Écrits philosophiques/Préface du traducteur

Écrits philosophiques et morceaux propres à donner une idée générale de son système
(p. i-clxviii).

PREFACE DU TRADUCTEUR.


I.

De la nécessité de faire connaître les derniers systèmes de la philosophie allemande.

Le moment est-il bien choisi pour traduire en français les ouvrages de la philosophie allemande ? Le mouvement religieux et politique, qui emporte l’Allemagne vers de nouvelles destinées, a suspendu pour long-temps, dans ce pays, le cours des spéculations métaphysiques. L’intérêt que provoquaient autrefois les hautes conceptions de la pensée parmi les compatriotes de Schelling et de Hegel est aujourd’hui singulièrement affaibli, sinon totalement éteint. Sans parler de l’épuisement qui a dû suivre une époque signalée par de grands efforts pour résoudre des problèmes qui semblent dépasser la portée de l’intelligence humaine, les divisions qui ont éclaté au sein des écoles, les excès où se sont jetées les sectes nées de ces dissidences, les conséquences hardies et menaçantes pour l’ordre social, tirées par les disciples principes posés par les maîtres, ont fait prendre en aversion et en dédain les théories et leurs auteurs. On s’est dégoûté de ces systèmes dont les esprits avaient pu se repaître sans danger tant qu’on n’avait pas songé a les appliquer. Les gouvernements se sont mis à les redouter et à les proscrire. La nation elle-même s’est inquiétée pour ses croyances. Les événements de l’ordre politique, le besoin des réformes, la nécessité sentie par les peuples et par les princes eux-mêmes de mettre les institutions plus en harmonie avec les principes du droit public qui doivent régir la société européenne, suffiraient d’ailleurs pour expliquer cette réaction contre les idées spéculatives. L’Allemagne est entrée dans une nouvelle phase de son histoire. Elle a quitté enfin cette existence contemplative si conforme à son génie et où elle s’est complue pendant tant d’années ; elle s’indigne aujourd’hui de s’être laissé devancer par d’autres nations dans la carrière des améliorations sociales, de s’être laissée distraire ; d’elle même et de ses véritables intérêts, en prêtant l’oreille aux ingénieuses combinaisons de ses philosophes ou aux chants harmonieux de ses poètes. Peu s’en faut qu’elle n’en soit venue jusqu’à renier ses plus grands écrivains, ses penseurs les plus célèbres, et à oublier que le rang qu’elle occupe en Europe depuis un demi-siècle, elle le doit à sa littérature et à ses idées.

Quoi qu’il en soit des causes qui ont amené ce changement, est-ce bien à nous de nous emparer de ce que nos voisins délaissent, d’appeler l’attention sur des systèmes dont ils proclament eux-mêmes l’insuffisance et le danger, ou dont ils se détournent avec indifférence ?

Si, d’ailleurs, nous reportons nos regards sur la France, les esprits ne paraissent guère mieux disposés à faire un accueil favorable aux théories, surtout à celles qui viennent du dehors. Au milieu de la lutte des partis et des inquiétudes de la politique, de la préoccupation générale qu’excitent les intérêts matériels, du déplacement des capitaux, des agitations de la bourse, du mouvement de la hausse et de la baisse, et du bruit des locomotives, quelle place peut être réservée aux méditations abstraites sur des problèmes qui ne touchent qu’aux choses de l’esprit ?

On eût pu croire, il y a quelques années, que la déplorable lutte qui venait de s’engager entre les défenseurs de la religion et les représentants de la philosophie, aurait au moins cet avantage de forcer les esprits à reporter leur attention sur des questions qui dépassent l’horizon du monde présent, et qui sortent de la sphère des intérêts positifs. Par malheur, cette controverse, éclose elle-même au sein des passions et des intérêts, a porté la peine de son origine. Elle n’a pu s’élever au-dessus de la région inférieure où elle avait pris naissance, se dégager de cette atmosphère épaisse et insalubre, qui obscurcit et aveugle les intelligences, étouffe les idées ou les empêche de prendre leur essor. Les questions religieuses et philosophiques ont été débattues dans l’arène des partis et avec leurs armes favorites. On n’a songé qu’à attaquer et à se défendre, à porter des coups à l’ennemi ou à cacher ses blessures et à voiler ses propres faiblesses, à décrier et supplanter ses adversaires, au lieu de redresser de véritables erreurs, de chercher à s’éclairer et à préparer, par de louables efforts, le triomphe de la vérité et de la religion. Polémique sans grandeur, souvent même sans sincérité, bien différente des hautes controverses auxquelles prirent part les théologiens et les philosophes d’un autre siècle, les Bossuet, les Arnaud, les Leibnitz. Aussi, quelle lumière a jailli de ce choc de passions haineuses et intéressées, de ces accusations sans bonne foi et de ces aigres récriminations ? Quel problème philosophique ou religieux a marché ? Quel progrès ont fait la raison et la foi ? De quelle vérité découverte ou remise en honneur peuvent se vanter ceux qui n’ont combattu que pour assurer la victoire d’un parti et le succès de leurs vues ambitieuses ? Quel doute a été levé dans les consciences ? Quel nuage dissipé dans les esprits ? Heureux si nous n’avons rétrogradé, si les questions ne sont pas obscurcies et embrouillées pour long-temps ; si, maintenant que l’aigreur, la défiance, les préventions de toute sorte ont été semées, et ont profondement germé dans les ames, celles-ci ne sont plus mal disposées qu’auparavant à vouloir le bien et à accueillir la vérité ! Aujourd’hui, il semble que les passions soient un peu calmées, mais ce n’est là qu’une trêve momentanée. Rien n’annonce que l’on soit prêt à mettre de côté les animosités et les intérêts qui ont trop visiblement percé dans ces tristes débats, pour engager sur un terrain plus élevé ces discussions lumineuses, où président la franchise, l’amour de la vérité, le désir de s’éclairer, comme le zèle pour la cause de Dieu et la charité qui rapproche les ames au lieu de les éloigner. On s’observe avec défiance, en attendant que le moment soit venu de recommencer le combat avec des chances plus favorables ; ou l’on travaille à avancer ses affaires par des moyens qui, certes, n’ont jamais contribué à accroître ou à maintenir la puissance des idées, ni servi au triomphe de la foi et des véritables intérêts de la religion.

Au milieu de ces circonstances, la publication de quelques écrits philosophiques, dont la date remonte aux premières années de ce siècle, est, ce semble, pour le moins inopportune, et ne peut exciter un bien vif intérêt. Sans nous faire illusion à ce sujet, ni vouloir exagérer la portée de notre travail, nous envisagerons la question sous son point de vue général.

Pourquoi se donner tant de peine pour importer en France des théories et des doctrines sur lesquelles l’Allemagne, elle-même, porte un jugement sévère, et qu’elle parait avoir abandonnées pour jamais ? Cette objection, en effet, est assez grave pour que nous lui devions une réponse. Elle sera nette et franche.

Nous pourrions nous contenter de dire : Ces systèmes sont des productions et des monuments de la pensée humaine. Ils ont joué un rôle important dans l’histoire des idées au siècle où nous vivons ; ils ont exercé une grande influence, non-seulement chez la nation qui les a vus naître, mais aussi chez nous. Plusieurs des théories philosophiques qui se sont élevées en France, depuis le commencement de ce siècle, portent évidemment l’empreinte de la pensée germanique, et témoignent de cette influence ; il est au moins curieux d’en connaître la source. D’ailleurs, comme toutes les créations de l’esprit humain, ces systèmes ont droit à être étudiés et appréciés, — Mais cette réponse ne nous suffit pas. Ce n’est pas seulement en historien ou en artiste que nous nous intéressons à eux, et que nous croyons devoir appeler sur ces doctrines l’attention de nos compatriotes ; nous avons un motif beaucoup plus sérieux.

Ces systèmes ne sont pas du passé, mais du présent. Quoiqu’en apparence vieillis et discrédités, ils sont encore, qu’on le sache bien, pleins de force et de vie. Quand on les croit morts, ils règnent toujours sur la nation qui parait s’être insurgée contre eux ; ils n’ont pas même cessé d’étendre sur nous leur influence. Nous nous moquons d’eux, et nous subissons en partie leur domination. Nous avons ici à combattre quelques préjugés qui, pour la plupart, viennent des idées vagues ou fausses que l’on se fait généralement des systèmes philosophiques. On nous pardonnera d’insister sur ce point, vu son importance et la gravité des conséquences.

Qu’est-ce qu’un système philosophique ? Un ensemble de solutions aux grands problèmes que la raison humaine s’est de tout temps posés sur les objets qui l’intéressent le plus, sur Dieu, la nature et l’homme ; solutions qui toutes doivent découler d’un principe unique, naître d’une même idée, base du système entier. Il n’y a de système qu’à cette condition d’une idée fondamentale qui contienne en germe toutes les réponses aux questions partielles. Cette idée est une manière nouvelle et générale d’envisager les choses dans leur principe et leur essence. Sans elle, il n’y a pas plus de système, que de sphère ou de circonférence sans un centre d’où partent les rayons. Elle absente, il peut y avoir dans la science des vues particulières, des recherches de détail, des travaux d’histoire et d’érudition, mais point d’unité, d’esprit commun qui les inspire et les dirige. Sans elle aussi, il n’y a point de haute et durable influence sur les esprits, et l’on ne peut aspirer, je ne dis pas à gouverner son siècle, mais à fonder même une école qui mérite ce nom.

Si telle est la nature et la portée d’un système philosophique, et si tels ont été en effet tous les véritables systèmes, ceux de Pythagore, de Platon, d’Aristote, dans l’antiquité, chez les modernes, ceux de Descartes, de Leibnitz, de Kant, voyons comment un système succède à un autre, et, d’abord, si l’esprit humain peut se passer de système ?

Nous ferons remarquer d’abord que cet état ne serait pas moins que l’anarchie dans le monde de la pensée. Or, l’anarchie est mortelle à la science comme à la société. Mais cet état n’est pas possible ; du moins, il ne peut exister d’une manière complète et absolue.

On s’imagine que quand un système a régné quelque temps et que ses défauts ont été mis à nu, que ses tendances dangereuses ont été dévoilées, son empire cesse, qu’il perd toute influence, qu’il abdique et se retire en attendant qu’un autre apparaisses son tour et vienne paisiblement s’asseoir à sa place. Erreur grossière ; il n’y a point d’interrègne entre les systèmes. L’esprit humain est toujours gouverné par quelqu’idée générale, à laquelle il s’attache comme à son étoile polaire ; il la suit encore lorsque l’astre a commencé à pâlir ou ne lui offre plus qu’une lueur incertaine.

Sans doute, chaque système a son époque de jeunesse et de grandeur, puis son âge de vieillesse et de déclin. Mais qu’on ne le croie pas déjà vaincu et couché dans la tombe, parce qu’on a surpris en lui des symptômes de faiblesse ou de décrépitude, parce que, sur une foule de points, la critique a démontré ses erreurs et signalé les funestes suites qu’il entraine après lui. Il y a deux manières de réfuter un système. La première est de faire voir la fausseté du principe et le danger des conséquences ; c’est la plus facile, mais aussi la plus inefficace. La seconde est de trouver un principe nouveau et plus vrai, qui donne aux questions une explication plus haute et plus satisfaisante. Celle-là est la plus difficile, mais c’est la seule vraiment efficace et qui puisse assurer la victoire. La première est bonne pour le sens commun, mais tout à-fait insuffisante pour les savants et les philosophes. Jamais elle n’a forcé un système à se retirer de la scène philosophique, ni paralysé son action dans le monde des idées. Consultez l’histoire. Est-ce que les vices et les erreurs de la philosophie d’Aristote étaient totalement ignorés au moyen-âge ? Ce serait faire tort à la clairvoyance des scholastiques, qui souvent ne manquaient pas plus de bon sens et de sagacité que beaucoup des modernes. Ils suivaient cette philosophie malgré ses défauts, parce qu’ils n’en connaissaient pas d’autre et n’avaient pas l’originalité nécessaire pour en faire éclore une nouvelle. Ils palliaient ces défauts, défiguraient, refaisaient Aristote, pour l’accommoder aux idées du temps et aux dogmes de la religion. Il en fut de même du platonisme, à l’époque dite de la renaissance, et plus tard du cartésianisme lui-même, lorsqu’il eut détrôné la philosophie scholastique et celle de l’antiquité. Certes, les esprits sceptiques, ou attachés à d’autres idées, n’étaient pas rares au xviie siècle. Les lumières et l’indépendance philosophique ne leur manquaient pas pour apercevoir les vices et les lacunes du système de Descartes, et en signaler les tendances, pour se moquer des tourbillons, des animaux machines, des esprits animaux, et même pour entrevoir le panthéisme de Spinosa sous la définition cartésienne de la substance. Et cependant cela n’a pas empêché que tous les grands esprits du grand siècle ne se soient ralliés à cette philosophie, n’en aient adopté la méthode et les principes généraux, que ceux-là même qui la combattaient, n’aient été souvent, à leur insu, animés, jusque dans leurs critiques, de son esprit le plus intime, et ne l’aient admise implicitement sur une foule de points, en la reniant dans son ensemble. Cela surtout n’a pas empêché qu’elle ne pénétrât partout, n’étendit son influence à tout, à la littérature comme aux sciences et à la théologie.

Mais la physique de Descartes tomba devant le système du monde de Newton qu’elle avait préparé. Sa métaphysique fut éclipsée par celle de Locke, et le système tout entier fut ébranlé, emporté, jeté hors de ses voies, lorsque d’autres problèmes, que le cartésianisme n’avait pas soupçonnés ou qu’il avait négligés et rejetés sur un plan inférieur, lorsque les questions sociales, politiques, esthétiques vinrent réclamer une place plus large et briser son cadre, changer le point de vue, ouvrir de nouvelles perspectives à la pensée et appeler d’autres solutions. C’est alors que parurent, après les philosophes du xviiie siècle, les hommes qui, en Allemagne, ont agité tous ces problèmes avec une grande audace et non pas sans quelque puissance de pensée et de génie, et leur ont donné des solutions aujourd’hui reconnues insuffisantes, mais, par malheur, non remplacées.

Ainsi en devait-il être, ainsi en sera-t-il toujours, parce qu’il n’est pas dans la nature de l’esprit humain de vivre sans système. Par conséquent, ce n’est pas assez de montrer qu’un système est mauvais, il faut en trouver un meilleur. Ceux qui se glorifient de ne n’avoir pas de système, ne font que proclamer orgueilleusement leur impuissance, et se draper à la fois de leur vanité et de leur misère.

Qu’on ne croie pas non plus que, pour renverser un système, il suffise de lui opposer des affirmations partielles, quelques solutions de détail à des questions qui ont leur importance, mais secondaires.

Le caractère d’un système est l’universalité, comme son essence est l’unité ; un système partiel n’est pas un vrai système, et ne peut, dans tous les cas, prétendre à remplacer un système universel.

Un ensemble de vérités, sans un lien intime qui les réunisse et les rattache à un principe commun, ne doit pas davantage usurper ce titre et aspirer à un pareil rôle. Si ces vérités sont celles qui servent de base à la morale, à la religion et à la société, elles sont plus respectables, plus puissantes et plus durables que toutes les théories philosophiques. Il est beau de les enseigner et de réclamer leurs imprescriptibles droits contre les fausses interprétations des philosophes qui les nient, les défigurent ou les obscurcissent dans leur systèmes. Mais seules, isolées, non organisées en corps de doctrine, elles ne suffisent pas pour chasser un système et le remplacer. Pour avoir celle vertu il faut qu’elles soient coordonnées par une idée supérieure, et forment à leur tour un système qui réponde à l’état actuel des intelligences et à leurs besoins. Elles protestent contre les systèmes, et ne les supplantent pas. De pareilles protestations, excellentes pour éloigner de ces doctrines les hommes d’ailleurs peu soucieux de théories, restent sans effet sur les esprits spéculatifs. Ceux-ci sont toujours guidés par quelque principe secret ou raisonné, surtout dans ces opérations sourdes et vitales de la pensée qui influent d’une manière décisive sur les recherches de la science, et ne sont pas, non plus totalement, étrangères à nos déterminations dans la vie active. Ici, l’infériorité de ces vérités, vis-à-vis des systèmes, vient de ce qu’elles n’expliquent pas ce que ceux-ci, bien ou mal, expliquent ; elle vient de ce que certains problêmes, une fois posés par la raison, elle leur veut une solution, et, faute d’une meilleure, s’attache à celle qui existe, ou se laisse mener par elle, tout en la désavouant avec une parfaite sincérité. D’ailleurs, tant que cette solution supérieure n’est pas trouvée, le vieux système proteste à son tour, et renie les conséquences qu’on lui reproche. Il prétend qu’elles sont mal déduites, qu’on l’interprète à faux, qu’on lui fait dire ce qu’il n’a pas dit. Enfin, il vous défie d’expliquer autrement ce qu’il explique et ce que vous n’expliquez pas. Et rien ne vous sert de déclarer que voire prétention n’est pas d’expliquer, mais, d’abord, simplement de constater des faits et des vérités, que vous laissez à d’autres et à l’avenir le soin d’en découvrir la raison. Il vous dit qu’expliquer et rendre raison des choses est le but même de la philosophie ; qu’un système qui constate et ne rend compte de rien, avant d’être vrai, devrait commencer par être, et qu’on n’est en effet philosophe qu’à cette condition. Il ajoute que, s’il est très utile d’observer des faits et de les analyser avec soin, c’est là simplement un travail préparatoire, non à proprement parler une œuvre philosophique ; que, sous ce rapport, rien n’est fait tant que le principe qui doit réunir ces matériaux et les coordonner n’est pas trouvé ; que sans cela ils restent épars sur le sol, attendant qu’une main plus habile viennent les employer ; que, d’ailleurs, des matériaux ne font pas plus un système, que des pierres un édifice, des couleurs un tableau, un bloc de marbre une statue, des membres un corps vivant. 11 va plus loin, il prétend, non tout-à-fait sans raison, qu’une idée doit présider même à ce travail, en apparence de pure analyse ; il ne veut pas qu’on isole celle-ci tout-à-fait de la synthèse, ni l’expérience de la spéculation ; il veut que les deux procédés marchent de front, et condamne à la stérilité toute méthode qui fait usage de l’un sans employer l’autre ou l’ajourne à un autre temps. Il n’imagine pas un architecte qui taille des matériaux sans avoir fait le plan de son édifice, un peintre qui broie ses couleurs sans avoir, au moins dans l’esprit, le sujet et l’esquisse de son tableau. Le poète qui fait des vers, et dont l’imagination ne peut enfanter une composition poétique, n’est pour lui qu’un versificateur. Il se rit, se moque de vos fragments et de vos préfaces, qu’il qualifie dédaigneusement de rapsodies ; et, sans contester le mérite et l’utilité des rapsodes, il attend qu’un Homère paraisse pour déposer entre ses mains le sceptre de la pensée que vous le déclarez indigne de porter.

Nous ne faisons ici que répéter ce qui, vingt fois, a été dit, il n’y a qu’un seul moyen efficace pour renverser un système, c’est d’en mettre un meilleur à la place. C’est l’éternelle fable d’Œdipe et du Sphinx. Pour tuer le monstre il faut résoudre son énigme, opposer solution à solution, une solution plus forte à une solution plus faible, non une négation à une affirmation, mais une affirmation plus vraie à une affirmation fausse ou qui n’est vraie qu’en partie ; produire un dogmatisme savant, qui dépasse, sans les contredire, les vérités du sens commun ; donner, non des réponses partielles à des problèmes partiels, mais des solutions universelles à des problèmes qui embrassent tout et s’impliquent les uns les autres. Il faut annoncer une idée nouvelle, prononcer un mot nouveau qui ait de la portée, une portée générale.

C’est ainsi que se combattent et se réfutent philosophiquement les systèmes philosophiques. C’est l’ultima ratio des philosophes, ces rois dans le monde des idées. Et cet argument, le seul décisif, n’a rien de brutal ; c’est le droit du plus fort, mais du plus fort par la pensée, le droit du génie. Si vous n’avez que d’autres armes contre lui, le système que vous croyez ébranlé par la base se rit de vos efforts ; il brave vos critiques et vos négations. Attaqué, décrié, tourné en ridicule, il tient tête à l’orage. Le vent agile ses rameaux sans se communiquer à ses racines. Il restera debout jusqu’à ce que le souffle puissant d’une nouvelle idée, sortie des profondeurs de l’esprit du temps, vienne l’enlever et jeter sur le sol son tronc désséché où la sève est tarie.

Qu’il en ait été, qu’il en soit, qu’il doive toujours en être ainsi, c’est ce qui est évident pour quiconque a la moindre idée de la nature des systèmes philosophiques et de leur histoire. Une autre loi non moins inflexible et qui est le corollaire de la précédente, c’est que non seulement le sceptre de la pensée ne tombe jamais en des mains débiles, mais ne peut retourner aux mains qui l’ont déjà porté, de Kant à Leibnitz, de Leibnitz à Descartes. Celui qui l’a, le garde jusqu’à ce qu’un plus jeune que lui, et à qui l’avenir appartient, vienne le lui arracher. L’esprit humain se fût-il fourvoyé quelque temps dans sa marche, ne peut retourner au point d’où il est parti il y a plusieurs siècles. Depuis lors des questions nouvelles ont surgi : les anciennes se sont déplacées : le terrain où elles se débattaient n’est plus le même ; le point de vue a changé ; le monde entier s’est renouvelé. Il ne suffit point de nous convier au banquet philosophique des sages de la Grèce. On y conversait sur des objets d’un éternel intérêt sans doute, et en une langue que nous comprenons encore. Mais aussi que de questions, des plus vitales de notre époque, dont les dialogues de Platon et les ouvrages d’Aristote ne disent pas un mot, ou qui y sont traitées d’un point de vue qui n’est pas le nôtre, ou enfin dont les solutions excitent le sourire des modernes ! Que de paroles échappées de la boucha du divin Platon seraient aujourd’hui rélevées par un enfant, et apprêteraient à rire à nos écoliers, si elles ne réclamaient l’indulgence due au plus beau génie d’un autre âge ! Je veux bien aussi être reconduit à l’école de Descartes, mais à deux conditions : la première, c’est qu’il me sera permis d’adresser au père de la philosophie moderne, hélas ! sans orgueil, une demi-douzaine de questions qu’il n’a pas vues, ou dont il n’a pas soupçonné la portée, et qui tourmentent, bien autrement que son doute méthodique, les esprits élevés de notre siècle ; la seconde, c’est qu’il répondra au moins à quelques unes des objections qui ont été faites par ses successeurs, non aux grandes vérités qu’il a su si bien mettre en lumière dans ses ouvrages, mais à l’ensemble de son système, et qui l’ont renversé de fond en comble. Que l’on dégage de ce système et que l’on recueille ces impérissables vérités qui lui ont survécu, et qui, nulle part, n’ont brillé d’un aussi pur éclat que dans les immortels écrits des écrivains de cette école, je le conçois ; j’applaudis à cette œuvre et m’y associe de toutes mes forces. Mais que l’on veuille nous faire prendre le change, et prétendre ainsi tenir tête à des systèmes qui dépassent l’horizon du cartésianisme de toute l’étendue des idées amassées par deux siècles, c’est ce que je ne comprends plus. Je qualifie cette entreprise de vaine, de stérile, de contraire aux enseignements et à la logique de l’histoire que l’on prend tant de peine à mettre sous nos yeux.

Il y a, dans le pays qui se glorifie, à si juste titre, d’avoir donné le jour à Descartes, quelque chose de plus patriotique à faire, et de plus digne de la mémoire de ce grand homme, que d’essayer de le replacer sur un trône que d’autres ont occupé après lui, et sur lequel on n’ose s’asseoir soi-même : c’est de lui donner un véritable successeur. En attendant il faut se borner à lui élever des statues.

Toutefois, nous le reconnaissons volontiers, pour qu’un système s’établisse et prenne la place de ses devanciers, il faut que non seulement il apporte une idée nouvelle, plus féconde et plus vaste, en un mot qu’il les dépasse, mais aussi qu’il les contienne dans ce qu’ils avaient de vrai, dans ce qui faisait leur force et leur vitalité ; car nous sommes de ceux qui font à l’humanité l’honneur de croire qu’il n’y a que la vérité qui puisse gagner les esprits et régner sur les intelligences. C’est par ce qu’elles ont de vrai que les doctrines philosophiques s’établissent et se soutiennent, comme c’est par leurs erreurs qu’elles succombent. Mais encore faut-il s’entendre sur la manière de dérober aux systèmes la vérité qu’ils recèlent, qui a fait leur vie et leur force.

Qu’on ne s’imagine pas qu’il n’y ait ici qu’à prendre, a démêler, à choisir, pour se parer ensuite de ces emprunts et se revêtir de ces dépouilles opimes, facilement conquises sur les héros de la pensée. Non ; pour cela, il faut être soi-même un de ces héros, c’est-à-dire avoir assez de génie pour créer, de toutes pièces, un système plus fort et plus vrai que le leur, et par lequel vous puissiez les vaincre. Mais n’espérez jamais, par un choix habile, vous approprier la pensée de ces grands hommes et les idées qui font la base de leurs systèmes, encore moins, par une combinaison savante, les coordonner à un système nouveau.

Ne confondez pas, en effet, les vérités éparses dans les systèmes avec ces idées mères et génératrices. Celles-ci ne se choisissent pas, elles s’absorbent dans une idée supérieure. Or, cette idée ne naît pas elle-même à la suite d’une opération judicieuse de l’entendement où l’on aura déployé plus ou moins de patience et de sagacité. Elle ne s’évoque pas non plus par une autre opération qui rappelle l’œuvre des magiciennes ; elle se forme dans la tête d’un homme de génie en commerce intime avec l’esprit de son siècle. Une fois née, elle s’y développe, par le travail d’une réflexion puissante, et, dans la fatalité de son évolution logique, elle organise un système complet, homogène dans son ensemble et ses parties, où trouvera naturellement place ce qu’il y a de vrai dans les autres systèmes, et qui y de cette façon, les contiendra, les résumera en les dépassant.

Cette force élective, elle est donc dans l’idée ; elle se manifeste par son développement, non par un procédé d’agencement et de choix raisonné. En se développant, elle s’assimile tout ce qui, dans les autres systèmes, lui est homogène ; elle accueille ce qui lui convient, rejette ce qui lui est contraire. Ainsi se fait le choix. Il est déjà fait, quand d’un œil rétrospectif le philosophe interroge les systèmes du passé. Il est effet et non cause, conséquence et non principe ; loin d’engendrer le système il en résulte. Ce n’est même pas un procédé, une méthode, c’est une vertu inhérente à l’idée qui fait la base des vrais systèmes. Ainsi, il faut retourner la proposition : Il n’y a pas de méthode éclectique, mais tous les véritables systèmes sont éclectiques. Cette puissance d’assimilation leur appartient à tous. L’éclectisme ainsi entendu n’est pas nouveau, il est aussi ancien que le second système qui a paru sur la scène philosophique et qui a renversé le premier. Platon a pris à Pythagore sa théorie des nombres en la développant par la théorie des idées. Aristote, qui combat les idées de Platon, les remplace par sa théorie des principes qui les reproduit sous une autre forme. L’éclectisme de Plotin et de Proclus a aussi son idée qui fit un choix entre tous les systèmes de la philosophie grecque et les doctrines religieuses de l’Orient et de la Grèce. Leibnitz résume et dépasse Descartes en substituant partout l’idée de la force à celle de la substance. Kant reproduit à la fois le point de vue de Socrate et de Descartes, en lui donnant plus de rigueur, d’étendue et de profondeur. Kant a été dépassé ; c’est probablement aussi que ses successeurs avaient quelque idée nouvelle qui leur a permis, non seulement de critiquer son système, mais de lui donner une place dans le leur. Si donc vous êtes en possession de quelque semblable idée, montrez-la ; n’en faites pas mystère, et qu’elle se nomme enfin ; car, quand elle existe, son nom est bientôt trouvé. Du reste, remettez-vous en à elle du soin qui vous préoccupe de démêler et de choisir, parmi les œuvres des philosophes anciens et modernes, ce qu’elles ont de bon et de rejeter les erreurs qui s’y mêlent à la vérité. Elle sera plus habile et plus clairvoyante que vous. Elle sera comme la force qui préside à l’organisation de la plante et du corps humain. Si elle vous manque, c’est en vain que vous interrogerez tous les systèmes passés ou présents pour en extraire des vérités et les combiner. Les combiner ! vous ne le tenterez pas même, vous resterez éternellement dans l’embarras du choix.

Enfin, pour achever cette longue prémisse, il ne suffit pas sur tout cela de professer à peu près toutes ces maximes. Ce qu’il faut, c’est de les appliquer. Il est inutile de faire des promesses que l’avenir se chargera de réaliser, en disant que l’on a mis au monde une méthode capable d’enfanter un système.

Nous avons fait voir que cette méthode repose sur un paralogisme. Une méthode, d’ailleurs, se justifie par ses résultats ; elle est immédiatement féconde et elle prouve sa fécondité en mettant au jour une doctrine. Elle se révèle par ses œuvres, non par des promesses. Dans tous les cas, les autres systèmes actuellement constitués ne se retirent pas plus devant des promesses que devant des menaces. Comment voulez-vous qu’ils cèdent la place à l’embryon vingt fois avorté, qui n’a pas encore pu arriver à naître ?

Ainsi donc, pour résister efficacement à des systèmes constitués, il faut un système constitué, homogène, prêt à dérouler devant eux la série de ses principes et de ses conséquences ; prêt aussi à leur montrer en quoi ils pèchent par leur idée fondamentale, et cela en confrontant celle-ci à une autre idée plus vaste et plus vraie, et en leur appliquant ce criterium supérieur. Alors ils se retirent et vous cèdent la place ; alors aussi vous leur avez porté le coup mortel, et paralysé pour jamais leur action sur les intelligences.

Telle est l’idée que nous nous faisons d’un système philosophique ; tels ont été tous les véritables systèmes qui ont régné tour à tour, ou se sont disputé l’empire des intelligences aux diverses époques de l’histoire. Il nous reste à faire l’application de ces principes à la philosophie allemande.

Les systèmes de la philosophie allemande ont un avantage incontestable sur toutes les productions plus ou moins philosophiques auxquelles on a coutume, chez nous, de prodiguer ce nom : c’est que quels que soient leurs défauts, leurs erreurs, leur obscurité, ce sont de véritables systèmes. Prenez celui de Kant ou de Fichte, celui de Hegel ou de Schelling, vous reconnaîtrez sur-le-champ une idée qui l’a engendré tout entier, qui en est l’ame, le centre, et en fait l’unité : idée partout présente et partout féconde, d’où naissent la méthode, les divisions, les développements, les applications à toutes les branches des connaissances humaines, d’où rayonnent en tous sens des réponses bonnes ou mauvaises à tous les problêmes de la science. Ce système est non seulement un dans son ensemble et homogène dans ses parties, il est universel. Toutes les grandes questions sur la nature. Dieu, l’homme et leurs rapports, prennent place dans son cadre et s’y coordonnent d’elles-mêmes. On peut y signaler des vides, mais c’est plus encore la faute du philosophe que celle de son idée. S’il n’a pas abordé ou n’a fait qu’effleurer certains problêmes, le temps, la logique, les disciples se chargeront de réparer ces omissions et de combler ces lacunes. Comme ce système est universel et son principe d’une portée sans limites, son influence a été également universelle. Son apparition a produit un vif ébranlement sur les esprits ; son action s’est fait partout sentir, aux sciences, aux arts, à l’histoire. La littérature et la philologie elles-mêmes en ont éprouvé le contre-coup puissant ; il a tout modifié, changé, renouvelé. Il n’est pas de question d’un si mince intérêt, qui, par lui, ne soit résolue ou au moins ne se trouve autrement posée qu’elle n’était, et susceptible d’être envisagée d’un point de vue nouveau. C’est là aussi le secret de la renommée dont jouissent les auteurs de ces systèmes. Peu d’hommes, même versés dans les matières philosophiques, sont en état de lire leurs écrits ; moins encore les comprennent ; beaucoup les attaquent sans les connaître ; leur nom est assez généralement décrié ; mais il est dans toutes les bouches. Leur pensée ayant puissamment influé sur celle de toute une époque, une place leur est marquée dans l’histoire universelle de l’esprit humain.

Aujourd’hui, nous le répétons, ces systèmes, qui ne se sont pas élevés sans contestation, qui, dès leur naissance, ont eu à essuyer de vives attaques, mais en ont momentanément triomphé, après avoir eu leurs jours de splendeur et de gloire, sont entrés dans une phase de décadence. La critique (celle que nous avons mentionnée la première) les a battus en brèche et harcelés pendant cinquante ans, et, malgré son impuissance à fonder, elle leur a porté plus d’un coup meurtrier, fait plus d’une blessure incurable. Le temps, d’ailleurs, qui fait vieillir les systèmes aussi bien que les hommes et les sociétés, a gravé sur leur front des rides profondes. Les idées ont marché, quoique d’une manière latente ; les sciences particulières ont fait des découvertes ; l’expérience a révélé des faits nouveaux qui leur sont peu favorables. Ils ont eu l’irréparable tort de se mettre ouvertement en opposition avec le sens commun en des points graves où celui-ci jamais ne transige et où les systèmes sont forcés, tôt ou tard, de capituler. En un mot, ils sont convaincus de ne pas satisfaire, de tout point, la raison, et de répondre encore moins aux éternels besoins du cœur humain. Plusieurs conséquences hostiles à la morale, à la religion, à ce que le monde révère ou adore, ont été mises à nu par les adversaires ou hardiment démasquées par les disciples eux-mêmes. Les auteurs sont morts, les écoles se sont divisées et ont rendu le public témoin de leurs querelles intestines. Un seul de ces philosophes, celui dont nous publions quelques écrits, a survécu, et nous désirons voir sa vieillesse entourée des hommages dus à son génie. Mais tout en reconnaissant ce qu’il y a de durable dans sa doctrine, on peut douter qu’il parvienne à la relever et à la restaurer, en lui faisant faire un pas nouveau au-delà du point où lui même, sinon d’autres, l’avait d’abord conduite et où il paraissait s’être arrêté. Dans tous les cas, cet événement n’a encore eu son existence ni officielle ni réelle. Par ce dernier mot, nous entendons un nouvel ébranlement donné à la pensée dans le pays qui en serait le théâtre.

Rien donc n’est plus facile que de montrer (quand on les connaît) les lacunes, les vices, les fâcheuses tendances de ces systèmes ; car de dire où ils pèchent radicalement en faisant subir à leur principe la confrontation d’un principe supérieur, c’est toute autre chose. Mais on peut, sans être aussi bon dialecticien que Socrate, les pousser à l’absurde sur bien des points, et, sans avoir la force comique d’Aristophane, nous égayer à leurs dépens en rajeunissant le thème classique, bien qu’un peu usé, des nuages de la Germanie. En cela il est aisé de faire briller sa logique ou son esprit, quelquefois aussi son ignorance et sa présomption. On peut aussi accroître sa réputation d’honnête homme auprès des gens de bien en prenant ces doctrines par le côté moral et en protestant avec indignation contre des conséquences que les auteurs désavouent non moins éloquemment, mais qui, peut-être, découlent en effet du principe. Il n’est pas même nécessaire d’avoir étudié bien à fond ces philosophes pour surprendre parmi leurs formules des propositions qui sonnent mal aux oreilles les moins susceptibles sur les choses divines, de les accuser de panthéisme, de lancer contre eux les foudres dont Spinosa aussi fut frappé, mais qui n’ont pas empêché son système de renaître de ses cendres. Enfin, on peut, en les voyant si mal famés, après avoir salué et annoncé leur grandeur naissante, courtisé leur génie et s’être paré des lambeaux de leur pourpre royale, les renier, déclarer que ces chefs de la philosophie contemporaine ont fait fausse route, critiquer savamment leur méthode dont on s’est approprié les résultats, rétrograder de deux siècles et se placer sous le patronage des penseurs dont le temps a mieux protégé la mémoire. C’est là, disent les uns, une tactique habile sous le feu trop vif et trop pressant de l’ennemi. Il est toujours beau, observent les autres, de reconnaître, même implicitement, ses erreurs de jeunesse. Pour nous, qui n’attachons à ces luttes qu’une importance secondaire, nous dirons : Plaise à Dieu que l’on trouve asile et sécurité dans ces forteresses ! Mais si l’on a su par là se ménager les moyens de reparaître avec avantage sur le champ de bataille des intérêts du siècle, n’a-t-on pas déserté celui des idées ?

On a aussi proposé d’autres doctrines, d’autres systèmes, mais ces prétendus systèmes n’ont jamais pu parvenir à s’organiser, à se formuler nettement et d’une manière complète. Ce sont des solutions partielles à divers problêmes très-importants sans doute, mais sans portée universelle. Les questions sociales, industrielles, historiques ou religieuses y jouent un rôle exclusif, absorbent, effacent tout le reste, sont données comme l’objet suprême et unique vers lequel doivent tendre tous les efforts de l’esprit humain. La métaphysique, cette science générale des principes, y est oubliée, dédaignée ou ajournée, et, dans ce dernier cas, doit éclore du système qu’elle devait engendrer. Ici nous voyons une psychologie timide qui, du reste, nous nous plaisons à le reconnaître, a rendu à la science de véritables services, toujours occupée à dénombrer les faits de conscience, et qui, après trente ans de labeurs et de minutieuses analyses, en est encore à dresser le catalogue des facultés de l’esprit. La ce sont de vieux systèmes que de laborieuses et intelligentes recherches font sortir de leur tombe, mais qui ne reparaissent que pour accuser notre impuissance et confondre la critique audacieuse qui ose appliquera ces géants des mesures faites pour des tailles de pygmées. Ou bien ce sont ces anciens systèmes déguisés sous des formules modernes, avec des variantes et des additions, pour la plupart empruntées, sciemment ou non, aux théories étrangères ; l’ignorance chez les uns, chez les autres le soin pris d’avance de dénigrer ces philosophes et de les traiter en ennemis, suffisant à prévenir ou à calmer des scrupules, assez rares d’ailleurs, dans une époque vouée à l’imitation à un tel point qu’elle imite encore en s’imaginant créer. Ou, enfin, ce sont des lambeaux de théories, sans unité ni homogénéité, que l’auteur donne provisoirement comme des conceptions encore informes, des échantillons, des essais, avec promesse de trouver plus tard l’idée qui doit réunir et coordonner ces fragments, comme si cette idée, qui doit être la mère du système, pouvait naître après le fils à qui elle est censée donner le jour.

Cela soit dit sans que l’on puisse soupçonner la sincérité de notre estime, de notre admiration même, pour plusieurs de ces travaux et pour leurs auteurs. Autant que personne nous savons apprécier le zèle et la patience, l’érudition intelligente, le talent d’analyse et d’exposition, de critique partielle et négative, et enfin les qualités littéraires déployées dans ces recherches ou ces ouvrages, auxquels nous serons au moins redevables de la connaissance du passé, et qui ont aussi l’avantage de préparer l’avenir. Mais nos sentiments pour ces auteurs, dont plusieurs sont nos amis, et les égards que nous devons à d’autres, ne doivent pas faire fléchir la liberté de notre jugement. Nous ne reconnaissons dans ces travaux ou ces essais, aucun des caractères qui constituent un système philosophique. De vrais systèmes, nous n’en voyons nulle part autour de nous dans ce qui se donne ou est donné pour l’être. Aucune de ces productions ne nous parait capable de soutenir une pareille prétention et de remplir les obligations qu’elle impose. Ces caractères, nous ne les trouvons que dans les systèmes qui marquent le développement de la philosophie allemande, et dont le nombre est fort restreint. Ils se réduisent à quatre, dont le nom vient à la bouche de quiconque cherche à articuler les degrés de ce développement. Ce sont ceux de Kant, de Fichte, de Schelling et de Hegel. Et encore faut-il simplifier cette liste, car tout le monde sait que les deux premiers représentent la même idée dans ses deux phases successives, et que les derniers, quelles que soient leurs différences profondes, et malgré les dissidences qui ont éclaté entre les auteurs et leurs écoles rivales, marquent l’avénement et la domination d’un même principe, différemment formulé et développé. Or, Kant est détrôné ; il l’est par les moyens et de la manière que nous avons indiqués plus haut. Ses savantes et rigoureuses analyses subsistent et subsisteront toujours ; mais son système est tombé ; il est entré dans le domaine de l’histoire. Vainement, quelques rares et obscurs partisans cherchent-ils à le relever et à le ressusciter. Reste donc la philosophie de Schelling et de Hegel. Son règne est-il fini ? Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit, et nous ne voulons pas entrer dans plus de détails. La question est très-simple et peut se résoudre en deux mots : Oui, leur règne a cessé si l’on nous montre le système qui leur a succédé ; non, si ce système n’existe pas. En Allemagne, en France, chez toute autre nation de l’Europe, nous ne voyons personne à qui, indépendamment des prétentions souvent ridicules de secte et d’école, on puisse, sans hésitation, accorder le titre de fondateur d’un système nouveau, et qui soit en état d’en supporter les onéreuses conditions. C’est parce que ce système n’existe pas, et que personne ne peut en nommer l’auteur, qu’il y a quelques années, celui de ces deux philosophes, qui vit encore aujourd’hui et qui fut le créateur de ce mouvement, déjà vieux, et après un silence de vingt-cinq ans, a pu, en prenant possession de la chaire occupée peu d’années auparavant par son rival, prononcer ces paroles avec un sentiment d’orgueil et une ironie mal déguisés : « L’homme qui, après avoir tout fait pour la philosophie, trouvait plus convenable de laisser à d’autres la liberté d’essayer leurs forces ; celui qui, en possession d’une philosophie, non de celles qui n’expliquent rien, mais d’une philosophie capable de résoudre les questions les plus pressantes et les plus ardemment agitées, et qui ne rompt aujourd’hui ce long silence que parce qu’un devoir irrésistible l’y oblige ; cet homme a suffisamment prouvé qu’il était capable d’abnégation, qu’il n’était pas travaillé par une imagination aventureuse… Selon l’ordre naturel des choses, un autre plus jeune et à la hauteur de cette grande tâche devrait occuper ma place. Qu’il vienne, je la lui céderai avec joie. »

Cette invitation, ou plutôt ce défi du vieillard, porté du haut de la chaire la plus retentissante de l’Allemagne, et qui a été entendu de l’Europe entière, quelqu’un y a-t-il répondu ? Et certes, ce n’est pas que le respect pour les cheveux blancs du patriarche de la philosophie allemande, ou pour sa gloire passée, ait enchaîné la langue ou retenu la plume des sectateurs des autres écoles. La critique de nos voisins qui, on le sait, ne se pique pas toujours d’être polie, ne lui a épargné ni les sarcasmes ni les injures. La théologie Kantienne lui a lancé un énorme pamphlet. L’école Hégélienne, qui compte dans ses rangs beaucoup d’hommes distingués, s’est bornée à le défier à son tour de se dépasser lui-même. Mais un enseignement rival, plus jeune et plus fort, analogue à celui qui obligeait Platon, dans les dernières années de sa vieillesse, de paraître plus rarement dans l’Académie, s’est-il élevé à côté du sien ? Depuis 1841, date déjà vieille du discours dont ces paroles sont extraites, a-t-il été prononcé, soit à Berlin, soit dans quelque autre des nombreux foyers de la science germanique, un de ces mots significatifs qui ferment une école et en ouvrent une autre, et qui s’inscrivent en tête d’une nouvelle page de l’histoire de la philosophie ? Non, que nous sachions. Aussi Schelling a essuyé le feu de cette critique railleuse et impuissante sans en paraître beaucoup ému ; et aujourd’hui il parle de ses adversaires plus dédaigneusement que jamais[1]. La philosophie allemande ou se tait ou se livre à des travaux de détail plus ou moins estimables, mais sans portée. Ou elle attaque, raille et nie, s’enveloppant elle-même dans les négations de son voltairianisme anti-national (s’il ne doit être qualifié plus sévèrement), anachronisme dont riraient à coup sûr les contemporains du grand Frédéric.

Que les ennemis de la philosophie ne se hâtent pourtant pas de triompher de l’abaissement où celle-ci est tombée dans un pays où elle fut si long-temps florissante. Bien qu’affaiblie et divisée, son action est encore toute-puissante. Elle règne par son esprit, sinon par la lettre, et surtout par les habitudes auxquelles elle a façonné les intelligences pendant la longue période de sa domination incontestée. Sans parler d’une foule de disciples avoués et de partisans qui continuent ou défigurent la pensée traditionnelle des maîtres, sans même compter les esprits beaucoup plus nombreux encore qui visent à l’indépendance et à l’originalité, et dont les écrits sont, d’un bout à l’autre, défrayés par la pensée mal déguisée de ces philosophes ; les adversaires eux mêmes les réfutent avec les idées qu’ils leur empruntent, souvent avec leurs propres formules. Les hommes les plus attentifs à épurer leur langage de toute expression qui rappelle leur terminologie succombent plus d’une fois à la force de l’habitude ou de l’exemple. Aussi, le public, qui ne s’y trompe pas, classe les auteurs, malgré eux, dans telle ou telle école, sans excepter ceux qui protestent n’avoir pas d’idées, mais qui ne peuvent s’empêcher d’avoir des tendances. Jurisconsultes, historiens, philosophes, poètes même, sont forcés de courber la tête sous ces épithètes, indices d’un servage qui dure toujours. Et, de fait, il ne s’écrit pas en Allemagne vingt pages sur la philosophie, l’histoire, la littérature, la religion et la politique où l’on ne reconnaisse la pensée encore vivante de ces hommes qui ont tout agité, tout remué, qui ont étendu à tout, fait partout pénétrer la vertu dominatrice de leurs formules. Vous retrouverez celles-ci dans les plus vulgaires débats de la politique et de la littérature, jusque dans les feuilletons et les romans. À plus forte raison, cet esprit doit-il se montrer avec toute sa sa force dans les controverses religieuses qui ont repris une nouvelle importance depuis quelques années. Le conseil municipal de la ville de Berlin, dresse ses suppliques au roi en un style que n’auraient désavoué ni Fichte ni Hegel ; et le fond, certes, ne dément point la forme.

Quant à nous qui, selon notre éternelle coutume, rions de tout cela, et qui sommes d’autant plus assurés d’être hors de l’atteinte de ces idées et de ces systèmes, que nous nous vantons de n’y rien comprendre et les déclarons inintelligibles, est-il bien sûr que leur obscurité, d’une part, et notre bon sens, de l’autre, nous aient suffisamment protégés ? Personne, je pense, n’oserait le soutenir pour le passé. Nous ne voulons point chicaner sur le degré de cette influence, manifeste en beaucoup de points à tous les yeux, moins visible en une infinité d’autres, mais reconnaissable encore à des regards un peu exercés, qui ne se laissent point abuser par quelques changements de forme, commandés par notre esprit et nécessaires pour les faire admettre.

Mais nous soutiendrions la gageure même pour le présent. Sous peine d*être déclaré visionnaire, nous nous ferions fort de montrer l’esprit, quelque fois la lettre, partout l’empreinte de ces doctrines, dans les productions de notre époque, où l’on s’attendrait le moins à les trouver. Nous les surprendrions peut-être, pour ne pas dire certainement, et surtout, dans les écrits qui leur sont le plus hostiles, précisément parce qu’on ne se heurte que quand on se touche, et que l’on parcourt la même voie. Pour quiconque sait comment s’importent les idées, comment ces voyageuses ailées traversent les frontières, sans se laisser plus arrêter par les cordons sanitaires de la littérature négative, que par les montagnes et les fleuves ; avec quelle facilité elles changent de costume et se métamorphosent ; par quelles portes cachées elles pénètrent dans les esprits les plus en garde contre elles, les surprennent, s’y logent, les dominent et les obsèdent quand ils réagissent, se débattent, et luttent contre elles, ou enfin, prennent la plume pour les réfuter, il n’y a là ni vision ni subtil paradoxe, mais un fait général, dont l’application au cas particulier pourrait se démontrer par l’analyse des principales productions des arts et de la littérature actuels. Ce serait le sujet d’un travail piquant auquel ne manquerait même pas tout-à-fait le sérieux, mais qui ne peut trouver ici sa place.

En résumé, ces systèmes ont au moins un avantage très grand, décisif à nos yeux, sur tous ceux dont on peut contester l’existence ou qui ont été, c’est d’être ; c’est de renfermer la dernière solution que la raison ait donnée aux questions qui l’intéressent souverainement et se mêlent, à notre insu, même à nos débats journaliers où elles paraissent le plus étrangères.

À ce titre, comme représentant le dernier grand effort de l’esprit humain pour atteindre à la solution de ces problêmes, ils exercent une influence générale, universelle ; ils continueront de l’exercer jusqu’à l’avènement d’un système nouveau, plus fort et plus vrai, qui, parle seul fait de son existence, leur fournisse la preuve sans réplique qu’ils ont cessé d’être, et qu’ils appartiennent à l’histoire.

Les choses étant ainsi, que doivent faire ceux qui, comme nous, voient mieux que personne les vices de ces systèmes, mais qui ne voient pas moins la nullité philosophique de ce qu’on leur oppose, qui enfin n’ont point la prétention d’être destinés à enfanter celui qu’ils appellent de leurs vœux ? Travailler au moins à en hâter l’avènement. Mais comment ? En reproduisant des critiques désormais inutiles et, dans tous les cas, insuffisantes ? Non ; mais en appelant l’attention des hommes sérieux sur les œuvres mêmes de cette philosophie, en dirigeant sur elle toutes les puissances de l’esprit, dans ce pays où elle est encore si peu connue ; en montrant ces doctrines et ces théories, non telles qu’on les imagine pour se donner le plaisir de les réfuter, mais telles qu’elles sont en réalité, en les faisant connaître d’une manière complète dans leur fond et leur forme. Nous voudrions ainsi préparer et susciter une critique puissante et féconde, non semblable à celle qui leur rend service et perpétue leur domination par une censure ignorante, des attaques maladroites ou des accusations exagérées, mais qui, au lieu de frapper à côté ou par derrière, ose les regarder en face et se mesurer avec elles avec les armes de la science et de l’esprit ; non celle qui croit les supplanter en éludant les questions qu’elles ont au moins le mérite d’avoir franchement abordées, mais celle qui reprendra un à un tous ces problêmes, les traitera d’un point de vue plus élevé et leur donnera de meilleures solutions. Cette critique vraiment philosophique est encore moins celle qui s’exerce sur leur épiderme, en leur décochant quelques épigrammes, tela sine ictu. Celle-là doit pénétrer au fond de leurs entrailles pour en arracher les idées qui sont leur principe de vie et de durée. Maîtresse de ces idées par la vertu et le droit d’une idée supérieure, elle saura démêler en elles le vrai du faux, les corriger, les redresser, les expliquer elles-mêmes, comme ce ce dont elles ont inutilement tenté de rendre compte. Elle créera ainsi une doctrine plus solide, plus large et plus vraie, plus capable de satisfaire la raison et les besoins du siècle, et aussi d’interpréter, sans les détruire, des croyances qui ne peuvent périr. Nous nous estimerions heureux d’avoir contribué à lui fournir l’une des deux conditions nécessaires pour élever ce système, la connaissance du présent encore plus que celle du passé, après le génie que Dieu seul peut donner. Plus heureux serions-nous encore si ce système devait éclore dans la patrie de Descartes !

Exoriare aliquis

II.

Des écrits contenus dans cette publication.

Cette publication a encore un autre but. Sans doute, nous avons voulu contribuer à faire connaître et apprécier un système dont on a beaucoup parlé en France sur ouï-dire, et qui est encore à-peu-près ignoré, malgré la renommée de son auteur. Ces écrits, les plus propres en effet, selon nous, à donner à des lecteurs français une idée exacte, quoique générale, de cette philosophie, se recommandent, à nos yeux, par un autre mérite. Bien que composés à une autre époque, ils renferment une énergique protestation contre les tendances que nous signalions tout-à-l’heure dans la nôtre. Le premier, surtout, et le plus important : Les leçons sur la méthode des études académiques, a été inspiré, d’un bout à l’autre, par la pensée de réagir contre l’esprit étroit et positif qui régnait alors dans les universités, ce foyer de la vie intellectuelle en Allemagne. L’auteur y combat, avec une force et une hauteur de vues qui n’ont été nulle part égalées, l’absence d’idées et de principes qui caractérisait l’enseignement de la plupart des sciences : le défaut d’unité, la manie de la division et du morcellement, poussée jusqu’à un ridicule excès, un grossier empirisme, qui ne sait s’élever au-delà des faits et se traîne péniblement sur les expériences, qui, contestant au génie sa faculté divinatrice, et à la raison ses conceptions a priori, coupe les ailes à la pensée et refuse à l’esprit la puissance qu’il a de devancer souvent l’observation, de la féconder toujours ; qui, en tout, préconise la pratique, dénigre la spéculation et ne sait apprécier les résultats de la science qu’en les soumettant à la règle de l’utile. Il n’attaque pas avec moins de véhémence et de succès un autre genre de rationalisme, en apparence plus recommandable, qui, cherchant à tout ramener au but religieux et moral, conteste à la science et aux arts le privilège d’avoir, en eux-mêmes, leur fin propre, méconnaît leur vraie destination, celle de poursuivre la vérité et de réaliser le beau, leur ôte ainsi la liberté, qui est leur vie même, et sans laquelle ils ne peuvent ni enfanter de grandes découvertes ni produire des œuvres originales. Toutes ces prétentions et ces tendances ne sont, malheureusement, pas propres à l’époque et à la nation chez lesquelles l’auteur les signale et les dénonce. Elles ont pris parmi nous, dans les idées et les mœurs contemporaines, une force, une universalité qu’elles étaient loin d’avoir alors, quand des hommes comme Fichte, Schelling, Goëthe, Jean Paul et tant d’autres, protestaient contre elles par leur éloquente parole, et, plus encore, par leurs œuvres et l’autorité de leur génie. Elles ne sont pas, comme alors, le partage exclusif des esprits bornés et vulgaires ; elles ont gagné les plus rares intelligences ; elles se font jour dans les productions et les ouvrages des écrivains, des artistes, des savants les plus distingués. Nous voudrions pouvoir dire que ceux-là même qui sont spécialement appelés à réagir contre elles, que les hommes éminents, dont les travaux ont rendu d’ailleurs le nom justement célèbre, et qui ont reçu de l’État la haute mission de veiller sur la direction des établissements destinés à propager le goût pur et désintéressé de la science, des arts et de la littérature, sont restés totalement étrangers à cette influence.

A défaut d’autre résultat, nous avons voulu, au moins, faire partager à quelques lecteurs d’élite le plaisir que nous fit éprouver la lecture de cet écrit, la première fois qu’il tomba dans nos mains, et que nous trouvâmes les idées et les sentiments dont nous étions nous-même vivement préoccupé, si bien exprimés par un penseur de cet ordre, qui sait joindre à la hauteur des vues un style non moins élevé, concis, éloquent, souvent coloré par une imagination poétique. Si l’auteur excelle à mettre a nu l’impuissance de la pratique et de l’expérience séparées de la spéculation, nous ne voudrions pas dire qu’il n’exagère pas l’idée favorite de son système, et ne fait pas (ce qu’il parait avoir reconnu depuis) la part trop faible à l’expérience. Mais il montre à merveille la stérilité et l’immobilité des sciences dépourvues d’idées générales, errant au hasard, ramassant çà et là quelques vérités de détail, incapables de s’élever aux grandes découvertes et aux fécondes inventions. Il n’est pas moins heureux, lorsqu’il poursuit, de sa verve satyrique, les faux philanthropes et les apôtres de l’utile, comme il les appelle. Le sarcasme et l’ironie, en effet, ne sont pas ménagés dans ces pages ; et, si la forme, qui est plus polémique que didactique, nuit souvent à l’exposition des idées, elle a contribué, avec l’éclat du style, aux succès de ces leçons et à celui du livre qui les reproduit. Ce livre fit une vive sensation au moment où il parut, et il a été plusieurs fois réimprimé depuis. Nous avons pensé que dans les circonstances actuelles, surtout, quand les questions relatives au haut enseignement sont à l’ordre du jour, une traduction des Leçons sur la méthode des Études académiques, malgré les vues systématiques propres à l’auteur, pourrait avoir son à-propos, et n’être pas sans effet, même sur des lecteurs français.

Quant au système, il ne faut pas s’attendre à en trouver ici une exposition complète et régulière. Les Leçons sur la Méthode des Études académiques contiennent, il est vrai, les idées de Schelling sur les points fondamentaux de la science, et sur les principales branches des connaissances humaines. Sous ce rapport, elles ont un caractère encyclopédique. Mais aucune de ces idées n’est développée. Les questions de méthode, ainsi que l’exigeait le plan du livre, occupent la place la plus considérable. Sur tout le reste, les solutions ne sont qu’indiquées. Le système, dans ses principales divisions, est à peine esquissé. La polémique joue d ailleurs un trop grand rôle pour permettre une exposition calme et suivie. Cependant, de tous les écrits de Schelling, les Études académiques sont celui qui, à notre avis, donne l’idée la plus fidèle de sa philosophie. On sait que, sur les points particuliers, Schelling a plusieurs fois modifié ses conceptions. Sa pensée a parcouru diverses phases. La dernière, en particulier, n’aura obtenu sa véritable manifestation que quand l’illustre professeur aura publié lui-même les résultats du cours qu’il professe depuis quelques années à Berlin. Nous avons dû choisir celui de ses ouvrages qui, par sa généralité même, est resté le plus étranger à ces variations, qui représente le mieux l’esprit et l’ensemble de sa doctrine.

Ce que nous connaissons, du reste, du nouvel enseignement de Schelling ne nous parait pas, ainsi qu’on l’a prétendu, contredire son ancien système. Au contraire, si nous en jugeons par un écrit récemment échappé de sa plume[2], non seulement il n’a point changé les bases de sa doctrine, ainsi qu’il l’a déclaré formellement dans son discours prononcé à Berlin en 1841 ; mais il ne fait que développer toute une face de son système qui était restée dans l’ombre, et dont les premiers linéaments sont déjà déposés dans les huitième et neuvième leçons des Études académiques. Nous ne contestons pas ce qu’il peut y avoir de nouveau et d’original dans des conceptions élaborées depuis quarante ans par un esprit aussi fécond et aussi hardi ; mais nous retrouvons maintenues plusieurs des vues émises en 1802. En attendant que l’auteur nous donne, dans l’ouvrage impatiemment désiré, qu’il promet au public depuis plusieurs années, les rectifications et les développements de ses anciennes théories, nous avons pensé qu’il suffisait d’éclaircir et de compléter quelques uns des points les plus importants, traités dans ces leçons, par des extraits empruntés à d’autres ouvrages de la même époque. Encore avons-nous dû être sobre dans ce choix.

Il est cependant une partie du système de Schelling que nous avions à cœur de faire connaître d’une façon plus complète, tant parce qu’elle est chez nous la plus ignorée, que parce qu’elle se rattache à un travail entrepris par nous depuis quelques années, sur une branche spéciale de la philosophie allemande. Nous voulons parler de la Philosophie de l’art. Ainsi que nous le ferons voir dans une dissertation à part, destinée à exposer et apprécier les idées de Schelling sur l’art, et à montrer l’influence qu’elles ont exercé sur les théories esthétiques au xixe siècle, Schelling n’a pas seulement introduit un point de vue nouveau dans la manière d’étudier le monde physique et fondé une philosophie de la nature ; du même coup il a changé la manière d’envisager l’art et renouvelé cette branche si intéressante de la philosophie, ou, pour mieux dire, il l’a créée une seconde fois. Personne au moins ne conteste que l’esthétique n’ait reçu de lui une puissante et féconde impulsion. Nulle part cependant il n’a développé ses vues sur l’art d’une manière complète et systématique. Sa manière d’envisager l’art en général et la place qu’il occupe dans le développement de l’humanité a été consignée à la fin du Système de l’idéalisme transcendantal. En ce qui touche à des points plus spéciaux, sa pensée ressort d’une foule d’endroits de ses autres ouvrages. Mais c’est surtout le Discours sur les arts du Dessin dans leur rapport avec la nature, qui contient le développement de sa théorie, et ses applications à quelques unes des questions qui intéressent les arts en général, la sculpture et la peinture en particulier. Ce discours n’est pas moins remarquable par la forme que par le fond, par la richesse et l’éclat du style, que par la profondeur et l’originalité des idées. C’est un des morceaux les plus brillants de la prose allemande. Schelling, qui s’est si souvent montré non moins poète que philosophe, s’y place à côté des grands écrivains de cette époque si féconde en chefs-d’œuvre de tout genre. Nous nous sommes efforcé de le faire passer dans notre langue, malgré les difficultés qui l’ont fait regarder comme peu susceptible de se prêter à une traduction française[3]. Il se plaçait naturellement à la suite de la dernière leçon, sur l’art, qui termine les Études académiques.

Nous avons également traduit un morceau sur Dante, qui contient, en peu de pages, des idées originales et d’une haute portée sur la poésie moderne, et une appréciation philosophique du plan et de la structure intérieure de la Divine Comédie. Ce petit écrit, qui se recommande aussi par un style brillant et animé, faisait une suite naturelle au Discours sur les Arts du Dessin.

Nous avons complété cette publication par deux morceaux empruntés, l’un au grand critique que l’Allemagne a perdu récemment, W. de Schlegel, l’autre à Goëthe. Bien que le premier de ces fragments soit antérieur au Discours sur les Arts du Dessin, et que l’auteur constate lui-même cette priorité, il est trop évident que l’idée principale, dont il fait honneur à un écrivain peu connu (Morritz), p. 397, que cette manière nouvelle et supérieure d’envisager l’art et la nature appartient à la nouvelle philosophie. C’est elle qui a éclairé et inspiré le critique, peut-être à son insu, et lui a fourni le critérium avec lequel il juge les autres théories. Nous avons cru que le morceau tout entier, écrit avec esprit, élégance et lucidité, pouvait servir avantageusement de commentaire à quelques endroits du Discours sur les Arts, que le philosophe n’a pas cru devoir développer. Le dialogue de Goëthe, sur la vérité et la vraisemblance dans les œuvres d’art, a moins d’importance ; mais on y trouve aussi, sous une forme dramatique, une spirituelle réfutation du système absurde et grossier de l’imitation de la nature, et de l’illusion comme source des jouissances que nous font éprouver les beaux-arts.

Nous ne cherchons pas à le dissimuler, un des principaux caractères qui ont désigné ces divers écrits à notre choix, c’est la forme littéraire. Les Études académiques, le Discours sur les Arts du Dessin, le morceau sur Dante, sont les seuls écrits de Schelling où ce philosophe ait consenti à ne pas exprimer sa pensée sous des formes métaphysiques, et se soit rapproché du langage vulgaire. Encore ne voudrions-nous pas répondre que, dans plus d’un endroit, nos lecteurs ne désirassent moins de laconisme, des termes plus explicites, à la fois moins abstraits ou moins figurés. Toutefois, ces défauts, qui tiennent en partie à la manière habituelle et au style de l’auteur, en partie à ce que le professeur s’adressait à un auditoire déjà familiarisé avec ses idées, ne sont pas tels qu’on ne puisse généralement saisir sa pensée sans grande contention d’esprit et sans autre préparation qu’une connaissance générale de l’idée qui sert de base au système. Si, sous ce rapport, nous avons préféré ces écrits à d’autres du même philosophe, qui offrent un caractère plus scientifique et plus ésotérique, ce n’est pas que nous ayons visé à la popularité ou fui des difficultés qui sont plus en réalité pour le lecteur que pour le traducteur (il est en général plus facile de calquer des formules métaphysiques que de traduire des ouvrages qui ont un mérite de style). Nous nous sommes déterminé par un autre motif sur lequel nous prions qu’on veuille bien nous permettre quelques réflexions.

Il nous a semblé que dans les tentatives, très louables d’ailleurs, qui ont été faites pour propager, par des traductions, la connaissance des principaux systèmes de la philosophie allemande, on a généralement suivi une marche peu naturelle. Sans doute, la clé de ces systèmes est la métaphysique, et, si l’on s’est proposé de nous livrer, tout d’abord, leur secret, de nous faire pénétrer dans leur nature intime, de nous en donner l’intelligence complète, on a bien fait de suivre cet ordre qui est l’ordre logique des idées et celui de la formation des systèmes.

À ce point de vue, les premiers ouvrages qui devaient stimuler le zèle des traducteurs étaient, après la Critique de la raison pure de Kant, la Doctrine de la Science de Fichte, le Système de l’Idéalisme transcendental de Schelling, la Logique de Hegel. Mais quand on a pour but d’initier un peuple aux idées d’un autre peuple, surtout en pareilles matières, il est un ordre plus impérieux que celui de la logique elle-même, c’est celui qui est commandé par l’état des esprits auxquels on s’adresse. On a oublié qu’il s’agissait d’un enseignement, et que tout enseignement, entre les nations comme entre les individus, est en effet une initiation. Or, ici, la méthode est précisément l’inverse de la précédente. On est forcé d’aller, non de l’abstrait au concret, mais du concret à l’abstrait, de l’exotérique à l’ésotérique, de la circonférence au centre, non du centre à la circonférence. Avant de nous conduire dans le sanctuaire de la métaphysique allemande, il fallait nous faire passer par le portique et visiter à loisir les galeries. Autrement, on s’expose a effaroucher et à rebuter des esprits encore peu habitués à ces formules et prévenus contre ce qu’on est convenu d’appeler le jargon de la métaphysique. Il faut l’avouer, malgré les efforts qui ont été tentés pour nous mettre au fait de quelques uns de ces systèmes, nous sommes encore peu familiarisés avec les constructions abstraites, avec le langage et la terminologie de ces philosophes. Tout cela est tellement contraire aux habitudes de notre esprit et au génie de notre langue, que l’on peut douter si de consciencieuses et intelligentes analyses ne remplaceraient pas, avec avantage, des traductions textuelles, inévitablement barbares, quels que soient l’intelligence et le talent des traducteurs. Selon nous, les livres qui doivent être avant tout traduits, ce sont ceux qui peuvent l’être sans que le traducteur soit mis dans la fâcheuse nécessité de faire violence au texte étranger ou à sa propre langue.

Une autre raison décisive à nos yeux, pour traduire cette classe d’ouvrages, c’est que rien n’en peut remplacer la traduction ; c’est que, par la nature même de leur contenu comme par la forme qui les distingue, ils échappent à toute analyse, et restent en dehors des moyens par lesquels on peut chercher à faire connaître le système d’un philosophe et ses idées. C’est ce dont il est facile ce se convaincre par un examen rapide de ces moyens.

Je ne parle pas des expositions de la philosophie allemande, qui se font en vingt pages, dans un article de journal, de revue, ou de dictionnaire. Il est clair que dans de pareils cadres il n’y a place que pour les généralités. L’auteur est dispensé de descendre dans les détails. Il peut, tout à son aise, traduire à son tribunal tel ou tel de ces philosophes, ou tous ensemble, les juger, les condamner, affecter vis-à-vis d’eux des airs de supériorité, sans connaître à fond aucun de leurs systèmes, sans peut-être même avoir lu d’un bout à l’autre un seul de leurs écrits. Quatre ou cinq formules, qui sont partout en circulation, lui suffisent pour faire leur procès en forme et les juger en dernier ressort. C’est montrer peu d’égards envers les princes de la philosophie.

Un autre procédé plus grave, mais dont on ne doit guère plus attendre en faveur de cette classe d’ouvrages, que nous nous permettons de recommander aux traducteurs, est celui de ceux qui, dans un intérêt de secte ou de parti, et avec un esprit évidemment hostile aux systèmes qu’ils entreprennent d’exposer et de juger, peut-être même à toute philosophie, choisissent un de ses principaux représentants, ab uno disce omnes, et prennent à tâche de nous le faire connaître par une ample et soigneuse analyse, de nous introduire dans tous les compartiments de son œuvre, de nous conduire dans les détours de ce labyrinthe et de nous en expliquer, à chaque pas, les énigmes. Or, le but étant moins d’éclairer le lecteur sur la nature et la véritable portée du système que de l’en dégoûter et de lui épargner la fatigue de l’étudier à fond, ainsi que tous ceux qui appartiennent au même mouvement d’idées, il faudrait avoir bien du malheur pour ne pas conduire à bien une pareille entreprise et ne pas la voir couronnée d’un plein succès.

Ce qui caractérise de telles expositions, c’est d’abord l’affectation d’une grande fidélité matérielle. Seulement, après cinq ou six cents pages, le premier mot reste à dire sur le sens véritable de la doctrine et sur l’idée qui en fait le fond. L’esprit est absent. Vous avez assisté à la dissection d’un cadavre. Que dis-je ? c’est un squelette que vous avez sous les yeux ; car, on a eu soin de supprimer tout ce qui pourrait encore lui donner quelqu’apparence de vie. Les développements, les aperçus ingénieux, tout ce qui peut réhabiliter un auteur aux yeux des hommes sensés, peu soucieux d’idées spéculatives et qui jugent un système ou s’intéressent à lui en raison de ses applications fécondes au droit, à l’histoire, aux beaux-arts, tout cela est retranché, abrégé, réduit aux proportions les plus mesquines. En revanche, vous êtes rassasié de métaphysique et de formules dont vous n’avez pas le sens, et qui font un effet bizarre et ridicule. Il arrive ainsi que l’on a extrait des ouvrages d’un philosophe sa propre satire et que, sous le nom d’histoire, on a fait contre lui un gros pamphlet, arsenal ouvert à quiconque, partageant la même sympathie pour lui et ses pareils, ignore sa langue, et ne se sent pas aussi bien initié à l’intelligence de ses doctrines. Pour le lecteur qui voulait s’éclairer, il a une énigme de plus à résoudre, celle de savoir comment toute une grande nation peut avoir admiré de telles extravagances et décerné la renommée à leurs auteurs. — La moralité, pour les esprits profonds, c’est un exemple de plus des bizarreries de l’esprit humain.

Quant aux travaux vraiment sérieux entrepris dans le but de faire connaître ces théories, et le vaste mouvement philosophique auquel ils appartiennent, nous sommes loin assurément de contester leur importance et leur utilité ; mais le plan selon lequel ils sont conçus et les conditions de leur exécution, s’opposent à ce qu’une place digne et suffisante y soit accordée aux écrits dont nous parlons et aux idées qu’ils renferment. L’auteur qui expose et apprécie la série de ces systèmes, et chacun d’eux en particulier, doit surtout s’attacher aux principes généraux qui en sont la base, faire ressortir leur liaison et leur enchaînement. C’est donc la partie métaphysique qui doit encore ici dominer. On reproduit très-bien les grandes divisions de cette philosophie. On nous montre ses racines, son tronc et ses branches principales ; mais ses dernières ramifications et sa riche efflorescence sont perdues pour nous. Ce qu’il y a de vivant, d’original dans la pensée de l’auteur et les vues de détail qui n’ont qu’un lien indirect ou fort éloigné avec ses principes, doit être mis de côté, sous peine d’engendrer la confusion, de nuire à l’unité, à la clarté du plan. Or, souvent un philosophe n’a pas moins déployé d’invention, de fécondité, de génie dans ses pensées éparses et ses vues détachées, que dans la construction de son système. C’est le propre des grands esprits de semer les idées partout où ils laissent la trace de leurs pas, de déposer des germes féconds pour l’avenir, dans quelque coin ignoré, loin des champs de la spéculation. lisez les moindres écrits de Platon, d’Aristote et de Leibnitz. Là, peut-être, sont les idées qui survivront au système, ou dont un autre système doit éclore. Là, ordinairement, lorsqu’ailleurs la pensée mal éclose s’enfantait péniblement, ou s’embarrassait dans ses langes en s’efforçant, pour exprimer des idées nouvelles, de créer une terminologie nouvelle, là, vous trouverez le grand écrivain. Nous n’admettons pas que l’on puisse être un esprit éminent, même comme métaphysicien, et constamment un écrivain médiocre. Le style et la pensée, la forme et le fond se tiennent trop étroitement pour qu’après avoir fait quelque temps divorce et s’être long-temps inutilement cherchés dans les esprits créateurs, ils ne finissent pas par se rencontrer et s’harmoniser quelque part. C’est dans ces sortes d’écrits que vous retrouverez leur alliance.

Tels sont les motifs qui ont décidé notre choix dans cette publication, et pour lesquels nous nous permettons de recommander toute une série d’ouvrages intéressants, jusqu’ici trop négligés, des autres philosophes allemands, de Kant, de Fichte, de Jacobi, etc. On nous aurait mal compris, si l’on pensait que nous voulons leur sacrifier la métaphysique et les livres qui la renferment ; mais nous croyons que nous avons besoin d’y être doublement préparés, d’abord par ces écrits, ensuite par des analyses étendues, exactes, où l’esprit, plus que la lettre des auteurs, soit saisi et exprimé en langage intelligible. Quant à la traduction proprement dite des œuvres ésotériques de la philosophie allemande, si elle est possible,

le moment, selon nous, n’en est pas venu[4].

III.

Analyse de ces écrite.
§ Ier. Leçons sur la méthode des études académiques.

Si nous n’avons pu songer à discuter, dans cette préface, des doctrines qui touchent à tous les points fondamentaux de la science humaine et se rattachent au système entier de l’auteur, une analyse rapide était nécessaire pour mettre en relief les idées principales, en faire mieux saisir l’ordre et l’enchainement, ainsi que pour éclairer les passages qui pourraient offrir au lecteur quelqu’obscurité.

Les leçons sur la méthode des études académiques, qui forment la partie la plus étendue et la plus importante de cette publication, ont pour but de régénérer l’enseignement scientifique des universités. Cette réforme doit, en même temps, faire pénétrer partout l’esprit, la méthode et les résultats généraux de la philosophie de l’auteur. Il y a donc deux choses à considérer dans ce livre, les observations et les idées qui conservent leur valeur indépendamment du système, ce qui tient essentiellement à celui-ci et nous le fait connaître. Nous prions le lecteur de ne pas perdre de vue cette distinction.

Première leçon. Les trois premières leçons sont consacrées à des considérations générales sur le caractère, le but et les conditions de l’enseignement académique. Elles se détachent facilement du reste du cours à qui elles servent comme d’introduction et de prolégomènes.

Dans la première, qui a pour titre de l’idée absolue de la science, Schelling expose d’abord brièvement les motifs qui Font déterminé à ouvrir ce cours. La principale est la nécessité de remédier au défaut d’ordre et d’unité qui caractérise renseignement de la plupart des sciences dans les universités. Le remède, la philosophie seule peut le trouver et l’appliquer. C’est un enseignement qui repose sur l’idée même de la science envisagée du point de vue de sa plus haute unité, dans son caractère absolu et universel, comme embrassant dans son sein toutes les sciences particulières, leur servant de lien, décentre et de terme final. Cette conception importe à la marche et au progrès de toutes les sciences spéciales ; elle seule peut donner aussi une utile direction aux établissements où elles doivent être enseignées selon leur véritable esprit.

Par son rapport avec la science première et absolue, toute science participe elle-même de l’absolu. Car, bien que la science absolue ne réside que dans Dieu, elle existe aussi pour nous ; la science humaine, dans son ensemble, devant être une image, un reflet plus ou moins parfait de cette science idéale. Toute science qui s’en détache et s’en sépare, qui, par là, oublie son origine et son but, est condamnée à l’immobilité. Cette faculté de considérer toute chose dans son rapport avec le tout et du point de vue de la plus haute unité est aussi le propre de l’inspiration et du génie. Ce qui n’est pas pensé dans cet esprit, ce qui n’est pas susceptible d’être saisi harmoniquement dans ce tout organisé et vivant, est vide et insignifiant. Ce sont des matériaux inertes que la science ne peut s’assimiler, qu’elle expulse de son sein, selon les lois de l’organisation et de la vie.

Telle est, poursuit Schelling, la vraie manière d’envisager la science. Ainsi la conçut l’antiquité : c’est là le sens de cette σοφια des Grecs, qui était à-la-fois la science et la sagesse dans leur tendance la plus élevée. Et la philosophie est-elle autre chose que cette aspiration de l’homme à communiquer avec l’essence divine, à participer de cette science absolue dont l’univers est l’image, et dont la source est dans l’intelligence éternelle ?

Mais ici s’élève une objection. La science, dit-on, pour répondre à cet idéal, devrait avoir son but en soi, dans la connaissance et la contemplation de la vérité. Or, telle n’est pas la science humaine. L’homme n’a pas été créé pour la vie contemplative. Sa vraie destination, en ce monde, n’est pas la contemplation, mais l’action, l’accomplissement du devoir, la vertu. Toute science qui, dans ses recherches, ne tend pas immédiatement à un but pratique, est oiseuse et inutile. Agir est l’essentiel, savoir l’accessoire ; l’un est le moyen, l’autre le but. La science n’a donc pas ce caractère d’indépendance absolue que lui donnent les esprits spéculatifs. L’idéal qu’ils proposent est faux et chimérique y dangereux même, puisqu’il détourne l’homme de ses devoirs et lui fait perdre de vue sa vraie destination.

Ainsi s’expriment les partisans d’une morale étroite. Et cette opinion n’atteint pas seulement la science : elle s’étend aux arts et à la littérature, qu’elle ne considère plus aussi que comme des moyens et des instruments par rapport au but moral. Schelling s’en montre vivement préoccupé ; elle reparaîtra sous plusieurs formes dans le cours de ces leçons, et notamment dans la septième. Ici, sans la poursuivre dans ses conséquences, il l’attaque dans son principe ; il maintient le caractère absolu de la science et son indépendance, tout en reconnaissant son harmonie avec la morale. Nous regrettons que les raisons qu’il donne soient empruntées à son système et présentées sous une forme métaphysique qui leur fait perdre, aux yeux du sens commun, leur force et leur clarté. Pour trouver une réponse à cette objection, il n’était pas nécessaire d’invoquer la théorie de l’identité et de l’absolu ; il suffisait de la tirer des notions communes et universellement admises. Cette explication n’eût pas couru le risque d’être rejetée par quiconque n’admet pas le système et n’est pas initié à sa terminologie. Nous l’omettons donc, devant la retrouver plus loin. D’ailleurs, comme s’il en sentait lui-même l’insuffisance, Schelling en ajoute une autre plus claire et où l’on retrouve la pensée de tous les grands philosophes qui ont traité ce sujet.

L’opposition que l’on prétend établir entre la pratique et la spéculation vient d’une manière étroite d’envisager les choses. Si l’on remonte, en effet, à la source première d’où découlent tout savoir et toute actionnée qui, dans le monde réel, parait divisé, opposé, contradictoire, se concilie, s’harmonise et s’identifie. Dans Dieu, la science et l’action, la puissance et la sagesse, la liberté et la nécessité, loin de s’opposer et de se contredire s’unissent et sont identiques. Ainsi, dans leur principe et leur essence, le savoir et l’action ne sont ni séparés ni distincts. Ce sont deux faces, deux formes indépendantes d’un seul et même principe ; et le préjugé qui les oppose disparaît dès qu’on se reporte à leur origine. Aussi, voit-on que ceux qui font de la science le moyen, de l’action le but, n’ont puisé l’idée de la première que dans les actions et les affaires de la vie commune ; ils ne mesurent l’importance et la dignité de la science que par son utilité pratique. Pour eux, la philosophie se réduit à la morale ; les sciences physiques et mathématiques n’ont de valeur qu’autant qu’elles s’appliquent aux arts industriels, à l’architecture, à la navigation et à l’art militaire. Tel est le langage des esprits superficiels : ils répètent des propositions banales sur l’accord de la science et de la pratique, l’action devant toujours être la conséquence du savoir. Ils se plaignent de ce qu’il n’en est pas toujours ainsi, disant la vérité sans s’en douter ; car l’une et l’autre sont indépendantes ; mais cette indépendance est la condition même de leur harmonie. Toutes deux expriment à leur manière, par une face différente, le principe éternel des choses. C’est en vain que l’on chercherait la véritable liberté dans l’action séparée de la connaissance du vrai, comme la sagesse sans l’action, l’une et l’autre isolées de la vérité et de la cause première. — Cette explication n’est pas nouvelle ; sauf peut-être quelques différences dans la forme, c’est celle de tous les grands philosophes et des théologiens les plus illustres. On la trouve dans Platon et dans Aristote. Toute une série des dialogues de Platon (Protagoras, Ménon, Charmide), ont pour but de démontrer que la vertu ne peut être séparée de la science, que toutes les vertus ont leur source dans l’idée du bien, qui seule gouverne l’homme et produit en lui des actions conformes à la raison et à l’ordre. Il va même jusqu’à identifier le courage, la tempérance, la justice avec la science. Il soutient que la vertu réside essentiellement dans la connaissance du bien et qu’on ne pèche que par ignorance. L’identité de la science et la moralité est une des bases de la philosophie platonicienne. Si elle offre d’ailleurs une tendance trop contemplative, que l’on interroge le génie plus positif et plus pratique d’Aristote, on verra que tout en faisant la part plus large à l’action, lui qui fait résider la vertu dans l’habitude (ἕξις), il se garde bien d’isoler l’action du savoir, et surtout de subordonner l’un à l’autre. Il maintient avec une égale force l’indépendance et le caractère absolu de la science. Rien n’est plus beau que les passages de la métaphysique qui ont trait à ce sujet. « Connaître et savoir dans le but unique de connaître et de savoir. Tel est le caractère de la science par excellence (Métaph. liv. I., ch. II.). — Si les premiers philosophes philosophèrent pour échapper à l’ignorance, il est évident qu’ils poursuivirent la science pour savoir et non en vue de quelqu’utilité (ibid.) De même que nous appelons homme libre celui qui s’appartient et qui n’a pas de maître, de même aussi cette science entre toutes les sciences peut porter le nom de libre. Celle-là seule, en effet, ne dépend que d’elle même. Toutes les autres sciences, il est vrai, ont plus de rapport avec les besoins de la vie, mais aucune ne l’emporte sur elle, etc. (ibid). »

La deuxième leçon, sur la destination scientifique et morale des Académies, malgré ce qu’elle laisse à désirer, est, sous le rapport de la forme oratoire, une des plus remarquables du livre sur les Études académiques ; elle rappelle les éloquentes leçons de Fichte sur la destination du savant. Schelling débute par des considérations générales sur l’origine des sciences et des arts et sur leur premier mode de transmission. Il oppose la science moderne à la science antique, signale les circonstances différentes qui ont présidé à leur berceau, et en déduit les causes qui ont détourné les établissements scientifiques de leur véritable but, y ont fait prévaloir des tendances contraires au principe de leur institution.

Dans l’antiquité, la science encore une se confondait avec la vie sociale ; elle en émanait et y retournait. Dans les temps postérieurs, elle s’en isola de plus en plus ; en outre, elle se dédoubla, devint, à la fois, science du passé et du présent. De là, pour l’esprit moderne, des exigences particulières : la nécessité, surtout, de partir d’une connaissance historique. A la science proprement dite dût s’ajouter la science du passé comme objet nouveau : érudit et savant devinrent synonimes.

Ce culte si naturel de la pensée antique, de ses monuments et de ses chefs-d’œuvre, eut de fatales conséquences. L’admiration fit place à la soumission et au respect aveugle. La pensée y perdit sa spontanéité et son originalité. Au lieu d’étudier la nature et l’homme, ces vrais modèles, on se contenta de raisonner sur des textes, et, plus tard, l’autorité d’Aristote fut invoquée contre les découvertes de Descartes et de Keppler. L’imitation avait remplacé la science.

C’est dans ces circonstances que naquirent la plupart des universités ; ainsi s’explique toute leur organisation scientifique. D’abord, l’érudition devait y dominer ; ensuite, la masse des connaissances à apprendre et a enseigner, jointes à l’absence d’esprit philosophique, eurent pour résultat d’introduire partout le fractionnement et le morcellement. L’unité se retira de plus en plus et disparut même des parties les plus élevées de l’enseignement. Le faisceau des sciences fut brisé. Les universités et les académies ne répondirent plus à leur destination et à leur nom. La science, qui est essentiellement une, ne donna plus que de rares manifestations d’une vie libre et indépendante.

Comment ranimer l’esprit scientifique dans ces établissements ? Le cours, dans son ensemble, répond à cette question. Mais si les maximes du philosophe sont pleines d’élévation et de justesse, exprimées avec éloquence, elles sont sans portée pratique ; il semble craindre d’entrer dans les explications ; on voudrait quelque chose de plus explicite et de plus positif. Sans doute il n’était pas obligé de descendre dans les détails ; il eut été d’ailleurs mal à l’aise, dans son pays, sur un terrain qui touche par tant de points à la politique ; mais (et cette remarque porte sur le livre entier) on doit regretter qu’il ne soit pas sorti de ces généralités ; qu’il se soit contenté de poser un idéal sans indiquer les moyens de le réaliser.

Son attention se porte principalement sur les conditions que doivent remplir les hommes chargés d’un enseignement public. Il veut qu’aucun d’eux n’obtienne de considération que par son talent, son savoir et son zèle. Des exigences, dit-il, que les étudiants eux-mêmes imposent à une académie (université) et à ses professeurs dépend en partie leur réalisation ; l’esprit scientifique une fois éveillé chez les étudiants réagit sur le tout » effraye les incapables et appelle les hommes distingués. — Cette remarque est fort juste ; mais comment s’éveille l’esprit scientifique chez les étudiants ? Ensuite, d’où seront tirés les maîtres capables de remplir cette tâche ? Il répond : précisément des académies où ils reçoivent leur première culture selon cet esprit. — Mais d’où vient la première impulsion ? Là est le nœud de la difficulté. Que l’on accorde, ajoute-t-il, aux académies la liberté de la pensée, qu’on ne la restreigne pas par des considérations étrangères à la science, des maîtres se formeront d’eux-mêmes, capables d’en former d’autres. — Nous croyons, en effet, que la liberté de la pensée est la première condition de la vie scientifique dans les établissements destinés à faire avancer et à propager la science, mais ce n’est pas la seule. Ceux-ci réclament, en outre, une organisation conforme à cet esprit, la protection de l’État, et, surtout, des circonstances favorables qui tiennent à l’esprit public. On doit appliquer ici à la science, ce que l’auteur dit lui-même ailleurs de l’art (p. 278). Il est besoin d’un enthousiasme général pour la recherche du vrai comme pour la réalisation du sublime et du beau. C’est alors, quand la vie publique est mise en mouvement par ces mobiles capables de donner l’essor à la pensée, que la science marche vers son but sans s’en laisser détourner par des considérations étrangères, sans sacrifier à l’utile et aux intérêts matériels ; mais quand l’esprit opposé règne partout, il est à craindre que la science elle-même ne puisse s’y soustraire, et que les savants ne cèdent à l’entraînement général.

Schelling, cependant, touche un moment la question des rapports de l’État et de l’enseignement public. Il veut que les académies ou les universités ne soient pas considérées comme des instruments de l’État ; que celui-ci ne voie en elles que des établissements vraiment scientifiques ; qu’au lieu de restreindre la liberté par des vues mesquines, il cherche à y faire régner le mouvement des idées et le progrès le plus libre. — Ces vues sont libérales ; mais toutes les questions si graves si délicates qui nous préoccupent ne sont pas même abordées dans leur généralité.

Le philosophe continue l’examen des conditions que doivent remplir les maîtres chargés d’enseigner la science. Ses observations, plus critiques que dogmatiques y sont aussi plus nettes et plus explicites. Il blâme la forme de l’enseignement en usage alors dans la plupart des universités allemandes ; la manie introduite par le Wolfianisme et le Kantisme, d’employer partout des formules philosophiques dénuées souvent de sens et d’esprit et de les appliquer aux objets les plus vulgaires. Il se plaint en même temps de l’absence de forme systématique dans la plupart des sciences positives. Sa verve mordante ne se lasse pas de poursuivre les savants dont l’esprit positif, mais étroit et borné, ne sait s’élever par aucune pensée générale au-dessus des faits et des cas particuliers. Nous recommandons aux hommes spéciaux, comme ils s’intitulent eux-mêmes, de méditer surtout les paroles suivantes :

« Celui qui ne connaît sa spécialité que par son côté particulier et ne sait pas y reconnaître l’élément général qui le vivifie, est indigne d’enseigner et d’être le gardien de la science. » — « Ce n’est pas par une simple habileté mécanique dans la science, mais par la faculté d’en pénétrer les détails avec les idées d’un esprit habitué aux conceptions générales, que l’on devient, à la fois, un savant distingué et le meilleur maître dans sa spécialité. »

Et que l’on ne croie pas que c’est là réduire chaque science particulière à n’être qu’un moyen et un instrument par rapport à la science en général. La science est un organisme. Dans un véritable organisme, le centre est partout comme la vie. Chaque membre est, à la fois, moyen pour le tout et but pour lui-même. Le vrai savant, qui fait de sa spécialité le centre de la science entière, peut, de ce point, voir rayonner la lumière dans toutes les directions et embrasser l’universalité des choses. Celui-là seul, qui l’isole du tout, lui ôte son caractère indépendant, et en fait un moyen, un instrument. À ces idées étroites sont associés des sentiments vulgaires, le manque de véritable intérêt pour la science, subordonnée dès lors à des fins matérielles.

Schelling combat un autre préjugé, celui qui, donnant à l’enseignement pour unique but la transmission de la science, croit inutile que les hommes chargés de l’enseigner soient capables de l’enrichir eux-mêmes de leurs propres découvertes. Sa réponse n’admet pas de réplique. — S’imaginer que l’on puisse distinguer le professeur et le savant, la science et l’enseignement, et les séparer, c’est une erreur grossière, également funeste à l’un et à l’autre. En effet, 1o pour transmettre la science il faut la comprendre. Un enseignement fait avec intelligence suppose un esprit juste et pénétrant, capable de saisir le sens et la portée des découvertes qu’il expose ; et plusieurs d’entre elles sont d’une nature telle que leur sens le plus profond ne peut être saisi que par un génie homogène ; 2o les hautes sciences ne se transmettent pas. Les apprendre c’est les créer, les construira soi-même. L’esprit parcourt les mêmes voies, guidé par la méthode et les travaux antérieurs ; mais tout ce qu’il comprend il le découvre ; ce qu’il n’invente pas il ne le saura jamais. Ainsi fait-on dans les mathématiques et dans la philosophie. Pascal refaisant la géométrie n’est pas une exception ; c’est la règle personnifiée dans le génie. Et ailleurs, dans les sciences physiques, par exemple, partout l’élément rationnel n’est-il pas mêlé à l’expérience, l’idée au fait ? « Donc, celui qui vit dans la science comme dans un domaine étranger, qui ne la possède pas personnellement, et ne pourrait à chaque moment entreprendre de la créer de nouveau, est un maître indigne, qui déjà, en essayant de transmettre les pensées du passé et du présent, entreprend quelque chose qu’il ne peut tenir ; » 3° Une transmission intelligente doit être accompagnée d’un jugement. S’il est impossible, sans les idées, de comprendre les découvertes d’autrui, à plus forte raison l’est-il de les apprécier. De là un enseignement purement historique ou descriptif, dépourvu de vie et d’intérêt, une exposition toute matérielle, des classifications artificielles. Rien de plus dénué d’esprit, rien qui tue l’esprit comme un semblable enseignement ; 4° La vraie destination de l’enseignement public, ce qui fait la supériorité de l’enseignement oral, c’est sa vertu génétique. Le maître doit, sur chaque point particulier de la science, engendrer la science entière, la faire naitre sous les yeux de l’élève. Ce qui suppose non seulement qu’il l’a lui-même apprise, mais la possède dans son esprit le plus intime et le plus vital.

Ces idées, en elles-mêmes, n’ont rien de neuf ; mais on ne peut nier que la rigueur philosophique, jointe à l’éclat du style, que nous ne pouvons reproduire, ne donnent à ce morceau une force qui en fait le mérite et l’originalité.

Quant à la destination morale des académies, elle ne doit pas, dit Schelling, être distinguée de leur destination scientifique. C’est ici, surtout, qu’il faut maintenir le principe établi plus haut, l’identité du savoir et de l’action. La société civile, l’État, ne saurait réaliser cet idéal, parce que la multiplicité des fins à poursuivre, des intérêts à concilier, des passions à diriger et à ménager, sont des obstacles qui ne seront jamais complètement surmontés. Il n’en est pas de même des associations dont la science est l’unique objet. Il suffit, pour rendre leur organisation parfaite, de faire ce que prescrit l’idée même de l’association scientifique. Rien n’y doit être estimé que la science. Il ne doit y avoir d’autres distinctions, d’autre ascendant, d’autre influence, que ceux du savoir et du talent joints aux qualités morales. Schelling fait, à cette occasion, la censure sévère des abus qui régnaient de son temps dans les universités allemandes. Nous ne doutons pas que sa voix éloquente et grave n’ait contribué à la réforme qui, peu à peu, a modifié et finira par détruire les mœurs et les usages barbares légués à ces établissements par le moyen-âge.

Il est à remarquer qu’à cette époque et plus tard, les philosophes et les écrivains les plus célèbres de l’Allemagne, qui, pour la plupart, ont aussi laissé une trace brillante dans l’enseignement public semblent s’être entendus pour développer dans leurs leçons et leurs écrits cette thèse de la destination des savants et des académies. Avec quelle enthousiasme ils parlent tous de cette haute et noble mission ! lis sentaient que là était l’avenir de leur pays, que de ce foyer naîtrait un jour la liberté politique. D’autres, tels que Schelling, dont l’esprit sympathisait peu d’ailleurs avec les idées de la démocratie moderne, y voyaient au moins l’application immédiate, sur une petite échelle, de leurs théories sur l’État et la société. Tous ces plans de réforme aboutissent à unr modèle de constitution académique. C’est leur République de Platon ; l’image de la société parfaite ; « l’aristocratie dans le sens le plus noble » ; l’aristocratie de l’intelligence. « Les meilleurs doivent y dominer, » Schelling, en particulier, ne pouvait manquer de chercher l’équation du fait et du droit, de l’idéal et du réel, dans cette région, selon lui, étrangère aux intérêts et aux passions qui troublent le monde social et l’empêcheront toujours d’atteindre à l’exactitude et à la pureté de sa formule. — Comme lui, faisons des vœux pour que cette politique soit aussi en vigueur dans nos établissements scientifiques, qu’elle les rende florissants, leur donne autant de dignité qu’il est possible au-dedans, et de considération au-dehors.

Mais, s’il faut le dire, nous sommes loin de partager ces illusions. Une société parfaite de savants nous parait un rêve aussi difficile à réaliser que la République de Platon. Une pareille association n’est-elle pas toujours une réunion d’hommes, et la nature humaine n’est-elle pas partout la même ? Outre les passions qui tiennent à l’humanité, les savants n’ont-ils pas les leurs propres ? De plus, ne sont-ils pas de leur temps ? Que sera-ce donc quand les vices et les abus d’une société caractérisée par l’affaiblissement des croyances et le relâchement des mœurs, viendront à franchir le seuil des académies et à pénétrer jusque dans le sanctuaire de la science ? Schelling parle beaucoup de l’ignorance et de l’incapacité comme devant être refoulées et tenues à l’écart. Là n’est pas le danger réel ; il est bien plutôt dans la capacité elle-même et le talent détournés de leur véritable but, dans un faux emploi des plus rares et des plus belles facultés. Si le savoir-faire venait à remplacer le savoir ; si l’habileté, la sagacité, la pénétration, l’activité, la persévérance, l’opiniâtreté, au lieu d’être consacrées à dévoiler les secrets de la nature et les mystères de l’âme humaine, ne servaient plus qu’à nouer et à poursuivre une intrigue, à se faire et à conserver une position sociale ou scientifique, plutôt encore qu’à marquer sa place dans la science par de sérieux et durables travaux, à organiser une coterie plutôt qu’à créer un système, à exploiter les hommes plutôt qu’à les éclairer, à enrôler la jeunesse sous un drapeau de secte ou de parti, à stimuler son ambition précoce par l’appât des places et des honneurs, plutôt qu’à lui inspirer le goût pur et désintéressé de la science et à cultiver dans son cœur les généreux sentiments et les nobles passions, alors, il faudrait retourner la proposition du philosophe allemand et dire que le sens moral affaibli entraînerait inévitablement avec lui la déchéance du savoir et du talent, et que, manquant à leur destination morale, les corps savants manqueraient aussi à leur destination scientifique. Ces craintes sont exagérées, sans doute, mais Dieu veuille qu’elles soient sans nul fondement ; que nous ayions tracé à notre tour un tableau de fantaisie et fait une utopie dans le sens pessimiste !

La troisième leçon renferme, sur les conditions des études académiques, d’excellents conseils qui n’ont pas vieilli, ainsi qu’on pourra s’en convaincre. Si elle offre de l’intérêt, surtout par la forme et la date, elle se prête d’autant moins à l’analyse.

La première condition, pour cultiver convenablement son esprit et faire des progrès dans la science, c’est d’apprendre : précepte banal, sans doute, mais non superflu. Que déjeunes gens, d’ailleurs heureusement doués, se figurent que le talent et l’imagination peuvent suppléer au savoir, se hâtent de fermer les livres pour saisir la plume, sans s’y être préparés en amassant un trésor suffisant de connaissances positives ! De là tant de productions faibles et vides, de plans avortés, de travaux sans baleine. Qu’ils apprennent que les fortes conceptions ne s’improvisent pas ; qu’ils recueillent cette leçon de la bouche des plus grands maîtres ; qu’ils sachent que les écrits originaux et créateurs qui ont renouvelé la face des sciences ou des lettres, et dont les œuvres attestent la plus riche fécondité, s’étaient soumis à cette longue et pénible initiation ; qu’ils se rappellent Platon, écoutant Socrate pendant dix années, Aristote, restant vingt ans à l’école de Platon avant d’ouvrir la sienne, et recevant de son maître le surnom de liseur.

Qu’ils ne se laissent pas abuser par quelques exceptions plus apparentes que réelles, et qui, mieux connues y rentrent dans la règle et la confirment. Si ces exemples étaient suivis, nous aurions moins de savants qui ignorent les premiers éléments des sciences, moins de littérateurs qu’il faudrait renvoyer à l’école, moins d’esprits originaux qui trouvent plus commode d’inventer que d’apprendre, moins de critiques habitués à juger sans connaître, et aussi peut-être moins d’ambitions déçues qui mènent si souvent à une fin déplorable.

Quant aux maîtres chargés d’enseigner en public, ils doivent se garder de nourrir cette disposition dans la jeunesse, éviter le double écueil de viser à la popularité par une exposition superficielle et agréable, ou d’affûter une profondeur ennuyeuse qui se traîne péniblement sur les détails et les formules arides. Ce qui convient, c’est un enseignement à la fois solide et vivant, où le fond ne soit pas sacrifié à la forme ni la forme à une lourde et pédantesque érudition. En effet, enseigner, comme apprendre, renferme ces deux point de vue qui jamais ne doivent se séparer. Apprendre, dans le vrai sens, ce n’est pas enregistrer dans sa mémoire des faits ou des idées, c’est en saisir l’esprit et s’en approprier la forme par l’exercice. Si l’exercice, cette partie essentielle de l’étude, porte principalement sur la forme, qu’on n’oublie pas que celle-ci importe au fond comme le fond à la forme, qui, sans lui, reste vide. Dans toute science et dans tout art, il est un mode d’expression qui convient à l’idée, et lui est étroitement lié, une forme parfaite et finie qui marque son entier développement et sa plus haute clarté, sans laquelle la pensée reste vague et confuse, ne se possède ni se maîtrise. Y atteindre c’est atteindre à l’idée même. Rester en deçà, c’est savoir et comprendre à demi. Il ne faut donc pas regretter le temps et la peine consumés dans cet exercice. Outre que le vrai savoir est à ce prix, c’est dans cette lutte que l’esprit, moins passif, développe son énergie. C’est ainsi qu’on devient fort ; c’est le secret du succès. Mais, d’autre part, l’exercice qui ne porte que sur la forme et néglige le fond est un stérile labeur. Il engendre la fausse rhétorique dans les lettres, la scholastique dans les sciences et la philosophie. Tous deux réunis, combinés, identifiés, forment la base d’une solide et complète instruction. De là, avec un inépuisable trésor d’érudition et de pensées, la clarté, la précision, la méthode, la supériorité d’un esprit à la fois nourri et fécondé, alerte et réglé.

Apprendre et s’exercer, tels sont sans doute les premières conditions de la culture intellectuelle ; ce n’est pas le but. Le but est de produire. Cette divine faculté de produire et de créer, qui distingue l’homme et l’assimile à Dieu, elle n’est pas seulement la prérogative de l’artiste et du poète ; elle appartient aussi au savant, et tout savant digne de ce nom ne doit pas seulement posséder la science, mais s’efforcer de s’en tracer à son tour une image plus parfaite, qui réponde mieux à l’idéal tel qu’il le conçoit. Autrement, la science en lui n’est ni féconde ni vivante, elle est stérile et morte ; elle dégénérera bientôt en mécanisme et en routine. Lui-même ne sera qu’une machine plus ou moins bien réglée.

Or, la production se fait par une vive intuition qui rapproche et saisit simultanément les deux termes de toute existence, le général et le particulier, l’idéal et le réel, l’abstrait et le concret, et de ce choc fait jaillir une idée qui les illuminant tout-à-coup d’un jour nouveau, dévoile entre eux de nouveaux rapports.

Ces régies posées, Schelling attaque la méthode qui les méconnaît ; il signale ses tendances et ses funestes effets.

Cette méthode, déjà appréciée plus haut, consiste à enseigner et apprendre les faits et les résultats, comme tels, sans chercher à en pénétrer le sens ou l’esprit et à comprendre les principes, qui eux-mêmes sont présentés comme de simples données, historiques. Elle tend à transformer les établissement scientifiques en établissements industriels ; car la première conséquence est de faire négliger complètement la théorie pour les résultats, de faire de la science, non un but, mais un moyen, et d’en abaisser le niveau.

Ses effets sur l’esprit cultivé par elle sont faciles à prévoir. 1° Il est impossible qu’il s’approprie bien ce qu’il ne fait que recevoir. Ne sachant remonter des faits aux causes, des résultats aux principes, et redescendre de ceux-ci aux conséquences, il est totalement dépourvu d’intuition. Ne possédant pas l’intelligence des principes il les applique souvent à faux ; sa science l’abandonne souvent, même dans les cas particuliers, et sa maladresse se trahit avec son ignorance. 2o Il est incapable de progrès. Pour avancer il faut avoir devant les yeux un but, un idéal, juger les découvertes actuelles avec une mesure qui les dépasse et en fasse sentir l’insuffisance. Il faut d’ailleurs s’élever au-dessus des particularités et les dominer par des vues générales. 3o Du sentiment de l’impuissance jointe à l’absence d’idées, nait l’amour de l’immobilité et la haine du progrès, la peur des théories et des réformes, de tout ce qui menace de troubler le repos et la paresse d’esprit et de renverser l’échafaudage factice de classifications arbitraires ou artificielles sur lequel s’étaie un savoir superficiel. C’est le plus grossier positivisme dans la science[5].

Schelling, indique ensuite les conditions relatives aux études qui doivent servir de préparation à l’enseignement supérieur, et qui font l’objet de ce que nous appelons l’instruction secondaire.

Il marque d’abord la limite qui doit les séparer ; car il est essentiel d’empêcher toute anticipation, toute confusion. Les premières études doivent être fortes et complètes, mais élémentaires, se mesurer sur la portée des intelligences de cet âge, suivre le développement des facultés humaines. Il importe surtout de ne franchir aucun degré essentiel. Il n’y a que le génie qui ait ce privilège, et encore ce privilége n’est-il qu’une marche plus rapide. Il est d’ailleurs des sciences qui ne peuvent se comprendre que quand l’esprit est capable de saisir un ensemble, et qu’il a été préparé à leurs hautes généralisations. Les enseigner trop tôt, c’est risquer de le faire sans succès et d’en inspirer le dégoût, ou de favoriser le demi-savoir, pire que l’ignorance.

Schelling caractérise peut-être l’enseignement secondaire d’une manière insuffisante par le mot de connaissances, qu’il oppose à la science proprement dite, comme renfermant seulement la partie mécanique et technique, et s’adressant principalement à la mémoire. Ceci, pris à la lettre, serait en contradiction avec tout ce qui précède, et doit être jugé par ce qui suit. Il entend par là les notions élémentaires des sciences, telles que les premières opérations du calcul et de l’algèbre, etc. Mais, surtout, il veut que la base de ce système d’éducation soit l’étude des langues anciennes et modernes, qui seule peut ouvrir un accès aux principales sources de l’instruction et de la science, et est l’exercice le plus propre à développer, à cet âge, toutes les facultés de l’esprit. Si l’espace nous le permettait, nous ferions remarquer l’unanimité de tous les grands écrivains de l’Allemagne sur cette question. Les poètes parlent ici comme les philosophes, Goëthe[6] et Schiller, comme Schelling et Kant, et presque dans les mêmes termes. Schelling, en particulier, témoigne le plus grand mépris pour les modernes faiseurs de théories sur l’éducation, qui veulent substituer à l’étude des langues des connaissances positives dans les sciences naturelles ou abstraites. Il insiste sur ce qui a été tant de fois répété depuis, c’est que rien n’est plus propre à développer les facultés naissantes, la sagacité, la pénétration, l’invention, que l’étude des langues, et principalement des langues anciennes, que l’analyse de ce merveilleux mécanisme du langage, qui reproduit l’organisme de la pensée, avec ses tours, ses nuances et ses délicatesses les plus subtiles. C’est, d’ailleurs, une logique appliquée et concrète, éminemment propre à exercer le raisonnement ou la faculté de deviner les possibilités logiques : utile préparation à toutes les sciences, qui donne à l’intelligence plus de force et de souplesse, et la développe de la manière la plus conforme à sa nature, puisqu’elle lui présente, comme dans un miroir, sa propre image, et lui fait reconnaître, dans une langue morte, l’esprit vivant qui l’anime, et qui a passé, en partie, dans nos langues modernes.

Ce que Schelling dit ensuite des rapports de la philologie et de la science de la nature, tient de plus près à son système, et mérite d’être remarqué.

Il distingue, d’abord, l’étude proprement dite des langues de la philologie, à laquelle il assigne un rang très-élevé dans la hiérarchie des sciences. Sa tâche étant la construction des œuvres de l’art et de la science, il la rattache à la philosophie de l’histoire. Or, cette science qu’ont illustrée les travaux des Wolf, des Heine, des Schlegel, des Creuzer, des Humboldt, et qui fait la gloire de l’Allemagne, lui parait avoir les plus grandes analogies avec l’étude de la nature. La nature est aussi un livre, une langue morte, un vieux monument, un auteur ancien par excellence. C’est un poème divin dont nous ne possédons que des fragments. Si Bacon appelle la méthode des sciences naturelles une interprétation de la nature, le mot est vrai dans le sens le plus élevé. L’esprit divin qui anime les êtres de la création, se manifeste, se révèle en eux. Les phénomènes de la nature sont des signes et des symboles ; ses lois des idées. Dans leur ensemble ils représentent le développement de la pensée divine. Donc, s’exercer à connaître ces phénomènes, à en découvrir le sens et la pensée cachée, à trouver la clé de ces hyéroglyphes gravés par la main de Dieu, c’est faire comme le philologue qui reconstruit les œuvres de la littérature par l’interprétation du texte ancien. Le naturaliste cherche à coordonner les fragments du poème de la nature, de cette épopée inachevée et écrite dans les entrailles de la terre. Ainsi, le philologue et le naturaliste se correspondant, Wolf et Cuvier accomplissent la même œuvre. L’alliance des deux sciences se personnifiera dans les Humboldt. — Sans doute ce n’est pas la première fois que plusieurs de ces expressions apparaissent dans la langue philosophique ; mais elles n’ont pris cette signification et cette étendue que dans le système de l’identité.

Quatrième leçon. Après ces considérations générales, Schelling passe à l’examen des principales branches de renseignement académique. Dans l’ordre naturel se placent d’abord les sciences qui se rapprochent le plus de la science première ou absolue et en offrent le reflet le plus immédiat ; ce sont les sciences rationnelles pures, les mathématiques et la philosophie.

Pour démontrer ce rapport, il remonte à l’idée du savoir absolu tel qu’il doit se concevoir dans son système. Le savoir absolu est celui dans lequel les deux termes de la connaissance, l’universel et le particulier, l’idéal et le réel, le sujet et l’objet, conciliés, confondus et identifiés, se résolvent dans l’unité et l’identité, base et principe de toute pensée comme de toute existence. Sans entreprendre une démonstration en forme, il essaie de l’établir indirectement en montrant que toute connaissance qui ne porte que sur un des deux termes isolé de l’autre n’est pas le vrai savoir. Ainsi, d’un côté, la connaissance du particulier isolé du général, de l’universel, est vide et privée de sens ; elle est en outre multiple et variable. C’est la forme sans le fond. D’autre part, l’universel pur, c’est l’essence sans la forme, c’est-à-dire une abstraction logique. En réalité, l’essence n’existe pas plus sans la forme que la forme vraie sans l’essence qui la pénètre et la vivifie. La substance éternelle elle-même ne peut se concevoir sans des attributs qui la déterminent. C’est l’erreur commune des philosophes d’avoir admis séparément ces deux termes. Aussi, n’ont-ils pu passer de l’un à l’autre et combler l’intervalle. C’est la pierre d’achoppement de tous les systèmes.

Toute connaissance véritablement absolue repose donc non sur l’opposition ou la distinction, mais sur l’identité de ces deux termes qui ne se différencient que dans leur développement. Telle est l’idée absolue de l’absolu lui-même. Toutefois, celui-ci ne se confond pas avec l’un ou l’autre des deux termes et ne s’y absorbe pas ; il est leur essence commune ; il se manifeste en eux, mais leur reste supérieur. Il s’y manifeste de deux manières, sous la forme du réel dans la nature, sous celle de l’idéal dans l’homme ou dans l’histoire ; de là le monde réel et le monde idéal. Et ces deux mondes conservent le même ordre de priorité et de prédominance que les deux termes eux-mêmes.

Mais, sans sortir du monde réel ou physique, nous trouvons déjà l’identité des deux termes et l’absolu lui-même dans deux existences qui en offrent un double reflet, l’espace et le temps et dans les lois mathématiques qui mesurent l’étendue et la durée.

L’espace, en effet, est une existence dont on peut dire qu’elle est à la fois abstraite et concrète, idéale et réelle, infinie et finie, indivisible et divisible. Invariable, fixe, immobile, on ne peut mieux le désigner et le définir qu’en disant qu’il est ; l’être épuise son idée. C’est donc l’absolu dans le monde matériel et visible.

Dans le monde idéal ou de l’histoire, où les événements se succèdent sans laisser aucune trace, où tout nous offre une instabilité perpétuelle, rien n’est à proprement parler, tout se succède et se développe. Qu’elle est donc l’idée qui réponde celle du temps ? celle de l’activité continue. Le temps c’est donc l’activité pure, comme l’espace immobile est l’être pur. Aucun être comme tel n’est dans le temps, mais seulement les modifications de l’être, les changements qui apparaissent comme des manifestations de son activité, mais n’épuisent jamais le fond permanent de sa substance. Aussi dans le temps, tel que les sens et l’imagination le conçoivent, la cause, il est vrai, précède l’effet, le possible le réel, mais, aux yeux de la raison, les deux termes encore se confondent et s’identifient

De cette manière de concevoir l’espace et le temps, Schelling tire cette conséquence relativement aux mathématiques :

Si dans la pure intuition de l’espace et du temps est donnée celle de l’identité de l’idéal et du réel ou de l’absolu, la science des grandeurs dont ils sont le principe, quoique s’appliquant au monde sensible qui réfléchit l’existence absolue, est absolue dans sa forme.

La connaissance mathématique, en effet, n’a pour objet ni l’abstrait pur, ni le simple concret, mais l’abstrait dans le concret. Aussi, la construction mathématique ou la démonstration consiste à exposer le général et le particulier comme identiques. Cette identité se révèle de deux manières : 1° Toutes les constructions géométriques ont pour essence la même forme absolue, et toutes découlent au fond de la même idée ; 2° Chaque figure particulière, triangle, carré, cercle, etc., étant identique à tous les triangles, carrés de même espèce, est donc à la fois particulière et générale, unité et universalité. Ici l’essence et la forme se confondent. Il y a même équation parfaite entre la pensée et son objet : le sujet et l’objet de la connaissance sont identiques.

Ainsi, dans les mathématiques, l’opposition qui réside, dans le savoir ordinaire, entre le réel et l’idéal, le particulier et le général, est complètement effacée. La pensée est adéquate à l’être, l’idée à son objet; l’évidence mathématique repose sur cette unité. Or, la conception de cette identité est une opération supérieure de la pensée, une haute intuition : c’est l’intuition intellectuelle. (Voy. l’extrait, p. 320.)

De là Schelling déduit l’importance et la dignité des mathématiques et leur place dans le système général de la science.

Les mathématiques étant une expression des lois absolues de la raison, s’élèvent au-dessus des sciences ordinaires, où domine le point de vue inférieur de l’enchaînement successif des causes et des effets. De plus, cette science, qui a pour objet l’identité rationnelle pure et une forme de l’absolu, est elle-même absolue ; elle a son but en soi. Éminemment libérale, elle doit être cultivée en elle-même et pour elle-même, indépendamment de ses applications.

Schelling blâme l’astronomie moderne d’avoir transformé ses lois mathématiques qui, à ce titre, sont absolues, en lois empiriques, et d’avoir subordonné la théorie à l’expérience, substitué au point de vue idéal le point de vue mécanique. Dans les mathématiques qui expriment le type de la raison universelle, les lois de la nature se résolvent dans celles de la raison, dont les rapports mathématiques sont le reflet. Les mathématiques et la science de la nature sont donc une seule et même science considérée sous deux faces différentes. Les nombres sont les symboles des lois de la nature.

Aujourd’hui, la clé de ces symboles est perdue, Euclide la possédait encore. Les anciens avaient, sur ce point, des idées plus vraies et plus profondes que les modernes ; Schelling voudrait donc que les mathématiques fussent cultivées et étudiées dans cet esprit, qui fut celui des grands géomètres de l’antiquité, et il fait des vœux pour le rétablissement de cette antique science. Dans tout ce passage, le philosophe allemand ne fait guère, en effet, que reproduire les idées familières aux anciennes écoles idéalistes de la Grèce, où la théorie des nombres se combinait avec celle des idées. En ce qui concerne en particulier la question d’éducation, on peut comparer avec le viie livre de la République de Platon.

On s’étonnera seulement que Schelling, qui fait jouer un si grand rôle aux mathématiques dans la science de la nature, n’en ait pas tiré un plus grand parti dans la formation et l’exposition de son système. L’exemple n’a pas répondu au précepte. Tout se réduit à quelques notations algébriques et à l’appareil extérieur de la méthode géométrique, formalisme qui jette sur la doctrine plus d’obscurité que de lumière, ou à des expressions qui perdent leur valeur et leur sens à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des êtres, et qu’il s’agit d’expliquer les lois de l’organisation et de la vie. Telles sont les dimensions des corps appliquées aux fonctions de l’organisme (voy. xiiie leçon).

Les mathématiques, quel que soit le haut rang qu’elles occupent dans la hiérarchie scientifique, et bien qu’elles soient une expression de l’absolu, sont cependant encore enchaînées au monde des formes. Ce n’est toujours qu’un reflet de la science première, reflet divisé et séparé de son principe. Or, il existe une science qui a pour objet les idées elles-mêmes dans leur pureté, dégagées de toute forme, et l’absolu leur principe. Cette science, dont le modèle et la source immédiate est la science divine elle-même, c’est la philosophie.

Entre elle et les mathématiques il y a cette ressemblance que toutes deux se fondent sur l’identité du général et du particulier, et qu’elles s’adressent également à l’organe intellectuel qui saisit cette identité, à l’intuition intellectuelle. Mais l’intuition mathématique ne la saisit que dans son reflet, à l’aide de formes et de figures qui s’adressent encore aux sens et à l’imagination. L’intuition philosophique est une intuition immédiate de la raison. La philosophie est donc la science des idées, des types éternels des choses, définition, comme on le voit, toute platonicienne.

Quant à l’esprit philosophique, il consiste précisément dans cette faculté d’intuition, qui en tout sait voir le général dans le particulier, le particulier dans le général, et percevoir leur identité, dans l’habitude invariable d’envisager toute chose de ce point de vue.

La cinquième leçon contient la réfutation de quelques unes des objections que l’on fait ordinairement contre l’étude de la philosophie.

Première objection : La philosophie est dangereuse à la religion et à l’État. — De quelle religion, de quel État parle-t-on, et, enfin, de quelle philosophie ? Si par philosophie l’on entend un rationalisme étroit qui méconnaît les vérités éternelles renfermées dans les dogmes religieux, vérités qui servent aussi de base à la société, on a raison, rien n’est plus dangereux qu’une telle philosophie. Mais elle ne mérite pas ce nom. Ici, Schelling fait une violente sortie contre les théories politiques de la philosophie française du xviiie siècle. Nous ne nous donnerons pas la peine de relever l’exagération passionnée de ce morceau, que l’on dirait écrit de la plume de son disciple Gœrrès. Ceci n’a d’excuse que dans la date de ces leçons. On sait qu’à cette époque les écrivains et les philosophes de l’Allemagne, qui avaient d’abord accueilli, avec plus ou moins de sympathie, les idées de la révolution française, effrayés de ses excès, s’étaient bientôt tournés contre elle et contre la cause principale qui l’avait préparée. Aveuglés sur le principe par ses apparentes conséquences, ils ne virent dans la cause, comme dans son effet, que le mauvais côté, les abus, non les abus qu’elle a détruits. Si Schelling se fût borné à flétrir des écarts et des excès que tout homme sensé déplore et condamne, il eût encore fait preuve d’un esprit étroit ; car n’envisager qu’une seule face des choses et le côté négatif est moins permis à un philosophe qu’à tout autre. Au reste, que le côté positif lui ait échappé, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Comment ridée du droit, que la philosophie du xviiie siècle a eu pour mission de proclamer à la face du monde et qu’elle a fait triompher dans les institutions comme dans les intelligences, serait-elle bien comprise de celui qui cherche le type et le modèle d’une constitution politique dans d’abstraites catégories, et qui, d’ailleurs, posant en principe l’équation de la liberté et de la fatalité, assimile les lois du monde moral et de l’activité libre à celles de la nature ?

L’accusation qu’il porte ici pourrait bien tout simplement retomber sur son système, en être la condamnation dans l’ordre des faits, arrêt dont on ne peut appeler, car c’est le jugement de Dieu.

Quant à supprimer d’un trait tout ce grand mouvement philosophique qui aboutit à la révolutution française, et cela sous prétexte qu’on n’a pas été sobre de paroles, qu’on s’est servi beaucoup du raisonnement au lieu de s’élever jusqu’aux idées de la raison, c’est se faire illusion sur la forme, comme tout-à-l’heure sur le fond. Que voulez-vous ? si cette philosophie est raisonneuse, c’est qu’apparemment on ne détruit pas des abus en construisant des formules métaphysiques. Si elle est peu spéculative, c’est que les idées de justice, d’égalité, d’humanité sont encore moins dans la tête que dans le cœur des hommes ; c’est qu’elles sont plus vivantes, plus efficaces dans la conscience humaine et le sentiment vif, énergique de la liberté, que dans les catégories de la raison, ou dans d’impuissantes formules. Ici, au moins, ne risquent-elles pas de se perdre dans le dédale d’une dialectique subtile, habile quelquefois à forger des sophismes à l’aide desquels se légitime le despotisme des gouvernements absolus. Nous pensons qu’elles ont mieux fait de s’adresser à la plume qui a tracé l’Esprit des lois qu’à celle de l’auteur de l’Idéalisme transcendental, et qu’une déclaration des Droits de l’Homme eût été mal rédigée par un métaphysicien qui consacre le régime des castes. A notre avis, le penseur qui ne retire de ces sublimes spéculations qu’une apologie de la monarchie absolue et de l’aristocratie doit être, malgré ses superbes dédains, classé, comme publiciste, fort au-dessous de ces raisonneurs éloquents tels que Rousseau et Montesquieu, qui ont su, du moins, sur les principes de la société moderne, trouver quelque chose de plus original qu’une imitation vague de la république de Platon. — Ceci ne nous empêchera pas d’admettre la conclusion générale, savoir qu’il n’est pas de l’essence de la philosophie d’être hostile à l’État ; que l’État repose sur des vérités éternelles, et que la philosophie doit chercher à les comprendre ; que le vrai rôle de celle-ci n’est pas de détruire, mais de fonder et d’affermir toute constitution qui repose sur le droit et la justice. — Ce qui est dit de la politique utilitaire nous parait aussi vrai qu’élevé et originalement exprimé.

Seconde objection : L’étude de la philosophie ne sert qu’à dégoûter des sciences positives. Sur ce point, Schelling est beaucoup plus heureux que sur le précédent. Il accepte ironiquement l’objection, et la retourne avec habileté contre ses adversaires. Oui, la philosophie est l’ennemie naturelle des sciences positives ; c’est-à-dire stationnaires. Elle a toujours été fatale aux théories qui tendent à immobiliser la science ; elle est l’ame du progrès et son principal promoteur ; sa tâche est de sonder la base des théories et des classifications, et de les renverser lorsqu’elles sont peu solides. L’absence ou l’incohérence d’idées lui répugne ; elle a peu de respect pour la lettre morte, et s’attache surtout à l’esprit. Elle apprend aux jeunes gens à faire on usage libre de leur raison, et à se contenter difficilement des résultats acquis. Elle les éclaire sur les lacunes et les imperfections de la science dans son état actuel. Elle pousse l’esprit en avant, en lui montrant un idéal auquel il doit tendre incessamment, sans pouvoir y atteindre. Ainsi, les sciences mal faites, incohérentes, immobiles, n’ont pas de plus redoutable adversaire que la philosophie. Quant à la science véritable, qui ne sait qu’elle en inspire non-seulement le respect, mais l’amour, un amour pur et désintéressé ? Qui ne sait qu’un esprit philosophique exercé est la meilleure préparation à l’étude des sciences spéciales, parce qu’on y réussit d’autant mieux qu’on y apporte plus d’idées, et qu’au désir de connaître se joint la capacité de saisir les rapports des choses ?

La troisième objection n’est autre que la thèse, tant de fois reproduite, de la mobilité des systèmes philosophiques. Schelling y fait une réponse peu polie ; nous l’aurions voulue plus développée. Ces changements, dit-il, n’existent que pour les ignorants. Dans l’histoire des opinions humaines, il y a deux parts à faire : celle des conceptions isolées, des essais avortés et stériles, des systèmes éphémères, sans racines dans l’esprit du temps, sans lien avec le passé et l’avenir ; puis, celle des grands systèmes, qui exprimant l’idée générale d’une époque ont exercé une vaste et durable influence sur les esprits. Pour ces derniers, la contradiction n’est qu’apparente et à la surface. Ils se succèdent dans un ordre nécessaire, et forment un enchaînement régulier. Entre eux il y a unité, identité fondamentale. Ils marquent le progrès de l’esprit humain et de la raison. Les vrais philosophes sont aussi bien d’accord entre eux que les mathématiciens. S’il y a plus de diversité dans leurs idées, c’est qu’elles offrent plus d’originalité ; c’est que la philosophie est chose vivante, et que la diversité est la loi de tout développement libre. D’ailleurs, si elle change, c’est qu’elle n’a pas encore atteint sa forme définitive ; c’est que chaque système qui révèle une nouvelle face des choses aiguise l’esprit, soulève des problèmes nouveaux, et est ainsi la cause de sa propre ruine.

On fera bien de lire le remarquable fragment que nous avons placé à la fin du volume (p. 324), sur la succession des systèmes philosophiques, et où la même idée est exposée avec plus d’étendue et appliquée à l’histoire de la philosophie.

Schelling se moque avec esprit de ceux qui regardent la philosophie comme une affaire de mode, et qui, pourtant, quand ils peuvent attraper ça et la quelques lambeaux de philosophie, ne dédaignent pas de s’en parer. Ceci nous rappelle un passage analogue de Platon : « Se mêler un peu de philosophie, un peu de politique, c’est avoir la mesure convenable. Alors on participe à l’une et à l’autre autant qu’il faut ; et on goûte, loin des dangers et des disputes, le fruit de la sagesse. » (Plat. Euthydème.)

Sixième leçon. Sur quoi doit porter l’éducation philosophique ? Et d’abord la philosophie peut-elle s’apprendre ? Telle est la première question que se pose Schelling dans cette leçon sur l’étude de la philosophie, qui est plus propre qu’aucune autre à nous placer au véritable point de vue de son systême. Il faut distinguer, dit-il, deux choses, le fond et la forme. Le fond, les idées ne s’apprennent pas. De même, la faculté de les concevoir est innée et ne peut s’acquérir. Mais la forme peut et doit être développée : la faculté philosophique a besoin, comme toute autre, de culture et d’exercice. Elle se développe d’abord par la connaissance des formes antérieures qu’a revêtues la pensée philosophique, c’est-à-dire par l’histoire de la philosophie. Cette connaissance est d’ailleurs excellente pour les jeunes esprits qui croient facilement pouvoir, sans étude, se créer un système et juger l’œuvre des grands philosophes ; elle les guérit de cette présomption. La faculté philosophique demande, en outre, à être exercée par la dialectique, Celle-ci est à la philosophie ce que la technique est à l’art. Mais il faut s’entendre sur la nature et le but de la dialectique. La définition qu’en donne Schelling diffère de celle de Platon, comme les systèmes des deux philosophes. Suivant Platon, la dialectique consiste à savoir remonter du particulier à l’universel ou à l’idée, et à redescendre de l’universel au particulier, en passant par tous les degrés de cette échelle ascendante et descendante, au sommet de laquelle est l’absolu, le souverain bien, comme au dernier échelon sont les existences passagères du monde sensible. Pour Schelling, la méthode est plus courte : son but est d’anéantir immédiatement le fini, de tout représenter comme un, démontrer partout cette absolue identité qui réside au fond de toutes choses, d’opérer partout la fusion des deux termes : de l’universel et du particulier, du réel et de l’idéal, du fini et de l’infini ; de faire ressortir leur unité sous leur diversité apparente, de faire concevoir ainsi l’absolu qui est leur base commune — Nous ne voulons discuter ici ni le système, ni la méthode. Nous ferons seulement remarquer que Schelling, à qui l’on a souvent reproché de trop accorder à l’inspiration et de négliger les procédés sévères de la méthode, d’introduire la poésie dans la science, insiste ici beaucoup sur la nécessité et l’importance de la méthode et d’une forme particulière à la philosophie. Il déclare que, sans la dialectique, il n’y a pas de philosophie scientifique ou proprement dite. Qu’il ait enfreint le précepte, que ses disciples l’aient encore moins suivi, toujours est-il qu’il le donne, et fait une loi impérieuse de son application.

Ce qui suit expliquerait davantage le reproche indiqué plus haut et la tendance poétique de l’école entière. Nous voulons parler du rôle que le philosophe accorde à l’imagination dans la science et dans la philosophie. La faculté, dit-il, de produire et de créer, qu’il ne faut pas confondre avec l’association des idées ou avec la fantaisie, n’est pas moins nécessaire au philosophe qu’au poète et à l’artiste. Cette pensée de Schelling, qu’il ne développe pas ici, se comprend d’ailleurs facilement par l’esprit général de sa doctrine : — Saisir par une vive intuition le lien qui unit les contraires, les analogies profondes que nous dérobe la superficie des choses, reproduire cette harmonie dans des images vivantes et idéales, tel est l’œuvre véritable de l’imagination dans l’art ; là est le secret de la création artistique. C’est aussi celui des grandes découvertes scientifiques et philosophiques. La solution d’un problème philosophique dépend de la faculté de saisir un rapport entre deux termes extrêmes et opposés, de lever la contradiction, de rattacher ainsi l’idéal au réel, le réel à l’idéal, en les ramenant à leur principe commun, et cela à priori, par un acte d’intuition, non par la réflexion proprement dite. C’est ce que ne feront jamais ni l’expérience, qui constate les faits, sans les expliquer, ni un entendement aride, qui ne sait que les classer et les ramener à des catégories abstraites. Le génie philosophique est donc créateur comme le génie artistique. (Voy. Idéalisme transcendantal, 6e partie.)

Or, cette faculté d’intuition qui est le vrai talent en philosophie, c’est là ce qu’il faut savoir développer chez le jeune homme. Au moins, doit-on empêcher qu’elle ne soit étouffée dans son germe ou faussée par une mauvaise direction.

Ici, Schelling reprend le ton de la critique. Il combat la fausse direction donnée à l’esprit philosophique par les méthodes et les systèmes alors en vigueur dans les Universités. Il attaque, 1° la méthode du sens commun et de la saine raison, qui, selon lui, ne peut engendrer en philosophie qu’un dogmatisme étroit et positif, incapable de s’élever jusqu’à l’idéal ; 2° la méthode du raisonnement ordinaire, qui ne produit également que le dogmatisme, et, de plus « s’enferme dans des contradictions qu’elle ne saurait lever ; 3° l’empirisme, qui se borne à constater, à décrire, analyser et classer les faits, sans pouvoir en pénétrer le sens, en dégager l’idée, en donner la théorie, et qui reste ainsi en-deçà de la science, 4° l’enseignement, dont la base est la logique d’Aristote, ou celle de Wolf, enseignement stérile, qui roule uniquement sur les formes de la pensée ; 5° la logique transcendantale de Kant elle-même, science encore formelle, où le fond est séparé de la forme, méthode contraire à l’esprit de la vraie philosophie, qui, au lieu de séparer ces deux termes, cherche à les identifier. Cette méthode, d’ailleurs, transporte à l’infini les lois de l’entendement logique qui ne s’appliquent qu’au fini. Sa base est le principe de contradiction. — La logique spéculative part du principe opposé : elle pose l’égalité et l’identité des contraires dans l’unité absolue. La logique d’Aristote et celle de Kant, dont l’instrument est le syllogisme, confondent deux facultés essentiellement distinctes, l’entendement le raisonnement, avec la raison, qui seule conçoit l’absolu, l’inconditionnel.

On pense bien que la méthode psychologique ne trouve pas grâce devant la philosophie spéculative et l’auteur du système de l’identité. C’est sur elle que tombent ses critiques les plus acerbes et les plus hautaines. Il lui reproche d’abord de partir d’une fausse hypothèse : la distinction de l’ame et du corps. Cette distinction, dit-il, n’existe qu’au point de vue phénoménal et empirique : au point de vue spéculatif ou de l’idée, elle s’évanouit. Entre l’âme et le corps non seulement il y a réciprocité d’action, union, intime harmonie, mais ils se correspondent comme le fond et la forme, l’idéal et le réel. Identiques dans leur essence, ce sont les deux modes du même principe, qui se dédouble et se différencie dans son développement. Et ceci n’est pas propre à l’existence humaine, mais se retrouve dans toutes les existences et à tous les degrés de l’échelle des êtres. Partout l’opposition et la fusion des deux termes, de la matière et de la force, de la vie et de l’organisme, de l’ame et du corps, distincts et identiques, inséparables comme l’essence et la forme, différents en apparence et dans leur existence réelle, mais retrouvant leur identité dans le principe qui est leur racine commune. Donc, toute méthode qui les isole et les étudie séparément est fausse et ne peut conduire qu’à de vaines abstractions sans vie ni réalité. Tel est le sens de la première assertion dirigée par Schelling contre la méthode psychologique. Il nous suffit d’avoir placé le lecteur au point de vue de l’auteur, de l’avoir mis à même de comprendre cette objection qu’il regarde comme capitale.

Un second reproche que Schelling adresse à la psychologie est sa tendance à tout ramener à des faits empiriques, à négliger pour eux les principes et les idées où à les confondre avec les faits de conscience, en un mot, à supprimer la métaphysique. Il l’accuse, en même temps, de se perdre dans l’analyse minutieuse des faits secondaires, de mettre toutes les facultés humaines au môme niveau et de méconnaître leur hiérarchie. Il s’élève contre la prétention impuissante de tout expliquer par ces faits et de rendre compte, par de telles causes, des grands événements de l’histoire et des créations du génie de l’homme dans les arts et dans les sciences. Nous sommes loin de partager ces préventions et ces dédains pour la méthode ici inculpée ; mais on ne peut nier que jusqu’ici elle n’y ait, en partie, donné prise.

Les tendances que l’on signale ici et qui sont réelles, sont-elles seulement des écarts auxquels elle est exposée ? Tiennent-elles à sa nature et à son essence même ? Faut-il les lui imputer, ou s’en prendre à l’esprit étroit et timide de la plupart des hommes qui l’ont mal comprise et incomplètement pratiquée ? Est-il dans sa destinée d’accomplir son œuvre lentement et obscurément, d’amasser simplement des matériaux et de préparer la voie au génie ? Faut-il attendre, en effet, que le génie, sans lequel les méthodes restent impuissantes et stériles, vienne la féconder et révéler tout-à-coup sa puissance et sa portée ? Ce sont là autant de questions que chacun se pose aujourd’hui et que nous n’avons pas à examiner. Nous ferons observer néanmoins que, pour répondre au défi qui lui a été porté dès l’origine par ses adversaires, il est temps qu’elle abandonne ses allures trop timides et trop circonspectes, et que, sans renoncer à sa prudence et à la sévérité de ses procédés, elle aborde enfin les grands problèmes philosophiques. Il n’y a qu’un moyen de fermer la bouche à ces détracteurs, qu’une réponse victorieuse, c’est la création d’un système, où tous ces problèmes trouvent leur solution et leur explication.

Après cette critique des différentes manières d’étudier la philosophie dans les Universités, Schelling cherche une confirmation de sa propre méthode dans l’histoire de la philosophie moderne, dont il trace l’esquisse à grands traits. Il pose d’abord la formule du développement historique en général : Dans l’antiquité, le principe éternel des choses, l’infini revêt la forme du fini ; il prend pour mode de manifestation la nature. Dans toutes les productions du monde ancien, dans la mythologie, l’art et la science, ce qui domine, c’est le côté naturel. L’infini apparaît sous la forme du fini, dans une unité non encore développée. (Voy. 8e et 9e leçon.) Dans le monde moderne, les deux termes se séparent d’abord. A l’origine éclate leur scission. L’infini s’oppose au fini et le fini à l’infini. Ainsi, le monde moderne est d’abord le monde de l’opposition, de la dualité. Mais cette lutte, nécessaire pour la manifestation de l’infini, selon sa vraie nature, n’est que passagère, c’est une transition pour arriver à une plus haute et plus profonde harmonie. A la dualité doit succéder une unité supérieure, non plus celle de la nature, inconsciente et fatale, mais une unité consciente et réfléchie, qui révèle l’essence des deux termes développés et conciliés. — Telle est la formule avec laquelle Schelling juge les systèmes de la philosophie moderne. Ainsi, déjà dans Descartes, le dualisme se pose nettement par la distinction des deux substances : la matière et l’esprit, l’étendue et la pensée, qui n’ont entre elles aucun lien, aucune communication. Toute la philosophie du xviiie siècle entre dans cette voie, Spinosa seul excepté, génie incompris et méconnu de ses contemporains, qui a devancé son siècle. En vain Leibnitz cherche-t-il à rétablir l’harmonie. Il proclame l’unité et le développement à tous les degrés de l’existence ; mais il reste dans le point de vue inférieur de la réflexion et du raisonnement, au lieu de s’élever au point de vue spéculatif. D’ailleurs, par l’hypothèse de l’harmonie préétablie, il retombe dans le dogmatisme. — Avec le sensualisme du xviiie siècle se développe le terme opposé sous sa forme exclusive. La philosophie perd le sens de l’infini ; le fini avec l’empirisme règne et triomphe partout ; l’idée de l’infini s’est retirée de toutes les formes de la civilisation. Exilée du monde, elle se réfugie au fond de l’ame humaine. Alors le théâtre de la lutte change, le drame recommence sur une autre scène. L’antagonisme des deux principes se déclare au for intérieur de la conscience. Kant apparaît, et avec lui la philosophie subjective. Ici se reproduit, d’une façon plus claire et plus profonde, leur antinomie, sous les noms de sujet et d’objet, dans la sphère de la raison elle-même et de ses catégories. Ce combat finit par le triomphe du subjectif et la négation de l’objectif. Fichte consomme cet anéantissement. Il fait cesser ainsi le dualisme, qui cependant reparaît encore par la distinction de la spéculation et de l’action. Exclu de la spéculation par le scepticisme théorique, l’absolu reste enfermé et emprisonné dans le sanctuaire de la vie morale. Tel est le caractère de ce stoïcisme nouveau qui donne à l’ame et à la volonté une valeur surhumaine et infinie. — Restait donc à rendre aux deux termes leur existence libre, à les harmoniser de nouveau en les faisant rentrer dans une unité supérieure, et à retrouver ainsi le véritable absolu. C’est là, selon Schelling, la tâche que la philosophie doit remplir et qui ouvre devant elle une carrière nouvelle. C’est ainsi qu’il qualifie le mouvement philosophique dont il s’est fait le promoteur. Faire partout cesser le dualisme, rétablir l’harmonie, l’identité dans toutes les sphères de la pensée et de la réalité, dans la nature, l’histoire, la religion et l’art, fonder ainsi le règne définitif de l’absolu, tel est le problème général qu’il pose à la philosophie moderne dans la seconde phase de son développement, et dont le système de l’identité absolue offre la première solution.

Septième leçon. Schelling excelle à saisir le côté faible ou ridicule d’une opinion et à lancer le sarcasme. Aussi ne laisse t-il échapper aucune occasion d’attaquer sous cette forme les préjugés qui ont leur racine dans les tendances de l’époque ou dans des systèmes différents du sien. Or, si le principe même de sa philosophie lui fait un devoir de lever partout la contradiction qui paraît résider au fond des existences, il ne doit pas décliner la tâche, beaucoup plus facile, de faire voir combien sont vaines les oppositions extérieures qu’une manière de voir superficielle établit souvent entre des choses nécessairement harmoniques quoiqu’indépendantes : telles que la science et la morale, la religion et la philosophie, la philosophie et la poésie.

L’opposition de la science et de l’action a déjà été appréciée dans la première leçon. Ici, les critiques portent spécialement contre la philosophie Kantienne qui a contribué à propager cette fausse opinion par sa célèbre distinction de la raison théorique et de la raison pratique. Schelling rétablit, en peu de mots, la vérité au point de vue de son système, c’est-à-dire l’unité et l’identité du savoir et de l’action, comme découlant du même principe et devant y remonter. La sagesse n’est autre chose que l’effort pour ressembler à Dieu. Par là s’établit l’union intime de la morale et de la science, non par un lien de subordination, mais sur le pied de l’égalité, comme constituant deux mondes distincts, mais rattachés l’un à l’autre par le principe qui leur sert de base commune. Ainsi, la morale n’est pas moins une science spéculative que la philosophie théorique ; chaque devoir correspond à une idée ; de même que chaque espèce, dans la nature, a son archétype auquel elle tend à ressembler. Et ce n’est pas seulement la morale privée qui est une science théorique, mais aussi la morale sociale. L’organisation morale de la société repose également sur des idées spéculatives. Là où ces idées manquent, ou ne sont point fortement empreintes dans les cœurs et gravées dans les esprits, il n’y a pas de vie publique ; comme un gouvernement ferme et sage est impossible si elles ne sont pas présentes à la pensée de l’homme d’état et du législateur. La ruine des idées entraîne celle des mœurs ou produit leur énervement. La peur de la spéculation a pour suite la mollesse dans l’action, comme elle rend la science superficielle. En un mot, l’étude d’une philosophie sévèrement théorique familiarise avec les idées, et les idées donnent seules à l’action de l’énergie et un sens moral. — Tout cela dans sa généralité, nous parait aussi vrai que fortement pensé. Mais nous maintenons ce qui a été dit plus haut.

Le scepticisme religieux, qui était la conséquence du rationalisme kantien, devait contribuer à fortifier cet autre préjugé : que la philosophie, c’est-à-dire la réflexion, ramenant l’homme sur lui-même, lui apprend à connaître sa pensée, sa nature subjective, mais ne peut le faire sortir de lui-même, le conduire à rien d’absolu, par conséquent à Dieu. Ou l’homme ne peut retrouver Dieu exclu de sa conscience, qu’en substituant à la réflexion le sentiment. Il y a donc, entre la religion et la philosophie, la même opposition qu’entre le sentiment et la réflexion. Tel est, comme on sait, le fond de la doctrine de Jacobi. La réponse est facile. La raison n’est point contenue tout entière dans la réflexion, pas plus que dans le raisonnement. L’acte primitif de la raison est intuitif. La raison, cette faculté supérieure, saisit l’absolu par une opération immédiate de la pensée, par l’intuition intellectuelle. C’est dégrader la raison que de l’abaisser au niveau du sentiment. En vain dira-t-on que cette opération de la pensée est encore réfléchie, le sujet se distinguant toujours de l’objet dans la conscience qu’il a de lui-même et de sa propre pensée. — C’est l’attribut de la pensée de se savoir. Vouloir le lui ôter c’est détruire l’intelligence humaine et lui ravir sa prérogative ; c’est prêcher la supériorité de l’instinct sur la raison, élever la brute au-dessus de l’homme. Ce sentimentalisme religieux qui bannit l’idée de Dieu de la raison, cache au fond l’athéisme. A la tête d’un de ses écrits, en réponse à une accusation d’athéisme portée contre sa doctrine par Jacobi, Schelling place comme épigraphe cette phrase de Spinosa, « Proh dolor ! res eò jam pervenit ut qui aperte fatentur se Dei ideam non habere et Deum nullo moda cognoscere, non erubescant philosophos atheismi accusare. Ici, il fait remarquer que ce mépris de la science et de ses formes sévères pourrait bien servir aussi de prétexte à l’impuissance et à la paresse qui se réfugient dans la religion pour échapper aux hautes exigences de la raison. Il maintient, toutefois, la distinction de la pensée religieuse et de la pensée philosophique. Il ne veut pas que l’une cherche à supplanter l’autre ; ce qui, dit-il, ne peut se faire sans un égal danger pour toutes deux. On regrette que ces points ne soient pas développés et n’aient provoqué ici que de brèves affirmations. — D’autres, enfin, établissent une opposition entre la philosophie et la poésie. Schelling n’épargne pas plus ce sentimentalisme poétique. Il se moque du dilettantisme des artistes et des poètes qui, dédaignant les hautes méditations de la philosophie, croient pouvoir aborder l’art et ses idées éternelles après avoir vaguement contemplé la nature, ou étudié le monde dans les salons ; sans compter ceux qui, sans aucune expérience de la vie, inondent la littérature de leurs pitoyables vers. — Il se résume en disant qu’au point de vue le plus élevé de la science, tout s’accorde, tout se confond, la nature et Dieu, la science et l’art, la religion et la poésie. L’ignorance, l’empirisme et le savoir superficiels des amateurs peuvent seuls chercher à maintenir leur opposition.

Ici se terminent les considérations relatives à la philosophie. Dans les leçons suivantes, Schelling doit passer en revue les autres branches de l’enseignement des Universités. Il trouve une division toute faite dans les Facultés dont elles se composent ; mais cette division, pour ne pas être arbitraire, doit reposer sur une base philosophique. Il la déduit de son propre système, dont il trace auparavant brièvement l’esquisse. La science absolue est une, et cette unité se reproduit dans la philosophie, son image. Mais, en se réalisant et se développant, la science se divise ; elle donne lieu alors aux sciences particulières. Celles-ci, quoique distinctes, forment un tout organisé, expression extérieure de l’organisme intérieur de la science absolue elle-même. Or, ce type le voici. Au sommet ou au centre est l’absolu, base sur laquelle s’appuient les deux termes de toute existence et de toute pensée, l’idéal et le réel. Au sein de l’être absolu, ces deux termes sont eux-mêmes identiques ; mais, en se développant, ils se dédoublent et se différencient sans perdre leur identité. L’un, le réel, apparaît comme le développement de l’unité dans la pluralité, de l’infini dans le fini : c’est la nature. L’autre, l’idéal, se manifeste comme le retour de la variété à l’unité, du fini à l’infini ; c’est le règne de l’esprit, le monde moral ou de l’histoire. La science offrira donc trois divisions correspondantes : son organisme se compose de trois sciences distinctes et réunies par un lien intérieur. La première est la science de l’être absolu ou de Dieu, la théologie. La seconde, qui répond au côté réel de l’existence, est la science de la nature, dont le but et le point le plus élevé est la connaissance du corps humain, la médecine. La troisième, qui représente le côté idéal, est la science de la société civile, dont la base est l’idée du droit ; c’est la jurisprudence.

Or, ces trois sciences obtiennent une existence positive et publique par l’État et dans l’État, où elles deviennent, sous le nom de Facultés, des puissances ayant chacune son organisation propre et sa mission particulière. Quant à leur ordre hiérarchique, la théologie, comme science de l’être absolu, occupe le premier rang. L’idéal étant une puissance plus haute que le réel, le monde social plus élevé que le monde physique, la Faculté de droit doit passer avant celle de médecine. Pour ce qui est de la philosophie, par cela même qu’elle est tout, ou mêlée à tout, elle ne peut être quelque chose de particulier et n’a point de place distincte. Si elle doit se rattacher à une faculté spéciale, ce doit être celle des arts libéraux. Les autres sciences préparent à un service public ; la philosophie, comme l’art, est libre de tout but et de tout intérêt positif ; elle ne préparée rien de déterminé, mais elle développe l’esprit et le rend plus apte à tout comprendre. Schelling prétend que partout où la philosophie a été envisagée autrement, elle a joué un rôle ridicule, et, au lieu de la considération dont elle doit jouir, n’a été qu’un objet de plaisanterie générale.

Huitième leçon. Les deux leçons sur la construction historique du Christianisme et sur l’Etude de la Théologie ne peuvent manquer d’exciter vivement l’attention, bien qu’elles ne contiennent que des vues générales sur la religion et le Christianisme. Elles servent comme d’introduction au système religieux que Schelling a développé dans d’autres écrits et dont le cours qu’il professe actuellement à Berlin doit présenter une face nouvelle.

L’idée fondamentale est celle-ci : le Christianisme, c’est l’histoire du monde ; donc, pour le comprendre, il faut se donner le spectacle de l’histoire tout entière et ne pas s’arrêter à un point particulier du temps, à une époque déterminée. D’où il suit encore que le point de vue historique est essentiel à la théologie ; l’histoire est la clé de la théologie, ou, pour mieux dire, la vraie théologie n’est autre que l’histoire envisagée de son point de vue universel : c’est la plus haute synthèse de la religion et de l’histoire. D’un autre côté, comme ce que la religion développe, sous une forme qui lui est propre, est aussi le fond de la philosophie, les points de vue religieux historique et philosophique sont inséparables

Le Christianisme est essentiellement historique ; en effet, 1° la religion est traditionnelle ; son origine est un enseignement divin dont nous sommes redevables à des natures supérieures. Schelling ne s’explique pas sur le mode de cette révélation primitive ; 2° nous ne pouvons connaître les formes diverses qu’a revêtues le Christianisme que par l’histoire ; 3° enfin, le caractère fondamental du Christianisme, c’est que le monde y est considéré comme un empire moral et, par conséquent, comme objet de l’histoire. Cette idée est développée dans un parallèle que Schelling établit entre le Polythéisme et le Christianisme. Selon lui, la religion n’a revêtu que deux formes réellement distinctes : le Polythéisme qui représente la manifestation du principe divin dans le monde physique, l’infini identifié avec le fini, et le Monothéisme chrétien, où l’infini n’est qu’exprimé par le fini, s’en distingue et le ramène à lui. Les divinités païennes sont des divinités de la nature; elles recèlent bien l’infini, mais absorbé dans le fini, figures fixes, invariables comme les lois du monde physique. Le Christianisme, au contraire, manifeste l’infini en soi, dégagé du fini, apparaissant sous sa véritable forme. Aussi la nature, le monde des existences fixes, invariables et finies, ne peut le contenir ni l’exprimer. Les symboles ici ne sauraient être tirés que de ce qui est indéfini, soumis au changement, de ce qui tombe sous la loi du temps, c’est-à-dire du monde moral ou de l’histoire. Ce ne sont pas môme de véritables symboles. Dans le Polythéisme, le principe divin reste caché, enveloppé dans la nature ; exotérique par la forme, il est esotérique par l’idée. Dans le Christianisme, le voile tombe, le divin rejette toute enveloppe. L’histoire est la révélation des mystères du royaume de Dieu.

Schelling reproduit, en la modifiant, sa division, développée ailleurs, de l’histoire en trois époques, où dominent successivement la nature, le destin, la providence idées qui, malgré leur diversité, cachent une identité. Il les explique, comme ce qui précède, à l’aide des termes sur lesquels roule son système : le réel et l’idéal, le fini et l’infini, la nécessité et la liberté. L’époque de la nature est celle où régne la nécessité éternelle, où les deux termes de l’infini et du fini, non encore distincts, reposent au sein du fini ; c’est l’époque la plus florissante de la religion et de la poésie grecques. — L’époque du destin marque la décadence et la fin du monde ancien. Ici, les deux termes, la fatalité et la liberté, se séparent et s’opposent ; l’homme se détache de la nature ; le monde nouveau commence par une sorte de péché originel. À cette opposition des deux termes, doit succéder leur réconciliation, leur harmonie ; l’unité doit être rétablie à un degré supérieur. Cette réconciliation est exprimée dans l’idée de la providence ; le Christianisme inaugure ainsi dans l’histoire l’idée de la providence. Telle est la grande direction historique du Christianisme et le principe pour lequel la science de la religion est inséparable de l’histoire. — Nous nous abstiendrons sur ce point, comme sur ce qui suit, de toute réflexion. De telles questions ne peuvent se discuter dans une préface. C’est au lecteur à juger si ces abstraites et vides formules, que l’auteur ne prend pas la peine de justifier, expliquent réellement l’histoire et les principaux dogmes du Christianisme. — L’histoire, poursuit Schelling, n’est donc point une simple succession d’événements déterminés parle hasard, ni un enchaînement extérieur de causes et d’effets soumis seulement à des lois nécessaires. L’histoire, comme la nature, est déterminée par une cause unique et universelle. Comme elle, elle procède d’une unité éternelle ; elle manifeste l’absolu par une de ses faces, le côté idéal. Or, ce qui est vrai de l’histoire, en général, l’est, à plus forte raison, de l’histoire de la religion ; elle est fondée sur une nécessité éternelle ; on peut donc la construire philosophiquement. Le plan en est facile à saisir ; il est donné par la division du monde en deux parts, par l’opposition du monde ancien et du monde moderne. Le monde ancien, on l’a vu, est le côté naturel de l’histoire ; il représente l’infini retenu, enveloppé dans le fini. Il cesse lorsque le véritable infini descend dans le fini, non pour le diviniser, mais pour l’immoler et le réconcilier avec son principe. L’idée première du Christianisme est le Dieu fait homme, le Christ comme sommet et fin de l’ancien monde des dieux ; il revêt l’humanité dans sa bassesse et non dans sa grandeur. De plus, il ne reste pas au sein du fini ; manifestation passagère dans le temps, il retourne dans le monde invisible et laisse à sa place le principe idéal, l’esprit, qui ramène le fini à l’infini et est la lumière du monde nouveau.

Telles sont les idées principales qui sont indiquées plutôt que développées dans cette leçon. On y reconnaîtra facilement le germe de plusieurs doctrines plus récentes où l’on a cherché à expliquer les principaux dogmes du Christianisme et sa place dans l’histoire. En négligeant les points particuliers que l’auteur a plusieurs fois modifiés, nous ferons remarquer que, comme toute opposition dans ce système, celle du monde ancien et du monde moderne, qui sert de base à la construction historique du Christianisme, recouvre une identité et un développement continu. Ainsi, dès le commencement, si Schelling ne parle pas de la religion indienne, c’est que, dit-il, elle ne forme pas, sous ce rapport, une opposition avec le Christianisme, bien qu’elle ne s’accorde pas avec lui. D’un autre côté, le Christ est à la fois le sommet et la fin de l’ancien monde des dieux. Un monde intellectuel était enfermé dans les fables grecques qui, en se dépouillant de son enveloppe, a dû passer dans le symbole chrétien. D’ailleurs, à côté de la religion populaire, une religion idéale, spiritualiste, existait dans les mystères. La mythologie était le côté exotérique de la religion grecque, les mystères le côté ésotérique. On trouvera le développement de cette idée dans le morceau sur les mystères de l’antiquité (p. 333), que nous avons donné comme éclaircissement (voyez aussi p. 217). La leçon suivante la reproduit d’aiileurs d’une manière non équivoque dans la critique du point de vue contraire.

Neuvième leçon. Après avoir posé ces principes, Schelling, les applique à l’étude de la théologie, et il fait la critique des diverses manières dont cette science est traitée et enseignée.

Il combat d’abord celle qui présente le Christianisme comme un événement isolé dans le temps, comme une œuvre particulière de la providence divine. Selon lui, non seulement le Christianisme se lie à l’histoire entière du monde, mais il en est la suite, le développement. De plus, son origine s’explique naturellement, ce qui ne lui ôte pas son caractère divin. Les esprits étaient préparés à recevoir la religion nouvelle par le malheur des temps, par la satiété des jouissances matérielles, par la corruption portée à son comble. D’ailleurs, le Christianisme préexistait à lui-même et en dehors de lui-même, dans le judaïsme, dans les mystères de la Grèce, dans les antiques religions de l’Orient. Il affirme l’identité des dogmes chrétiens avec ceux de la religion indienne, alors peu connue, d’après des analogies plus extérieures que réelles. Il distingue dans l’histoire deux tendances : l’une sensualiste, qui se développe dans le polythéisme ; l’autre idéaliste. Les cultes de l’Inde, de la Perse, de l’Égypte, les mystères de la Grèce, le pythagorisme, le platonisme, lui paraissent former la chaîne qui unit le Christianisme aux temps les plus reculés. Et ainsi se trouve établie sa thèse : L’histoire du Christianisme c’est l’histoire universelle.

Ces idées, qui ont été développées depuis dans une foule d’écrits en Allemagne et en France, et qui forment encore aujourd’hui le sujet le plus ardent de la polémique religieuse, n’étaient pas alors précisément nouvelles, mais elles recevaient un aspect nouveau du principe fondamental du système de l’identité. Elles offraient le côté spéculatif ou métaphysique combiné avec le côté historique, ce qui avait manqué aux systèmes précédents. Aussi, est-ce de ce côté que Schelling dirige sa polémique. Non seulement, dit-il, la théologie ne peut se passer de l’histoire envisagée au point de vue universel ; mais elle ne peut non plus s’isoler de la philosophie, qui a pour objet les plus hautes idées sur l’essence divine, la nature et l’histoire dans leur rapports naturels et avec Dieu. Seulement, il s’agit ici d’une philosophie vraiment spéculative, qui applique à ces sublimes objets, non les règles ordinaires de l’expérience et du raisonnement, mais la faculté supérieure de l’intelligence qui conçoit l’éternel, l’absolu et les idées médiatrices entre l’homme et Dieu.

Il passe ensuite en revue les diverses méthodes suivies dans l’enseignement de la théologie. Les principales qui sont incriminées sont : celle du rationalisme kantien, la théologie protestante, la méthode philologique et psychologique qui s’y rattachent. Ainsi, d’abord, il reproche a Kant et à son école d’avoir banni de la religion le sens spéculatif ou métaphysique, et, par là, détruit le fond du dogme ; d’avoir également écarté le côté positif ou historique et remplacé l’un et l’autre par le sens moral ; de ne voir dans la Bible qu’un enseignement moral déguisé sous des symboles ou des faits dont l’existence ou l’authenticité est indifférente ; de réduire l’histoire religieuse à une allégorie morale, et d’avoir ainsi faussé le sens des écritures, dénaturé le fait sans pouvoir s’élever à l’idée.

Il n’est pas moins sévère à l’égard de la méthode protestante qui cherche à ramener le Christianisme à son sens primitif. Selon lui, c’est se tromper que de croire trouver le vrai Christianisme à son origine. Le dogme chrétien s’est développé pour le fond comme pour la forme. Les apôtres, les pères et les docteurs de l’Église, la scholastique elle-même, y ont mis successivement la main, non seulement l’ont systématisé, mais y ont ajouté de nouvelles idées. De sorte que, pour comprendre le Christianisme, il ne faut pas l’envisager à un point particulier, mais l’embrasser dans son histoire tout entière et son développement, qui, même actuellement, est loin d’être complet.

Le protestantisme lui paraît donc opposé à cet esprit d’universalité qui caractérise le Christianisme ; il rétrograde et supprime la continuité. Il substitue à l’autorité une autre autorité, celle de la lettre morte. Dans sa tendance négative et anti-universelle , il est condamné à se diviser en sectes.

Poursuivant cette censure entremêlée de sarcasmes, il reproche à la théologie protestante d’avoir fini, à l’exemple du Kantisme, par écarter de la Bible le sens spéculatif des dogmes pour y substituer le sens moral, ou de se renfermer dans l’interprétation littérale, de faire ainsi descendre la théologie à la linguistique et à la philologie ; de n’être pas restée étrangère aux tentatives qui ont été faites pour expliquer, à l’aide des phénomènes psychologiques analogues à ceux de magnétisme animal, le merveilleux dans l’histoire de la religion, et restreindre le nombre des miracles ; enfin de réduire l’enseignement religieux et la prédication au développement de quelques maximes banales de morale vulgaire ou d’utilité matérielle. Il termine en annonçant une nouvelle transformation du Christianisme.

Dixième leçon. Sur l’étude de l’histoire et de la jurisprudence. L’histoire n’existe ni avec une régularité ni avec une liberté absolue. Une série d’événements sans lois ne mérite pas plus le nom d’histoire qu’une série absolument réglée par des lois. La liberté et la soumission à des lois, tel est le caractère de l’histoire, dont la notion implique aussi celle d’une progressivité infinie. Enfin, son côté essentiel est le côté politique. Le monde parfait de l’histoire serait un État parfait, c’est-à-dire une organisation sociale où se manifesterait l’harmonie de la nécessité et de la liberté. L’histoire montre comment la société marche vers ce but idéal ; son seulet véritable objet est l’enfantement successif de cette constitution cosmopolite. Telle est la manière dont Schelling définit ailleurs l’histoire. (Voy. l’extrait, p. 346.) Il se contente ici d’examiner les différentes manières de l’envisager.

La première est le point de vue religieux ou philosophique ; il doit être abandonné à la religion et à la philosophie. Bossuet, Vico et Herder ne sont pas, à proprement parler, des historiens. Vient ensuite le point de vue empirique ; il offre deux côtés : ou l’historien se borne à recueillir cl à exposer les faits, méthode, en effet, purement empirique ; ou il les coordonne d’après un but spécial, politique, moral, civil, militaire, etc. ; c’est le genre pragmatique, celui de Tacite et de Polype. On le regarde comme le plus élevé, mais à tort. Il engendre facilement les abus et les défauts que l’on reconnaît dans la plupart de ceux qui se mêlent d’écrire aujourd’hui l’histoire : l’absence d’idées, la manie des réflexions morales, le ton oratoire, les grands mots et les phrases vides de sens sur les progrès de l’humanité et de la civilisation. Presque toujours l’histoire y est confisquée au profit d’une idée exclusive, asservie aux vues les plus étroites et aux intérêts de secte ou de parti. Indépendamment de ces tendances, son défaut originel est d’exclure le caractère d’universalité. Si l’histoire avait un but spécial, ce serait celui de retracer la réalisation progressive du droit cosmopolite. Kant lui-même, qui a conçu le plan de l’histoire au point de vue d’un citoyen du monde, considère encore l’enchaînement logique des événements, sans les rattacher à des lois absolues. L’histoire doit marcher librement, dégagée de toute préoccupation et de toute fin particulière, reproduira le développement harmonique et simultané de la pensée divine sous toutes ses faces. Le vrai point de vue de l’histoire, qui seul conserve ce caractère absolu, c’est celui de l’art. L’histoire offre une affinité intime avec l’art. Il existe un art historique.

L’histoire présente, dans la succession des événements, les idées par lesquelles se manifeste la pensée divine ; elle est le miroir de l’esprit universel. Mais ces idées ne s’offrent pas sous une forme abstraite comme dans la philosophie ; elles sont identifiées avec les événements, les personnages et leurs actions ; c’est la synthèse de l’idéal et du réel. Or, cette fusion intime du réel et de l’idéal, elle s’opère surtout dans l’art qui représente les idées sous des formes réelles et vivantes. L’histoire est une épopée conçue dans l’esprit de Dieu ; c’est un drame merveilleux. Donc, pour le représenter, il faut être soi-même un artiste : savoir, tout en restant fidèle à la réalité, disposer et grouper les événements, les présenter sous une forme dramatique qui mette en relief l’élément significatif, fasse ressortir l’idée, sans toutefois l’abstraire ni la présenter comme leçon ou démonstration » comme but déterminé du récit.

En outre, l’histoire doit reproduire l’identité de la nécessité et de la liberté ; concilier, harmoniser ces deux termes contraires, problème qu’il n’appartient qu’à l’art de résoudre complètement.

L’histoire doit produire l’effet du drame et de l’épopée, c’est à-dire une impression semblable à celle du destin qui plane sur la tragédie antique. Ainsi ont fait Hérodote et Thucydide, ces grand artistes qui resteront toujours les vrais modèles du genre historique pur.

Suivent des conseils sur la manière d’étudier l’histoire. Éviter les histoires universelles, ces pâles esquisses, ces compilations arides, où les faits et les dates, entassés sans art, étouffent la vie et l’esprit de l’histoire ; remonter aux sources, se complaire dans la naïveté et la simplicité des anciennes chroniques, étudier surtout les grands maîtres de l’antiquité. Faire comme eux, se mêler au mouvement politique ; une vie riche d’expérience et passée dans les affaires publiques est la meilleure préparation à l’histoire. — On ne peut nier que ce morceau ne renferme une appréciation exacte du vrai caractère de l’histoire. Les défauts de la plupart de nos historiens y sont relevés avec verve et avec esprit.

Ce qui concerne l’étude du droit est, à notre avis, beaucoup moins satisfaisant. Le laconisme de l’expression ne peut faire prendre le change sur ce qu’il y a de vague et de chimérique dans cette partie du système, que, du reste, Schelling n’a jamais développée. Tout se réduit à la répétition de quelques formules où l’on reconnaît l’application du principe de l’identité, telles que l’accord et la fusion de la liberté et de la nécessité, de la vie privée et de la vie publique. Dans le passage sur la constitution de droit (p. 341), on entrevoit à peine comment l’auteur comprend cet accord, même d’une manière abstraite, dans la société civile et dans l’Etat. Le problème de l’organisation sociale n’est pas abordé. Quant à cet aréopage d’États se garantissant mutuellement leur constitution particulière, l’idée n’est pas neuve. Ceci rappelle le congrès européen de l’abbé de Saint-Pierre. Dans cette leçon, nous ne trouvons d’ailleurs que des indications très générales sur les conditions de la science politique. Telles sont les propositions suivantes : Il existe une science de l’État comme une science de la nature ; elle repose également sur des idées éternelles ; c’est une science à priori. Elle renferme, il est vrai, un côté historique ; mais il ne peut y entrer d’historique que ce qui sert à exprimer les idées. Les formes transitoires de la législation, qui appartiennent au mécanisme extérieur de l’État, doivent être écartées. Or, comme c’est presque tout le fond de la science actuelle du droit, le seul conseil à donner est, en effet, de l’enseigner et de l’apprendre d’une manière empirique, comme il est nécessaire pour l’usage qu’on en fait devant les tribunaux, et de ne pas profaner la philosophie en la mêlant à des choses qui n’ont aucun rapport avec elle. — Que la science du droit renferme un côté empirique étranger à la philosophie et où il est plus dangereux qu’utile de l’introduire, nous le concevons. Mais le mouvement de la législation moderne n’a-t-il rien qui mérite de fixer l’attention du philosophe ? rien qui trahisse la vie des sociétés et le progrès des idées ? Le prétendre n’est-ce pas avouer implicitement qu’on s’est placé à un point de vue qui empêche de comprendre ce qu’il est plus facile de dédaigner. L’auteur est obligé de se reporter vers l’antiquité pour trouver quelque chose qui réponde à son système. Selon lui, cette unité de la vie publique et de la vie privée, de la nécessité et de la liberté, n’a existé que dans les sociétés anciennes. Dans la société moderne, l’individu s’est détaché de l’État ; il s’est créé des droits et des intérêts distincts. De là, une lutte intérieure et permanente d’où résultent toutes les autres divisions qui travaillent et minent le corps social. Rome et les cités grecques étaient dans un état plus normal. La cité antique est aussi divisée ; puisqu’elle renferme des hommes libres et des esclaves ; mais y au moins, c’était deux mondes à part ; les esclaves ne faisaient pas partie de l’État ; les hommes libres jouissaient d’une vie toute idéale. — Si l’État est un œuvre d’art, cela est en effet plus poétique et plus beau ; c’est aussi plus clair pour la dialectique, plus conforme à ses catégories, mieux modelé sur le plan du monde physique qui offre le reflet des idées ; est-ce plus conforme à l’ordre moral et à la justice ? Cette question ne paraît pas beaucoup préoccuper l’auteur du système de l’identité. Du reste, ici comme ailleurs, il témoigne peu de sympathie pour les principes qui servent de base aux institutions modernes ; il ne voit dans ces institutions qu’un monstrueux amalgame d’esclavage et de liberté, et, au sein des États, une lutte permanente entre les citoyens et le pouvoir équivoque des gouvernants.

Il recommande à celui qui veut comprendre la science positive du droit et de l’État, de se créer par la philosophie et l’histoire l’image vivante de la société à venir. Si le précepte est bon, une esquisse même imparfaite de cette société eût mieux valu encore. Quant à la méthode qui consiste à construire l’État sur le modèle des idées, à l’exemple de Platon, sans vouloir trop la juger par ses fruits, ni partager le dédain des publicistes et la traiter légèrement, nous ferons remarquer que cette méthode a priori a, tout au plus, donné dans la République de Platon la formule de la cité grecque, c’est-à-dire du passé et non de l’avenir.

Schelling termine par un examen rapide des différentes manières dont a été traitée la science du droit naturel. Il signale les vices de la méthode analytique, comme l’abus des formules et des divisions à l’aide desquelles on a cherché à donner à la jurisprudence un caractère plus systématique. La réforme tentée par Kant ne lui parait avoir eu pour résultat que d’augmenter sans profit pour la science cet appareil prétentieux de termes philosophiques, et la facilité pour chacun de se créer un système à soi. Il reconnaît le service que Fichte a rendu à cette science en essayant de la constituer sur une base indépendante. Mais cette œuvre capitale renferme un défaut essentiel, elle n’offre que le côté négatif. La société, ainsi organisée d’après l’idée du droit, et n’ayant pour but que le maintien des droits entre les citoyens, se réduit à un mécanisme extérieur. Le droit empêche tout au plus que les citoyens ne se nuisent réciproquement. C’est la condition de l’ordre, non le but positif de la société, qui est le libre développement des facultés humaines et des forces sociales. L’Etat ne doit pas être considéré comme le moyen d’atteindre ce but, mais comme la société elle-même le réalisant incessamment. C’est un organisme vivant qui doit se développer régulièrement et librement. — La critique est juste ; mais si le problème est mieux posé il reste à le résoudre.

Onzième leçon. On sait que la première application des idées de Schelling fut une philosophie de la nature. C’est sous ce nom que son système est encore généralement connu des savants. Les trois leçons suivantes, où il expose ses vues sur la science de la nature en général et ses principales divisions, doivent donc offrir un intérêt particulier. Voyons d’abord comment il conçoit la nature en général.

La nature, l’univers, est une manifestation de Dieu, de l’être absolu, dont la loi est de se développer éternellement. Entre Dieu et le monde sont les idées qui jouent le rôle de médiatrices. Elles existent d’abord dans Dieu, dans l’acte éternel de la connaissance divine ; elles y sont d’une manière idéale, comme les miroirs dans lesquels il se contemple lui- même. Quoique participant de son essence, elles sont à la fois universelles et particulières. Comme lui vivantes, elles sont aussi créatrices ; elles revêtent leur essence de formes particulières et la manifestent par les choses individuelles. Par là, elles deviennent comme les ames des choses. Celles-ci étant finies, celles-là infinies, l’infini, de cette façon, s’unit au fini par une étroite identité ; l’idée s’introduisant dans le corps, le pénètre tout entier ; celui-ci la renferme, l’exprime, et lui prête sa forme. Par là aussi le réel rentre dans l’idéal, le fini dans l’infini. Les idées agissent d’une manière éternelle au sein de la nature ; celle-ci ayant reçu les divines semences des idées est infiniment féconde. Les idées répandent partout dans le monde la régularité, l’ordre et la vie. — Dans ce début, qui rappelle le néoplatonisme alexandrin, quelques expressions seulement appartiennent en propre au panthéisme de Schelling. Nous comprendrons mieux dans ce qui suit, c’est-à-dire dans la partie critique, l’idée fondamentale de cette philosophie de la nature, son esprit et sa méthode.

Schelling appelle philosophique ou spéculatif son propre point de vue et empirique le point de vue opposé, celui des sens et de l’expérience, ou de l’opinion commune ; ce dernier est représenté surtout par Descartes dans la physique moderne, dans la philosophie ancienne, par Épicure ou Démocrite.

Les sens et l’expérience, ou le raisonnement, qui s’appuie sur leurs données, nous montrent les corps, comme ayant une existence propre et indépendante, comme séparés entre eux et de leur principe, comme privés de vie et de signification. Ils ne nous offrent que des qualités matérielles que l’analyse distingue et qu’elle isole. Aux yeux donc des sens, le fini apparaît séparé de l’infini ; la matière étendue, inerte est complètement privée des propriétés de l’intelligence et de la vie. Entre l’esprit et la matière, le monde des corps et celui de la pensée, il n’y a rien de commun ; la nature totalement dépourvue de sens et d’idées n’est qu’une lettre morte. Tout au plus, peut-on la connaître dans ses détails et ses parties, ou former de ces parties un ensemble par une synthèse extérieure et factice. La science se divise et se fractionne ainsi à l’infini ; elle devient atomistisque comme son objet. Par là toute idée d’organisme disparaît, ou fait place à celle d’un simple enchaînement mécanique de causes et d’effets. Au lieu de faire dériver tous les phénomènes d’un seul principe absolu, d’où rayonnent des forces, des puissances, à des dégrés différents, on rattache les diverses classes de faits à des causes différentes qui sont censées les produire, causes, du reste, tout-à fait inconnues et hypothétiques comme on en convient, et qui changent à mesure que l’expérience fait des progrès.

Quelquefois, il est vrai, on suppose entre les êtres une harmonie préétablie (Leibnitz), et l’on admet qu’aucune existence n’en modifie une autre, si ce n’est pas l’intermédiaire de la substance universelle. Mais le comment de cette médiation reste inconnu. D’autres ont recours à un mouvement mécanique imprimé à distance (Newton et ses successeurs). Ou bien encore, pour expliquer l’action de l’esprit sur la matière, on a imaginé des substances mixtes, qui possèdent, à la fois, les propriétés de l’un et de l’autre (esprits animaux, médiateur plastique), ou des fluides, une matière impondérable et incoercible. Sans parler des contradictions que renferment ces hypothèses, c’est reculer la difficulté sans sortir du point de vue mécanique. L’action vient toujours du dehors ; le mouvement procède de l’inertie, la vie de la mort.

Enfin la méthode empirique part de l’observation des objets isolés et de leur propriétés, puis elle cherche à les réunir et à recomposer le tout. C’est comme si l’on voulait composer des mots sans les idées qu’ils doivent exprimer, former un poème avec les lettres de l’alphabet. Si l’on appelle à son aide les mathématiques, celles-ci ne donnent toujours que des formes, des quantités, non des idées ; elles servent a calculer les mouvements, sans en expliquer la raison ; elles sont incapables de pénétrer l’essence de la nature et de ses forces ; elles se réduisent alors à un pur formalisme qui laisse subsister le point de vue mécanique. On parle de théorie, mais si la théorie a son principe dans l’expérience, elle se confond avec elle et ne peut la dépasser. Les principes qu’elle prétend tirer des faits ne sont que ces faits généralisés. La théorie ainsi entendue est légitime lorsque, n’ayant pas la prétention d’expliquer, et s’abstenant d’imaginer des causes, elle se borne à recueillir et à généraliser les faits, à les exposer et les décrire, en un mot, à faire l’histoire de la nature (voyez l’extrait p. 365). Elle peut ainsi, tout au plus, aller de la périphérie au centre, non du centre à la périphérie. Pour cela, il faut être en possession d’une idée, d’un principe, et la science absolue seule peut le fournir.

Telles sont les objections que Schelling adresse à la méthode empirique et au dualisme qui, selon lui, en est la conséquence, dans tous les systèmes anciens et modernes qui l’ont appliquée à l’étude de la nature.

Après cette critique, il expose, en peu de mots, sa propre méthode et les idées fondamentales de sa philosophie de la nature.

Le principe d’où sortent tous les êtres et d’où découlent leurs manifestations vivantes est l’être absolu au sein duquel tous les êtres s’unissent, se confondent et trouvent leur unité. Immobile en soi, il n’est déterminé à l’action et au mouvement que par la loi en vertu de laquelle il se développe et se manifeste éternellement à lui-même. Ainsi, le principe de toute activité dans la nature est un, c’est l’être absolu, affranchi de toute relation. Les puissances, ou forces de la nature, qui émanent de lui, identiques dans leur essence, ne se distinguent entre elles que par la forme et le degré. Ce qui fait l’unité dans la nature, ce n’est donc pas la dépendance réciproque des existences ni l’enchaînement des causes et des effets, c’est que tous les êtres dépendent et dérivent du même principe. Il suit de là que la science de la nature doit s’élever au-dessus de& phénomènes particuliers, jusqu’à l’idée du principe unique d’où ils émanent comme de leur source commune.

Ce que la philosophie se propose, avant tout, c’est de comprendre la manière dont toutes choses naissent de Dieu ou de l’absolu. Or, voici, ajoute le philosophe, comment s’explique cette origine : L’être absolu ne serait jamais connu et il resterait éternellement enveloppé en lui-même si, comme sujet, il ne se posait en face de lui-même comme objet. Dans cet acte, par lequel son intelligence et son activité se développent, c’est sa pensée qui se réalise au dehors et se donne en spectacle à elle-même. Ici l’identité des deux termes, du sujet et de l’objet, de l’idéal et du réel, de l’essence et de la forme est évidente. Ce développement parfait, où se réalise l’identité des deux termes de la pensée divine, produit en Dieu les idées qui existent, à la fois, en elles-mêmes et dans Dieu. La philosophie peut d’abord se contenter d’envisager ainsi les idées dans Dieu, et ce premier degré constitue un idéalisme absolu ; mais les idées créent à leur tour les choses particulières, qui sont simplement leurs images. Ici, l’unité se brise et se dédouble ; les deux termes, l’idéal et le réel, se séparent ; le réel apparaît dans la nature, l’idéal dans le monde moral ; ils s’opposent comme le négatif et le positif ; mais, en réalité, ce sont les deux manifestations relatives de l’être absolu, et en lui ils se confondent et retrouvent leur identité. Ainsi, la nature, soit qu’on l’envisage dans Dieu comme monde des idées, soit qu’on la considère dans son existence visible, est essentiellement une ; elle ne renferme aucune diversité intérieure ; dans toutes choses est la même vie, la même puissance, à des degrés différents ; il n’y a pas de corps sans ames ni d’ames sans corps ; partout l’ame revêt un corps ; seulement, le côté matériel ou spirituel domine selon le degré de l’existence. La science de la nature est donc une elle-même ; ses divisions ne sont qu’extérieures et ne brisent point sont unité. La tâche de la philosophie est précisément de rétablir partout cette identité, de ramener sans cesse le réel à l’idéal, l’idéal au réel, et tout deux à leur principe commun. D’un autre côté, si l’acte éternel de la manifestation divine se reproduit à tous les degrés de l’échelle des êtres, si le type intérieur des choses est nécessairement un, la philosophie, qui saisit à leur source même l’idée absolue et les idées qui en découlent, peut construire le monde sur ce modèle, s’élever au-dessus du point où d’insurmontables limites retiennent enfermée l’expérience, pénétrer dans l’atelier de la vie organique, au foyer du mouvement universel. — Telles sont les idées fondamentales de cette philosophie de la nature ; pour en voir l’application, il faudrait suivre le développement du système tel qu’il est exposé dans d’autres écrits. On peut déjà remarquer qu’indépendamment de la vérité des principes ainsi dogmatiquement posés, cette manière d’expliquer la création et le rapport de Dieu au monde soulève une foule de difficultés que l’auteur a dû chercher depuis à résoudre et sur lesquelles ses opinions ont plus d’une fois varié. Quant aux critiques qu’il adresse au point de vue opposé, on ne peut nier qu’il ne fasse très bien sentir l’insuffisance de ce dernier et celle des hypothèses qui règnent encore aujourd’hui dans les sciences physiques, par conséquent la nécessité d’aller au-delà de ces théories.

Cette leçon se termine par une espèce d’hymne à la science, où le philosophe, dans son enthousiasme, compare le savant aux prises avec la nature dont ii s’efforce de pénétrer les secrets, à l’homme vertueux aux prises avec l’adversité, spectacle également digne des regards de la divinité. L’étude de la nature, en lui dévoilant des lois qui sont au fond les mêmes qu’il trouve dans sa pensée le met aussi en communication avec Dieu ; elle doit ramener la paix et l’harmonie dans son âme, être pour lui la source d’ineffables jouissances.

On ne s’étonnera pas non plus de trouver ici l’éloge du poète naturaliste qui a personnifié dans Faust cette ardente curiosité qui veut connaître tous les mystères de la nature. Entre Goethe et Schelling l’affinité est trop manifeste pour devoir être démontrée. C’est le même esprit dans deux sphères différentes, et, pour parler le langage du philosophe, retrouvant souvent leur identité dans les mêmes études et sur les mêmes questions.

Douzième leçon. Sur l’étude de la physique et de la chimie. Les deux leçons suivantes offrent moins d’intérêt que la précédente. Elles contiennent le plan d’une espèce d’encyclopédie des sciences physiques.

Dans cette esquisse, où l’ordre des sciences seul est marqué, la plupart des points indiqués restent obscurs faute de développement, et nécessiteraient, pour être éclaircis, l’exposition du système entier. La critique elle-même manque quelque fois de clarté. Ce qui a trait à la méthode n’est guère que la répétition de ce qui a été dit plus haut. Il nous suffira de dégager les idées principales.

Le premier problème de la physique générale est celui de la matière et il a deux faces : 1 ° déterminer l’essence de la matière ; 2° faire voir la manière dont les êtres sortent de son sein. L’expérience est incapable de résoudre le premier ; elle aboutit nécessairement à l’atomisme. La raison seule conçoit la matière, et, pour cela, il lui suffit de faire abstraction de toutes les formes particulières. Au reste, la matière n’est autre chose que la première manifestation de l’absolu sortant de lui-même et se projetant au dehors. Quant à ce qui concerne la naissance des êtres, on a vu comment elle s’explique par la théorie des idées. Schelling la reproduit ici sans beaucoup ajouter à ce qui a été dit dans la leçon précédente. Vient ensuite le problème de la structure générale de l’univers et de ses lois : l’astronomie mathématique et l’astronomie physique. Depuis Keppler la première est retombée dans l’empirisme. La force d’attraction de Newton n’est qu’un fait général d’expérience qui n’a aucune valeur pour la raison, celles ci ne reconnaissant que des lois absolues. Le principe des lois de Keppler se conçoit immédiatement par la raison sans qu’il soit besoin de l’expérience. — L’astronomie physique elle-même s’appuie, quant à ses principes les plus importants, sur des conceptions universelles.

La minéralogie est l’exposition purement descriptive des formes inorganiques ; elle doit borner là sa tâche et ne pas chercher à pénétrer jusqu’aux caractères intérieurs qui constituent l’essence des corps et leurs qualités. Autrement elle doit les présenter comme les métamorphoses d’une seule et même substance, ainsi que les travaux de Steffens en ont donné le premier exemple. La géologie doit faire de même pour la terre tout entière, embrasser toutes ses productions et montrer leur genèse dans la continuité de leur développement historique. Schelling émet ici sur la formation des êtres inorganiques, sur celle de la terre en général et sur la lumière, des hypothèses qu’il a développées ailleurs, et en particulier dans son écrit sur l’Ame du monde. Selon lui, l’optique de Newton, qui est tout empirique, n’est qu’un échafaudage d’erreurs. Reprenant le ton de la critique, il reproche à la physique expérimentale son absence de forme systématique, son incertitude sur les principes, qui fait qu’à chaque nouvel ordre de phénomènes elle est forcée d’abandonner ses anciens principes pour en adopter de nouveaux ; il attaque les hypothèses et les théories reçues comme n’ayant aucune consistance et reposant sur des conceptions grossières. Ce qu’il dit de la chimie est aussi plus critique que dogmatique. Il n’a pas de mal à montrer les vices et les lacunes de cette science au point de vue philosophique. Il se moque surtout de l’hypothèse des fluides comme servant à expliquer les phénomènes électriques, magnétiques etc. La théorie dynamique de Kant sur la matière a plus de valeur à ses yeux ; mais les forces attractive et répulsive sont toujours conçues d’un point de vue inférieur, celui de l’entendement logique ; il lui reproche de ne pouvoir avec ces forces faire comprendre la diversité des formes de la matière, et à ses successeurs d’avoir fait retomber cette conception dynamique dans les hypothèses mécaniques. À toutes ces théories manquait le point de vue absolu, c’est-à-dire la conception supérieure de la matière comme acte général de la manifestation divine, et de la vie universelle répandue à tous les degrés de l’existence. Schelling regarde, en outre, la subordination de la physique à la chimie comme funeste à l’une et à l’autre. La chimie usurpant ainsi un rôle qui n’est pas le sien, et voulant expliquer les phénomènes physiques par la cohésion, l’affinité, etc., perd le sens propre de ses phénomènes ; elle oublie que ceux-ci sont ceux de la nature vivante, que là, aussi, dans son propre domaine, est la vie, là sont des puissances et des forces innées à la matière. Il reconnaît les richesses de ses découvertes positives, mais il veut qu’elles soient ramenées à ce point de vue , ou si la chimie reste ce qu’elle est, une recherche empirique sur un ordre particulier de phénomènes, qu’elle se borne au rôle inférieur de faire des expériences ; dès qu’elle a la prétention de devenir une véritable science, elle n’est plus qu’une branche de la science générale de la nature et doit partir de son idée générale. Il en est de même de la météorologie ; les changements qui s’opèrent à la surface de la terre ne peuvent se comprendre que dans leur rapport avec la structure générale de l’univers. La mécanique appartient à la fois aux mathématiques appliquées et à la physique. Enfin , cette séparation des sciences physiques et des sciences naturelles ou organiques est elle-même une division artificielle et factice. La science absolue de la nature comprend, dans un seul et même tout, les phénomènes de la nature inorganique et organique ; c’est toujours le développement du même principe absolu, à des degrés divers et à des puissances différentes.

Treizième leçon. Sur l’étude de la médecine et de la nature organique en général. L’organisme c’est la nature en petit. La science de l’organisme doit rassembler et concentrer en soi tous les rayons de la science de la nature ; la physique générale est une introduction au sanctuaire de la vie organique. Mais cette vérité reconnue de toute antiquité, mal comprise de la physique empirique, n’a eu pour effet que de faire transporter ses hypothèses dans les sciences naturelles. La chimie elle-même, qui jette un si grand jour sur la composition des êtres organisés, lorsqu’on ne veut voir dans les phénomènes de la nature organique que des transformations chimiques, ne fait que défigurer ces phénomènes sans les expliquer. Les sciences particulières sont distinctes et absolues en soi, elles ne retrouvent leur unité que dans le sein de la science universelle.

La science générale de la nature se résume donc dans la médecine, qui réunit ses parties éparses comme les rameaux d’un même tronc. Plusieurs médecins ont senti que, pour répondre à cette idée, la médecine devait reposer sur des bases philosophiques ; maison s’est borné à systématiser les faits d’une manière extérieure et artificielle. Schelling fait cependant une exception en faveur de Brown, qu’il appelle un penseur unique dans l’histoire de la médecine, et dont la doctrine, en effet, s’accorde assez bien avec son système physiologique et médical. Dans plus d’un passage de ses autres ouvrages il constate cette affinité.

Cependant l’idée d’exciabilité, qui est la base de la doctrine de Brown, a besoin, dit il, de rentrer dans une idée plus élevée, et de revêtir un caractère absolu. L’excitabilité n’est encore qu’une conception de l’entendement. Elle suppose que l’être organisé est déterminé à agir par des causes extérieures. L’organisme subit l’influence des objets extérieurs ; mais, en soi, il est en dehors de toute pareille détermination. Son action vient du dedans, non du dehors ; il ne fait que réagir. S’il est sollicité par les agents extérieurs à rétablir l’équilibre altéré dans ses fonctions, cela n’explique pas son essence. Il émane du principe universel dont il est l’image et qui réside en lui. Là est la source première de ses déterminations[7].

L’organisme est l’expression de l’acte créateur de la manifestation divine ; il le représente par l’unité et l’identité des deux facteurs de la vie : la matière et l’essence, qui, séparés dans les êtres inorganiques, sont ici réunis, au point que le rapport des deux termes est interverti, la matière n’étant plus qu’un accident, la forme étant devenue son essence. Schelling relève l’insuffisance des explications que l’empirisme tire des notions communes sur la matière, des hypothèses plus ou moins matérialistes sur les fluides, l’attraction, etc., ou que l’on déduit des analogies entre les phénomènes physiques de l’électricité, du magnétisme, etc.

Mais nous craignons que l’indication de sa propre théorie, qu’il essaie d’esquisser en termes abstraits, tels que ceux de la substance et de la forme, de la matière et de l’accident, de la possibilité et de la réalité, sans parler des dimensions de l’organisme, ne soit peu propre à en donner une idée favorable. Il fallait s’en tenir au principe et supprimer des résultats qui ne peuvent se comprendre que dans l’ensemble du système. La pensée générale est celle-ci : La gradation en vertu de laquelle, dans l’organisme, la matière s’efface de plus en plus, et le réel se transforme en idéal, révèle le développement de la force créatrice dans les êtres vivants. Ce qui fait que, dans ce domaine élevé de la nature organique, où l’esprit se dégage de ses liens, toutes les applications tirées de la notion commune de la matière sont insuffisantes.

Ce que l’auteur dit de la médecine en particulier, la manière dont il définit la maladie, ce qu’il appelle la construction de cet état, comme pouvant se déduire de la plus haute opposition de la possibilité et de la réalité dans l’organisme et de la destruction de leur équilibre, etc., n’est guère plus clair. Il est difficile de deviner, sous de pareilles formules, la réforme à introduire dans l’art médical et de tirer de là une méthode thérapeutique. L’auteur a développé ailleurs ces idées (dans l’ouvrage cité plus haut, troisième section) ; ne pouvant ici les développer, il aurait mieux fait de les omettre dans l’intérêt de sa doctrine. Si l’on venait dire à quelqu’un de nos praticiens qu’il y a dans l’organisme un double rapport, l’un naturel, l’autre divin, dont les lois seules révèlent au médecin les formes, le premier et le principale siège de la maladie, le guident dans le choix des moyens et l’éclairent sur le spécifique dans l’action de ces derniers, aussi bien que sur les symptômes de la maladie, nous doutons que celui-ci, fût-il un disciple de Brown, se trouvât très édifié de ce théosophisme médical. Quand l’auteur développe des maximes générales comme celles ci : la science de la médecine exige un esprit et des principes philosophiques ; quand il montre la nécessité de joindre la théorie à l’expérience, les incertitudes et les ridicules de l’empirisme, si sa pensée est moins originale, son langage est plus clair, sa critique est pleine de force, et sa verve nous intéresse. On remarquera aussi le morceau qui termine cette leçon, où l’auteur de la philosophie de la nature insiste sur les rapports de la médecine avec la science générale de la nature, et avec l’anatomie comparée en particulier. S’il est vrai, dit-il, qu’un seul et même type fondamental se répète dans la production des diverses espèces, les métamorphoses de la maladie doivent être déterminées par les mêmes lois ; d’où il suit que la médecine doit se confondre avec la science générale de la nature ; les deux sciences se correspondent. La médecine doit embrassce l’ensemble des connaissances organiques, suivre les développements de la vie depuis la plante jusqu’au sommet du règne animal. L’anatomie comparée est le flambeau de la médecine. Mais si la comparaison, en effet, doit servir de guide, le type de comparaison, ce n’est pas l’expérience qui doit le fournir. Si l’on prend pour type l’organisation humaine, ce principe est clair en apparence ; mais l’organisation humaine, comme la plus parfaite, est aussi la plus complexe ; elle a besoin elle-même d’être éclairée par la connaissance des degrés inférieurs. Cette méthode, d’ailleurs, en s’arrêtant à un point unique, fausse le coup d’œil qui doit embrasser l’ensemble. L’oubli de ces principes, joint à la multiplicité des détails, a amené la séparation de l’anatomie et de la physiologie, qui doivent se correspondre comme l’intérieur et l’extérieur, et le procédé mécanique qui domine dans la plupart des livres d’enseignement et dans les académies.

Schelling voudrait donc que l’anatomiste, s’élevant au-dessus du point de vue ordinaire, se contentât d’exprimer avec vérité les formes réelles, en saisît le caractère symbolique, c’est-à dire qui représente extérieurement les développements divers d’un même type intérieur ; qu’il eût toujours présent à la pensée ce type fondamental ; qu’il se laissât guider par l’idée d’une unité et d’une affinité entre toutes les organisations. — On reconnaît ici la base du système développé en Allemagne par Oken, Goëthe, etc., en France par Geoffroy Saint-Hilaire.

Quartozième leçon. Sur la science de l’art. Scbelling, qui assigne à l’art un rang si élevé dans son système, ne pouvait manquer de lui donner une place importante dans les études académiques ; c’est par là que se terminent ces leçons.

Une université n’est pas une école des beaux-arts ; ce n’est pas là que l’on apprend à devenir statuaire, peintre ou musicien. Mais les principes et la théorie des beaux-arts, leur histoire et les lois qui président à leur développement sont l’objet d’une étude du plus haut intérêt, qui laisse un vide dans le cadre du haut enseignement, si elle y est omise. Schelling ne trouvait alors, dans les universités allemandes, rien qui y répondit, si ce n’est la philologie qui, combinée avec la haute critique, doit aboutir à une histoire philosophique de la littérature. Quand aux arts du dessin, une histoire purement érudite et archéologique est tout à fait insuffisante. Il réclame donc, pour cette science devenue depuis une des branches les plus florissantes de l’enseignement supérieur chez nos voisins, des bases plus larges et un point de vue plus élevé. Il s’attache, dans cette leçon, à montrer sa possibilité, son véritable objet et son utilité.

1° Une philosophie de l’art est-elle possible ? Des difficultés s’élèvent ici et du côté de l’art et du côté de la philosophie elle-même.

Qu’est-ce que l’art en effet ? N’est-ce pas une imitation de la nature ? son but est de substituer l’apparence à la réalité, de produire l’illusion. Quoi de plus opposé à la philosophie, qui a pour objet la vérité ? Le philosophe doit renier l’art comme artisan de mensonges, comme nous transportant dans un monde de chimères et de fictions. Son effet, d’ailleurs, n’est-il pas d’énerver et d’amollir les âmes ?

Schelling ne s’arrête pas à démontrer longuement la fausseté de ces assertions puisées dans de vulgaires préjugés ; il leur oppose une idée plus vraie de l’art et de sa mission. L’art n’a pas moins que la philosophie pour objet l’immortelle et invisible vérité ; c’est elle qu’il montre à travers ses images et ses emblèmes, et il s’adresse à l’esprit par l’intermédiaire des sens. Il est une révélation des idées divines ; loin d’énerver l’âme il épure ses sentiments, il la transporte dans un monde idéal et l’initie à ses mystères ; cette initiation a pour résultat de purifier les passions que réveille leur vivant tableau. Son effet est moral et même religieux.

Mais le divin Platon n’a-t-il pas banni les poètes de sa République ? — On a mal compris le sens de cet arrêt du roi des philosophes ; ce qu’il condamne, c’est l’art grec et la mythologie payenne, qui, en effet ont trop sacrifié au culte de la forme et trop flatté les sens. Si Platon eût connu l’art chrétien et la poésie chrétienne, loin de les proscrire il les eût accueillis avec enthousiasme. Il faut bien plutôt voir dans cet arrêt le pressentiment et comme la prophétie d’un art nouveau, essentiellement spiritualiste et destiné à représenter l’infini dans ses œuvres. Ce qui prouve que ce jugement n’a rien d’absolu, c’est que dans d’autre dialogues (Ion, Phèdre, Banquet), Platon parle de la poésie avec éloge et célèbre l’inspiration poétique comme émanant d’une source divine. La vraie conclusion, c’est que l’art grec n’est qu’un genre particulier, qui, comme tel, a ses limites, qu’il existe une autre forme de l’art plus élevée, et qu’il est nécessaire d’embrasser celui-ci dans son développement complet.

Mais si l’art est un digne objet d’étude pour la philosophie, celle-ci est-elle capable de le comprendre ? N’est-il pas aussi mystérieux dans ses procédés que merveilleux dans ses effets ? D’ailleurs n’est ce pas une prétention vaine que celle de lui assigner des lois ? Le génie n’obéit qu’au souffle divin qui l’anime, il est essentiellement libre, il se joue des règles dans lesquelles on cherche à l’emprisonner. Comment introduire la réflexion dans les œuvres de l’inspiration ?

Ceux qui tiennent ce langage rabaissent en réalité l’art en croyant l’élever au-dessus de la raison ; puisque, si tout est incompréhensible dans ses œuvres, ne s’adressant plus dès lors à l’esprit et à ses hautes facultés, il ne s’exerce plus que sur la partie inférieure de l’ame, la sensibilité. Mais pour bien comprendre la réponse de Schelling, il faut se placer à son point de vue et se rappeler le sens de ses formules. L’art, en revêtant les idées d’une forme sensible et réelle, représente l’unité de l’idéal et du réel, leur parfaite 0t harmonieuse fusion. Cependant le réel ou l’objectif, domine encore dans l’art. L’idée qui fait le fond de l’œuvre d’art est fondue avec la forme, et l’artiste n’en a pas la conscience distincte et réfléchie. L’idéal, la pensée pure n’existe que pour le philosophe. L’art et la philosophie s’opposent donc comme le réel et l’idéal, le subjectif et l’objectif. Bien qu’au sommet de la pensée il se rencontrent, bien qu’ils aient tous deux le même objet, soient, à la fois, l’image et le modèle l’un de l’autre, la distinction se maintient et l’opposition subsiste. Le sens artistique et l’esprit philosophique sont identiques et faits pour se comprendre mutuellement. Toutefois, la philosophie, c’est-à-dire la réflexion, peut voir plus clair encore que l’art lui-même dans ses œuvres. L’idée, la pensée qui en fait le fond, c’est une idée, une pensée philosophique ; le vrai modèle, c’est la philosophie qui le possède. Si donc elle ne peut créer l’œuvre d’art, il lui est donné de le comprendre mieux que l’artiste lui-même. Dans l’inspiration, celui-ci obéit à une impulsion intérieure, qui lui ravit la conscience claire et réfléchie de lui-même et le secret de ses créations. Pour en avoir une intelligence plus parfaite, il faut qu’il abandonne l’inspiration pour la réflexion et devienne philosophe. Autrement, il est possédé par l’idée plus qu’il ne la possède, il la développe plus ou moins instinctivement et spontanément, à la manière des forces de la nature. En un mot, si le fond de l’art et de la philosophie est identique, les deux sphères de la pensée sont différentes, et la philosophie conserve son caractère propre, celui de comprendre et d’expliquer ; elle peut poursuivre l’art jusque dans sa source la plus cachée et dans le foyer où s’élaborent ses conceptions.

L’art n’est incompréhensible que pour une philosophie étroite ou fausse, qui ne s’élève pas à la même hauteur que lui dans la région de l’idéal. Les règles que le génie dédaigne, ce sont des règles artificielles et factices. Sans doute il est autonome et se soustrait à une législation étrangère, mais il a la sienne propre, et il n’est le génie que parcequ’il est la plus haute conformité aux règles. Ces lois, la philosophie ne les fait pas ; elle veut les connaître, de même qu’elle cherche à découvrir les lois de la nature ; et les grands artistes sont comme la nature, calmes, simples, invariables dans leurs productions. Ceux donc qui proclament la liberté absolue du génie et l’affranchissent de toute règle, n’ont puisé leur enthousiasme factice et de seconde main que dans l’ignorance de sa nature et de ses procédés, et dans une connaissance superficielle de ses œuvres.

2° Une philosophie de l’art est possible, et l’on voit quel est son objet. C’est de dégager les idées éternelles qui forment le fond de ses créations ; de comprendre les lois et les principes nécessaires sur lesquels il repose. Quelles sont ses limites ? A-t-elle aussi le droit de lui prescrire des règles particulières sur la manière d’exécuter ses œuvres ? Suivant l’opinion de Schelling, la philosophie, s’occupant exclusivement des idées et des principes, doit se borner, en ce qui concerne la partie empirique et technique de l’art, à indiquer les lois générales de la représentation artistique, sans se mêler de donner des règles positives d’exécution. C’est là ce qui a égaré la critique, ce qui a donné lieu à tant de théories étroites, banales ou fausses, dont l’effet a été de déconsidérer la science des beaux-arts.

Mais une partie essentielle de cette science, c’est la partie historique. Schelling se contente de montrer la possibilité d’une histoire philosophique de l’art, ou, suivant son expression, d’une construction historique des monuments de l’art et de la littérature. Il fait remarquer que déjà la distinction fondamentale de l’art ancien et de l’art moderne et de leurs principaux caractères, reconnus et signalés par la philosophie et par la poésie elle-même, rendent cette tâche plus facile. Nous pensons qu’il a en vue les travaux de Schiller et de Goëthe. Il est toutefois très sévère envers les écrivains qui ont traité avant lui cette science sous le nom d’Esthétique ou de théorie des beaux-arts ; il leur reproche d’en avoir faussé l’esprit en la ramenant au point de vue moral ou à celui de l’utile. L’impulsion donnée par Kant lui-même est restée stérile chez ses successeurs. Les germes de cette science nouvelle ont été semés par d’excellents esprits, mais qui, étrangers à la philosophie, n’ont pu les développer d’une manière scientifique.

3° La connaissance de l’art et de ses œuvres est indispensable au philosophe. Il y voit les idées comme réfléchies dans un miroir magique et symbolique. La science de l’art est sur la même ligne que celle de la nature, puisque là est aussi un monde complet et parfait ; le divin se reflète plus clairement encore dans les créations du génie que dans les productions de la nature ; les types primitifs des choses que le naturaliste philosophe trouve confusément exprimés dans les êtres, reluisent d’un plus pur et plus vif éclat dans les images et les symboles de l’art.

Elle est utile à l’homme religieux. Un lien intime unit la religion et l’art. L’art emprunte à la religion ses hautes conceptions ; il trouve en elle tout un monde poétique ; de même que celle-ci a besoin des représentations et des symboles de l’art pour rendre accessibles au sens et à l’imagination des hommes ses incompréhensibles mystères. Il est son interprète et son organe.

Enfin, l’homme d’État ne peut rester étranger à la connaissance des véritables principes de l’art. Si rien n’honore les princes comme la protection accordée aux arts, rien n’est plus triste que de voir les dispensateurs de la fortune publique dissiper les trésors destinés à les faire fleurir dans des prodigalités qui ne servent qu’à entretenir la barbarie et le mauvais goût, à décourager le talent et le génie.

§ II. Discours sur les arts du dessin.

Schelling n’a pas essayé de remplir le cadre, tracé plus haut, d’une philosophie de l’art. A vrai dire, il n’a développé qu’une seule question, mais vaste et féconde. La manière nouvelle dont il envisage la nature devait porter son attention plus particulièrement sur les arts qui ont avec elle le rapport le plus intime.

Les arts du dessin tiennent, à la fois, à la nature physique d’où ils tirent leurs formes et au monde de l’ame, puisque dans ces images c’est la vie et l’esprit qu’ils ont pour but de représenter. De là, deux théories également exclusives et fausses. Les uns ne voient dans les arts du dessin que la reproduction fidèle des formes réelles de la nature sans l’esprit qui les anime et les vivifie. Les autres, s’attachant à l’idée comme à l’élément essentiel, accordent à l’expression une importance absolue, au point de négliger la forme, celle-ci n’est plus qu’une enveloppe, un vêtement, un pur accessoire. D’un côté, on recommande et on pratique à la lettre le précepte de l’imitation de la nature, de l’autre on préconise l’idéal. Mais, outre que le principe de l’imitation de la nature est vague et susceptible d’interprétations très diverses, il s’agit toujours d’une nature morte, inanimée. Aussi l’art ne crée-t-il que des masques, des copies vides de formes, vides elles-mêmes. D’un autre côté, qu’est-ce que l’idéal séparé de la forme qui lui donne un corps et de la réalité ? Une ombre pâle, une froide allégorie. Là ce sont des corps sans ame, ici des âmes sans corps.

Ces deux systèmes ont régné tour-à-tour, ou à la fois, à toutes les époques de l’art, ils ont égaré le talent et faussé le coup d’œil de la critique. Winckelmann, dont Schelling fait ici un magnifique éloge, sentit le premier leur insuffisance ; il eut la pensée de considérer l’art d’après le procédé et les lois que suit la nature dans ses œuvres ; et il jeta ainsi les fondements d’une véritable histoire de l’art. Néanmoins malgré son sens inné du beau, qui lui a fait retrouver la beauté antique, il conçoit encore les deux termes comme séparés. Au moins n’a-t-il pas saisi clairement le lien qui les unit. Quant à ses successeurs, il n’ont pas compris la pensée de ce grand homme ; ils sont retombés du principe grossier de l’imitation de la nature dans celui de l’imitation non moins servile des ouvrages de l’antiquité.

L’art véritable est celui qui se place entre les deux extrêmes ; qui, au lieu d’isoler les deux termes, la forme et l’idée, sait les réunir par un lien vivant, comme le fait la nature elle-même dans ses œuvres. Chez les êtres de la nature, la matière n’est pas séparée de la vie, ni la vie séparée de la matière ; la vie anime toutes les parties de l’organisme, les remplit et les pénètre ; elle est répandue dans tous les membres. Ainsi doit il en être dans les œuvres de l’art.

L’imitation de la nature est une maxime vraie, mais non telle qu’elle est vulgairement comprise, quand on regarde la nature comme un ensemble d’existences corporelles privées de vie, ou comme un simple mécanisme mû par des ressorts, des agents et des forces capables de lui imprimer le mouvement. La philosophie, qui rétablit l’activité, la vie et la pensée à tous les degrés de l’existence et dans tous les règnes, pouvait seule trouver le vrai sens de ce précepte, et les rapports de l’art avec la nature.

Le point essentiel est donc de saisir ce milieu, ce lien vivant de l’idée et de la forme. Or, comment s’établit-il ? C’est là le secret de la création artistique. Ce lien, la nature le forme dans les êtres qui sortent de son vaste atelier, et dont elle peuple ses divers règnes, depuis le cristal jusqu’aux organisations les plus parfaites. L’artiste doit l’imiter, non la copier, faire comme elle, rivaliser avec elle, avec sa force créatrice, créer des êtres où cette étroite alliance soit partout visible. Or, cela ne peut être l’effet d’un simple effort de la volonté unie à la réflexion. La création artistique résulte du développement spontané d’une force intérieure qui agit fatalement dans l’artiste, de concert avec sa libre volonté. C’est ce qui constitue l’inspiration du talent et du génie. La rencontre et la réunion de ces deux activités, dont l’une est fatale et naturelle, fait éclore les véritables œuvres de l’art. Celles qui ne sont pas empreintes de ce cachet de la science inconsciente manquent de vie propre, de cette réalité inépuisable qui les fait ressembler aux œuvres de la nature.

Toutefois, l’artiste, même sous ce rapport, ne doit pas simplement imiter la nature : esprit, il doit spiritualiser ce qu’il touche et façonne, produire spirituellement un idéal, non par le rapprochement des belles formes, mais en faisant ressortir l’esprit qui agit dans l’intérieur des êtres.

L’idéal n’est pas le contraire du réel. Sans quoi, en perfectionnant le réel, on ne pourrait produire l’idéal. L’art représente ce qui est réellement dans la nature ; mais il faut distinguer dans la nature ce qui est variable, mobile et passager, de ce qui est véritablement l’être. Idéaliser, ce n’est pas briser, détruire, altérer la forme ; c’est en manifester l’idée, lui donner un caractère plus en harmonie avec le type invariable, éternel, obscurément ou imparfaitement exprimé dans la nature. En réalité, l’art ne peut créer des êtres vivants ; ce n’est pas sur ce point qu’il peut engager la lutte. Encore moins doit-il chercher à faire illusion sur la réalité de ce qu’il montre ; mais, dans des œuvres qui n’ont la vie qu’à la surface, il peut empreindre le cachet d’une plus riche et plus forte vitalité, ou d’une plus haute spiritualité, façonner des images plus transparentes, plus conformes à leur modèle éternel. Il arrête la course rapide des années humaines ; il unit la force virile avec les grâces de la jeunesse ; il efface ce qui est temporel et accidentel ; il saisit, pour chaque être, l’instant unique, le moment de la vraie beauté, l’enlève au temps, le fixe et le fait paraître dans l’éternité de sa vie.

En poursuivant l’examen des rapports des arts du dessin avec la nature, Schelling rencontre un troisième système plus récent, et qui comptait alors des partisans illustres, Lessing, Goëthe lui-même, avaient adopté, avec des interprétations diverses, ce qu’ils appelaient le caractéristique dans l’art. Schelling fait remarquer avec justesse que, si l’on entend par là que l’art doit s’attacher à reproduire le caractère extérieur des objets, leur forme exacte et précise, on retombe dans le principe de l’imitation, et l’on ne doit attendre de cette méthode que de la raideur, de la rudesse et de la sécheresse. Si, au contraire, on veut dire que la vie est inséparable de la forme et que celle-ci est, non la négation de l’idée, mais la limite quelle s’impose à elle-même, que pour cette raison la forme doit être marquée avec force et précision, rien n’est plus vrai, et l’on prend pour guide la nature elle-même, qui, sous ce rapport, est profondément caractéristique dans ses œuvres. Harmonieuse dans l’ensemble, elle donne aux espèces et aux individus des caractères nettement prononcés. Surtout, elle débute dans les règnes inférieurs par la précision et la régularité des formes. Dans les degrés supérieurs et les organisations avancées, elle prend une allure plus libre et plus hardie, sans cependant s’écarter de ses limites. Sous une infinie variété, on retrouve toujours l’unité caractéristique et l’individualité. L’art qui se meut dans un petit espace ne peut affecter une telle variété ni s’arrêter aux degrés inférieurs ; il s’attache de préférence à la forme humaine comme résumant la création entière, et rassemble en elle les traits épars dans la nature. Mais la nécessité n’en est que plus impérieuse pour l’artiste d’éviter la confusion, de se préserver du vague et de la mollesse, de reproduire d’une manière d’autant plus nette et plus précise le caractère spécifique et individuel des objets, en attendant qu’il ose ; par une savante harmonie, atteindre à une beauté plus parfaite où la forme semble s’évanouir. La forme, en effet, semble disparaître chez les grands artistes, mais par la perfection de la forme. Ce n’est pas par une imitation mécanique des belles formes qu’on y arrive, mais en travaillant la forme avec une perfection telle, en la mariant si intimement au fond ou à l’idée qu’on ne puisse plus distinguer l’une de l’autre. On a dit que la plus haute beauté est sans caractère. Si par là on entend l’absence de caractère, la proposition est fausse ; elle est vraie si l’on a voulu dire qu’il est impossible d’assigner mathématiquement et géométriquement des limites à ce qui est parfait ; que la beauté dans les œuvres de l’art échappe à toute mesure fixe, et que l’ame s’y déploie avec une liberté divine. Mais cela n’exclut pas la force et l’énergie, ni le fini dans la forme. Réunir et fondre ensemble l’essence et la forme, en conservant à chacune son caractère propre, tel est le grand problême de l’art. Les Grecs le résolurent, eux qui, à tous les degrés, dans tous les styles, depuis le sévère jusqu’au gracieux, surent maintenir le caractère, même dans la plus haute douceur et l’indifférence sublime de la beauté. Ce principe, d’ailleurs, se modifie d’après l’étendue du cercle dans lequel il est donné à chaque art de se mouvoir. Ainsi la sculpture dont le champ est fort resserré, obligée, en quelque sorte, démontrer la beauté de l’univers en un point, doit tendre immédiatement à ce qu’il y a de plus élevé ; elle ne peut affecter la même variété ni donner à ses figures un caractère aussi déterminé que la peinture. Celle ci, disposant de plus de moyens et représentant plus d’objets sur un plus vaste espace, peut oser davantage, marquer plus fortement les oppositions, parce que les oppositions partielles concourent à l’harmonie de l’ensemble et que de l’inégalité dans les parties naît l’équilibre du tout. Chez elle, une trop grande simplicité dégénère en sécheresse et pauvreté. Elle doit donnera ses grandes compositions la plénitude et la richesse qui caractérisent la vie et briser l’uniformité par la variété de l’expression. A plus forte raison, cette loi existe pour les autres arts qui disposent du mouvement et de l’action. Dans le drame, le caractère doit se révéler par la lutte des passions, par l’énergie qui les contient et les modère. Mais encore ne doit-on pas oublier que c’est une force positive et non négative qui le constitue ; que la vertu elle-même ne consiste pas dans l’absence de passions, mais dans la force d’ame qui les maîtrise ; qu’ainsi leur violence doit éclater, afin de révéler d’autant mieux l’énergie de la volonté capable de les contenir et de les dompter. Ainsi compris, il est vrai que le caractéristique est la base, la racine, le principe générateur du beau.

On voit que, dans toute cette partie du discours, principalement critique, où la théorie, cependant, se mêle à la réfutation, le principe de l’imitation de la nature est présenté sous une face toute nouvelle. Un examen plus approfondi du rapport des arts du dessin avec la nature, fournit la loi qui sert à marquer les dégrés essentiels de leur développement et la succession des principaux styles.

Dans la nature et dans l’art, se montrent au début, la rigueur caractéristique des formes, l’énergie, la concentration. Peu à peu cette âpreté, cette rudesse se tempère et s’adoucit ; les mouvements deviennent plus faciles ; les formes, moins raides, offrent plus de richesse et de variété.

L’idée et la forme, l’esprit et le corps, se mettent en parfait équilibre ; on voit alors la beauté dans sa fleur et sa maturité. Mais l’esprit qui anime et vivifie la nature en se développant ainsi harmonieusement fait pressentir une beauté plus parfaite encore, celle de l’ame. La grâce sensible est le lien qui unit les deux mondes ; Vénus, la déesse de l’amour, personnifie ce moment.

L’art pourrait s’arrêter à ce point ; son œuvre est parfaite sous le rapport physique ; mais il est une beauté supérieure, la beauté morale fondue avec la grace sensible ; et cet accord est possible. Entre l’esprit qui anime et vivifie la nature, et l’ame qui apparaît dans le monde moral, l’opposition n’est qu’apparente. L’esprit de la nature est le principe de l’individualité dans les êtres et dans l’homme. L’âme, au contraire, est cette force divine qui s’élève au dessus de la personnalité ; capable de sacrifice et de dévoûment, elle contemple les vérités éternelles, le vrai, le beau, le bien, dans leur essence.

L’artiste a plusieurs moyens de représenter l’ame. Déjà, l’idée générale répandue dans son œuvre, qui en harmonise les parties et communique à l’ensemble, avec l’unité, le calme et la sérénité, en offre un premier reflet. Mais c’est surtout dans l’action, dans la lutte des passions que peut se marquer l’intervention de l’ame. En réalité, celle-ci ne s’engage pas dans le combat ; mais sa présence adoucit la violence de la lutte orageuse qui s’élève au sein des puissances de la vie. Dans les situations ordinaires, la raison individuelle suffit pour modérer les passions ; mais dans les scènes vraiment tragiques, quand un conflit s’élève entre les puissances morales elles-mêmes, quand l’ame est mise en péril et risque d’être profanée, c’est alors que la grâce sensible doit s’allier à la beauté morale. La grace sert de sauvegarde à la beauté, l’empêche de rien faire d’inconvenant et qui blesse le sens du beau ; elle change en beauté la douleur, la défaillance, la mort même.

D’un autre côté, si la grâce préserve la beauté, elle a besoin elle-même d’être glorifiée par la victoire de l’âme qui révèle sa nature divine et proclame sa supériorité, en montrant qu’aucune force extérieure ne peut la retenir et l’enchaîner à la terre ; qu’elle est hors de toute atteinte ; que rien ne peut rompre le lien éternel qui l’unit au divin. Le plus bel exemple, dans la sculpture, sera toujours la Niobé antique.

L’ame, ici, semble dégagée de la matière et les deux mondes se séparer ; cependant, l’art conserve encore un élément naturel ; car, cette beauté supérieure, il faut qu’elle s’exprime sous une forme corporelle. Et cela ne peut avoir lieu qu’autant qu’il existe une secrète affinité entre le principe actif qui anime la matière et l’ame elle-même. D’ailleurs, en thèse générale, il n’y a pas de séparation absolue. Dès le début de l’art, apparaît l’élément moral. Déjà, dans la tragédie d’Eschyle, se manifeste cette haute moralité qui fait le caractère particulier du théâtre de Sophocle. La beauté qui naît de la parfaite fusion du caractère moral avec la grâce sensible est le vrai but de l’art, le point central où doivent converger tous ses efforts. Cette beauté nous ravit avec la puissance d’un prodige. Pourquoi ? Précisément parce que le grand problème de l’art est résolu : la révélation de l’absolu dans l’identité des contraires. « Ici, l’unité originelle de l’essence de la nature et de celle de l’ame, apparaît comme une clarté soudaine à l’esprit du spectateur, et en même temps, la certitude que toute opposition n’est qu’apparente, que l’amour est le lien de toutes choses, et que le bien absolu est le principe et le fond de toute création. » On reconnaît ici l’idée fondamentale du système de Schelling dans sa théorie sur l’art.

À ce point culminant, l’art semble vouloir se dépasser lui-même. La grâce sensible qui d’abord était le tout et le but, devient l’accessoire et le moyen pour la manifestation de l’ame. Le rapport le plus élevé de l’art avec la nature est atteint.

Les exemples pourraient être choisis dans l’histoire de la peinture et dans celle de la sculpture. Celle-ci, toutefois, est dans des conditions qui ne lui permettent pas de parcourir complètement tous ces degrés. La sculpture représentant ses idées sous des formes plastiques, le point le plus élevé pour elle doit être le parfait équilibre entre l’ame et le corps, elle ne doit ni matérialiser l’esprit, ni trop spiritualiser la matière. Elle atteignit sa perfection dans la représentation des divinités païennes, ces puissances à la fois sensibles et morales, ces forces de la nature, où l’infini et le fini se balancent et se confondent, figures calmes, sereines, invariables. La peinture, qui emploie la lumière et les couleurs, moyen presque incorporel et qui ne donne ses objets que comme des images, s’élève davantage au-dessus de la matière ; elle est d’autant mieux en état de manifester la supériorité de l’ame, les hautes passions, les sentiments qui ont le plus d’affinité avec l’essence divine, la douleur sanctifiée par la résignation, les souffrances du martyre, etc.

De là, la prédominance de la sculpture dans l’antiquité, de la peinture dans le monde moderne ; l’une est chrétienne, l’autre païenne.

Schelling cherche donc la confirmation de sa théorie dans l’histoire de la peinture moderne. Il croit reconnaître, chez les grands maîtres qui ont porté chacun des degrés de l’art à sa perfection, cette succession de formes essentielles de l’art. Michel-Ange lui paraît le représentant de ce premier degré qu’il appelle le caractéristique, et qui compense le manque de douceur, de grâce et d’agrément, par l’expression de la force, par le sérieux, l’énergie et la profondeur. Avec Léonard de Vinci, l’art atteint à la grâce. L’ame sensible est le principe de la beauté qui se manifeste par la douceur des contours et des figures, par l’habile mélange du clair et de l’obscur ; l’esprit apparaît sous une forme corporelle et fait déjà pressentir l’ame. Le moment où le divin et l’humain, le ciel et la terre, la beauté morale et la grâce s’unissent dans le plus parfait équilibre, est marqué par Raphaël, moment unique, après lequel l’art ne pouvant plus se surpasser essaie encore une direction nouvelle par une prédominance accordée à l’ame, où la forme corporelle semble s’évanouir. Le Guide représente cette tendance dans quelques uns de ses chefs-d’œuvre.

Les destinées de l’art sont-elles achevées, ou peut-on lui présager un nouvel avenir ? Quelles seraient les conditions de cette renaissance ? Schelling jette, en terminant, quelques réflexions sur cette grande question et donne, à ce sujet, des conseils aux artistes. L’art ne peut se rajeunir qu’à une condition, c’est de suivre sa loi, qui est celle de toutes les choses vivantes ; c’est de se replacer au point qui est pour lui la source de la vie, à ce milieu vivant, dont il a été parlé plus haut ; c’est de retourner à son origine et de remonter successivement les dégrés de son développement. Autrement, il s’arrête immobile au terme de sa course, ou il s’égare à poursuivre une fausse originalité et tombe dans la manière et le mauvais goût. En vain dira-t-on que le beau existe, puisqu’il a été réalisé par les grands maîtres, qu’il n’y a rien de mieux à faire que d’imiter leurs chefs-d’œuvre. L’art est essentiellement créateur ; se résignera un pareil rôle, pour lui, c’est abdiquer. Où en seraient les grands maîtres eux-mêmes, s’ils avaient ainsi compris l’imitation des anciens ? A la place de leurs merveilles nous n’aurions que des copies. Il faut renouveler l’art sur leurs traces, avec originalité. C’est le seul moyen de leur ressembler. Encore moins doit-on revenir aux mauvais commencements de l’art et reproduire ses premières ébauches, autre imitation qui ne fait qu’ajouter à l’impuissance et à la stérilité une affectation de simplicité. Mais il est nécessaire de se retremper à la véritable source de l’art dans ce milieu vivant, où l’artiste, en participation, à la fois, avec la nature et avec le monde de l’esprit, cherche à saisir le lien qui les unit, à combiner la forme et l’idée, à les fondre ensemble par un procédé semblable à celui de la nature dans ses créations. Il doit débuter par un caractéristique vrai qui, à la détermination et à la précision des formes, joigne le talent de saisir vivement l’esprit qui anime les objets, chercher à acquérir ainsi de la force, de l’énergie, du naturel, à se préserver du vague, de la mollesse et de la mignardise. Il apprend, par là, à respecter librement les limites de la nature, à donner de la vie et de la vérité à ses tableaux, du calme et de la simplicité à ses figures. Se former longtemps à ce rude exercice, au lieu de vouloir atteindre, du premier coup, à la grace, à la beauté parfaite et à l’expression de l’ame, tel est le principe qui doit présider à l’éducation des artistes.

Pour ce qui est de l’avenir de l’art, il ne dépend pas des efforts des individus ; il ne peut naître que d’un enthousiasme général et de circonstances qui tiennent à la vie publique, à l’état de la société. L’art est une plante délicate qui ne peut croître et fleurir que dans une atmosphère favorable ; il n’y a qu’un changement antérieur dans les idées qui soit capable de le relever de son épuisement. Schelling, qui voit partout des symptômes d’un renouvellement universel, devait annoncer une nouvelle ère de l’art. « Un second Raphaël, dit-il, n’apparaîtra pas, mais un autre qui, d’une manière originale, atteindra au sommet de l’art. » Il pense que le point de vue nouveau qui domine aujourd’hui dans les sciences naturelles, de même que le mouvement correspondant imprimé à l’histoire ne peuvent manquer d’exercer sur l’art une salutaire et féconde influence. L’étude de la nature, comme partout vivante et animée, le sens historique qui caractérise notre siècle et qui, de son côté, s’attache à comprendre la vie, l’esprit des sociétés, et à faire leur vivant tableau, ne peuvent manquer de se communiquer à l’art et de lui faire prendre un nouvel essor. Il termine par des vœux et des espérances qui s’adressent spécialement à sa patrie, et qui, on ne peut le nier, se sont depuis, au moins en partie, réalisés.

§ III. Dante sous le rapport philosophique.

Schelling conçoit le rapport de la poésie et de la philosophie comme offrant leur synthèse ou leur réunion au terme le plus élevé de leur développement. Or, aucun monument ne présente cette alliance à un plus haut degré que le poème de Dante. L’auteur annonce, dès le début, que cette étude a une portée générale, qu’il s’agit pour lui de déterminer la loi selon laquelle l’art et la philosophie tendent à se combiner dans les temps modernes.

S’il est difficile d’admettre sa théorie sans réserve, on ne peut nier que ce morceau ne renferme des aperçus élevés et ingénieux, et qu’il ne contienne plus d’idées que plus d’un gros commentaire de la Divine Comédie.

Le poème de Dante ne rentre dans aucun des genres admis en littérature ; c’est ce que tout le monde reconnaît ; il appartenait surtout à un philosophe d’en chercher la raison.

L’idée fondamentale est celle-ci : Le poème de Dante est le premier type de la poésie ; il inaugure l’art nouveau. Si, dans un avenir inconnu, toutes les productions particulières de la poésie moderne doivent former un vaste poème et comme une grande épopée, jusque là, la loi nécessaire, c’est que le poète se fasse un tout de la partie du monde qui s’offre à lui ; que, des faits et des idées de son temps, il se crée sa propre mythologie. Tel est le poème de Dante ; il représente le siècle du poète dans son unité sociale, scientifique et religieuse. D’un autre côté, si le monde ancien était le monde des races, le monde nouveau est celui des individus. Dans l’antiquité, l’individu représente sa race, sa nation ; aussi, ses œuvres ont-elles un caractère de généralité, d’invariabilité, de fixité. Dans les temps modernes, l’individu se distingue et se détache davantage de la société ; son individualité est plus forte ; il est plus lui même. L’arbitraire et la mobilité doivent donc se faire reconnaître dans les créations de son esprit. Mais, comme l’art et la poésie n’existent pas sans une idée générale, il est nécessaire que le poète trouve, dans la puissance même de son originalité, un moyen de retourner à l’universalité et d’imprimer à son œuvre le cachet d’unité et d’invariabilité qui marque toutes les grandes productions de la pensée humaine.

Il faut qu’il montre par là qu’il porte en soi l’idéal de son espèce et de l’humanité entière. De cette façon se combinent en lui, dans une plus haute unité, les deux principes : l’individuel et l’universel, la liberté, la nécessité. Dante est le premier et, jusqu’ici, le plus grand exemple de cette identité.

Schelling développe cette idée sous un autre point de vue. Dans l’antiquité, la mythologie et la poésie précèdent la philosophie ; elles se maintiennent séparément, jusqu’à ce que ce que celle-ci dissolve les deux antres. Dans les temps modernes, la science précède la poésie et rend d’avance une mythologie impossible. La tendance de l’esprit moderne est d’ailleurs de dissoudre toutes les formes finies. Or, s’il est vrai que l’art ait besoin d’un côté fini et symbolique, il faut que le poète se crée lui-même une mythologie ; qu’il imprime au mélange des temps une forme durable ; que, s’exerçant avec une liberté entière sur des matériaux arbitrairement choisis, il rende, à leur physionomie totale son caractère d’universalité, en créant des types qui aient la fixité des personnages mythologiques. C’est ce qu’a fait Dante ; et Schelling fait remarquer ici, avec raison, la vérité mythologique des personnages de la Divine Comédie. Il explique, par ce caractère de liberté et d’universalité, la haute originalité du poème entier, comme offrant une combinaison de tous les genres qui ne lui permet d’entrer dans aucun des moules reçus, n’étant ni une épopée, ni un drame, ni un poème didactique, ni une allégorie, ni une histoire, mais renfermant tous ces genres et ces éléments, harmonisés, fondus ensemble par la toute puissance de libre invention qui caractérise le génie du poète.

Il ajoute (et c’est une pensée qui nous paraît de lapins grande justesse) qu’il ne peut, dès lors, y avoir qu’un intérêt secondaire à exposer, comme on le fait souvent, la philosophie, la physique, l’astronomie de Dante en elles-mêmes, parce que leur caractère original ne consiste pas dans leur isolement, mais dans la manière dont elles sont combinées avec la poésie. Il ne faut pas d’ailleurs chercher dans une œuvre d’art quelque chose de suivi, de conséquent, qui l’assimile à un système scientifique et philosophique. C’est méconnaître les exigences de l’art et sa liberté. Rien n’est arbitraire dans ses créations, et l’art aussi a sa logique ; mais les règles de cette haute logique de l’art ne sont point celles de la logique ordinaire. Soumettre un poème à cette méthode d’interprétation c’est lui faire violence et le considérer comme une froide allégorie. Malgré toute l’érudition et la sagacité qu’elle peut d’ailleurs déployer dans celle entreprise, la critique n’aboutit qu’à fausser le point de vue poétique et à prosaïser le chef-d’œuvre qu’elle a voulu nous faire comprendre et admirer.

Ce n’est pas ainsi, dit l’auteur, qu’il faut entendre l’alliance de la poésie et de la science. On peut appeler cela une synthèse inférieure. C’est, tout au plus, celle du poème didactique, qui occupe le dernier échelon de l’art. Mais il existe une synthèse supérieure, qui s’opère dans l’imagination du poète véritablement inspiré, et dont il n’a lui-même qu’une conscience imparfaite. La science et l’univers sont comme le modèle et la copie l’un de l’autre : à ce titre il se pénètrent réciproquement. Le monde est aussi une poésie, la poésie la plus ancienne et la plus belle. Que la science et l’univers se reflètent dans l’esprit de l’homme de génie et que leur type se retrouve dans son œuvre, il n’y a rien là qui doivent nous étonner. Dans ce sens élevé, le poème de Dante offre en effet la fusion de la science et de la poésie ; il reproduit dans sa forme extérieure, et malgré son originalité, le type général du système du monde.

Ce principe incontestable dans sa généralité, Schelling l’applique plus particulièrement dans le sens de sa philosophie. Ainsi, dans le plan général de la Divine Comédie, il croit reconnaître les divisions principales de son système. L’Enfer, le Purgatoire et le Paradis répondent à la nature, à l’histoire et à l’art. Malgré ce qu’il y a d’ingénieux dans son explication, ces analogies nous paraissent forcées, ou elles ne sont vraies que comme analogies. C’est ainsi qu’il voit également symbolisé dans la forme extérieure du poème le type intérieur de l’art en général, la forme, la couleur et le son, qui dominent dans les trois parties du poème comme dans les trois principaux arts, l’art plastique, la peinture et la musique. Il revient plus loin sur cette idée. Sa conclusion est que : « Le poème de Dante, de quelque côté qu’on l’envisage, a le caractère d’un premier type par son universalité qui se combine avec l’individualité la plus absolue. »

À ce qui a été dit plus haut se rattachent les observations suivantes, qui nous semblent également justes. La mythologie de Dante, dont il est lui-même le créateur, s’appuie sur la science et les croyances de son temps ; mais de cette mythologie religieuse, il forme une mythologie poétique. Ainsi l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, offrent le système de la théologie développé artistiquement, ou transformé en œuvre d’art. C’est ainsi qu’il se sert également des nombres sacrés et mystiques. Il renonce ici à inventer, afin de donner à la forme de son poème un caractère de nécessité et de fixité extérieures. La science logique et syllogistique de son temps n’est également pour lui qu’une forme qu’il faut traverser pour arriver à la poésie. De même, Dante ne cherche jamais la vraisemblance vulgaire ou rationelle, qui croit devoir tout motiver et expliquer, mais une vraisemblance poétique qui peut s’allier très bien avec le merveilleux. Dans l’Enfer, le rapport entre les supplices et les crimes est aussi un rapport tout poétique. Un criminaliste qui chercherait une proportion exacte entre la peine et la faute ou une analogie entre la nature de l’une et de l’autre rencontrerait souvent des bizarreries inexplicables.

Ceci s’applique également a la biographie de Dante. Sans doute, celle-ci peut fournir des renseignements utiles sur certains détails qui tiennent à la forme extérieure, non au fond et aux parties essentielles du poème ; la critique doit se garder de s’y absorber. Que les événements de la vie du poète aient exercé une influence sur l’éducation de son génie, on ne peut le nier ; mais prétendre qu’ils aient décidé sa vocation, déterminé le choix de son sujets, présidé à la composition de son poème, que la place et le rôle de ses personnages ont été assignés par des motifs de haine et de vengeance personnelle, c’est rabaisser le caractère et le génie du poète et méconnaître sa haute mission, qui lui fait exercer la fonction de juge universel, investi d’une mission divine. — Schelling explique, à son point de vue, un caractère extérieur qui n’a échappé a aucun critique. Si le type général de la forme première, malgré les inventions de détail, se reproduit partout, sa loi doit s’exprimer dans le rythme et le style, énergique, sévère, sombre, et qui remplit l’ame d’horreur dans l’Enfer, plus calme dans le Purgatoire, lyrique dans le Paradis. Nous signalons enfin des analogies qui conservent leur valeur indépendamment du système et aussi vraies qu’ingénieusement saisies. L’enfer, dit-il, se distingue comme étant particulièrement le monde des formes, c’est la partie plastique du poème. Le purgatoire est, en quelque sorte, la partie pittoresque ; les expiations y sont représentées dans le genre et avec le calme de la peinture ; le voyage sur la colline sacrée des expiations offre une succession de figures et de scènes où sont épuisés tous les effets variés de la lumière et des couleurs. Dans le paradis, où le poète s’élève par degrés à la contemplation pure de la substance sans couleur de la divinité même, à mesure que la contemplation s’absorbe dans l’universel pur, la poésie se change en musique et semble se combiner avec la musique des sphères. La forme s’efface, et, sous ce rapport, l’Enfer doit paraître la partie la plus poétique ; mais il ne faut rien prendre séparément ; l’excellence propre de chaque partie ne se comprend que par son rapport avec le tout. On approuvera la conclusion générale : « La grandeur admirable du poème, qui apparaît dans la fusion intime de tous les éléments intimes de la poésie, se manifeste aussi extérieurement d’une manière parfaite. Cette œuvre divine n’est ni plastique, ni pittoresque, ni musicale ; elle est tout cela en même temps, d’une manière parfaite. Elle n’est ni dramatique, ni épique, ni lyrique ; mais elle est de ces genres une combinaison entièrement originale, unique, sans exemple, »

Ce morceau sur Dante fut publié dans un journal périodique, à l’époque où commençait une nouvelle ère pour la critique et l’histoire de l’art, et où s’agrandissait de toutes parts l’horizon de la littérature. Les ouvrages composés selon les règles du beau classique n’étaient plus jugés seuls dignes d’être goûtés et admirés ; les productions du génie chez tous les peuples et à tous les degrés de la civilisation étaient devenues l’objet de savantes et intelligentes recherches, où se joignait à l’érudition et à la connaissance des langues un sens philosophique plus élevé et plus compréhensif. Herder, Lessing avaient ouvert la voie ; Goëthe venait d’appeler l’attention sur les merveilles de l’architecture gothique dans sa poétique description de la cathédrale de Stasbourg. Les deux Schlégel contribuaient à propager ce mouvement par leurs travaux sur la littérature indienne et sur la poésie du moyen-âge. W. Schlégel traduisait Shakespeare et faisait des leçons sur Dante. De l’oubli et du mépris, on était passé à une admiration souvent non moins exclusive et à un enthousiasme qui, chez quelques uns devait aller jusqu’au fanatisme. Cependant les partisans de l’ancienne critique persistaient à refuser leur suffrage à des œuvres composées selon des régles si différentes de celles d’Aristote, d’Horace et de Longin, et où même aucune des véritables lois de l’art ne semblait avoir été observée. De ce nombre était Bouterweck, un disciple de Kant, esprit distingué d’ailleurs, qui a laissé un traité d’esthétique remarquable par sa clarté et par des observations justes et fines. Il publiait alors une histoire de la poésie et de l’éloquence. Dans une appréciation du poème de Dante, il lui était échappé des expressions aussi irrévérencieuses qu’inconsidérées à l’égard du chantre de la Divine Comédie, qu’il allait jusqu’à appeler un « disciple malheureux de l’art. » Il n’en fallait pas davantage pour allumer la bile du philosophe qui proclame si hautement Dante le père de la poésie moderne. Aussi, dans des notes ajoutées à son écrit, et que nous avons cru inutile de traduire, il relève, avec une vivacité qui sort des termes de la convenance, les méprises du critique. Il le compare, à son tour, à un misérable architecte qui, à peine capable de bâtir une cabane (j’adoucis l’expression), irait se placer devant la cathédrale de Strasbourg et ferait remarquer au passants qu’elle n’est pas construite selon les règles de l’art grec et du bon goût. On peut juger, en effet, du sens et de la portée de cette critique quand on voit un esprit aussi éclairé que Bouterweck définir le poème de Dante « une descriptipn poético-théologique de voyage », reprocher au poète de n’avoir pas su proportionner les supplices aux crimes des damnés, etc., se plaindre de ce qu’on ne trouve nulle part appliquées les règles du poème épique ou de quelque autre genre, et se résumer en disant que c’est « une galerie de tableaux, ornée d’ornements gothiques. » On conçoit que de pareils jugements, débiles d’un ton à la fois léger et tranchant, aient provoqué de la part de notre auteur des sarcasmes qu’il n’est pas dans l’habitude d’épargner à ses adversaires.




ERRATA.

Page xviii, ligne 17, au lieu de : coordonner à un système nouveau ; lisez : coordonner en un système nouveau.

Page xxxvii, ligne 3. au lieu de : traitera d’un point de vue plus élevé ; lisez : d’un point de vue plus vrai.

  1. Voyez sa préface aux écrits posthumes de Steffens, 1846.
  2. Sa Préface aux écrits posthumes de Steffens.
  3. M. Matter, dans son écrit sur Schelling, s’exprime ainsi, page 22 : « Le discours sur les rapports des beaux-arts avec la nature est peut être celui de tous ses ouvrages qu’on ferait connaître le plus utilement en France, mais il ne faudrait pas essayer de le traduire. » Il était traduit lorsque l’auteur écrivait ces lignes. C’est au connaisseurs à juger si nous avons été trop téméraire.
  4. Est-ce avoir trop de confiance dans notre opinion que de penser que des raisons analogues ont motivé le vœu, exprimé par l’illustre auteur lui-même, de voir traduits, dans notre langue précisément les écrits que nous publions aujourd’hui, après de longs retards indépendants de notre volonté ? Si nous sommes bien informé, ce vœu aurait été émis lorsque déjà notre traduction était terminée.
  5. On pourrait y joindre ce que dit Royer-Collard des hommes qui dédaignent toute théorie : « La prétention excessivement orgueilleuse de n’être pas obligé de savoir ce que l’on dit quand on parle, et ce qu’on fait quand on agit. »
  6. « L’étude de la littérature grecque et romaine doit rester toujours la base de la haute culture intellectuelle » (Goëthe, Maximes et Réflexions, 6e part.)
  7. Ailleurs Schelling marque d’une manière plus précise la différence de son point de vue et de celui de Brown.

    « L’écossais Joh. Brown, fait, il est vrai, dériver la vie animale de deux facteurs (l’excitabilité animale et les puissances excitatrices) (exciting powers) ; ce qui parait sans doute s’accorder avec notre principe négatif et positif de la vie. Mais si l’on considère ce que Brown entend par puissances excitatrices, ou trouve qu’il comprend par là des principes qui, suivant notre opinion, appartiennent déjà aux conditions négatives de la vie, à qui, par conséquent, on ne peut accorder la dignité de causes positives de la vie. Egalement dans le deuxième chapitre de son système, il appelle puissances excitatrices, la chaleur, l’air, les moyens de nutrition, d’autres matières qui doivent être reçues dans l’estomac, le sang, les sucs qui se séparent du sang, etc. On voit, d’après cela, que l’on accorde beaucoup trop au médecin écossais, si l’on croit qu’il s’est élevé aux plus hauts principes de la vie ; il est bien plutôt resté aux degrés inférieurs. Autrement il n’aurait pas pu dire : « Nous ne savons ni ce qu’est l’excitabilité, ni comment elle est modifiée par les puissances excitatrices. Sur ce point, comme sur d’autres objets semblables, nous devons nous borner à l’expérience et éviter soigneusement la recherche épineuse des causes, en général, incompréhensibles, ce serpent venimeux de la philosophie… » Par excitabilité, Brown, entend le principe purement passif dans la vie animale ; or, quelque chose de purement passif dans la nature est une chimère. » (De l’Ame du monde, 2e part. p. 199).

    « L’idée de la maladie, comme celle de la vie, nous conduit nécessairement à admettre une cause physique qui, en dehors de l’organisation, renferme le principe de son excitabilité, et, par son moyen, de tous les changements qui en découlent. Car comment pouvons-nous croire que l’organisation renferme en elle-même le principe de la vie et de sa durée, puisque nous la voyons, sous le rapport de tout ses changements, et, en particulier, des maladies, dépendre d’une force extérieure agissant uniformément, et qui change seulement sous le rapport de ses conditions, force qui doit agir sans interruption sur la source première des corps organisés, et qui paraît entretenir la vie de la nature universelle (comme cela se montre par les changements généraux), aussi bien qu’elle entretient la vie individuelle de chaque être organisé. »

    (Première esquisse d’une philosophie de la nature, p. 227).