Écrivains contemporains. — La Fantaisie et l’imagination dans la critique

ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS

LA FANTAISIE ET l’IMAGINATION DANS LA CRITIQUE.

I. La Légende de Versailles, par M. Blaze de Bury, 1872. — II. Les Maîtresses de Goethe, 1873. — III. Musiciens contemporains, nouvelle édition.

La distinction des genres, quoiqu’elle repose sur la nature même de l’art, n’est pas une loi inflexible : sous la main d’un artiste qui ne travaille pas au hasard, elle se prête aux combinaisons les plus diverses et devient une source de rénovation. Un peintre de paysage changera en tableaux d’histoire tous les sites qu’il reproduit, à la condition de choisir une scène conforme aux personnages, aux grands faits, aux batailles qu’il veut représenter. Il en est de même dans les lettres. Avec de l’imagination et de la fantaisie, on peut sans doute faire de mauvaise critique, si l’on porte dans ce domaine certaines habitudes prises dans le métier des vers, telles que le besoin de parure ou le désir de surprendre par les images ; ainsi l’on arrive à jeter sur le sujet le plus pauvre le vêtement d’un style brillant et à perdre le sentiment de la proportion. Ce n’est plus là ni de la poésie, ni de la critique, ni même du bon sens, et il eût été plus sage de s’abstenir d’un tel mélange; mais lorsqu’un écrivain pourvu de ces dons choisit un terrain où ils se développent à l’aise, il apporte à l’étude des œuvres littéraires une vivacité de sentiment qui la rajeunit, il concilie deux genres différens et enrichit l’un des ressources de l’autre.

L’imagination n’est pas toujours la folle du logis : la fantaisie tient l’esprit en éveil; elle fait sortir au besoin de l’ornière et ouvre des chemins nouveaux. Ce serait un catalogue curieux à dresser que celui des opinions toutes faites en littérature; on verrait qu’il en est souvent des jugemens comme des mots d’ordre. Combien de critiques ne font que répéter la consigne ! Le premier de leurs soucis est de s’assurer que tel cercle de personnes pense de telle ou telle manière, et de reproduire fidèlement cette pensée: s’assurer qu’elle est juste et vraie n’en est que le dernier. Si les séductions de la routine et de la paresse sont si puissantes, comment espérer que le libre travail des esprits sérieux puisse en triompher, s’ils n’avaient pas une alliée naturelle dans l’heureuse indocilité de ceux qui, à leurs risques et périls, suivent leur sentier particulier?

Ces réflexions se présentent à nous à propos d’un écrivain qui pourrait être rangé parmi les poètes, s’il ne l’était parmi les critiques de notre temps, et qui en ces deux qualités a toujours une physionomie spéciale. Soit qu’il donne à sa prose le tour facile et vif de son imagination, soit qu’il confie à ses vers les boutades de son goût, sa fantaisie conserve toute la liberté de certains écrivains allemands dont il rappelle souvent l’humour. On ne dira pas de lui, comme on a fait de tel autre, qu’en passant de la poésie à la critique il laisse une maîtresse préférée pour une femme légitime; on ne voit pas qu’il ait fait plus de dépense pour l’une que pour l’autre. Pour ne parler que de ses ouvrages les plus récens, il y a beaucoup d’histoire et de philosophie dans les vers de la Légende de Versailles ; les Maîtresses de Goethe sont des études poétiques et morales à la fois; dans les Musiciens contemporains, la littérature occupe le même rang que la musique : il est critique partout, mais en demandant à son tempérament, qui est capricieux, la forme et le fond de tous ses écrits. C’est là, n’en doutons pas, l’agrément particulier des écrits de M. Blaze de Bury; c’est aussi, disons-le, un motif d’hésiter sur la place qu’il occupe dans les lettres. La variété fugitive de son talent empêche au premier abord de saisir la physionomie de l’écrivain. C’est un juge distingué sans doute des œuvres littéraires, mais il a des vers qui se reconnaissent entre mille manières de versifier. Assurément il a porté la critique musicale à la hauteur d’un genre nouveau; mais ne faut-il pas rappeler qu’il a fait connaître et goûter à la source la poésie allemande? Et oublierons-nous ce volume sur le Faust de Goethe, que peu d’hommes en France, il y a vingt-cinq ans, pouvaient écrire? Il n’est donc pas sans intérêt de mettre de l’ordre dans cette variété de travaux, de chercher quelque idée d’unité dans ces tentatives diverses : on éprouvera sans doute avec nous, en parcourant rapidement cette carrière aventureuse, le besoin de se rendre compte de la vérité et de se prononcer suivant les inspirations de la justice.

Qu’il ait commencé par la poésie, nous ne saurions nous en étonner, s’il est vrai que tout homme porte en lui un poète qui dure au moins ce que dure le printemps de la vie, et qui, sauf d’heureuses exceptions, meurt plus ou moins jeune. Chez lui, dans la mesure où le don de nature lui a été départi, le poète ne s’est pas même endormi. Il a veillé sur le feu du sanctuaire, et il revient toujours apporter sur l’autel son offrande. Que ceux qui regardent volontiers les vers comme un péché de jeunesse en conçoivent un peu d’étonnement, cela est assez naturel en un temps où le tempérament poétique est devenu chose assez rare. Je sais que la prose sous une plume colorée, harmonieuse, suffit à bien des élans de l’imagination; pourtant que d’échappées heureuses fournissent aux vers les leçons mêmes des années qui fuient ! Que de souvenirs, que de pensées, qui prennent leur vol vêtues de brillantes couleurs, et dont on commencerait par couper les ailes ! Que de satires légères qui naissent de la connaissance du mal que la vie apporte, mais qui sous les formes trop réelles de la prose deviendraient d’amères invectives! Il y a des talens dont la santé ne se conserve qu’en venant parfois se retremper à la source primitive.

De semblables explications ne paraissaient pas nécessaires dans ce temps de poésie qui prit fin vers 1840 : c’est à deux ans près la date du premier volume de vers de M. Blaze. De ce recueil, nous ne dirons qu’un mot : il montre naïvement l’organisation musicale du poète, qui se dévoile par le choix des sujets comme par l’exécution. Tantôt c’est l’entretien, disons plutôt le débat de deux muses qui s’appellent poésie et musique, tantôt c’est une frêle jeune fille qui exhale son âme sur son clavier comme la cigale aux champs en un soir d’été. Je ne m’étonne pas qu’ailleurs il saisisse les paroles que disent entre elles les fleurs, comme dans les contes de fées Fine-Oreille entend les plantes pousser. Certains poètes trouvent un concert dans ce qui n’est pour les autres qu’un spectacle. Des mètres variés et faciles, des fusées d’imagination qui rappellent les caprices d’un maestro qui improvise, tout concourait dès lors à faire de M. Blaze un musicien de la poésie.

Cette surabondance est mieux gouvernée dans les Intermèdes et Poèmes, qui sont de 1859 : sauf une ou deux pièces dont la composition paraît encore flottante, l’auteur est en possession de ses qualités personnelles, qui ne l’abandonnent pas désormais, et qui font de lui un critique et un fantaisiste. L’humour est la marque du talent de cet écrivain et le gage de son originalité : partout où l’on en trouve l’empreinte, il intéresse. C’est peut-être pour cela qu’il captive le mieux l’attention dans les genres et dans les sujets où sa nature l’entraîne plutôt que la circonstance ou même sa volonté. M. Blaze a versifié avec agrément et bon ton des récits qui rappellent l’époque cavalière de notre poésie contemporaine. Soit qu’il transporte la scène à Lucerne, dans Bella, ou sur un bateau du Rhin dans la pièce de Bohême, ou simplement au milieu du Paris qui s’amuse dans Violante, il fait l’histoire triste et riante à la fois de la vie mondaine.

La meilleure pièce de ce recueil est assurément celle de Jenny Plantin. Si jamais drame intime produisit une vive impression sur les hommes qui sentent par l’imagination, c’est le suicide de Charlotte Stieglitz, cette femme de poète qui se donna froidement, résolument la mort pour secouer la torpeur où était tombé le génie incompris de son mari. Elle souffrait du découragement de celui-ci : elle s’imagina que leur félicité bourgeoise était le véritable obstacle à l’inspiration, qu’il fallait une vive secousse dans cette existence léthargique pour faire jaillir la source tarie par un bonheur vulgaire. De cette idée au sacrifice de sa propre vie, il n’y avait qu’un pas; on se souvient que, pour un époux aussi indigne de ce dévoûment que de cet excès d’admiration, elle se poignarda dans son lit[1]. Ce dénoûment étrange que le cœur supporte à peine, et qui s’explique seulement par la passion de l’art, devait tenter une imagination d’artiste. M. Blaze le plaça dans un cadre parisien. Dans ce ménage de l’enthousiasme crédule avec le faux génie, l’auteur trouve une ample matière à la satire, — les rimeurs désœuvrés, les Dantes et les Miltons de petits théâtres, les « poètes battus du givre » tragiques et ridicules,

Et mourant sur la paille en alignant des rimes.

Le drame a aussi sa bonne part, et le suicide de la pauvre enthousiaste Jenny est préparé en des pages émouvantes. Dirons-nous que Jenny Plantin est une femme allemande? Sans doute on pourrait trouver à Paris une Charlotte Stieglitz; mais il y a chez nous une égalité trop réelle peut-être entre les deux sexes pour qu’une femme se décide aisément à s’offrir en victime à la gloire de son mari. Une femme française paiera de ce prix la vie, non la renommée d’un époux : le premier de ces sacrifices ne suppose qu’un excès d’amour, le second est un aveu d’infériorité; toutefois si Jenny Plantin est quelque peu germanique dans son exaltation, son Robert est bien Parisien : il a été rencontré sur le bitume des boulevards; le cadre entier et les traits de mœurs qu’il renferme nous sont familiers.

Un humoriste est-il entièrement à l’aise dans les vers? Rien de plus spontané, de plus involontaire que le genre auquel il se livre. S’il accepte franchement le frein de la versification, c’est une chaîne, s’il se veut mettre à l’aise, il frise parfois les limites du prosaïsme. Nulle part M. Blaze n’a si bien échappé aux écueils que dans la Légende de Versailles. Point de mélange de critique littéraire ou autre, point de doctrine versifiée, point de souci du dilettantisme qui rappelait plus ou moins l’Allemagne. Avec Jean-Paul par exemple, il faut commencer par beaucoup lire, et réfléchir quelquefois longtemps avant d’être au fait et de rire de ses saillies ou de s’attendrir sur ses fantaisies sentimentales. L’auteur de la Légende de Versailles ne nous impose au moins ni cette fatigue ni ces complaisances. Il nous promène en pleine histoire. D’ailleurs les figures qu’il fait revivre sont dans la mémoire de tous : jamais nos deux siècles royaux n’ont été plus présens à notre pensée que depuis qu’ils semblent ne pouvoir plus revenir; ils sont pour notre imagination un mélancolique passe-temps.

La facilité peu commune des vers, de ce recueil pourrait faire croire à une gageure, à un tour de force : cette idée nous semble bien éloignée du dessein de l’auteur, et il faut s’entendre sur l’emploi des vers lyriques. Est-il bien sûr que la satire ne puisse adopter toute sorte de rhythmes, la stance même? Et si elle le peut, pourquoi la poésie humoristique n’aurait-elle pas les mêmes conditions? Il n’y a pas un vers héroïque dans ce volume tout rempli du règne majestueux des quatre Louis qui ont régné au Louvre et à Versailles. En revanche, Ronsard n’a pour ainsi dire pas de stance anacréontique dont on ne retrouve l’échantillon chez M. Blaze. C’est de la poésie légère, gracieuse, quelquefois éloquente. Elle rappelle par le sujet de beaux vers d’André Chénier errant dans les bosquets de Versailles, et se déroule avec aisance à la manière de la jolie pièce d’Alfred de Musset, Sur trois marches de marbre rose, La veine est heureuse et neuve, sans violer les limites essentielles des genres, s’il est vrai que l’inspiration lyrique se distingue par le caractère personnel de la pensée.

L’auteur n’avait que l’embarras du choix pour varier ses agréables peintures et ouvrir des échappées de vue dans l’avenir. Il est curieux avec M. Blaze d’opposer un intérieur de Louis XIV vieilli, enfermé avec Mme de Maintenon, à celui de Louis XV vieillissant à son tour et s’efforçant, tête à tête avec Mme Du Barry, de se persuader qu’il s’amuse. Les deux épisodes sont écrits en quatrains de huit syllabes, mais quelle différence de couleur et de mouvement ! Dans le Pavillon de Luciennes, qui est le titre du second, il y a un oiseau qui est l’image de la dame de céans :

Aiguisant son bec dans un sable
De diamans et de saphirs,

Du perchoir d’or à la mangeoire.
Et de la mangeoire au perchoir,

Il va, promenant jusqu’au soir
Ce joli rien qui fait sa gloire.


L’hôte joyeux de cette cage n’est pas plus léger que les vers voltigeant d’un détail à un autre, en quoi ils sont bien servis par le style particulier à l’auteur, style qui a ses taches, mais qui se compose surtout de bonheur d’expression. Ces tableaux fugitifs pour la pensée et sautillans pour l’harmonie ont leur philosophie. Voilà bien le Louis XV jouant de ses ministres comme sa maîtresse joue des oranges qu’elle fait sauter en l’air. Après avoir abusé de tout, des honneurs royaux, de l’or, du vin, des femmes, il est arrivé au dégoût de toute chose, au mépris des hommes et de lui-même : il n’aime plus rien, pas même son peuple. Pourtant la leçon serait incomplète sans la présence du négrillon Zamore, qui sert la Du Barry et remplit la coupe du roi de France. Vienne 1793, ce personnage muet qui assiste aux épanchemens intimes des deux amans parlera dans les clubs et devant le comité de sûreté générale. L’ignoble petit monstre, dans sa déposition contre sa maîtresse, se qualifiera l’ami de Franklin et de Marat. En attendant il se souviendra du « saute Choiseul ! saute Praslin ! » et il se promet de dire à son tour : « Saute Jeanne ! saute Louis ! »

L’autre morceau, intitulé Louis XIV, est sans contredit le meilleur du recueil. Le roi y est traité avec une dureté contre laquelle l’histoire pourrait s’inscrire, si la poésie n’abusait de je ne sais quels droits particuliers sur ces grands personnages du passé. Le monarque est assis vis-à-vis de Mme de Maintenon, qui lit tout haut, mais qu’il n’écoute pas. Il est à ses pensées, c’est-à-dire aux reproches de sa conscience. Nous sommes en 1712, au cœur de l’hiver, quand la paix n’est pas faite, et que dans ce règne qui approche visiblement de sa fin il y a place encore pour un désastre. On ne pourrait souhaiter une entrée en matière plus franche que celle-ci :

 »J’ai trop régné, j’ai trop vécu ! »
Et branlant sa tête caduque,
Morne, il pleurait sous sa perruque
Les larmes du lion vaincu.

Benoîtement emmitouflée,
Dans sa causeuse de Beauvais,
Jaune, grassotte, l’œil mauvais,
La gorge de pudeur gonflée,

La Maintenon au grand vieillard
Faisait vis-à-vis dans la chambre;
Au dehors grelottait décembre.
Partout la neige et le brouillard;

Partout ce deuil expiatoire
Auquel rien n’échappe ici-bas;
Partout cet immense trépas
De la nature et de l’histoire;

Partout ces douloureux retours
Cachés au fond de toutes choses !

Printemps d’hier, où sont tes roses?
Roi de France, où sont tes amours?


Est-ce un humoriste qui s’amuse en des caricatures, ou bien est-ce la vérité implacable saisie après un règne de plus de deux générations, lorsque le temps est passé des allégories convenues, des Mars et des Apollons entourés d’emblèmes menteurs, lorsque le moment est venu de payer tant de fautes et d’abattre aux pieds de la justice éternelle l’idole de la gloire humaine? Peu importe l’excès d’amertume, la morale et la religion sont du côté de la sévérité. Tout cela n’est pas du domaine de l’imagination; c’est de l’histoire de France, c’est notre propre histoire, puisque tout cela retentit encore autour de nous, et nous félicitons M. Blaze de s’être une fois dégagé, comme poète, de son dilettantisme un peu précieux.

Autant les préoccupations esthétiques nuisaient d’abord aux vers de l’écrivain, autant la poésie a servi d’aliment et de support à sa critique. Il a le mérite d’avoir été des premiers à défricher pour nous le terrain de la littérature allemande. Ce n’est pas de seconde main qu’il en a recueilli les richesses. D’autres ont appliqué à des œuvres déjà traduites la sagacité de leur intelligence ou la délicatesse de leur goût. Ses travaux ont précédé les traductions; son avantage a été de connaître l’Allemagne par elle-même et d’aller au fond des choses. À ce moment, la seconde génération des poètes de ce pays avait à peine disparu; elle brillait pour nous de tout le charme de la fraîcheur. On se trouvait d’ailleurs aussi loin des haines du passé que des fureurs de l’avenir, et le mariage de l’esprit français avec la muse allemande en était encore à sa lune de miel. Aucune occasion plus favorable ne pouvait solliciter un esprit amoureux de poésie et accessible aux manifestations nouvelles de la beauté. Que M. Blaze ne fût pas le seul critique germanisant, ici moins que partout ailleurs on pourrait l’oublier : assurément il fut un des plus remarquables. L’ensemble de ses études réunies se compose aujourd’hui de trois volumes d’une attrayante variété : les Écrivains modernes de l’Allemagne, une sorte de réduction du firmament poétique de ce pays, la pléiade des petites constellations autour de l’astre-roi qui les domine sans les effacer, — les Maîtresses de Goethe, une guirlande gracieuse et mélancolique des sultanes que le grand calife de la Germanie moderne a daigné honorer d’un peu d’amour, — le Faust traduit complètement pour la première fois, avec un essai qui est une étude approfondie et copieuse sur le génie de l’auteur et sur la seconde partie de son drame si vaste et si compliqué.

Mme de Staël, grâce à des morceaux encadrés avec goût, avait depuis longtemps vaincu le préjugé français qui refusait tout aux Allemands, même l’esprit; elle avait mis à la place un autre préjugé, celui du règne de l’âge d’or de l’autre côté du Rhin. M. Blaze abordait un domaine où cette illusion se soutenait encore, celui de la poésie, car, en philosophie, en morale, en politique, elle était tombée sous les coups de l’implacable critique de Henri Heine. Au fond de toutes les pensées qui circulent dans le livre des Écrivains modernes de l’Allemagne, on trouve le sentiment de l’admiration. L’auteur aurait, je crois, abandonné son sujet plutôt que de ne pas suivre le cours de ses sympathies naturelles. Il aimait ce qu’il étudiait, et il parlait avec un plaisir communicatif de ce qui avait captivé son imagination. L’heure inévitable des réserves, des sévérités, et, si l’on veut, des désenchantemens, est venue tard, si elle est venue pour lui. Que lui importaient les épines et les chardons? il ne cherchait que les fleurs. Aussi doit-il être compté parmi ceux qui mettent de l’entrain et de la verve au service de la critique; il provoque surtout le désir de connaître.

Sa méthode, si l’on peut dire qu’un fantaisiste en ait une, diffère autant de celle de Mme de Staël, qui cause, que de celle des critiques de profession, qui dissertent. Il y a dans ceux-ci une allure constante, une marche régulière incompatible avec le caprice : ils vous font connaître un homme sans que vous l’ayez approché, un livre sans que vous l’ayez lu. M. Blaze prétend vous les faire aimer, et il y réussit en général. D’autre part, il ne s’en tient pas à la causerie, plus soucieux de se contenter que de faire accepter son opinion. De là des jugemens auxquels on peut ne point souscrire, mais qui ne perdent rien de leur originalité, parce que l’auteur ne s’est pas attaché à les amoindrir. De là aussi des analyses nombreuses et rapides par lesquelles il se rend compte à lui-même de son plaisir. Par momens, l’écrivain se croit un sceptique; on ne l’est jamais avec une telle foi dans ses propres sensations. Il prend parti dans les luttes littéraires, et il est tel genre nouveau de poésie pour lequel il se passionne, comme s’il s’agissait de querelles françaises et même personnelles. Par exemple, il s’enrôle d’enthousiasme au service de la cause du lyrisme allemand populaire contre Klopstock, qui veut le soumettre aux lois de l’antiquité classique. L’auteur de la Messiade nourrissait d’enfance contre la rime une antipathie insurmontable; « il lui manquait l’oreille. » La rime se vengea de lui furieusement lorsqu’il voulut plus tard écrire ses chants sacrés, et le critique d’applaudir à cette revanche... « Mais patience! le vrai lied allemand ne tarda pas à sonner sa fanfare de résurrection. » Ailleurs, il s’agit encore du lied populaire, et Goethe, le chantre de tant de lieds et de ballades, ose bien attaquer les Souabes, dont cette poésie est comme le patrimoine ! Goethe se déclarer contre cette phalange enthousiaste des poètes de Stuttgart et de Tubingue qui l’adorait à l’égal d’un demi-dieu, « ô l’ingratitude! »

Entre tous les esprits dont l’image brillante traverse ce volume des Écrivains modernes de l’Allemagne, il en est un qui bon gré mal gré fait penser au critique lui-même : c’est Jean-Paul Richter, ce poète penseur, si éloigné de notre génie, et dont il a réussi à nous donner un portrait. Rien ne ressemble moins à la rusticité fantasque et aux bizarreries incorrigibles du modèle que l’élégance cavalière et le goût dédaigneux de son peintre; mais leur tempérament est de même nature. Il a été discipliné, châtié dans l’un par le bon sens français, par les habitudes de la société choisie, par le travail de la critique; dans l’autre, il s’est développé en pleine liberté, tel que l’avaient fait les hasards de sa vie pauvre et rêveuse, au milieu de ses montagnes ignorées; plus tard il s’est exagéré, grâce au provincialisme dont l’Allemagne conservera longtemps la trace en dépit de son unité. Cependant, malgré les différences considérables qui séparent le critique de l’écrivain qu’il étudie, des affinités réelles le rattachent au romancier allemand au moment même où il en esquisse le talent avec une sévérité nécessaire.

Les comparaisons fréquentes de fugues et de contre-point nous avertiraient au besoin du tempérament musical de l’auteur des Écrivains modernes de l’Allemagne. Je ne crois pas avec lui que musique et romantisme soient synonymes ; il est vrai pourtant que toute une classe de poètes modernes est plus sensible au charme des sons qu’à la magie des couleurs et des formes, et que l’idéal pour eux se compose plutôt de sensations fugitives que d’impressions précises. M. Blaze rapporte volontiers le rhythme des vers à la science des modulations, et réciproquement : Rückert lui rappelle Auber; une certaine ballade de Goethe le fait songer à un beau finale d’opéra; à travers les compositions de ce dernier, médiocre musicien, il faut le dire, il entendrait volontiers comme Beethoven les harmonies qui demandent d’elles-mêmes à en sortir. Novalis et Richter ont ses prédilections secrètes : le premier, passionné pour l’indéfini, fait de son art un élan vers la musique, expression suprême des besoins de l’âme; les conceptions flottantes du second, ses rêves au clair de lune, ses divagations éloquentes, ressemblent parfois, dit M. Blaze, à des mélodies de Schubert. Les dispositions de ceux qui entendent ou qui lisent sont la moitié du talent de celui qui parle ou qui écrit. M. Blaze a toujours adressé la primeur de la plupart de ses œuvres à un public très général, le public le plus littéraire de France et de l’étranger, curieux de tout ce qui mérite d’être connu, facilement initié, suivant l’expression d’un excellent critique anglais, « à tout ce qui est pensé de meilleur dans le monde entier, » incapable de suivre longtemps un écrivain, pour célèbre qu’il soit, dans ses caprices personnels. Les humoristes de l’Allemagne ou ses romantiques ne l’ont pas exclusivement occupé. Il a beaucoup étudié Goethe, et tandis qu’il traçait quelques larges voies et une infinité de petits sentiers à travers les domaines encore, inexplorés de ce vaste génie, il s’ouvrait à lui-même des horizons plus étendus, il s’exerçait à lutter avec le colosse, il consolidait pour ainsi dire le tempérament de son esprit. Il a beaucoup fait pour populariser chez nous l’auteur de Faust : depuis cette époque, Goethe est devenu, presque au même degré que l’auteur d’Hamlet, un classique de la France. On a fait du grand poète allemand des traductions complètes; on a raisonné de ses œuvres sans être obligé de s’y préparer par de longues années d’étude sur sa langue.

Par son livre sur le Faust complet, par ses Écrivains d’Allemagne et ses Maîtresses de Goethe, M. Blaze nous introduit dans la familiarité où il s’est de longue main établi avec le poète lyrique et dramatique, avec la personne même de son héros. C’est au milieu des lieds et ballades de ce grand artiste que sa plume est le plus à son aise, que son admiration s’épanche sans contrainte. Nulle part Goethe n’a plus approché de la perfection que dans ces chants, où il était obligé d’être court et de se tenir près de l’invention précise et de la composition laconique des vieux conteurs populaires. Tels sont le Preneur de rats, la Danse des morts, Mignon, les Cerises de Saint-Pierre. Ces morceaux simples et achevés portent bonheur au critique : sa traduction du Roi des aulnes, bien qu’un peu sautillante, rend avec grâce l’effet de terreur du texte, et l’on sait combien il est malaisé de faire passer dans le vers français la poésie étrangère; c’est une torture où le traducteur a peu de chose à gagner, et la poésie tout à perdre. La libre fantaisie des Épigrammes vénitiennes respire encore dans les pages que M. Blaze leur a consacrées; mais, quand il arrive aux compositions à la manière antique, on croit sentir que dans ses admirations il entre plus de respect que d’entraînement. Il passe très vite sur les poésies à la manière orientale : sans doute il faut savoir tout comprendre, mais ce n’est pas nous qui contesterons à l’auteur des Écrivains de l’Allemagne la légitimité de ses préférences. Osons dire toute notre pensée : nous aurions pardonné au critique d’être plus sobre de louanges pour la seconde partie de Faust.

Il y a un mauvais sort jeté sur toutes les continuations, et par ricochet sur ceux qui sont obligés de les interpréter. Cette condition inévitable ne permettait pas à M. Blaze de donner à cette seconde partie, si chargée d’érudition, d’allégories et de véritables énigmes, une vie qu’elle n’avait pas. Il n’en a pas moins rendu un double service à la littérature en traduisant pour la première fois les deux parties et en les accompagnant d’une étude d’ensemble sur l’œuvre entière du poète. Sauf quelques pages sur la métaphysique du second Faust, qui ne laissent pas, malgré leur utilité, de souffrir sensiblement de la contagion des ténèbres, l’essai sur Goethe apporte cette satisfaction particulière que l’on éprouve quand on s’est rendu compte des secrets d’une haute intelligence. Après tout, c’est une excellente faculté que cette puissance d’admiration appliquée aux génies exceptionnels : en présence d’un homme tel que Goethe, au moins avant l’époque de la sénilité, elle peut suffire. M. Blaze s’y est tenu, et il a bien fait, puisqu’il s’agissait moins de critique et de jugement que d’analyse et d’initiation. Il a été bien inspiré dans la recherche qu’il a faite des procédés de ce grand esprit. Suivre la piste du talent supérieur, quoi de plus engageant ? il devait réussir à cette entreprise de choix. « Je laisse, disait l’auteur de Faust, les objets agir paisiblement sur moi; ensuite j’observe cette action et m’empresse de la rendre avec fidélité. Voilà tout le secret de ce que les hommes sont convenus d’appeler le don du génie. » Une telle bonhomie dans la confidence n’était permise qu’à un homme divinisé et qui le plus simplement du monde avait accepté ses autels : imaginez un dieu consentant à mettre les mortels dans le secret de ses fonctions de créateur; il n’y avait qu’un pays où cela fût possible, l’Allemagne du XIXe siècle. Le mieux n’était-il pas de laisser à la porte du temple toute velléité de raillerie française, d’entrer avec la foule des adorateurs venus de tous les coins de l’Allemagne et d’offrir son grain d’encens au dieu nouveau pour le connaître? On risquait tout au plus de se tromper par excès, et cette erreur assez indifférente, on la partageait avec une nation entière, seule compétente pour le moment.

A côté de cette admiration sans réserve, le critique place bien des enseignemens que lui fournit la vie intellectuelle de Goethe. La manière de vivre et de travailler, le cercle des relations, les habitudes administratives de son auteur et de son héros, forment peut-être la partie la plus intéressante de son essai. Il y a là bien des leçons d’ordre et d’application pour nos soi-disant primesautiers, enfans prodigues de la littérature, qui n’ont rien de plus pressé que de se condamner à la production forcée, et qui commencent par n’avoir plus le temps de lire pour finir ensuite par n’avoir plus le temps de penser. J’aime à retrouver cette morale littéraire sous la plume de M. Blaze : il s’y plaît avec raison ; il donne l’assaut en vers comme en prose à ce charlatanisme composé de paresse, de frivolité et d’intérêt. Rien ne s’associe mieux avec le goût de la règle que la liberté de l’imagination : celle-ci assaisonne l’austérité des principes, et la manière la plus efficace de défendre la loi est d’employer à son usage un peu d’ironie. On commence par l’admiration, mais le moment arrive toujours où l’esprit, plus mûr, tourne à la sévérité : c’est alors que l’humour vient à son aide et que les principes éternels du bon sens, prenant leur revanche, paraissent avoir des grâces nouvelles. Ce moment fatal des désappointemens, des réserves, vint plus tard pour M. Blaze, et c’est la critique musicale surtout qui lui en fournit l’occasion. À l’époque de la plupart de ses travaux sur l’Allemagne, il gardait le plus souvent ses saillies pour ses vers ; il y mêlait même des théories. Sa critique était presque tout entière à l’admiration, à la curiosité, sentimens que la nouveauté des matières justifiait. Il semblait surtout que le grand nom de Goethe lui imposât, comme ces divinités du paganisme qui ne permettaient pas le moindre sourire dans les sacrifices. Un seul morceau fait exception dans le nombre, et encore n’est-ce pas pour Goethe qu’est l’irrévérence. À propos de l’entrevue de Goethe et de Napoléon, c’est le conquérant qui est frondé ; le poète conserve son privilège d’inviolabilité divine, et cela est assez naturel, puisqu’il s’agit de littérature. Il était piquant d’ailleurs de Voir discuter avec l’auteur de Faust l’empereur-soldat, inflexible dans ses notes diplomatiques tout autant que l’étaient les poétiques françaises, et donnant au duc de Weimar, le maître de Goethe, vingt-quatre heures pour quitter le drapeau prussien, juste le même temps qui est accordé au dénoûment d’une tragédie classique pour s’accomplir. L’absolutisme politique et littéraire de Napoléon donne lieu à la gaîté satirique de l’auteur ; il s’amuse à bon droit de la littérature de l’empire, qu’on pourrait diviser en littérature d’état, création mal venue, factice, ressemblant au xviie siècle comme l’étiquette du consulat ressemblait aux magnificences de Versailles, et en théâtre des boulevards, né des ruines du théâtre ancien cimentées par la grossièreté et l’ignorance des plus mauvais jours de la révolution.

Il est malaisé de donner un tort à Goethe sans avoir M. Blaze contre soi ; mais les traits dont il poursuit ceux qui ne peuvent souffrir l’égoïsme trop réel de cet homme atteignent plus de gens qu’il ne pense. Que ce soit là un dada littéraire, nous le voulons bien, mais il y a en matière de morale et de sentimens d’humanité tant de dadas qui nous soulagent de nos fardeaux et nous aident à supporter la vie, qu’au besoin on enfourcherait encore celui-là. Eh! que m’importent les beaux vers d’un grand poète, si j’ai souffert de son adoration pour sa personne? Il faudra bien qu’il entende ma plainte au milieu du concert de ses louanges. Cette vie terrestre est une énigme dont chacun a le droit de trouver le mot à sa manière, à ses risques et périls; mais au-dessus des accidens de fortune et de condition, il y a une vie morale dont le mot doit être le même pour tous : le devoir. Ou le devoir est unique, ou il n’est pas. Goethe est un grand homme; mais, s’il a été ingrat, il a quitté la vie souillé de son ingratitude. Il n’a pas payé sa dette : comme tout autre, il n’avait que cette vie pour y faire honneur; Dieu seul peut ajourner ses dettes à l’éternité. Après cela, que les grands hommes soient les forces divines dont la Providence se sert quand elle veut remuer les nations, rien n’est plus vrai. Nous pouvons nous incliner devant leur grandeur tout en voyant ce qu’il y entre de petitesses. Pour nier l’égoïsme de Goethe, il faut que M. Blaze ait fait à son école une bonne provision d’indifférence : s’il avait été contemporain de l’auteur de Faust, je gage qu’il en aurait parlé comme Jean-Paul, dont il nous apprend lui-même la profonde aversion pour cette absorbante personnalité.

Il y a un livre de M. Blaze où ce culte de Goethe pour lui-même se trahit d’une façon déplaisante encore, mais romanesque, et à ce titre il provoque plus de curiosité que de répugnance; nous voulons parler des Maîtresses de Goethe. Pour le dire en passant, le chapitre de Frédérique Brion est celui qui se lit avec le plus de plaisir; ceux de Charlotte ou de Mme de Stein sont tour à tour curieux ou spirituels; je crains qu’il n’y eût rien à tirer de cette pâle figure de Christiane Neuman. Jusqu’à quel point telle ou telle victime de la passion du poète ne consentit pas à l’être, c’est là un procès toujours difficile à vider, ici en particulier bien malaisé, puisqu’il en est parmi elles qui ne se sont pas plaintes et qui furent malheureuses jusqu’à en mourir : celles-ci du moins sont les plus intéressantes. « La pauvrette assez faible pour se laisser prendre au piège, dit l’auteur, mourra de douleur comme Frédérique, ou tentera de se consoler ailleurs par le mariage comme Lilli. Quant à lui, vous le verrez sortir frais et dispos, rapportant de son aventure un sujet de drame ou de poème. » Il y a dans Goethe amoureux quelque chose de Lovelace sans la rouerie. Celui-ci poursuit avec une inflexible volonté une expérience qui a pour but son orgueil plus encore que ses sens. Le poète ne se lance pas en des aventures d’une si haute difficulté; mais lui aussi cherche les expériences où le poussent à la fois son imagination, ses rêves d’artiste et ses sens, qui trouvent là une large part. Conquérant et grand-prêtre de l’art, il prend, son bien partout où il le trouve, et de ses bontés envers les simples mortelles il se fait une sorte de droit divin qui n’a pas soulevé trop d’objections parmi les personnes intéressées. Ces agréables tableaux d’amours devenus légendaires contiennent des détails dont les moralistes peuvent faire leur profit. Sans en contester la grâce poétique, je suis surtout frappé des traces de rusticité que la civilisation allemande n’avait pas encore effacées. Et il ne s’agit pas ici de mœurs pastorales; rien ne l’est moins que le mélange d’esprit romanesque et de goûts positifs qui se révèle dans le héros de ces galantes aventures; la sujétion des héroïnes ne l’est guère plus. On ne risque pas de se tromper quand on prend pour mesure de la politesse d’un pays le rang que les femmes y occupent par rapport aux hommes. Il n’y a qu’un Goethe dans les cent dernières années écoulées; mais, fût-il plus grand encore, l’illustre poète n’aurait pu chez nous trancher du Jupiter en bonne fortune.

Les grands hommes en France sont des mortels ordinaires devant une femme d’esprit. Celle-ci les adule et les gâte comme partout ailleurs, mais jamais elle ne renonce à sa dignité relative; s’il y a roman, après le dernier chapitre comme avant le premier, l’égalité persiste. Ce n’est pas seulement en amour que la femme allemande accepte une certaine mesure d’infériorité; combien d’exemples on pourrait ajouter à celui que nous indiquons ! En tous pays, il y a des frères impérieux, égoïstes; mais où sont les sœurs qui reçoivent sans réserve cette loi tyrannique et la tiennent pour naturelle comme la sœur de Frédéric le Grand? Pour lui, pour obtenir sa liberté, elle se sacrifie, renonce à l’époux qu’elle désirait, en prend un autre qu’elle ne voulait pas; elle n’a de pensée que pour ce frère qui la dédaigne, qui affecte de ne pas la voir quand il sort de prison, qui la persifle, elle et sa petite cour, après qu’elle est mariée, qui ne revient à elle que dans le malheur. Il faut qu’il soit perdu, sur le point de s’empoisonner, pour qu’elle redevienne sa chère Wilhelmine; il faut qu’il ait besoin d’elle et de son intervention pour lui faire quelque tendresse. Il y a aussi dans tout pays des sœurs généreuses, promptes au pardon; mais la margravine de Bayreuth ne songe même pas qu’un frère si grand puisse avoir des torts. Si nos femmes et nos sœurs ne partagent pas tous nos privilèges, dans la vie et dans la société elles sont nos égales. De cette égalité polie et française, et de la dignité qui en résulte pour le sexe, elles ont le droit de se féliciter, et nous d’en être fiers.

Passons vite sur les écrits historiques de M. Blaze, car il a fait de tout cela sans effacer l’empreinte particulière de sa fantaisie, sans presque changer sa manière. Les événemens se sont chargés de lui fournir plus d’une physionomie théâtrale ; il a choisi des épisodes qui valent des romans. Que n’a-t-il réduit, et de beaucoup, son livre des Kœnigsmark, cette tragique narration qui avait emporté les suffrages des meilleurs juges, entre autres de M. Villemain? Hâtons-nous d’arriver à des travaux plus neufs, et qui ont grandement servi les intérêts de sa réputation.

Il y a deux sortes de critique musicale en usage, celle qui fait d’un art charmant une science pénible et un chiffre, et celle qui double notre plaisir en l’expliquant. La première se garde bien de chercher à plaire, n’en ayant pas le secret : un musicien manqué croit faire de la littérature parce qu’il impose à un public de bonne volonté le respect superstitieux de son grimoire; il a mis en fuite les auditeurs, et s’en venge sur des lecteurs innocens qui s’efforcent de croire sur parole ce qu’ils ne peuvent comprendre. Quand on n’est pas du métier, que voulez-vous qu’on réponde à un homme qui se targue d’un mystérieux savoir, qui se met toujours, comme dit quelque part M. Blaze, « sur les ergots de sa compétence. » La seconde, la seule forme véritable de la critique musicale, s’adresse à tous les esprits cultivés : point de vocabulaire savant, point de termes particuliers qui n’apportent d’aliment ni à la pensée ni au cœur; elle se propose non d’épeler laborieusement la musique comme un alphabet, mais de la faire comprendre comme langage des âmes. Elle nous semble le privilège heureux de M. Blaze.

La musique est une poésie, tout au moins un prolongement de la poésie. « Où la parole s’arrête, où les mots ne suffisent plus, commence la symphonie; » ce que les vers n’expriment qu’à moitié se répand dans l’harmonie et le chant. Comment le critique ne serait-il point passé volontiers de ses chers poètes aux Mozart, aux Rossini, aux Meyerbeer? Comment, plongé en ces flots de sensations variées, ne se trouverait-il pas dans son élément? Tous ses écrits, vers et prose, convergent vers cette forme de l’imagination, la mélodie; toutes les ressources de son talent servent à enrichir ce dilettantisme éclairé qui est sa marque originale. Ni les rêveries de Richter « écoutant, les yeux fermés, gronder les mondes qui tourbillonnaient en lui, » ni les élans de Novalis vers l’indéfini de la pensée, ni la précision de Goethe, qui le ramenait au sentiment des réalités, ne lui ont été inutiles pour s’emparer de ce domaine qui jusqu’ici n’a pas eu son maître. Il fallait un poète pour aller à travers une sonate saisir l’âme de l’artiste, pour dégager un drame du milieu des résonnances triomphantes d’un finale, et il y a bien des affinités imprévues entre les accens de la musique et les fantaisies lyriques de la Légende de Versailles. Et ne croyons pas que l’art d’écrire déroge en cet exercice, ni que la poésie dérive ainsi vers un art inférieur : une critique résultant de ce mélange peut être de l’ordre le plus élevé.

Les libres allures du talent de M. Blaze se montrent ici tout à l’aise. Étranger à la marche méthodique de l’enseignement, comme à la déclamation de l’écrivain qui fait du style et songe avant tout à sa période, il cause volontiers avec le lecteur sans renoncer aux vivacités naturelles de son tempérament. A propos d’une de ces profanations exercées par les arrangeurs sur un poète immortel qu’on met en pièces pour attirer la foule, disjecti membra poetœ, il criera vengeance, il invoquera le grand nom dont on se fait une enseigne : « O Shakspeare! c’est ainsi que chez nous aujourd’hui la musique interprète vos œuvres!..» On croirait entendre Diderot, s’il avait été dilettante, et qu’il eût assisté à Vienne à la représentation d’une tragédie de Racine mise en livret par Métastase, le poète césarien de sa majesté l’empereur Charles VI. S’agit-il des ornemens ajoutés à cet opéra si simple du Freischütz, il assistera en silence aux efforts du machiniste qui se fait témérairement sa place au milieu des transitions rapides du compositeur et coupe en deux les nuances exquises de Weber pour baisser le rideau et mettre en mouvement ses lourdes machines à grand effet : il se taira bien quelque temps, comme Alceste écoutant malgré lui les caquetages « des bons amis de cour; » mais il éclatera, comme lui, dans son impatience. « Eh bien! non, décidément c’est trop de zèle ! cette musique en dit assez pour n’avoir pas besoin qu’on la commente de la sorte et qu’on l’illustre… » Ailleurs une cantatrice, qui a l’air de s’ennuyer, «bâille son chant, comme Chateaubriand bâillait sa vie. » Il a des réminiscences qui vous prennent à l’improviste et vous choquent d’abord; après réflexion, vous changez d’avis, vous riez même de les trouver justes dans leur bizarrerie. Par exemple, pour donner une idée du service que peuvent rendre à la musique certains livrets au style redondant, aux vers ballonnés, il rappelle l’histoire de ce crapaud gonflé de vent qui soulève la dalle d’un réfectoire et la maintient entre-bâillée jusqu’au retour d’un lézard, son compère, sorti pour aller vaquer aux provisions du petit ménage. On raconte beaucoup de choses des crapauds, mais il est certain que, pour expliquer dans la circonstance l’utilité des vers boursouflés, cela est bien trouvé.

Les nombreuses études de M. Blaze en ce genre particulier formeraient au besoin une histoire de la musique dramatique contemporaine. Elle commencerait par Mozart, qui en est le fondateur et le patriarche, toujours vivant, toujours inépuisable pour nous en émotions délicieuses et en effets puissans. Il est le tronc de l’arbre qui se partage en trois grandes branches, l’italienne, la française et l’allemande, croissant d’une manière presque parallèle, s’appuyant l’une sur l’autre, se croisant, se pénétrant même, comme il arrive à certains hêtres de nos grandes forêts dont les rameaux, gênés par la végétation luxuriante d’une haute futaie, se transpercent, et cherchent l’air et la vie au travers les uns des autres.

Il n’y aurait pas lieu de s’étonner si les œuvres de Mozart avaient ouvert l’esprit du poète à la grande musique universellement admirée, rejetant de côté les systèmes et les prédilections étroites. L’école romantique dans notre pays, moitié goût de nouveauté, moitié confiance dans tout ce qui venait d’Allemagne, professait une sorte de religion exclusive pour la musique instrumentale. On voit plus aisément dans celle-ci tout ce que l’on veut, et s’en montrer partisan c’est déjà se donner quelque apparence de connaisseur. Le nom de Beethoven couvrait d’ailleurs de son autorité ce parti-pris d’enthousiasme novice, et je ne sais si la foule se rendait bien compte des principes de ce grand classique de l’école moderne. Heureusement Mozart était là pour dissiper l’erreur et prouver que le premier signe du génie était le don de nature. M. Blaze de Bury ne pouvait s’y tromper. Sa passion pour l’auteur du Don Juan et de la Flûte enchantée est communicative. On lit avec curiosité, on relit avec plaisir ce qu’il a écrit de Mozart enfant, de sa vocation d’artiste, de cette exubérance de vie nerveuse qui se répandait en fleuves de mélodie. « Shakspeare ne s’est point fait lui-même, » disait Goethe : cela est encore plus vrai de Mozart, que nous connaissons mieux. A l’âge de quatre ans, ne sachant pas encore tenir une plume dans ses petits doigts et inondant son papier d’encre, il écrivait un concerto pour clavecin qui faisait d’abord rire son père aux éclats, puis fondre en larmes : ce n’était pas une vocation, c’était une prédestination véritable. Tout ce qui suit est plein d’une verve et d’un entrain qui vous gagne : la douce ironie du musicien, son insouciance, le désordre du génie et de la pauvreté, la composition au pied levé, en buvant, en jouant, — à travers cette vie aventureuse les larmes, l’affection, la sensibilité extrême, et au milieu de tout cela les chefs-d’œuvre incomparables qui se succèdent, voilà un tableau tracé non-seulement avec talent, mais avec sympathie et tendresse. Ce n’est pas tout : au fond d’une œuvre de critique, il faut une pensée; elle ne fait pas défaut aux chapitres de M. Blaze sur Mozart. L’auteur du Don Juan n’est pas seulement un charmeur d’oreilles.

Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

Le vrai musicien s’exprime comme le poète avec une langue différente : une mélodie est une pensée, et une partition un drame. Ce que dit Mozart, c’est la passion humaine. « Pour bien réussir, disait M. Auber, il faudrait qu’un opéra pût être donné le premier soir sans la musique; on jouerait d’abord la pièce purement et simplement, puis le surlendemain on y glisserait quelques morceaux, et peu à peu, le public s’acclimatant ainsi, on arriverait vers la quinzième représentation à supporter toute la partition. » M. Auber ici se moquait légèrement du public; mais il disait vrai en un sens qui n’était pas le sien. Pour bien réussir, il faut, ce semble, que la pièce ne dise que des choses que peut exprimer la partition, et que la partition exprime bien tout ce que dit la pièce. Mozart excelle à conduire le drame musical, qui se compose comme l’autre d’action, d’une action plus simple, il est vrai, et allant droit à l’âme. Rousseau l’a dit : « Ce n’est pas l’oreille qui apporte le plaisir au cœur; il faut que le cœur le vienne chercher à l’oreille. »

Un humoriste dont l’influence se trahit quelquefois dans les écrits de M. Blaze, Stendhal, aimait non moins passionnément la musique. Seulement ce qui respire dans les pages de ce spirituel épicurien, c’est l’enchantement de l’Italie, qui se révèle à lui avec les arts par le côté le plus sensuel. Jouir de la vie, telle est la poétique de ce raffiné personnage; la terre classique des tableaux et de l’opéra le ravit et le transporte par toutes les fascinations qui font oublier la politique, les questions sérieuses, les points de vue pratiques de l’existence ou les besoins élevés de l’âme. Mozart, Cimarosa et Rossini lui plaisent au même degré; il n’y voit d’autre différence que celle de la fécondité : les artistes sont pour lui des êtres créés pour varier ses plaisirs, et, se faisant plus Italien que les Italiens mêmes, il adore dans leurs œuvres les voluptueuses caresses de la voix humaine. S’il s’élève aux accens de l’admiration jusqu’à se contredire quelquefois, n’oubliez pas qu’il est homme de beaucoup d’esprit, qu’il est soigneux toujours de se retirer, de la foule, et que la pose, non plus que la fatuité, ne lui est pas étrangère. Stendhal est un amateur fort amusant et dont il convient de se défier. Il est heureux pour l’écrivain dont nous parlons aujourd’hui que cette influence ait trouvé des obstacles dans la nature de son esprit : en ceci, comme on a pu le voir en d’autres matières, il a commencé, je pense, par être séduit, puis il s’est ravisé, il a dégagé du joug d’autrui son originalité personnelle. Qu’il soit, lui aussi, sous le charme du concert des sirènes, il le faut bien : pour juger, pour penser, il est nécessaire de sentir vivement; ôtez le plaisir, l’art n’existe plus. C’est affaire à Ulysse de se boucher les oreilles avec de la cire : il avait d’autres soins, et sans doute il n’aimait pas la musique ou il l’aimait trop; mais les sons et les accords sont peu de chose, et leur vraie puissance est dans les affections de l’âme qu’ils représentent. M. Blaze, sans parti-pris, sans y songer peut-être, et c’est le mieux, le montre à chaque instant. Le spiritualisme est une parole bien philosophique pour être jetée ici au travers de quelques aperçus sans prétention ; pourtant l’art qui fait en ce moment l’objet de notre pensée en fournirait des démonstrations curieuses. Avec un bel opéra, comme avec tout chef-d’œuvre de l’intelligence humaine, on prouverait l’existence de l’âme. Après tout, quelque chose de semblable est au fond de la critique musicale de cet écrivain, et ce qui est précieux, c’est qu’il ne philosophe pas, qu’il parle non pas en professeur ou en théologien, mais en poète goûtant la douceur de vivre et les choses qui font le prix de la vie. Je ne sais rien de plus juste que sa comparaison entre Rossini et les artistes du XVIe siècle. Le génie de cette terre privilégiée semble s’être retrouvé tout entier dans l’auteur de Semiramide et de Guillaume Tell. Même richesse inépuisable, même facilité brillante qui paraissait deviner sans étude tout ce que peut produire la science unie au travail et aux ressources de la tradition, même originalité dépouillée de tout orgueil et qui ne ressemble parfois à du métier que parce qu’ils ont produit beaucoup et sans apprêt. La seule différence est entre la pauvreté relative des hommes du XVIe siècle et la fortune plus heureuse de leur compatriote de notre temps. Celui-ci travaillait pour notre siècle, qui sait récompenser avec une générosité souvent aveugle les œuvres d’art, et d’ailleurs ses débuts dans la vie lui avaient fait un besoin de s’enrichir dont les habitudes contemporaines ne s’étaient pas chargées de corriger l’âpreté. Rossini ne rappelle pas seulement à la mémoire les grands peintres de l’Italie, il est l’Arioste de la musique. Il en a l’éclat, l’abondance quelquefois excessive, l’esprit étincelant, la gaîté joyeuse, et de temps en temps il a comme lui la vigueur et le jet sublime de l’éloquence. Quand il s’éleva jusqu’à Guillaume Tell, ce n’était plus la molle nation assouplie au joug, la nation heureuse de vivre et de chanter la passion et l’amour, qui respirait dans son œuvre, c’était l’Italie s’éveillant à des sentimens plus virils et prêtant l’oreille aux accens de patrie et de liberté.

On ne peut songer ici à faire, fût-ce en abrégé, l’histoire de la musique contemporaine : c’est son historien qu’il s’agit de caractériser. Indiquer sa manière et la fixer à l’aide de quelques pages choisies dans le grand nombre, voilà tout ce qu’on peut se proposer. Aussi passera-t-on sous silence bien des travaux intéressans, tels que Meyerbeer et son temps, qu’il est permis de considérer comme la contre-partie des études sur Rossini. En face de l’homme de Pesaro, qui ne poursuivait que le développement de sa propre nature, on peut aisément placer par la pensée l’homme de Berlin, qui ne se contentait pas des dons du ciel, qui prétendait mieux faire encore, graver davantage, mêler en lui plusieurs artistes et réunir des mérites différens, quelquefois opposés. Autant par-delà les Alpes on est idolâtre de la mélodie, autant de l’autre côté du Rhin on est amoureux des accords et de l’harmonie, cet autre langage fait pour des pensées plus abstraites ou plus vagues. La musique de ce pays s’adresse plutôt à l’esprit, et cela est tout simple chez un peuple qui met volontiers une théorie entre lui et la nature. M. Blaze a des traits d’une justesse bien originale sur l’auteur du Freischütz, cet artiste si peu soucieux de rendre les passions humaines et de créer des caractères. Toutes les femmes dans Weber se ressemblent entre elles, tous les hommes sont les mêmes : les premières ne sortent pas de leur passivité contemplative, de leur inaction dans le mysticisme sentimental; les autres sont régulièrement des ténors élégiaques et plaintifs ou des basses-tailles résumant dans leur personne toutes les difformités morales. La passion humaine en est absente.

On voit ce qu’un poète peut apporter de vie et de chaleur à la critique musicale : le fantaisiste ne trouve pas un moindre champ pour s’y exercer; mais, comme il a rencontré dans cette région de l’art et dans l’école qui prétend en reculer les limites toute sorte de prétentions fastueuses il a bien fallu s’armer de l’ironie. L’humour est un excellent procédé de satire; il ne serait qu’un divertissement puéril, s’il ne se chargeait pas de venger le bon sens. Fallait-il donc s’incliner devant les nouveaux doctrinaires de la musique, détrôner Mozart comme suranné, Beethoven comme timide et incomplet, Meyerbeer comme éclectique et sans conviction, Rossini parce qu’il n’était que l’homme de son temps? Le sens commun a prononcé l’arrêt, il n’est donné à personne de s’emparer des générations actuelles au nom de celles qui n’existent pas et qui ne peuvent dire leur mot dans le procès. Le présent a justement pour mission dans les arts de préparer l’avenir, et c’est un mauvais signe de longévité que d’éprouver une telle difficulté de vivre.

Le wagnérisme, pour guérir le monde de la mélodie, a inventé ce qu’il décore du nom de « mélodie continue, » précisément parce qu’il n’y en a point, observe plaisamment M. Blaze, lucus a non lucendo! La mélodie ne périra pas, à moins qu’on ne dise que la précision des pensées doit périr. — A coup sûr, rien ne serait moins français. Il n’en est pas moins vrai que l’art va se compliquant de plus en plus, et que les dernières années ont vu s’établir ce que l’écrivain appelle avec énergie un pangermanisme musical. Est-ce une mode? est-ce une œuvre du temps qui n’éprouve plus les mêmes besoins de cœur et d’imagination? Il y a de l’un et de l’autre. Que la mode ait tourné à l’imitation allemande, cela n’est pas douteux : il y a longtemps que le tour national se perd sous les travestissemens de toute sorte. Tel de nos talens a été douloureusement étouffe entre Rossini et Meyerbeer, faute d’air, peut-être aussi faute d’un souffle assez puissant; tel autre créé pour être un grand musicien s’est amusé à faire de petite musique. Certaines pages de M. Blaze sur la vie et les occupations de M. Auber composent tout simplement un petit chef-d’œuvre de biographie humoristique. Nous ne croyons pas pourtant que le moment soit bien choisi pour nous déclarer gratuitement les tributaires d’un art étranger; le critique, ce nous semble, a bien posé la question, et il convient de réagir également contre la pédanterie teutonique et la frivolité bouffonne, qui nous dénationalisent au même degré.

Que l’on ait été surpris des sévérités de M. Blaze de Bury pour les remarquables talens qui ont tenté de réconcilier le wagnérisme avec l’opéra français, pour ceux qu’il appelle les Ducis et les Casimir Delavigne de la musique, cela se conçoit aisément. La discussion était engagée sur les arrangemens que l’on faisait subir aux drames de Shakspeare ou de Goethe : l’écrivain, de bonne grâce, descendait quelquefois au ton de l’apologie.


« On reproche à la critique ses colères, ses intempérances, et cependant, lorsqu’on y réfléchit, ce sont là des torts bien excusables. Qui nourrit certaines admirations s’irrite à les voir profanées. Il se peut qu’il y ait nombre de gens aux yeux desquels ces sortes d’attentat ne valent point la peine qu’on les incrimine; nous ne serons jamais de ceux-là. Pour nous, les chefs-d’œuvre du génie humain ont un caractère sacré. Êtes-vous le roi pour toucher à la reine? êtes-vous Beethoven pour toucher à Shakspeare? »


Cependant la foule, qui n’a pas la même religion scrupuleuse, se presse où sa curiosité, où son plaisir l’appelle. Il n’est pas indifférent qu’un opéra porte le titre magique d’Hamlet, de Romeo et Juliette, de Faust : au lieu d’être un motif d’inquiétude, il est un attrait. S’il est vrai que la musique est un langage, quelle différence profonde entre elle et le langage articulé! Comment espérer qu’elle traduise Shakspeare d’une manière satisfaisante à ceux qui le savent par cœur, et dont la mémoire et le goût grondent sans cesse en eux contre vos arrangemens? D’autre part il est bien aisé de comprendre que ceux dont le goût n’est pas sur ses gardes, dont la mémoire a peu de chose à dire, croient apercevoir le grand poète à travers les accoutremens d’opéra, et il en perce toujours bien quelque chose : on se figure qu’on applaudit Shakspeare en même temps que le compositeur, et de bonne foi une partie des bravos revient de droit au premier. Nous touchons encore ici à la nécessité d’une critique musicale soutenue d’une érudition littéraire étendue et d’une forte culture intellectuelle. Il faut talent et savoir pour avertir ainsi le public. En définitive, cette discussion] nous a valu de bonnes études de M. Blaze sur Shakspeare, et, quant à l’imitation allemande, l’expérience de plus en plus paraît lui donner raison.

Ne l’oublions pas, cette musique, à laquelle il reproche d’être cosmopolite, mérite l’estime et souvent le succès : grâce à la leçon des événemens et au public, s’il se ravise, elle peut redevenir française; mais il y en a une anti-française, anti-patriotique avec obstination : celle-là jette bas et traîne dans la fange tout idéal de sentiment, d’honneur et de vertu. Une idée fausse entre toutes est celle qui tend à confondre le grotesque, la trivialité niaise, avec l’esprit gaulois. Sur combien de tons la Belle Hélène n’a-t-elle pas été célébrée comme une satire ingénieuse! Non, Scarron n’est ni un Gaulois ni un fils de Rabelais; c’est un Pasquin, cul-de-jatte de corps et d’esprit, qui n’était sans doute ni un sot ni un plat personnage, mais qui faisait rire des infirmités de son intelligence comme de celles de sa personne; je vois en lui l’image de la musique de parodie. Ce n’est pas sans motif que ce nom se présente ici à la pensée. On répète sans cesse que cette musique a fait le tour du monde : le vrai Scarron était lu dans toute l’Europe; la sœur de Frédéric le Grand nous apprend que la cour de Berlin en faisait ses délices. Tant pis pour la cour de Berlin ; mais qu’aurait dit la France de Corneille et de Molière, si les étrangers avaient jugé d’elle par les pasquinades? Nos devanciers avaient d’autres hommes pour donner une juste idée de notre patrie, et ce n’est pas Scarron, songeons-y bien, qui a séduit l’Europe et fait accepter l’empire de l’esprit français.

Contre le détestable goût des Scarrons de la musique, M. Blaze a vidé son carquois de poète et de critique : en prose, il a châtié les gaspilleurs de l’art; en vers, il a tiré d’eux une vengeance plus fine, il les a fait parler eux-mêmes !

Tuons en nous tout ce qui vibre!
Et, sans regrets,
Cessons d’être, sur un sol libre.
Des hommes vrais !

Dépouillons, ô race chétive
D’enfans nés vieux,
La grande force admirative
De nos aïeux!

D’ailleurs, à quoi sert l’esthétique?
Tous ces discours

Dont les bavards tiennent boutique
N’ont plus de cours.

Assez de tout ce radotage!
En tout procès,
Il faut deux mots, pas davantage :
Four ou succès !


Ces strophes sont tirées de l’épilogue de la Légende de Versailles. Une satire mise au service de la poésie et de la musique méritait d’être jetée dans le moule lyrique. Il n’est pas jusqu’à ce rhythme frétillant qui ne soit conforme à l’accent de ceux que le poète fait parler.

De la lecture des écrits très divers, trop nombreux peut-être, de M. Blaze, il résulterait, ce semble, pour l’auteur un conseil utile, pour nous un jugement qui ne s’éloignerait pas de la rigoureuse vérité. Le conseil serait de régler de plus en plus sa fantaisie dans le choix des sujets, et de corriger une certaine tendance à la préciosité. La simplicité porte bonheur dans l’art d’écrire comme dans celui de vivre, et, tout en demeurant libre en ses préférences, il est si facile de poursuivre une veine que l’on sait heureuse ! Quant au jugement qu’il convient de porter sur un talent qui est la mobilité même, ce qui est vrai et neuf dans ses livres suffit amplement à lui donner une place distinguée dans la littérature de ce temps. Il n’est pas

Le poète mort jeune à qui l’homme survit.


La poésie chez lui est toujours vivante, et je dirai presque ingénue. L’étude fournit des élémens à son imagination et le met à son aise dans le passé : il en a tiré ses meilleurs vers. En critique, il a conquis un domaine à part, les poètes allemands, Shakspeare, la musique, dont il a fait une charmante dépendance de la poésie. Son humour n’a pu donner lieu au soupçon d’affectation que chez les personnes un peu tournées à la géométrie : cette qualité de son talent s’est dégagée assez tard en liberté; elle n’a pas eu le temps de devenir une grimace ni un moyen de succès. Poète à ses momens, critique de préférence, fantaisiste toujours, tels sont les aspects différens qui valent à son esprit des sympathies diverses : il n’eût été ni juste ni vrai de le présenter seulement de profil,


LOUIS ETIENNE.

  1. Voyez les Écrivains d’Allemagne, p. 40, par M. Blaze de Bury, et M. Saint-René Taillandier, les Drames de la vie littéraire.