, jouez, Ames écloses,
Croyez au sourire des choses
Qu’un matin d’or vient empourprer !
Dans l’avenir à tort on creuse ;
Quand la sagesse est douloureuse,
Il est plus sage d’ignorer.


Mais du moment qu’on n’est plus, comme Gray, un célibataire mélancolique et sensible, du moment qu’on est père, qu’on est mère surtout, on ne s’en tient pas à ces vagues craintes, à ce quiétisme désolé. On est à la fois plus intéressé à la vigilance et plus accessible à l’espérance que cela. On sent que beaucoup de ces nuages d’épouvante, que l’imagination de loin assemble à plaisir, s’évanouissent dans le détail et à mesure qu’on aborde chaque sentier. Mme Guizot, qui, en toutes choses, était une nature opposée au vague inquiet et au rêveur, l’ennemie de ce qui n’aboutit pas et de tout fantôme, eut un souci dès qu’elle fut mère, et elle alla droit à la difficulté qui se posait. Elle avait cru l’homme incorrigible, la raison un heureux hasard et presque un don ; elle avait écrit, avec une raillerie ingénieuse, sur l’inutilité des bonnes raisons. Elle voulut alors répondre à sa prévention antérieure, se réfuter en abordant l’œuvre à la racine, par le seul endroit corrigible et sensible de l’humanité, par l’enfance, et tout le reste de sa vie d’intelligence fut voué au développement et à l’application de cette pensée salutaire.

Mlle de Meulan avait eu fréquemment l’occasion d’écrire quelques pages sur l’éducation et d’essayer ses idées à ce sujet. Dès 1802, nous trouvons un article d’elle à propos d’une réimpression du petit traité de Fénelon ; elle y disait : « Les préceptes sur l’éducation m’ont toujours paru la chose du monde la plus incertaine. L’application des principes varie si souvent, les règles sont sujettes à tant d’exceptions, qu’un traité de ce genre ne saurait être trop court, parce qu’on ne peut le faire assez long ni le composer d’idées assez générales pour qu’il soit susceptible de s’adapter à toutes les idées particulières. » Sous forme de lettres d’une belle-mère à son gendre (thermidor an xiii), elle avait parlé du plus ou moins de convenance de l’éducation publique pour les femmes, et s’était prononcée contre, avec un sens parfait, mais avec beaucoup de gaieté aussi ou plutôt de piquant, et de son ton le plus dégagé d’alors. Dès la première des Lettres de Famille, que le ton est autre, lorsque Mme d’Attilly ouvre son cœur qui se fond, dit-elle, de tendresse à regarder ses enfans ! Le mordant se fait jour encore par places, par points, comme quand il s’agit de l’oncle de Revey, qui, en se mettant à son whist, prétend qu’on est toujours élevé. Mais le fond est en entier sérieux, ce qui n’empêche pas la finesse de bien des traits de s’y détacher. Pour bien juger un tel livre, surtout d’utilité et d’application, il faudrait avoir autorité, expérience, et s’être formé ses propres idées sur le sujet. « Le moment des réformes politiques est celui des plans d’éducation, » a dit une femme spirituelle et généreuse, Mme de Rémusat, qui elle-même a payé sa dette utile avec charme. Depuis Émile, en effet, les plans d’éducation n’ont pas manqué ; ils ont redoublé dans ces derniers temps, ou du moins les plaintes contre l’éducation et la situation particulièrement des femmes, se sont renouvelées avec une vivacité bruyante. Du milieu de tant de déclamations vaines, où figurent pourtant çà et là quelques difficultés considérables et des griefs réels, le livre de Mme Guizot, qui embrasse l’éducation tout entière, celle de l’homme comme celle de la femme, offre une sorte de transaction probe et mâle entre les idées anciennes et le progrès nouveau. Ce que j’appelle transaction n’était à ses yeux que la vérité même dans son ménagement humain nécessaire, mais sur sa base inébranlable. Les lettres xii et xiii, d’une grande beauté philosophique, démontrent les principes de conscience et de raison sur lesquels elle fonde le devoir, et expliquent comment tout son soin est de faire apparaître et se dessiner par degrés la règle à la raison de l’enfant, pour qu’il y dirige librement de bonne heure, et dans les proportions de son existence, sa jeune volonté. — Faire régner, de bonne heure autour de ces jeunes esprits une atmosphère morale, où ils se dirigent par le goût du bien, les faire gens de bien le plus tôt possible, c’est là son but, son effort, et, à moins de préjugés très contraires, on lui accorde, en l’entendant, qu’elle a et qu’elle indique les vrais moyens de réussir. Il est certain du moins que, dans la plupart des cas, quand l’enfant est bien né, comme on dit, quand il ne recèle pas en lui de faculté trop excentrique ou de passion trop obstinée qui déjoue, le bon résultat doit s’obtenir d’après les soins qu’elle fait prendre. Au reste, la raison de Mme Guizot, qui a pied dans le fait même, admet, pressent les cas d’insuffisance et en avertit : « Je le vois plus clairement chaque jour, dit Mme d’Attilly, la jeunesse est de tous les âges de la vie celui que l’enfance nous révèle le moins ; une influence indépendante du caractère la domine avec un empire contre lequel on peut d’avance lui donner des forces, mais sans prévoir de quelle manière elle aura à s’en servir. » Mme Guizot relève en un endroit une assertion de mistriss Hannah More sur la nature déjà corrompue des enfans, et elle la combat. En ce point, notez-le, Mme Guizot est fermement du siècle, de la philosophie, de l’expérience qui examine, va jusqu’au bout et ne se rend pas ; elle ne fait intervenir aucun élément mystérieux et irrationnel dans l’éducation. C’est par là qu’il la faut distinguer assez essentiellement de Mme Necker de Saussure, cet autre auteur excellent, et avec laquelle elle s’est rencontrée d’ailleurs sur tant de détails, comme Mme Necker elle-même se plaît à le faire remarquer en maint endroit de son second volume. Elle tient une sorte de milieu entre Jean-Jacques et Mme Necker, à la fois pratique comme Jean-Jacques ne l’est pas, et rationnaliste comme Mme Necker de Saussure ne croit pas qu’il suffise de l’être. Au tome second, les lettres xlix, l et suivantes, traitent à fond, dans une admirable mesure, toute la question si délicate, si embarrassante, de l’éducation religieuse à donner aux enfans. Si la manière de voir de Mme Guizot ne peut atteindre ni satisfaire ceux qui ont là-dessus une opinion très arrêtée, de pure foi et rangée à la tradition rigoureuse, elle a cet avantage de répondre, de s’adapter à toutes les autres opinions et situations plus ou moins mélangées qui sont l’ordinaire de la société actuelle, et d’offrir un résultat praticable à Mme Mallard comme à Mme de Lassay. À un endroit de cette discussion, le nom et l’autorité de Turgot sont invoqués, et l’on sent comment les prédilections de l’auteur reviennent encore et s’appuient par un bout au xviiie siècle, mais relevées et agrandies. Le livre de Mme Guizot restera après l’Émile, marquant en cette voie le progrès de la raison saine, modérée et rectifiée de nos temps, sur le génie hasardeux, comme en politique la Démocratie de M. de Tocqueville est un progrès sur le Contrat social. Essentiel à méditer, comme conseil, dans toute éducation qui voudra préparer des hommes solides à notre pénible société moderne, ce livre renferme encore, en manière d’exposition, les plus belles pages morales, les plus sincères et les plus convaincues, qu’à côté de quelques pages de M. Jouffroy, les doctrines du rationalisme spiritualiste aient inspirés à la philosophie de notre époque.

Jusqu’à quel point, indépendamment de ses travaux personnels, Mme Guizot prenait-elle part à ceux de son mari, à tant d’honorables publications accessoires dont il accompagnait son œuvre historique fondamentale, et dans lesquelles, à partir de la traduction de Gibbon, elle put être en effet son premier auxiliaire. Qu’il nous suffise de savoir qu’elle avait épousé tous ses intérêts, ses labeurs studieux comme ses convictions, et n’essayons pas de discerner ce qu’elle a aimé à confondre. Son bonheur fut grand : sa sensibilité qui s’accroissait avec les années, délicat privilége des mœurs sévères ! le lui faisait de plus en plus chérir, et, je dirai presque, regretter. Cette sensibilité de qui elle avait dit si délibérément dans sa jeunesse : « La sensibilité épargne plus de maux qu’elle n’en donne, car elle détruit d’un coup les chagrins de l’égoïsme, de la vanité, de l’ennui, de l’oisiveté, etc., » cette sensibilité à qui elle dut tant de pures délices, fut-elle toujours pour elle une source inaltérable ; et, en avançant vers la fin, ne devint-elle pas, elle, raison si forte et si sûre, une ame douloureuse aussi ? Sa santé altérée ; au milieu de tant d’accords profonds et vertueux, le désaccord enfin prononcé des âges ; ses vœux secrets (une fois sa fin entrevue) pour le bonheur du fils et de l’époux, avec une autre qu’elle, avec une autre elle-même ; il y eut là sans doute de quoi attendrir et passionner sa situation dernière plus qu’elle ne l’aurait osé concevoir autrefois pour les années de sa jeunesse. Son rajeunissement exquis d’impression se développait en mille sens et se portait sur toutes choses. Elle n’avait guère jamais voyagé, à part quelque tournée en Languedoc et dans le midi, où M. Guizot l’avait conduite en 1814 ; elle n’avait que peu habité et peu vu la campagne ; mais elle en jouissait dans ses dernières saisons, comme quelqu’un qui, forcé de vivre aux bougies, n’aurait aimé que la verdure et les champs. Le moindre petit arbre de Passy et du bois de Boulogne lui causait une fraîcheur d’émotion vivifiante.

Elle n’a pourtant jamais décrit la nature. De tout temps elle a moins songé à décrire, à peindre ce qu’elle sentait, qu’à exprimer ce qu’elle pensait. Elle n’aimait pas l’art avant tout, et voyait le fond plutôt que la forme, préférant la pensée moderne à la beauté antique. Son idée ingénieuse, et trop vraie peut-être, était même que la sensibilité ne passe si bien dans les œuvres de l’art qu’en se détournant un peu de la vie. Je lis dans un morceau d’elle (17 juillet 1810) : « Notre flambeau s’allume au feu du sentiment, a dit le poète de la Métromanie, et je crois bien qu’on peut en effet regarder la sensibilité comme l’aliment de la poésie ; mais c’est lorsqu’elle n’est pas employée à autre chose, et que, tout entière au service du poète, elle sert à éveiller son imagination, non à l’absorber. Il faut sans doute qu’un poète soit sensible, je ne sais s’il est bon qu’il soit touché ; » et elle continue, réfutant ou interprétant le vers de Boileau sur l’élégie. Cette idée qu’elle avait de l’espèce d’illusion, ou même de mensonge, inhérent à l’art, ne l’empêchait pas vers la fin d’être extraordinairement émue, et au-delà du degré où l’on en jouit, de certaines représentations ou lectures, et de n’en pouvoir supporter l’effet. Personne de réalité, de pratique et d’épreuves, elle ne se prêtait pas volontiers à la mise en œuvre de la douleur, et ne se laissait pas contenir et bercer dans l’idéale région. M. de Rémusat a cité d’elle ce pathétique aveu (1821) : « L’effet des œuvres de l’art doit être tel qu’aucune idée de réalité ne s’y joigne ; car, dès qu’elle y pénètre, l’impression en est troublée et devient bientôt insupportable. Voilà pourquoi je ne puis plus soutenir au spectacle, ou dans les romans, ou dans les poèmes, sous les noms de Tancrède, ou de Zaïre, ou d’Othello, ou de Delphine, n’importe, la vue des grandes douleurs de l’ame ou de la destinée. En fait de bonheur et de malheur, ma vie a été si pleine, si vive, que je ne puis, sans que la main me tremble, toucher à quelqu’une de ses profondeurs. La réalité perce pour moi tous les voiles dont l’art peut s’envelopper ; mon imagination, une fois ébranlée, y arrive du premier bond. Il n’y a depuis long-temps que la musique qui ait produit sur moi, dans l’Agnese, l’effet attaché en général aux œuvres de l’art. Je n’avais pu supporter le finale de Roméo et Julliette ; celui de l’Agnese seul m’a fait pleurer sans me déchirer le cœur. »

Est-ce par l’effet d’un choix sympathique et de quelque prédilection qu’elle se donna vers la fin à traiter ce sujet d’Héloïse et d’Abeilard, où la passion traverse et pénètre l’austérité, où l’abbesse savante, qui a des soupirs de Sapho, les exprime souvent en des traits de Sénèque. Cet essai, auquel s’attachait sa plume sérieuse, et si bien mené jusqu’au milieu, a été interrompu par la mort.

Du moins, si la sensibilité de Mme Guizot se subtilisait, s’endolorissait pour ainsi dire, de plus en plus, sa religion en s’étendant n’eut jamais de ces inquiétudes qui, trop souvent, l’accompagnent au sein des ames tendres ou graves. Née catholique, atteinte de bonne heure par l’indifférence qu’on respirait dans l’atmosphère du siècle, revenue, après des doutes qui ne furent jamais hostiles ni systématiques, à un déisme chrétien très fervent, à une véritable piété, elle s’y reposa, elle s’y apaisa. Les abîmes de la grace, du salut, ne la troublèrent point en s’ouvrant aux bords de sa voie. Elle avait confiance. La prière, comme un entretien avec l’Être tout-puissant et bon, la fortifiait, la consolait. Un jour, peu après son retour de Plombières, où elle avait en vain cherché quelque soulagement, comme la conversation, près d’elle, s’était engagée et roulait depuis quelque temps sur la question de savoir si l’individualité persiste après la mort ou si l’ame s’absorbe dans le grand Être, elle sortit de son abattement déjà extrême, et, d’une voix par degrés raffermie, résumant les diverses opinions, elle conclut avec vivacité et certitude pour la persistance de l’ame individuelle au sein de Dieu[6]. Le 1er août 1827, au terme de sa lente maladie, à dix heures du matin, elle pria son mari de lui faire quelque bonne lecture ; il lui lut une lettre de Fénelon pour une personne malade, et l’ayant finie, il passa à un sermon de Bossuet sur l’immortalité de l’ame ; pendant qu’il lisait, elle expira. On l’ensevelit, comme elle l’avait désiré, selon le rit de l’église réformée à laquelle appartient son mari, et dont les cérémonies funèbres ne contrarient pas cette croyance simple qu’elle avait. Personne de vérité jusqu’au bout, elle ne voulut mêler, même aux devoirs qui suivent la mort, rien de factice et de convenu, rien que de conforme à l’intime pensée.

Elle avait un goût vif pour la conversation ; elle l’aimait, non pour y briller, mais par mouvement et exercice d’intelligence. On l’y pouvait trouver un peu rude d’abord ; sa raison inquisitive, comme elle dit quelque part, cherchait le fond des sujets. Mais l’intérêt y gagnait, les idées naissaient en abondance, et, sans y viser, elle exerçait une grande action autour d’elle. Que dire encore, quand on n’a pas eu l’honneur de la connaître personnellement, de cette femme d’intelligence, de sagacité, de mérite profond et de vertu, qui, entre les femmes du temps, n’a eu que Mme de Staël supérieure à elle, supérieure, non par la pensée, mais seulement par quelques dons ? Le sentiment qu’elle inspire est tel que les termes d’estime et de respect peuvent seuls le rendre, et que c’est presque un manquement envers elle, toujours occupée d’être et si peu de paraître, que de venir prononcer à son sujet les mots d’avenir et de gloire.


Sainte-Beuve.


    le vieillard.

    Là repose, jeune étrangère,
    La plus belle de ce hameau.
    Ces fleurs pour effacer Glycère,
    Tu les cueilles sur son tombeau !

  1. Nous évitons de reproduire diverses particularités qu’on aime à trouver dans la notice de M. de Rémusat, tracée avec ce talent délié à la fois et élevé qu’on lui connaît, et dont il n’est que trop avare.
  2. Mme Guizot aimait à raconter que quand, jeune fille, elle essaya ce premier roman, elle s’étudia, pour qu’il réussît, à imiter certains traits de l’esprit du temps, quelques-uns même dont son innocence parfaite soupçonnait au plus la valeur. Elle les ajoutait à mesure qu’ils lui venaient à l’esprit, et sans scrupule, en se disant : c’est pour ma mère ! — « Si j’avais soupçonné plus, ajoutait-elle en racontant cela, j’aurais mis bien davantage, tant je me répétais avec confiance : c’est pour ma mère ! Cette agréable explication n’empêche pas le tour d’esprit général des Contradictions d’être d’instinct et non d’emprunt, naturel chez l’auteur et non fait exprès.
  3. Revue française, septembre 1829.
  4. « Les amours de la jeunesse ont besoin d’un peu de surprise, comme celles qui viennent ensuite ont besoin d’un peu d’habitude. » (15 thermidor an xiii, à propos d’un roman, Julie de Saint-Olmont.)

    « L’amour, la jeunesse, les doux sentimens de la nature, offrent bien autant de chances de vie que de mort, autant de moyens de consolation que de malheur. On ne succombe au regret que lorsqu’il n’existe plus aucun sentiment capable de vous en distraire ; et celui qui perd ce qu’il aime le mieux, n’en mourra point, s’il aime encore quelque chose. » (12 prairial an xii, à propos d’un conte de Mme de Genlis.)

    « Une femme arrivée au terme de la jeunesse ne doit plus supposer qu’elle puisse avoir commerce avec les passions, fût-ce même pour les vaincre ; on sent que sa force doit être dans le calme, et non dans le courage. » (19 avril 1806.)

  5. Dans le compte-rendu de l’Almanach des Muses, de l’an xiv (1806), Mlle de Meulan distingue et cite au long une idylle intitulée Glycère, et signée Béranger, dont elle trouve le ton naturel et l’idée touchante. Il est piquant que le premier éloge donné au talent de Béranger (car ce ne peut être que lui) vienne de ce côté. Voici l’idylle citée dans l’article :

    un vieillard.

    Jeune fille au riant visage,
    Que cherches-tu sous cet ombrage ?

    une jeune fille.

    Des fleurs pour orner mes cheveux.
    Je me rends au prochain village
    Avec le printemps et les jeux.
    Bergères, bergers amoureux,
    Vont danser sur l’herbe nouvelle ;
    Glycère est sans doute avec eux,
    De ce hameau c’est la plus belle ;
    Je veux l’effacer à leurs yeux.
    Voyez ces fleurs, c’est un présage…

    le vieillard.

    Sais-tu quel est ce lieu sauvage ?

    la jeune fille.

    Non, et tout m’y paraît nouveau.

  6. Voir article du Globe, 7 août 1827, de M. de Guizard.