Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Texte entier

Écrits de jeunesse
Précédés de sa Vie et d’une Bibliographie par M. Pierre Champion
Texte établi par Pierre ChampionTypographie François Bernouard.
LES ŒUVRES COMPLÈTES
de
Marcel Schwob
(1867-1905)
Ecrits
de Jeunesse
(essais inédits)
Précédés de sa Vie et d’une Bibliographie par
M. PIERRE CHAMPION

Typographie
FRANÇOIS BERNOUARD
73, Rue des Saints-Pères 73
À PARIS
 

Préface

 

I

Sa vie

Marcel Schwob est né à Chaville, rue de l’Église, le 23 août 1867. Il descend d’une famille de rabbins et de médecins.

Son père est Isaac-Georges Schwob, originaire de Gray. C’était un journaliste lettré qui avait signé une pièce avec Jules Verne et écrit au Corsaire Satan de Baudelaire. Très mêlé au mouvement fourriériste, il avait collaboré à la Démocratie pacifique. De bonne heure, Georges Schwob avait renoncé à la littérature, et il était passé en Égypte où il vécut pendant dix ans comme secrétaire de l’Institut et chef de cabinet de Chérif-Pacha, ministre des Affaires étrangères du Khédive. C’est à son retour en France que naquit Marcel Schwob.

Sa mère, Mathilde Cahun, descendait des Caym, Champenois dont Marcel Schwob rappelait souvent le souvenir : l’un d’eux avait suivi Joinville outre-mer, paré un coup de sabre porté au sénéchal de saint Louis, suivant une tradition de famille.

Ces Cahun, que nous retrouvons en Alsace, étaient des Juifs lettrés et amis de la France. Anselme, l’aïeul, enseignait le français aux enfants de la communauté d’Hochfelden. Il émigra à Paris et fit élever ses enfants au lycée Saint-Louis. L’un d’eux sera Léon Cahun, l’orientaliste, bibliothécaire à la Bibliothèque Mazarine, le frère de la mère de Marcel Schwob, elle-même une remarquable institutrice.

Marcel Schwob trouva donc à son berceau la tradition juive et le culte des lettres françaises.

Il passa sa petite enfance à Nantes où son père avait acquis de la famille Mangin le “Phare de la Loire”. Ce fut un enfant d’une étonnante précocité, fort bien élevé par les siens, éduqué par des précepteurs allemands et des institutrices anglaises. Dès ses premières années, il parla couramment l’allemand et l’anglais. Il fit ses premières études au collège de Nantes, où les palmarès attestent les dons très divers du petit Marcel.

C’est un enfant charmant, exubérant alors, grand lecteur des nouvelles d’Edgar Poe, un livre que lui a donné un capitaine anglais et qu’il lit dans une édition populaire. Il a déjà le goût de l’aventure, et il se passionne pour l’exploit du capitaine anglais, qui vient de traverser la Manche à la nage ; il écrit à Jules Verne, qui peut bien être, en ce temps-là, son dieu. Il est sensible à la musique, et il fait l’étonnement de son professeur de sixième en dévorant la Grammaire comparée de Brachet.

En 1882, Marcel Schwob devait passer au Collège Sainte-Barbe, à Paris, et résider chez son oncle Léon Cahun, c’est-à-dire à la Bibliothèque Mazarine.

Le petit provincial découvre Paris sur les rives de la Seine, dans un des plus beaux cadres qu’on puisse imaginer. Il vit au milieu des livres, près de son oncle qui est un humaniste et un orientaliste remarquable et qui le traite avec beaucoup de gentillesse et d’humour. Léon Cahun corrige ses versions latines, lui révèle l’antiquité et l’Asie. Ce bibliothécaire connaissait l’histoire de tous les aventuriers, marins et soldats. C’est un historien, mais qui a du style et de l’imagination. Il sait se mettre à la portée d’un enfant, lui qui a écrit tant de romans historiques et d’aventures, qui sont à la fois documentés et très amusants. C’est près de lui que, vers 1883, Marcel Schwob entreprend une traduction de Catulle, “en vieux français du temps de Marot”, pour laquelle il rédige une déclaration qui montre sa précocité et son goût littéraire.

Il tient un registre intitulé : Illusions et Désillusions, Rêveries et Réalités, où ceux qui le connaissent bien peuvent déjà le retrouver. Il subit l’influence romantique et professe un culte idolâtre pour Victor Hugo.

On retrouve Marcel Schwob sur les bancs du Lycée Louis-le-Grand où il fait la connaissance de ceux qui seront les compagnons de sa jeunesse. Léon Daudet, Paul Claudel, Paul Gsell et Georges Guieysse. Avec ce dernier, il prépare la licence de lettres, travaille le grec et le sanscrit, collabore à des études sur le jargon. Georges Guieysse meurt tragiquement à vingt ans.

C’est la période pessimiste que toute la jeunesse savante traverse, celle qui ne sait plus rire. L’adolescent s’évade du lycée par la poésie, et il écrit deux poèmes qu’il rêvait immenses : Faust, d’un romantisme farouche et trivial, et un Prométhée qui l’a déterminé à travailler le sanscrit.

Si les vers de sa jeunesse, que Marcel Schwob renia, témoignent surtout de sa facilité, les proses qu’il écrivit, en préparant le bachot et l’École Normale, indiquent déjà un écrivain qui se dégage, peu à peu, de l’inspiration de Flaubert. Il invente des contes de Fées, des histoires réalistes ou sentimentales. Marcel Schwob est alors un adolescent sujet à de brusques passions, qui dissimule sa sensibilité et sa timidité sous une affectation de dandysme. Il a déjà beaucoup lu, les grecs et les latins, Apulée, Pétrone, Catulle, Longus, Anacréon.

En 1885-1886, Marcel Schwob, qui a devancé l’appel, fait son volontariat à Vannes, au 35e régiment d’artillerie. Il s’émancipe et se retrempe dans le pays gallo. Il a pour compagnons ceux qui partent en bombe, sautent le mur, les trimardeurs. Il évoque dans des vers réaliste, qui valent ceux de Richepin, les mathurins, les filles et les bouges. Marcel Schwob est déjà un argotier remarquable, un admirateur de Villon dont il transcrit l’œuvre ; et il compose sa “Lanterne rouge”.

Il reparaît au Lycée Louis-le-Grand comme vétéran, préparant l’École Normale, “cagneux” à l’esprit caustique, singulier et brillant, sous Merlet, Hatzfeld et Jacob. Et il écrit toujours des vers à l’imitation de Martial. Marcel Schwob devait échouer à l’Ecole Normale ; mais il prépare, à sa manière, la licence, en suivant les cours de Boutroux, qui eut sur le jeune homme une influence notable. Il subit avec succès cet examen et quitte le Palais Mazarin pour s’installer chez lui, rue de l’Université, dans la situation d’un étudiant travailleur qui laisse croire aux siens qu’il prépare l’agrégation.

En réalité, Marcel Schwob s’éloigne de la philosophie qui a rempli son cerveau depuis les cours de Burdeau. Il fait du haut allemand, de la paléographie grecque, surtout sous Jacob et Bréal, et du sanscrit avec F. de Saussure à l’école des Hautes-Etudes. Il donne des répétitions à des aspirants au baccalauréat, enseigne à la Société philosophique et littéraire des Instituteurs de France. Mais Marcel Schwob a déjà beaucoup d’idées littéraires en tête. Il a commencé un roman sur la vie latine et écrit des nouvelles humoristiques, à la manière de Mark Twain. Il est entré en relations avec Robert-Louis Stevenson. Il admire Walt Whitman, disserte sur Eschyle et Shakespeare, lit Pascal et Villon surtout.

Marcel Schwob débute dans la carrière comme un linguiste humaniste. Son premier travail, écrit en collaboration avec son camarade de lycée Georges Guieysse, est un “Essai sur le jargon” qui fait rentrer dans le néant les explications métaphoriques ou poétiques de Victor Hugo et de Francisque Michel. Il commence à fréquenter la petite salle des Archives Nationales, où l’accueille, avec beaucoup d’amitié, Auguste Longnon qui fait des recherches sur Villon et ses légataires. Marcel Schwob découvre près de lui les informations criminelles relatives à la borne du Pet-au-Diable, et il rapproche la langue des ballades jargonesques de Villon de celle qu’avait révélée l’information de Dijon relative à la bande des Coquillards. Il donne à ce sujet, une remarquable Communication à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

C’est à L’Événement, que dirige un fantasque directeur, Édouard Magnier, que débute Marcel Schwob par des articles de critique littéraire, en 1890. Son premier article est consacré à Anatole France dont il restera l’ami. Et il publie des contes à l’Écho de Paris où régnait en ce temps-là Catulle Mendès. Il dirige à ses côtés un Supplément littéraire qui est vraiment tout à fait représentatif de l’esprit du temps.

Ses premiers contes, Marcel Schwob les reprendra dans Cœur double (1892) et dans le Roi au Masque d’or (1893).

Alphonse Daudet, qui aime le compagnon de son fils Léon, veille paternellement sur ses débuts. Et Marcel Schwob, sur sa vingt-cinquième année, connaît le succès qui classe un écrivain.

Il est en relations avec Maurice Pottecher, Édouard Julia, Henri Barbusse, Courteline et Jean Veber, ses premiers compagnons. Jules Renard est son confident ; Paul Claudel son ami. Il voit fréquemment Willy et Colette dont il devine le génie, et qu’il adorera. Il fréquente le grenier d’Edmond de Goncourt.

Marcel Schwob traverse l’anarchie de 1893. Il découvre vraiment sa personnalité dans Le Livre de Monelle qui parut en 1894 : un petit livre véhément et voilé, l’un de ceux qui le représentent le mieux. Quel chemin parcouru depuis l’école ! La sensibilité de sa race remonte en lui. Marcel Schwob prophétise, et il accorde le son de son âme, passionnée et dolente, aux nouvelles images du symbolisme. Ce livre, écrit sous l’impression d’une vraie douleur, le classe définitivement aux côtés de Maurice Barrès, de Jules Renard, de Maeterlinck, parmi les hommes nouveaux.

Mais Marcel Schwob se console aussi ; il reprend ses travaux, revient aux études grecques qui lui inspirent un délicieux petit chef-d’œuvre, Mimes, imité d’Hérondas (1894). Il est en ce temps-là un habitué de la maison du “Mercure de France” où Vallette l’accueille, car il fut parmi les fondateurs de la Revue. Il donne au Théâtre de l’Œuvre une conférence sur Anabella et Griovanni de John Ford ; il commente le Peer Gynt d’Ibsen. Jarry lui dédie son Ubu Roi.

C’est vers ce temps que la vie de Marcel Schwob, qui ne pouvait connaître que des sentiments extrêmes, fut traversée par l’amour qu’il ressentit pour Mlle Marguerite Moreno, qui devait devenir plus tard sa femme. Mais peu de temps après une période merveilleuse de bonheur et d’exaltation, Marcel Schwob, à vingt-huit ans, devient, à la suite d’une grave opération, un grand blessé qui survit au brillant succès de ses débuts.

Il change beaucoup. Le petit homme plein de vie et d’idées, rond et replet, est tout amaigri et fiévreux. Il sera désormais entre les mains des chirurgiens. Toute promenade lui est interdite. Il rase ses moustaches. Ses yeux brillent sous la fièvre ; il meurt et il ressuscite ; il va devenir le Marcel Schwob de sa légende.

Son travail, orienté vers l’imaginatfon, change de caractère. Marcel Schwob s’enferme aux Archives, à la Bibliothèque Nationale, ou bien il demeure parmi ses livres. Il commence son cycle historique.

Marcel Schwob débute comme traducteur en donnant en français l’aventure de Moll Flanders contée par Daniel de Foë. Et c’est un traducteur admirable, moins parce qu’il connaît si bien l’anglais que par l’art des équivalences, la vie créatrice qu’il insuffle à ses traductions. Ce beau livre paraît chez Ollendorf en 1895.

Puis Marcel Schwob tire de la lecture des hagiographes, des sermonnaires et des chroniques du Moyen Age ce merveilleux petit livre qu’est la Croisade des Enfants. Un livre très simple et sanctifié, un “petit livre miraculeux” selon la belle expression de Remy de Gourmont.

Depuis longtemps, depuis les bancs du collège, Marcel Schwob était préoccupé par l’art de la biographie. Il pensait que l’art du biographe consiste dans le choix singulier des faits, qu’il doit moins se préoccuper d’être vrai que de créer dans un chaos de traits humains. Il imaginait le biographe comme un démiurge. C’est ce qu’il a été en traçant Les Vies imaginaires, à mon sentiment, son grand livre. Marcel Schwob y apparaît comme un halluciné. Il réalise une sorte de “Légende des Siècles” et sa prose rejoint ici la poésie. De la même veine est le Spicilège qu’il donne en 1896 au “Mercure de France”, un autre très beau livre, plus près cependant de la critique que de l’imagination.

Marcel Schwob collabore toujours à l’Écho de Paris et aussi au Journal ; il est l’ami de Jean Lorrain, de Bataille ; il correspond avec Georges Meredith, avec Paul Valéry et le grand critique européen qu’est W. G. C. Byvanck ; il fréquente Remy de Gourmont, Octave Mirbeau, Paul Hervieu, qui sont ses admirateurs. C’est une période de travail et de sagesse que traverse Marcel Schwob, blessé dans sa chair, mais dont l’esprit est toujours si brillant et agité.

Il fait un séjour à Londres au mois d’août et de septembre 1900, et il épouse, devant le register de Bartholemews Close, une vieille paroisse de Londres, Marguerite Moreno. Il retrouve son grand ami l’érudit Charles Whibley, et fait visite à Meredith.

L’année suivante, aux mois d’avril et de juillet, Marcel Schwob séjourne tristement dans l’île de Jersey, envoyant à Gaston Paris des notes pour la Romania sur Villon. Il songe à écrire un grand livre sur le poète du xve siècle qu’il connaît si bien ; mais vraiment, il souffre affreusement et se sent trop diminué physiquement pour le réaliser. Jersey, c’est la prison de Marcel Schwob ! On le retrouve à Uriage, et il fait le projet d’un grand voyage en Océanie, espérant que l’air de la mer lui rendra des forces et la santé (août 1901).

Depuis longtemps l’esprit de Marcel Schwob était hanté par la pensée de Robert-Louis Stevenson qui venait précisément de mourir à Samoa. Stevenson et Schwob ne s’étaient jamais vus ; ils échangeaient des lettres, et Stevenson lui avait laissé espérer qu’ils se retrouveraient à Paris, chez Lapérouse, non loin du Petit-Pont où Villon avait flâné. Marcel Schwob avait écrit plusieurs remarquables essais sur son ami et préfacé la traduction du Dynamiteur.

Stevenson n’était plus : il reposait dans un tombeau polynésien, et Marcel Schwob avait imaginé de se diriger vers lui, dans l’île silencieuse. Il s’embarque au mois d’octobre 1901 sur la Ville de la Ciotat, tenant une sorte de journal sous forme de lettres adressées à sa “Marguerite bien-aimée”. Mais ces lettres forment un véritable livre, un livre d’esquisses, où il note, comme un peintre, les mirages du ciel et de la mer.

Il fait escale à Colombo où il va voir le grand Bouddha. Il parcourt les cités en ruines de Ceylan, entre en relations avec les Boers prisonniers des Anglais. Sur le Polynésien, il traverse l’Océan austral, décrit Sidney et s’embarque sur le Manapouri qui le mène à Apia. À Samoa enfin, Marcel Schwob entre en relations avec les indigènes qu’il séduit par sa gentillesse et les contes qu’il leur fait. Au mois de janvier 1902, une grave pneumonie le met à la mort ; il est sauvé par les soins d’un docteur américain et d’une infirmière de la secte des Seventh Day Adventists. Heureusement pour lui, Marcel Schwob a la force de remonter sur le Manapouri, où il retrouve le joyeux capitaine Crawshaw, qui le fait transporter en civière, et sans argent, sur son navire.

Suivant le même itinéraire, Marçel Schwob revient à Marseille, en compagnie de son domestique chinois Ting.

Les lecteurs trouveront la relation de ce voyage dans la présente édition. Ils liront les descriptions enthousiastes qui n’indiquent pas un homme blasé sur la magie des mers australes. Cependant Marcel Schwob parlait peu de ce voyage ; il n’avait pas vu le tombeau de son ami ; il n’était pas entré, comme il l’espérait, à la suite de Robert-Louis Stevenson, dans la connaissance complète de l’âme des indigènes. Son état physique ne s’était pas amélioré, loin de là. Lui qui n’avait jamais rêvé que d’aventures, il venait d’en vivre une ! Il avait tracé des portraits d’après de vrais aventuriers ; et dans sa tête, il portait plusieurs ouvrages qu’il ne réalisa jamais, tels que Océanide, Vaililoa, Captain Crabbe, Cissy, De la pourpre des mers à la pourpre des flots.

Mais nous, nous retenons surtout son pauvre cri : “Jamais plus je ne m’en irai.”

Quand il rentra à Paris, à la fin de mars 1902, Marcel Schwob ne donna aucune suite aux projets formés sur les mers. Il songe surtout au théâtre, depuis le succès qu’il a connu avec sa traduction de Hamlet. Il lit à Sarah Bernhardt la traduction qu’il commence de faire de Macbeth. On le voit souvent au Théâtre-Français, dans d’autres petites salles du boulevard où les music-hall le divertissent. Il est de plus en plus critique et acerbe. Il note avec joie les travers de ses contemporains, collectionne des betisiana qu’il adresse au “Mercure de France”. Ce fils de journaliste, journaliste brillant lui-même, qui écrit depuis des années au Phare de la Loire des “Lettres parisiennes”, conte la légende du journalisme et en fait la satire.

Ces pages, inspirées par Rabelais, deviennent les Mœurs des Diurnales, une sorte de “Manuel” ironique qu’il feint innocemment d’adresser à un candide débutant. Marcel Schwob signe ce livre d’un pseudonyme : Loyson-Bridet. Ainsi il s’amuse des mauvais artistes, lui qui depuis longtemps avait dit à Jules Renard qu’après les efforts des générations classiques et romantiques, il ne nous restait qu’une chose à faire, “bien écrire”.

En 1903, Marcel Schwob a quitté son second étage de la rue de Valois, pour s’établir dans une vieille maison de l’Ile-Saint-Louis, au no ii. Il a un bel appartement où il peut recevoir, dans ce vieux quartier de Paris qui l’enchante ; il y fait les honneurs de son esprit.

Il adresse à l’Echo de Paris les “Lettres à Valmont”, signées du pseudonyme de la marquise de Merteuil. Sous le titre de La Lampe de Psyché, Marcel Schwob donne au Mercure de France un recueil de ses écrits anciens.

On rencontre rue Saint-Louis-en-l’Ile Mme Tinayre, les Gasquet, Paul Léautaud, Maurice Donnay, Pierre Louÿs, François Porché, Paul Fort, Mme Pauline Ménard-Dorian, Mme de Noailles, Henri de Régnier, Paul Clémenceau, Painlevé, Léon Bailby, des jeunes comme André Rouveyre, Émile Despax, Gabriel Nigond, Sacha Guitry.

En 1904, Marcel Schwob fait une fugue nouvelle. Il s’embarque au Havre, touche à Oporto, Lisbonne, Barcelone et Marseille ; il débarque à San Agnello de Sorrente chez son ami Marion Crawford, le romancier américain, dont il avait adapté la Francesca da Rimini. Sa santé ne s’améliore toujours pas. On le retrouve au mois de juillet à Montreux, tourmenté par de mauvaises crises, et il rentre à Paris dans un état physique lamentable, au mois d’octobre 1904.

Marcel Schwob reprend, autant qu’il le peut, son travail aux Archives et à la Bibliothèque Nationale. Il semble avoir renoncé à la création littéraire pour revenir à l’érudition et à l’histoire. Il ouvre un cours à l’Ecole des Hautes-Etudes Sociales où il explique et commente le Grand Testament de François Villon. Une fièvre d’activité le saisit. Il corrige les épreuves de son Parnasse satyrique, prépare une introduction au fac-simile de la plus ancienne édition de Villon. Dans Vers et Proses de Paul Fort, Marcel Schwob donne ses dernières pages où il amenuise son dessin de primitif. Il est préoccupé des rapports de Charles Dickens avec le roman russe. Il trace le portrait de “Cyprien d’Anarque”, qui lui ressemble tant, et il évoque le souvenir de ses premières lectures d’enfant.

Ses conférences à l’Ecole des Hautes-Etudes Sociales connaissent un vrai succès. Marcel Schwob, dont la conversation était belle, découvre le moyen d’expression dont il se servira désormais. Enfin, il va devenir un professeur, être titularisé en Sorbonne, comme ses maîtres ! Il annonce la publication de son grand livre sur Villon, dont il n’a cependant écrit que quelques chapitres. Moribond depuis dix ans, Marcel Schwob s’éteint, le 26 février 1905, après quelques jours de maladie. Il avait trente-sept ans.

II

L’Œuvre

L’œuvre de Marcel Schwob est à l’image de son esprit ; elle est encyclopédique et singulière. À la base de sa création, il y a la science, l’érudition. Et cependant, dans sa prose, Marcel Schwob tend vraiment vers la poésie, et il annonce un art nouveau.

Lire Marcel Schwob, c’est faire un merveilleux voyage au pays de la connaissance. On se demande ce qu’il n’a pas vu, ce qu’il n’a pas compris ? Il apparaît à un contemporain, à un ami comme Jules Renard, tel un nouveau Taine ou un autre Renan.

Il restera toute sa vie un chercheur, un vieil étudiant comme ceux du Moyen Age ; et j’affirme qu’un de ses derniers rêves a été de devenir professeur en Sorbonne. C’est un admirable maître, rompu à toutes les disciplines de la science, un extraordinaire paléographe, un critique averti des sources. Son esprit se meut aisément dans le monde antique, parmi les Latins et les Grecs ; il est chez lui dans le xve siècle français ; c’est un philologue surprenant. Il semble avoir été un contemporain de Shakespeare ou de Rabelais. Il sait toutes les langues ; il a agité les systèmes philosophiques les plus divers ; et cependant, il n’a rien d’un pédant, et même d’un critique au sens classique du mot. Il ne vit que pour l’art et la poésie pure. Il aime Whitman comme un autre lui-même ; il est le frère en pensée et en douleur d’un Charles Baudelaire.

Tout cela constitue à Marcel Schwob une physionomie à part, qui le rend comme inclassable.

On voit bien qu’il appartient, par sa génération, à l’époque qui se recueille, non sans tristesse, qui sait trop, qui a trop lu, que la musique énerve et inspire. Le monde de la création lui apparaît comme quelque chose qui se renouvelle perpétuellement, et que nous avons oublié. Car il connaît les sources des livres ; il pense que tout a été dit, que nos inventions ne peuvent être faites que de débris. C’est une situation intellectuelle presque dramatique, et qui amènerait un autre que lui à la stérilité. Savoir, comprendre et bien dire : ce sont presque des antinomies pour qui doit créer. Mais il faut se rappeler que Marcel Schwob appartient à une très vieille race, qu’il est l’aboutissant d’un long passé. Il devait être un alexandrin ; il l’a été. Mais Marcel Schwob fut aussi un sémite aux passions violentes, au tempérament excessif, au génie destructeur. Il lutte contre bien des fantômes. Son esprit est un carrefour ; il a la vision des choses sous l’aspect du moment, une intelligence aux facettes multiples, comme les yeux des insectes.

L’érudition demeure sa discipline. Et quand je cherche un mot pour caractériser Marcel Schwob, je ne trouve que l’intelligence. Une intelligence qui oscille comme le “cœur double” qu’il a voulu décrire. De la fièvre, de l’activité, et cependant de la mesure : comme tout cela est contradictoire ! Mais comme tout cela est séduisant aussi, et mérite notre attention, notre amitié.

Marcel Schwob est un caractère, qui n’a vécu que pour les émotions spirituelles, qui n’a tendu que vers les belles choses, sinon vers les grands sujets auxquels il ne croyait pas.

Nous dirons en tête de chacune de ses œuvres ce qu’il convient d’en savoir quant aux sources et à l’inspiration. Nous voudrions, dans cette préface, résumer sous quelques rubriques les différents aspects de l’esprit de Marcel Schwob.

Je l’ai évoqué, il y a quelque temps, parmi ses livres. C’est une image qui m’est chère ; car parmi ses livres, je le sens davantage, comme je le vois toujours à sa place à la Bibliothèque Nationale et aux Archives. C’est là qu’il a vécu vraiment. Marcel Schwob est en marge des livres.

Le Conteur

Marcel Schwob a débuté à l’âge d’or du conte ; et ses contes, il les a adressés à des journaux, en particulier à l’Echo de Paris. La forme brève qui est imposée par cette sorte de publication ne le gêne pas ; elle correspond à ce qu’il veut en art. Le public est d’ailleurs fatigué des grandes machines réalistes et de la documentation naïve et laborieuse d’un Zola. Dans ses contes, Marcel Schwob traduit ses rêves, le désir douloureux de s’aliéner soi-même, d’être le soldat, le pauvre, le marchand, la femme qu’il voit passer. Il est servi par une érudition profonde qui va de l’antiquité au folklore, des traditions judaïques au jargon des voleurs. Et Marcel Schwob, avec Anatole France, est capable de tirer un conte d’une lettre de rémission ou du texte d’une vieille chronique. Mais dans un temps où règnent l’art composite d’un Garnier et le canon des Parnassiens, Marcel Schwob ouvre la porte des rêves. Il s’est affranchi de Flaubert et s’est rapproché de l’art d’Un Gustave Moreau. Il semble quelque magicien.

Cœur double, ce sont les lectures dramatisées de Marcel Schwob qui ouvre le cycle de la pègre, conte ses souvenirs de régiment, ses impressions du pays breton. Mais Marcel Schwob demeure encore un vieil étudiant de philosophie ; et il ouvre son livre de contes par des déclarations qui définissent le double cœur de l’homme, le chemin qui le mène à la pitié. Il croit à la purgation des passions suivant Aristote. Mais il ne croit plus aux descriptions pseudo-scientifiques, à la psychologie de manuel, aux éléments de biologie mal digérés. Il rêve d’un art qui devra être net et clair, où la composition sera sévère. Il annonce le roman futur qui sera, selon lui, un roman d’aventures dans le sens le plus large du mot, un roman d’aventures spirituelles. C’est le projet qu’ont réalisé ceux qui sont venus après lui. Car son génie est mathématique, comme celui d’Edgar Poe. Il y a chez Marcel Schwob un clerc logicien qui veut nous faire parcourir la série des terreurs de l’homme. Et dans Cœur double, il projette son propre cœur.

Le Roi au Masque d’Or date presque du même temps. Mais Marcel Schwob, conteur, incline vers le symbole. Il suscite un monde imaginaire de terreur et de pitié où tout est mystère. Ce monde, il le transpose toujours de ses lectures érudites. Recueil plus original, à mon sentiment, que le précédent, qui nous porte plus loin, plus haut : et c’est un “beau tort”, comme l’a écrit Léon Daudet. Le Roi au Masque d’Or classe définitivement Marcel Schwob parmi les évocateurs du passé.

L’Erudit

Marcel Schwob a trouvé l’érudition à son berceau. Il l’a rencontrée près de son oncle Léon Cahun, dans la maison même où il demeure, à la Bibliothèque Mazarine. On a vu qu’élève du Lycée Louis-le-Grand, il suivit les cours de sanscrit de F. de Saussure, et étudia la paléographie et la linguistique avec Michel Bréal et Jacob. Il débuta dans la carrière par des études sur l’argot, sur François Villon, par une traduction d’un ouvrage allemand de Richter sur les jeux des Grecs et des Romains. À aucun moment de sa vie, si brève et traversée d’émotions spirituelles, Marcel Schwob ne délaissa l’érudition.

Marcel Schwob analyse Les Sept contre Thèbes, d’Eschyle ; mais c’est pour suggérer à Paul Claudel la leçon de l’art géométrique et architectural du vieux dramaturge grec. C’est un bénédictin fureteur, plus heureux d’avoir découvert une enquête judiciaire sur une bande de malfaiteurs que la Physiologie de l’Amour moderne de Paul Bourget. S’il lit Hamlet dans le texte, et sur le fac-simile de l’in-folio, c’est surtout pour retrouver, dans le drame de Shakespeare, un roman d’aventures, un va-et-vient d’émotions ascendantes et descendantes, répondant exactement au développement des choses extérieures.

Son ami W. G. C. Byvanck le compare justement en ce temps-là à un Érasme. F. G. Kenyon a publié les poèmes d’Hérondas qui viennent d’entrer au British Museum. Marcel Schwob écrit Mimes. S’il réédite un beau conte de Théophile Gautier, La Chaîne d’Or, ou le Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert, c’est pour en commenter les sources, que ne connaissaient ni Gautier ni Flaubert.

Une grande partie de son activité a été consacrée à l’étude de Villon. Marcel Schwob écrira sur lui un essai remarquable dans le Spicilège, préparera un grand ouvrage sur son poète, dont il n’écrivit que quelques chapitres. L’activité spirituelle de ses derniers jours est encore consacrée à Villon, qu’il commente dans ses conférences de l’École des Hautes-Études Sociales. Et Marcel Schwob a réuni la matière d’un dictionnaire du jargon français, collectionné dans le Parnasse Satyrique des pièces libres pour servir à élucider plusieurs passages de Villon. Grand lecteur de Rabelais, qui inspira la partie lyrique des Mœurs des Diurnales, Marcel Schwob est infiniment intéressé par la création de la “Revue des Études Rabelaisiennes”. Il a un plaisir infini à expliquer les mots difficiles et les plaisanteries de son vieux maître.

Tel fut l’érudit que nous avons vu travailler avec grand zèle au commentaire. Un érudit dévot à la vieille langue française qui lui fournit le vocabulaire de ses belles traductions. Érudit ou poète, qui devait l’emporter chez lui ? on peut se le demander encore.

L’Essayiste

S’il est difficile de porter un jugement sur ce que Marcel Schwob eût donné comme historien, puisque nous n’avons plus que quelques chapitres de son François Villon, il nous est possible de juger l’essayiste qu’il a été. Le mot et la chose appartiennent à l’Angleterre. Les érudits sont chez nous des érudits, qui en prennent à leur aise avec la matière ou le style ; et nous ne connaissons guère la forme brève et poétique qui a tant de succès de l’autre côté de la Manche.

Marcel Schwob en donna chez nous un exemple remarquable dans son Spicilège. Ce recueil contient, à la suite d’une importante étude sur François Villon, un essai sur Robert-Louis Stevenson, de belles pages sur Meredith, diverses préfaces et des essais philosophiques sur la terreur et la pitié, la différence et la ressemblance, sur le rire, et des dialogues de forme platonicienne.

Les Vies imaginaires, qui parurent la même année (1896), sont sans doute le livre le plus achevé de Marcel Schwob. Dans ces essais de biographie, il a mis le meilleur de sa science historique, de son art et de son imagination. Il a tracé le portrait d’originaux comme les Illuminés de Gérard de Nerval. Mais chacun de ses portraits est plutôt l’occasion d’évoquer un temps. C’est une très singulière “Légende des Siècles”, une curieuse synthèse des mots de chaque auteur, un savant “haschich” suivant le mot si vrai d’Albert Samain.

Un esprit si apte à se jouer dans les siècles passés, à les évoquer, qui connaissait si bien l’histoire de sa langue, ne pouvait être qu’un merveilleux traducteur. C’est ce qu’a été Marcel Schwob. Il connaissait depuis l’enfance la langue anglaise ; elle venait naturellement sur ses lèvres, surtout pour exprimer la tendresse. Nous avons fait entrer dans ses œuvres les belles traductions qu’il donna de Shakespeare et de Daniel de Foë. C’est qu’elles sont aussi des créations. Au même titre que ses œuvres d’imagination, elles lui appartiennent en quelque sorte.

Le Journaliste et le Voyageur

Il resterait à parler du journaliste et du voyageur.

Le journaliste, nous le montrerons dans ses premiers essais de critique. Disons tout de suite qu’ici encore Marcel Schwob tend à l’achevé, et qu’il a horreur du bâclé, de l’improvisation, bien que lui-même écrivît comme un inspiré et n’eût à aucun point le génie de la rature. Le métier de journaliste, Marcel Schwob le voyait, autour de lui, mal fait ; et c’est pour cela qu’à l’imitation de son maître Rabelais il écrivit ses Mœurs des Diurnales.

Le voyageur, nous le verrons surtout dans ses lettres où il nous laisse admirer la vivacité de ses couleurs, la netteté de sa vision qui traduit la réalité comme un miroir. Ce n’est pas là d’ailleurs le côté original de son œuvre ni de son esprit.

Le Poète de la prose

Car Marcel Schwob est vraiment un poète. “Mon cher poète”, lui avait écrit gentiment Alphonse Daudet à ses débuts. Mais en nommant à notre tour Marcel Schwob un poète, nous ne voulons pas dire qu’il ait écrit des vers. En réalité, il en a écrit des milliers, enfant, sous l’influence de Hugo ; adolescent, sous celle de Baudelaire. Faut-il en parler ici, puisque ces vers le mettaient en fureur et qu’une allusion qu’y fit un jour Mme  Daudet fut presque jugée offensante par lui ? Mais ses vers en valent beaucoup d’autres, surtout ceux où il évoqua les filles et les bouges, où il jargonna comme François Villon.

En réalité, ses vers furent un excellent exercice d’assouplissement pour sa prose. Mais Marcel Schwob écrit surtout des poèmes en prose ; je ne trouve pas d’autre terme pour qualifier les livres attendrissants, charmants et subtils, que sont le Livre de Monelle, Mimes et La Croisade des Enfants.

Qui sait si Marcel Schwob ne nous a pas donné là le meilleur de son âme sensible et musicale ? Qui sait si, persistant dans cette voie, il n’aurait pas été le poète de la prose que Charles Baudelaire avait annoncé ?

Mais un esprit comme le sien est trop doué, ne persiste en rien. Il va plus loin, ailleurs. Il est toujours en marche, comme l’Ahasvérus où il voyait le symbole de l’âge moderne.

C’est l’aventure de son esprit que la maladie et une vie trop courte arrêtent si tôt.

III

L’Art

Après avoir fait le tour de l’esprit de Marcel Schwob, je voudrais dire ce qu’il a été dans cette belle génération de 1892 à 1896, aux côtés de ses amis Maurice Barrès, Jules Renard, Courteline, Maeterlinck, Francis Jammes, Paul Claudel, Anatole France, Léon Daudet et Charles Maurras. Et j’hésite, car il est trop près de nous.

Je le vois parfois dans un lointain qui l’apparente à Gérard de Nerval ; et je le vois tout près, quand il me fait de belles lectures d’auteurs anciens ou anglais, quand il les vivifie, quand il les recrée. Alors il me semble quelqu’alchimiste des mots, comme un merveilleux prestidigitateur. Il a un goût de forcené qui peut déplaire, mais son art est pur. Marcel Schwob vibre, et il transmue. Il est un écho du passé et en même temps la table de résonance de tout ce qui se fait de nouveau en Europe. Il est le premier à lire en France Nietzsche. Il découvre les jeunes ; il a le don de l’amitié et de l’admiration. Il dira de ceux qu’il aurait pu considérer comme des rivaux : “J’étais sûr d’eux, je ne me suis jamais trompé.” Il était certain du génie de Claudel.

Je pense aussi à ses belles conversations, coupées de lourds silences, à ce qu’il a dit un soir à Paul Léautaud sur la précipitation et l’abondance avec lesquelles on écrivait : “Oui, oui, je le sais bien, et c’est vraiment ce qui me serait impossible. Je n’écris, je ne peux même écrire que quand je sens quelque chose à dire, et seulement même quand je me sens tout à fait le besoin de le dire…” Cependant, ce soir-là je n’ai pas souri, même en moi-même. Je savais que rien des livres de Marcel Schwob ne démentait ce qu’il venait de me dire…” — Marcel Schwob ne croyait pas à la gloire littéraire. Il savait le peu qui demeure des livres. Il répétait que la survivance est aux petits livres, à ceux qui ont peu écrit, qu’il était bien tranquille pour Baudelaire.

Marcel Schwob ne croyait pas plus au don de création, et pour dire, à l’originalité. Il savait que tout avait été dit et oublié. Son art, c’était le don de choisir et d’amalgamer. Il retrouvait l’origine de tous les livres. Il n’ignorait pas que les siens étaient faits de beaucoup d’autres. “Rien n’est nouveau en ce monde que les formes”, aimait-il à répéter ; et il enseignait que nous n’avons plus qu’à “bien écrire”.

Marcel Schwob rendait le son d’un descendant des Rabbins de Tibériade ; et c’est pour cela, sans doute, qu’il n’avait pas d’âge. Enfant, il est grave, comme à la fin de ses jours. À la fin de ses jours, Marcel Schwob conservait encore dans ses yeux la clarté de l’enfance. Il a porté en lui l’aventure de sa race, son instinct prophétique, son sentiment de la vocifération ; c’est un fait qu’il parlait d’une voix sourde, où l’on pouvait reconnaître comme l’écho de beaucoup de voix du passé. De là peut-être cette facilité avec laquelle il remontait le cours des âges, se retrouvait de plain-pied avec tant de civilisations. Mais il n’a jamais écrit qu’une aventure, Marcel Schwob l’aventureux, ce fut celle de son esprit.

Prodigue, généreux, son désintéressement était infini et n’avait d’égal que sa probité littéraire. Il n’était pas plus riche au jour de sa mort qu’il ne l’était à vingt ans. Son seul luxe fut l’achat de livres précieux qu’il aimait, et qu’il acheta d’ailleurs à des prix qui paraîtraient aujourd’hui bien surprenants, chez les libraires, ses amis, chez Claudin, chez Rahir, chez Gougy, chez Belin, chez mon père. Ses propres livres ne lui avaient jamais rien rapporté. Il était fier d’une notoriété qui ne s’affirma par aucun succès de tirage ; il laissait entendre qu’il était demeuré comme les écrivains d’autrefois, au temps où l’on produisait des œuvres manuscrites. Car ses livres avaient des amis sincères qui se les passaient, comme jadis on se communiquait les manuscrits.

Celui qui fut, dans toute la force du mot, un maître, un maître de la pensée et de l’érudition, aimait à admirer. On a vu quel disciple il demeura d’Émile Boutroux. Ses admirations se traduisaient par une faculté d’enthousiasme qui était sa forme de critique, et passait souvent toute mesure. Alors on l’arrêtait, et il s’arrêtait de lui-même. Mais cette chaleur du cœur était belle. Oscar Wilde mis sur le plan de Shakespeare n’était que le paradoxe d’un soir.

De ses maîtres, Marcel Schwob a reçu le respect de la discipline. Ce révolutionnaire en pensée n’aimait que l’ordre en littérature. Cette faculté d’ordre dans la création se traduisait par l’esprit méticuleux qu’il apportait dans tout ce qu’il faisait, apparaissait dans sa belle écriture, dans le soin qu’il prenait des copies mêmes qu’il exécutait. Car Marcel Schwob était double. Il luttait contre une sensibilité maladive, une pitié qu’il a si souvent traduite dans ses œuvres, et contre laquelle il se débattait parfois jusqu’à l’impersonnalité. C’est ainsi que Verlaine a touché si bien ce côté de lui-même, qui lui rendait insupportable toute injustice, toute souffrance.

La souffrance morale des autres, il la mesurait à ce qu’il aurait ressenti. À cet égard, Baudelaire, qu’il aima tant, est pour lui comme un frère chrétien, dont l’art classique et moderne réagit contre le romantisme de son temps.

L’art de Marcel Schwob n’est qu’un reflet de son caractère. Son talent, qui est supérieur, était fait de la domination de lui-même et de son sujet. La critique sera vraiment faite quand elle sera placée sur le plan de la création ; alors elle aura surtout pour objet de déterminer la qualité d’âme de chacun, la série de nos réactions, de celles de l’individu dans la suite des âges.

L’essentiel de cet art consiste à présenter une tragédie en quatre ou cinq pages, dans une langue que Marcel Schwob semble inventer, tant elle est frémissante de vie, rapide jusqu’à la brutalité, où le mot est toujours propre ; et quand il est impropre, on ne saurait guère lui trouver un équivalent. C’est du dessin (il faut se rappeler le goût de Marcel Schwob pour les vieux maîtres graveurs), et c’est en même temps de la musique, cette musique dont il avait l’amour nostalgique, depuis l’enfance. Mais ce n’est jamais de la fausse enluminure. Sans doute, Marcel Schwob se savait indiscipliné ; de là, peut-être, l’excès de sa doctrine.

Ses idées pouvaient paraître avancées en politique ou en morale ; mais au point de vue littéraire, Marcel Schwob était conservateur. Il avait le goût de la grammaire. Il aimait que tout fût dur et pur comme le diamant. J’ai trop travaillé avec lui pour ne pas avouer que sa discipline était cruelle. Mais je ne l’ai jamais vu chercher un mot. La phrase s’ordonnait dans son esprit, en même temps que le poëme en prose s’y réalisait. Il se mettait à sa table et écrivait sur les beaux papiers dont il avait parfois la coquetterie.

Marcel Schwob disait qu’il n’avait pas d’imagination, et il n’a jamais conçu de roman ; mais son imagination construisait sur des documents et se fortifiait des disciplines de l’érudition. Ainsi il traversait toutes les époques ; et il les a toutes vécues, en partant d’un détail infime, d’une petite lampe romaine, d’un fragment de texte, d’un tableau de maître anglais. Il vivait alors dans les pays qu’il évoquait : son esprit était vraiment comme un carrefour, le point d’arrêt de tant de caravanes. Les Chinois lettrés affirment qu’ils ont vécu dix mille existences antérieures ; dans une existence imaginaire, Marcel Schwob a vécu ces dix mille existences. Et il faut se rappeler qu’il a conçu tous ses livres entre vingt-deux et vingt-huit ans.

Marcel Schwob n’était qu’un prosateur, mais chacune de ses phrases est souvent un poëme ; et je crois que nous lui devons beaucoup pour la création du poëme en prose qu’il a cherchée et parfois réalisée après Baudelaire.

Il était incapable d’ajouter un mot à une phrase ; ses corrections étaient surtout des variantes. Un battement, qui venait des siècles écoulés, allait mourir et s’épanouir en lui : c’était celui du monde oriental.

Car il avait tout l’Orient en lui, les mains molles de ses ancêtres qui n’avaient jamais travaillé ; et ses pieds ne semblaient pas faits pour marcher. De l’Orient aussi, il tenait le goût du mystère et de la terreur ; mais de l’Occident, il avait le cerveau clair. La Thora et le Talmud étaient pour lui choses périmées, un catéchisme oublié. Il était le Juif tel que l’aboutissement des siècles, la culture hellénique et française devaient le faire ; mais inconsciemment, il reproduisait le rythme des versets bibliques et traduisait son hébreu ancestral. En lui étaient le rythme et le nombre. On peut réciter ses poëmes, il n’y a pas une faute de rythme. Mais il ne faut pas dire que Marcel Schwob était obscur. Il était parfois difficile, comme les auteurs qu’il aimait. Il croyait que l’œuvre d’art appelle le commentaire. Mais ce serait folie que de prendre à la lettre son épître à Mirbeau sur l’obscurité. Il n’y a là que le reflet d’un snobisme passager sous le signe naissant de Maeterlinck.

Marcel Schwob n’a vécu que pour l’art, c’est-à-dire pour une traduction plus claire, plus grande de son âme. Jamais il n’a répété une formule parce que le public la subissait. Il rêvait toujours de choses puissantes. Il mourut pauvre, après avoir vécu comme un grand bourgeois. Voilà le Juif que fut Marcel Schwob.

Si, dans sa vie, si courte, Marcel Schwob n’eut pas le temps de connaître la gloire, ni le succès, il éprouva du moins l’estime des lettrés ses contemporains et, l’amitié de ses amis le suit toujours.

Mais c’est un homme d’avenir.

IV

Essai de Bibliographie

1889

Marcel Schwob et Georges Guieysse. — Etude sur l’argot français. (Extrait des Mémoires de la Société de Linguistique de Paris. T. VII.) Paris, Émile Bouillon, 1889, in-8 de 28 pages.

La page de dédicace porte : À Monsieur Michel Bréal, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, ses élèves reconnaissants : Marcel Schwob, Georges Guieysse.

Exemplaire de M. Ed. Champion : À Monsieur E. Boutroux, Hommage respectueux de son élève, Marcel Schwob.

1890
Marcel Schwob. — Le Jargon des Coquillards en 1455. (Mémoires de la Société de Linguistique de Paris. Paris, Émile Bouillon, 1890, t. VII, p. 168 à 183 ; p. 296 à 320, 1890. Décembre.)
1891

Richter. — Les Jeux des Grecs et des Romains. Traduit avec l’autorisation de l’auteur par Auguste Bréal et Marcel Schwob. Paris, Émile Bouillon, 1891, in-18 de XIV et 250 pages.

La préface est signée par Auguste Bréal. L’exemplaire de la Bibliothèque de l’Université de Paris porte une dédicace : à M. Gréard, hommage respectueux. A. Bréal, M. Schwob.

Marcel Schwob. — Cœur double. Paris, Ollendorff, in-12 de XXIII et 290 pages.

La préface est datée de mai 1891.

Le livre est dédié à Robert-Louis Stevenson.

1892

Le Roi au Masque d’Or. Paris, Paul Ollendorff, (1893) in-18. Trois éditions sous cette date.

Réimpression par Georges Crès, en 1917, dans “Les Maîtres du Livre” ; et en 1925, chez Jonquières (Les Beaux Romans).

1893

Marcel Schwob. — Mimes. Paris, 1893.

Fac-Simile autographique du manuscrit de l’auteur. À la librairie du Mercure de France

1894

Mimes, avec un prologue et un épilogue, par Marcel Schwob. Paris, édition du Mercure de France, 1894. Typographie Ed. Monnoyer, in-12 carré de 83 pages, couverture grise.

Il y a un tirage avec une couverture en couleurs bleu et or de Jean Veber, qui n’était pas très satisfait de son illustration :

“J’aurais dû la recommencer et voilà ce qui me répugne dans ce qu’on fait à Paris et ce que malheureusement j’arrive aussi à faire, c’est la hâte avec

laquelle il faut travailler. Avec quel regret et quelle honte je laisse quelquefois partir ce que je fais ; pressé que je suis par le temps et par ma parole.”

Le Livre de Monelle. Paris, L. Chailley, 1894, in-16 de 283 pages.

Le Livre de Monelle a été réimprimé à la librairie Stock, dans “les Contemporains”, avec une préface d’André Salmon, en 1923.

R. L. Stevenson. — Le Dynamiteur. Traduit de l’anglais par G. Art, préface de Marcel Schwob. Paris, Plon, 1894, in-18 de VIII et 277 pages.

Le Démon de l’absurde par Rachilde avec reproduction autographique de 12 pages de manuscrit. Préface de Marcel Schwob. Paris, Mercure de France, 1894, in-18.

1895

Annabella et Giovanni. Conférence faite par Marcel Schwob au Théâtre de l’Œuvre le VI novembre MDCCCXCIV. Edition du Mercure de France, 1894-1895, in-18 de 16 pages.

Moll Flanders. Traduit de l’anglais de Daniel de foe, par Marcel Schwob. Paul Ollendorff, 1893, in-18 de XIII et 386 pages.

L’ouvrage parut à la Revue Hebdomadaire, en feuilleton, à partir de septembre 1894. De Guernesey, Marcel Schwob envoyait les paquets d’épreuves à Marc Ferry, inquiet.

L’exemplaire de M. Ed. Champion contient le manuscrit du compte-rendu de Rachilde.

Réimpression chez G. Crès, en 1918 ; collection “Anglia”.

Gustave Flaubert. — Légende de Saint-Julien-l’Hospitalier, illustrée de vingt-six compositions par Luc-Olivier Merson, gravées à l’eau-forte par Gerry Richard. Préface par Marcel Schwob. Paris, A. Ferroud, 1893, grand in-8 de 72 pages.

Henry Bataille. — La Chambre Blanche, préface de Marcel Schwob. Paris, Edition du Mercure de France, 1895, in-18 de XII et 61 pages.

Cette préface a paru d’abord dans le Journal des Artistes, le 16 juin 1895, feuille que dirigeait Henry Bataille.

1896

Théophile Gautier. — La Chaîne d’Or, illustrations de Rochegrosse, préface par Marcel Schwob. Paris, A. Ferroud, 1896, grand in-8 de 54 pages.

Préface longtemps promise à Ferroud par Marcel Schwob qu’Anatole France dut amicalement relancer.

La Croisade des Enfants. Paris, Edition du Mercure de France, 1896, in-16 de 82 pages.

Couverture en couleurs de Delcours.

Spicilège : François Villon, Saint Julien l’Hospitalier, Plangôn et Bacchis. Dialogues sur l’amour, l’art et l’anarchie. Paris, Société du Mercure de France, 1896, in-18 de 341 pages.

Une édition a été donnée au “Sans Pareil” en 1920.

Vies Imaginaires. Paris, Bibliothèque-Charpentier, Georges Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, 1896, in-18 de XXI et 276 pages.

Fasquelle trouvait le livre trop court et correspondit à ce sujet avec l’auteur. Il a été broché au mois de juin.

L’exemplaire de M. Ed. Champion porte la dédicace : À Édouard Drumont, sympathiquement.

Réimpression donnée par Georges Crès, en 1921.

Féminies : huit chapitres inédits dévoués à la Femme, à l’Amour, à la Beauté, par Gyp, Abel Hermant, Henri Lavedan, Marcel Schwob et Octave Uzanne. — Frontispices en couleurs d’après Félicien Rops. Encadrements et vignettes de Rudnicki. Paris, imprimé pour les “Bibliophiles contemporains”, Académie des Beaux Livres, 1896, in-8 de 203 pages.

Par les soins et sous la direction d’Octave Uzanne. P. 35-54 : Les marionnettes de l’amour. Dialogue entre l’acteur Hylas Rodion Raskolnikoff, Herr Baccalaureus, Sir Willoughby Patterne.

P. 119-142. La femme comme Parangon d’art. Dialogue entre Dante Alighieri, Cimabue, Guido Calvalcanti, Cino da Pistoia, Cecco Angiolieri, Andrea Orcagna, Fra Filippo Lippi, Sandro Botticelli, Paolo Uccello, Donatello, Jan van Scorel.

Octave Uzanne, 17, quai Voltaire, suppliait Schwob de penser en juillet 1895 à ses Féminies. Le 26 février 1896, il lui écrivait : “Féminies, ami Schwob, doit être entre vos mains. J’espère que ce livre vous aura plu, ou à peu près, et que votre prose n’aura subi aucune avarie aux mains des imprimeurs. Vous pourrez donc disposer de vos deux textes à dater de septembre prochain environ.”

1899

La porte des rêves… Illustrations de Georges de Feure. Paris, Pour les Bibliophiles Indépendants, chez Henry Floury, 1899, in-4 de 136 pages.

Octave Uzanne écrivait à Schwob le 14 nov. 1897 : “Georges de Feure m’annonce officiellement la fin de ces dessins pour samedi prochain 20 courant. Espérons que la “porte du rêve” va enfin se pouvoir ouvrir.”

La légende de Serlon de Wilton, Abbé de l’Aumône. Paris, Edition de la Vogue, 1899, in-8 de 15 page.

1900

William Shakespeare. — La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark. Traduction par Eugène Morand et Marcel Schwob. Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, 1900, in-18 de XXXVI et 237 pages.

La pièce fut représentée pour la première fois au Théâtre Sarah Bernhardt en mai 1899. Dédicace à William Ernest Henley.

1902

Francis-Marion Crawford. — Francesca de Rimini. Traduit par Marcel Schwob. Drame en cinq a£tes dont un prologue, représenté au Théâtre Sarah Bernhardt, le 22 avril 1902. Paris, Librairie Charpentier-Fasquelle, 1902, in-18 de XXXVIII et 144 pages.

La préface, signée par Crawford, est datée de Paris, le 31 mars 1902. Dédicace à Madame Sarah Bernhardt qui “par sa magie créatrice a réincarné après cinq cents ans l’âme de Francesca che piange e dice”.

1903

La Lampe de Psyché : Mimes, La Croisade des Enfants, L’Etoile de bois, Le Livre de Monelle. Paris, Société du Mercure de France, in-18, 298 pages.

Schwob avait recueilli les éditions originales de la Croisade et du Livre de Monelle sans changement, sauf les titres des sœurs symboliques. Les Crabes devinrent l’Egoïste ; la Petite femme de Barbe Bleue, la Voluptueuse ; la fille du Moulin, la Perverse ; Cicé, l’Exaucée ; Marjolaine, La Rêveuse ; Bargette, La Déçue ; Bachette, La Sauvage ; Jeannie, La Fidèle ; Ilsée, La Prédestinée ; Morgane, L’Insensible ; Mendosiane, La Sacrifiée.

Rencontre de Monelle devint :De son Apparition; Monelle :De sa Vie; Fuite de Monelle : De sa fuite. Patience de Monelle : De sa Patience ; Le Royaume de Monelle : De son Royaume ; Résurrection de Monelle : De sa Résurrection.

Et pour grossir le volume, Marcel Schwob ajouta quelques préfaces : Plangôn et Bacchis, La

Chaîne d’Or, La Légende de Saint-Julien-l’Hospitalier, La Terreur et la Pitié (remise au point), La Perversité, La Différence et la ressemblance (modifiée), Le rire, L’art de la biographie, L’amour, l’art, l’anarchie, à qui il donna en sous-titre : Dialogue entre Phédon et Cébès.

Première mise en pages, janvier 1900.

Seconde avec les essais ajoutés (août-septembre 1900).

Pierre Nahor [Emilie Leroux, de la Comédie Française]. Hiesous. Roman préfacé par M. Marcel Schwob. Paris, Société d’Editions littéraires et artistiques, Librairie Paul Ollendorff, 1903, in-16 de XI et 360 p.

La préface est tirée d’un fragment du récit de la visite du Temple à Ceylan.

Loyson-Bridet. — Mœurs des Diurnales. Traité du Journalisme. Paris, Société du Mercure de France, in-18 de 323 pages.

L’achevé d’imprimé, chez Blais et Roy, de Poitiers, est daté du 25 mai 1903. Réunion d’articles parus au Mercure de France en 1905 sous le titre de : Traité du Journalisme, Fragments.

En 1902, le 30 décembre, Jean Veber apportait à Marcel Schwob un petit paquet : “Il contient trois mauvais croquis qui serviront à couper le texte du “Traité du Journalisme”. — Il s’agit du dessin de l’oie, justification du tirage, de la paire de ciseaux, et du pot à colle.

1904
La Croisade des Enfants. Légende musicale en 4 parties pour soli, chœur et orchestre, adaptée du poëme de Marcel Schwob par Gabriel Pierné (Ouvrage couronné par la Ville de Paris). Exécuté pour la première fois sous la direction de M. Ed. Colonne aux concerts du Châtelet, à Paris, le 18 janvier 1903. A. Joanon & Cie, éditeurs, in-12 de 31 pages.
1905

Le Petit et le Grand Testament de François Villon, Les Cinq Ballades en jargon et des Poésies du cercle de Villon, etc… Reproduction fac-simile du manuscrit de Stockholm par Marcel Schwob. Paris, Honoré Champion, Librairie éditeur, 1905, petit in-8.

L’introduction a été publiée par M. Pierre Champion d’après une leçon de Marcel Schwob.

Le Parnasse Satyrique du quinzième siècle. Anthologie de pièces libres publiée par M. Marcel Schwob. Paris, H. Welter éditeur, 1905, in-18 carré de 334 pages.

Tome IX des Kruptadia. Les épreuves ont été relues par M. Pierre Champion et la Table est due à M. Paul Léautaud.

1912

Marcel Schwob. — François Villon, Rédactions et notes. Paris, Imprimerie de J. Dumoulin, 1912, in-8 de VII et 154 pages.

Cette publication, ainsi que l’introduction, est due à M. Pierre Champion.

ŒUVRES

I. Spicilège. — François Villon — Robert-Louis Stevenson — George Meredith — Plangôn et Bacchis — Saint Julien l’Hospitalier — La Terreur et la Pitié — La Perversité — La Différence et la Ressemblance — Le Rire — L’Art de la Biographie — L’Amour, l’Art, l’Anarchie. — Paris, Mercure de France, 1921, in-12.

II. Lampe de Psyché. — Mimes — La Croisade des Enfants — L’Étoile de bois — Le Livre de Monelle — Il libro della mia memoria — Paris, Mercure de France, 1921, in-12.

COLLABORATION AUX JOURNAUX

Collaboration à l’Événement, sous la rubrique : les Œuvres et les hommes :

1890 8 nov. Anatole France.
  18 nov. Ferdinand Brunetière.
  28 nov. Paul Bourget.
  4 déc. Buffalo Bill.
  11 déc. Un ami de Littré (Ed. de Pomperey).
  22 déc. La Belle Gabrielle (affaire Gouffé).
1891 22 janv. Le Plébiciste Jonquières.
  26 janv. Les Assassins.
  5 fév. L’exécution d’Eyraud.
  20 fév. Gustave Merlet.
  28 fév. Jean Richepin.
  15 mars Théodore de Banville.
  5 avril Paul Verlaine.
  12 avril Barnum.
  22 avril Rabelais.
Echo de Paris
1890 20 janv. L’Homme double.
  26 avril Les Sans-Gueule.
  28 mai François Villon.
  27 juin Mérigot Marchés.
  20 juil. L’Homme voilé.
  3 août Fanchon la poupée.
  17 août Psychologie du bonneteau.
  31 août Le Papier rouge.
  14 sept. Béatrice.
  12 oct. Le Dom.
  26 oct. Les Boutefeu.
  9 nov. Lilith.
  23 nov. L’Homme gras, parabole.
  7 déc. La Terreur future.
  14 déc. Blanche la sanglante.
  21 déc. La Moisson sabine.
  28 déc. Les Noces du Tibre.
1891 4 janv. La Vendeuse d’ambre.
  18 janv. Retour au bercail.
  1er fév. Les Striges.
  5 fév. Instantanées.
  15 fév. Conte des Œufs.
  1er mars Fleur de cinq pierres.
  25 avril 52 et 53 Orfila.
  10 mai Essai sur le parapluie.
  24 mai Supp. litt.  illustré. Les Faux Sauniers.
  7 juin Supp. litt. illustré. L’Incendie terrestre.
  5 juil. La Cité dormante.
  19 juil. Daphnis et Chloé.
  2 août Les Faulx Visaiges.
  16 août La Mort d’Odjigh (à Georges Courteline).
  30 août La Peste (à Anatole France).
  13 sept. La Flûte.
  27 sept. Les Embaumeuses (à Alphonse Daudet).
  11 oct. Les Eunuques.
  25 oct. Mimes : L’Esclave déguisé en femme. L’Hôtellerie. La fausse Marchande.
  8 nov. La Machine à parler.
  22 nov. Les Milésiennes.
  6 déc. Le Pays bleu (à O. Wilde).
  20 déc. Mimes (à Jules Renard) : La petite gardienne du temple de Perséphone. Les six notes de la flûte. Les Figuiers.
  27 déc. Suppl. litt. Le Géant égoïste (trad d’O. Wilde).
1892 3 janv. Cruchette.
  17 janv. Mimes : l’Ombrelle (à Catulle Mendès), Acmé.
  9 fév. Mimes (à Aman Jean) : Hermès Psy-chagogos. Les trois flacons.
  14 fév. La Charrette.
  15 mars Sabbat de Mofflaines (à Jean Lorrain).
  10 avril Mimes : L’Amoureux (à Paul Margueritte). Le Marin. Les Figues peintes.
  24 avril Mimes : Le Cuisinier. Kinné. L’Hirondelle de bois.
  10 mai Bargette.
  22 mai Luscignole.
  7 juin Mimes : La Jarre couronnée (à Paul Arène). La Veillée nuptiale. Herodas.
  10 juin Blanche main.
  17 juil. Le deuxième Phédon.
  31 juil. Le Démoniaque.
  14 août L’île de la Liberté.
  12 oct. Les Crabes.
  26 oct. Barbe noire.
  9 nov. La petite Femme de Barbe bleue.
  23 nov. Les sept Cruches.
  27 nov. Suppl. litt. Préface du “Roi au Masque d’or”.
  21 déc. La Dame au Miroir.
1893 13 janv. La Fille du Moulin (Magde).
  28 janv. La Diablesse verte. Le Père de Buchette.
  17 fév. Les Rouges à Bâle.
  25 fév. Nidau.
  11 mars La Main de gloire.
  25 mars Ramosinit.
  8 avril La reine Mandosiane.
  22 avril Le Miroir de sang.
  16 mai L’Origine
  3 juin Le Vitrail de Saint-Julien-l’Hospitalier.
  17 juin Paradoxe sur le rire.
  7 juil. Les Anneaux.
  15 juil. Cicé.
  29 juil. Monelle.
  12 août Matoaka.
  9 sept. La Maison close.
  7 oct. En Lorraine.
  21 oct. Louvette.
  4 nov. Les petites prostituées.
1894 14 juil. Le Royaume Blanc.
1903 Lettres de Valmont. 12 janvier, I ; 20 janvier, II ; 29 janvier, III ; 10 février, IV ; 15 mars, V.
Le Journal.

29 juillet 1894. “Nous commençons aujourd’hui la série : Vies de certains poëtes, Dieux, assassins et pirates ainsi que de plusieurs princesses et dames galantes, mises en lumière et disposées selon un ordre plaisant et nouveau par Marcel Schwob.”

Histoire du Major Stede Bonnet, pirate.

1894 1er sept. George Meredith.
1895 26 janv. Vie de MM. Burke et Hart, assassins, délicatement retouchée pour le plaisir du public.
  1er fév. Vie de Cyril Tourneur, poëte tragique, violemment mise en scène à la manière de Cyril Tourneur.
  11 fév. Vie de Septima, incantatrice.
  21 fév. La Croisade des Enfants. I. Récit Goliard. Récit du Lépreux
  1er mars II. Récit du Pape Innocent III.
  8 mars III. Récit de trois petits enfants.
  22 mars IV. Récit du Kalendar. Récit de la petite Allys.
  12 avril Récit du Pape Grégoire IX.
  25 avril Vie de Sir William Phips, pêcheur de trésors (revue et corrigée).
1895 5 mai Vie de Katherine la Dentellière.
  15 juin Vie de Titus Lucretius Carus.
  22 juin Vie de Morphiel.
  5 juil. Vie d’Alain le Gentil.
  18 juil. Vie de Pétrone.
  25 juil. Vie du capitaine Walter Kennedy.
  29 juil. Vie d’Empédocle.
  15 août Vie de Sufrah.
  23 août Vie du capitaine Kid.
  4 sept. Vie de Paolo Ucello.
  25 sept. Vie de Cratès.
  4 oct. Vie d’Erostrate.
  16 oct. Vie de Gabriel Spenser.
  11 nov. Vie de Claudia.
  24 nov. Vie de Cecco Angiolieri.
  13 déc. Frate Dolcino.
1896 18 avril Nicolas Loyseleur.
  17 juin Suppl. litt. Lucrèce et Clodia.
1897 2 juin Suppl. litt. Katherine La Dentellière.
Le Phare de la Loire

Depuis 1894 jusqu’à ses derniers jours, Marcel Schwob adressa au Phare, d’une manière assez régulière, un petit éditorial qui est très intéressant pour suivre sa pensée. Cette note n’est jamais signée, Marcel Schwob y parle, d’une manière très limpide, de tout. Il y a là des notes politiques, des relations de séances à l’Académie, nombre de comptes rendus de théâtre, beaucoup de notices nécrologiques sur les écrivains et les artistes qu’il a connus.

Le titre de ce billet est : Lettres Parisiennes.

Le Mercure de France

IV (1892), p. 193-199, La Perversité (à propos de l’Ecornifleur de Jules Renard).

VI (1892), p. 240, Le Latin mystique (compte rendu du livre de Remy de Gourmont).

XI (1894), p. 275, Proses moroses (compte rendu du livre de Remy de Gourmont).

XII (1894), p. 323, Annabella et Giovanni.

1903. Traité du Journalisme. Fragments.
Revue Franco-américaine
1895   juin Sismé.
    juillet La Gloire, p. 56-58.
Revue bleue
1892 16 janv. Le Roi au Masque d’or. Conte dédié à Anatole France.
Ermitage
1893   juillet. Réponse au referendum artistique et social, p. 9.
Revue hebdomadaire
1894 2 juin. Etude sur R.-L. Stevenson.
    août à octobre. Article sur Daniel de Foë et Moll Flanders, suivi de la traduction de ce roman.
Cosmopolis
1897   oct. L’Etoile de bois.
Revue Illustrée
1892 1er oct. Article sur Catulle Mendès.
Chronique parisienne illustrée
1891 25 oct. Le Sabot.
Gil Blas, Supplément illustré
1892 31 juil. Fleur de cinq pierres, Fanchon la poupée.
  13 nov. Le Loup.
1893 3 janv. Le Roi au Masque d’or.
  5 mars Milésiennes.
Petit Ludovisien
1925 2 avril. Eté chinois (Sonnet inédit, daté de juin 1898).
Vers et Prose.

T. I, mars 1905. Il libro della mia memoria, f. La “rubrique” des images. I. Le Christ au rossignol. II. Le Souvenir d’un livre. III. Le Livre et le lit. IV. Les “Hespérides”. V. Robinson, Barbe bleue et Aladin.

La Vogue
1899 3 mars. La Légende de Serlon de Wilton.
  15 déc. Hamlet. Scène du cimetière.
  avril-juin Les derniers jours d’Emmanuel Kant.
Romania

1901 Villoniana, par Gaston Paris et Marcel Schwob. XXX (1901), p. 352-392.

Revue des Études rabelaisiennes

T. I, 1903. Rabelais en Angleterre, par Charles Wiblen, traduit par Marcel Schwob, p. 12.

Ne reminiscaris, p. 71-73.

T. II (1904). Notes pour le commentaire, p. 135-142.

Utrum Chimera. Tartaretus : De modo cacandi. Maujoinct. Chanson citée au chapitre I de Pantagruel. Bouteille et flacon. Il n’est umbre que de courtines…
 

Notice
sur les “Écrits de Jeunesse”

 

Avons-nous eu raison, avons-nous eu tort d’ouvrir les cahiers d’un adolescent entre sa quatorzième et sa vingt-deuxième année, de faire des extraits de ses rêveries, de ses travaux, de ses vers et de sa prose, de parcourir les cinq volumes que Marcel Schwob conserva des essais de sa jeunesse ? Aucune des objections qui se sont élevées dans notre esprit n’a été capable de nous arrêter dans l’entreprise dont nous donnons aujourd’hui les résultats.

Certes, le temps de l’adolescence est unique ; c’est l’âme en fleur. Aucune époque n’est plus riche dans la vie, et le malheur, c’est que nous ne savons pas réaliser cette richesse, que nous sommes, la plupart du temps, incapables de tenir nos propres promesses.

Chez Marcel Schwob il y a d’ailleurs un cas de précocité unique. À trois ans on s’aperçut qu’il savait lire en français, en anglais, en allemand. On avait dû sans doute lui montrer les alphabets : mais il avait appris tout seul. Petit événement que son père mentionne dans la feuille de recensement. Vers six ou sept ans, le petit Marcel communique en grand mystère à sa sœur un petit cahier cartonné vert. Il porte un beau titre : Journal critique et littéraire. Il contient les mémoires d’un petit chien chinois, leur ami : “On m’appelle Jack, un nom anglais, et cependant je suis chinois”.

Dans le beau jardin de Tours, il y a un pin. Marcel et sa sœur y ont, sur les hautes branches, une cachette, une table faite d’une planche, un toit formé d’un vieux parapluie. Là Marcel se réfugie pour lire, pour parler anglais, rêver, tandis que le vieux père Grimm, le précepteur allemand, cherche les fugitifs et arpente, de ses longues jambes, le jardin. Marcel monte les comédies d’Aristophane.

Si son œuvre s’est acheminée, de bonne heure, vers la perfection, les lecteurs jugeront si elle a tenu tout ce que contenaient les promesses de son enfance. L’adolescent va vers les cimes, vers les grands sujets de la pensée et de l’art ; l’artiste achevé que sera par la suite Marcel Schwob ira plutôt vers les curiosités, les spécialités.

C’est pourquoi il nous a paru indispensable, en manière de préface à son œuvre, de mettre sous les yeux de ses amis et de ses admirateurs les essais de l’enfant et de l’adolescent.

L’artiste en prose ne sera jamais plus riche ; il est parfait. C’est un vrai philosophe, avant même qu’il ait entendu parler de philosophie. Il n’a lu que les anciens, les vrais maîtres, et il a déjà une théorie pour les comprendre, les adapter et les rendre. Parmi les modernes, il ne connaît guère que Victor Hugo, dont il s’éloignera assez rapidement. Son poète sera l’universitaire Ernest Dupuy. Cependant, telle est la personnalité de Schwob que certains de ses vers font penser à la fois aux nouveautés d’Arthur Rimbaud, aux trouvailles de Laforgue, et d’une manière générale aux poëmes philosophiques d’Alfred de Vigny. Je ne sais pas s’il a déjà lu Baudelaire ; il le rejoint cependant par tout ce qu’il porte de volupté, de sensibilité moderne, de musique et de forme classique.

Au surplus, (ceci servirait à justifier cette publication d’inédits de sa jeunesse), il y a chez Marcel Schwob un tel besoin de renouveau et tant d’âcreté dans son printemps à lui, que nous comprendrions mal la suite de son œuvre sans avoir parcouru ces vers et ces proses auxquels il ne tenait plus. Car l’homme est resté l’enfant qu’il fut, très mystérieux, très solitaire, écrivant pour lui, en cachette, pour s’évader, pour se libérer, sans aucune préoccupation de succès ou de mode.

C’est vers la quatorzième année que Marcel Schwob commença de s’exprimer. Il vient d’arriver à Paris, en 1881, et il est au lycée Louis-le-Grand en seconde chez M. Boudhors. Il demeure chez son oncle M. Cahun, bibliothécaire à la Mazarine, dont nous avons dit l’influence considérable sur son esprit. Sa “chère maman bien-aimée” est sa confidente à laquelle il écrira tant de lettres remplies d’affection. Elle est elle-même une femme d’esprit supérieur, une institutrice remarquable qui a fait l’éducation de Mme Arman de Caillavet ; et son père, Georges Schwob, est un journaliste lettré, comme lui, d’une rare bonté.

Les lettres que l’enfant leur adresse nous permettent de suivre ses efforts, de voir sa gentillesse, son application et sa modestie. Il sait cependant tant de choses ; il parle l’anglais et l’allemand, grâce aux précepteurs étrangers que ses parents lui avaient donnés. Maurice Schwob, son frère aîné, l’a précédé au lycée Louis-le-Grand, et il achève en ce temps-là ses études à Polytechnique. Le petit Marcel regarde ses maîtres et ses camarades : “M. Boudhors a la figure ridée, comme une vieille pomme ratatinée, et sa barbe commence à blanchir. C’est comme les jeunes poètes, probablement. C’est d’ailleurs un professeur très jovial et qui fera bien travailler, à ce que je crois.” Boudhors ne lui a pas adressé la parole ; mais il n’a ni à se louer, ni à se plaindre de lui. “J’ai un excellent professeur d’histoire, M. Lemonnier ; celui-là est un jeune homme qui n’a pas trente ans. Il nous traite tout à fait en grands garçons, ne dictant pas de sommaires, nous disant qu’il ne nous fera pas dans son cours les grands faits que nous pouvons suffisamment trouver dans des manuels d’histoire quelconques, que nous sommes assez grands aujourd’hui pour savoir travailler, et que c’est pour cela qu’il nous laisse une partie du cours à apprendre seuls. Mon professeur de mathématiques, M. Pointelin, que j’ai vu ce matin, est dans les mêmes goûts.”

C’est le vieux lycée Louis-le-Grand, l’ancienne maison des Jésuites, avec ses tourelles que nous avons encore connues où M. Pointelin, le peintre des mélancoliques paysages en deux tons, fut aussi notre maître : “La nourriture à Louis-le-Grand est en effet excellente, comme disait M. Beaujean, et elle préparera extrêmement bien aux déjeuners et dîners de l’Ecole Normale où on sert de vieilles têtes de poissons pourries et de vieux morceaux de cuir bouilli. Le menu d’hier était : soupe à la carotte ; eau de haricots avec des morceaux de carottes dedans ; ragoût de bœuf, haricots de Soissons (je ne leur ai pas demandé s’ils étaient bien nés dans la bonne ville de Soissons, mais ils n’en avaient pas l’air). Pain et vin. C’est un vin fort bizarre qui est complètement transparent. Du reste on pourrait se servir avec avantage des réfectoires de Louis-le-Grand pour y transporter le glacier du Spat…”

Aux vacances de Pâques, Marcel retourne à Nantes ; mais c’est pour dire qu’il serait bien amusant d’aller faire un tour sur la côte de Bretagne pour se distraire de la tristesse de la ville. L’enfant est dans les premiers de sa classe ; il brille en version latine et en version grecque. Il commence à bien lire le grec, même quand c’est du Thucydide. Il est au courant des travaux de son oncle qui doit s’entendre avec Calmann Lévy pour une traduction des Mille et une Nuits, et avec Hachette pour une histoire des Turcs. M. Boudhors lui fait parfois un compliment, mais sous une forme désagréable, car il soupçonne qu’il se fait aider pour ses versions latines. L’enfant ne se distingue pas en français, ou plutôt on le ne distingue pas. M. Boudhors lui répète qu’il a un esprit fin et intelligent qu’il verrait avec grand plaisir fructifier en rhétorique. C’est pour la version latine seulement qu’il ira au Concours Général ; mais très secrètement Marcel Schwob écrit ses poésies, et des contes sentimentaux quand il va passer en rhétorique chez MM. Jacob et Chabrier. Ni l’un ni l’autre ne sont bien encourageants, avec leurs sermons pour l’engager à dépouiller “sa vieille peau d’écolier.”

“Sa vieille peau d’écolier”, Marcel Schwob l’a dépouillée depuis longtemps, on le verra ; mais ses maîtres l’ignorent : “M. Chabrier reste aussi grincheux qu’avant et M. Jacob aussi bavard. Il passe quelquefois une heure trois quarts à nous expliquer un sujet qu’il aurait pu nous donner.” L’enfant s’épuise et s’ennuie à résumer les cent vingt-cinq pages de M. Martha sur la philosophie stoïcienne ; les sermons de Bossuet et les Provinciales de Pascal le font dormir debout. Il trouve absurdes les sujets de compositions qu’on lui propose ; mais il est tout de même un très bon élève, comme M. Chabrier l’a dit au proviseur. Ses progrès ont été rapides et il commence à envoyer de la copie au journal paternel, le Phare.

M. Chabrier, croyant le prendre en faute, lui a fait expliquer brusquement un texte difficile de Plaute, le dialogue de Mercure et de Sosie dans Amphitryon : “Comme j’expliquais très couramment, lisant le latin et disant immédiatement la phrase française, il me dit : “Vous avez préparé, ou du moins vous en avez l’air ; peut-être expliquez-vous Plaute couramment, je n’en sais rien” : ce qui m’a fait grand plaisir, car enfin il faudrait être d’une bonne force pour expliquer Plaute à livre ouvert.” Marcel Schwob ira cette année-là au Concours Général et passera son bachot.

Mais c’est aussi le temps où il a commencé, pour son plaisir de lire Catulle, de le rendre en français du temps de Marot ; et il esquisse le très joli et original roman de Poupa sur la vie latine. Cela, MM. Chabrier et Jacob ne le sauront jamais.

Marcel Schwob devait faire sa philosophie entre 1883 et 1884, sous M. Burdeau.

C’était le philosophe célèbre, le politicien qui plia toute une génération au kantisme. Maurice Barrès et Léon Daudet ont évoqué sa physionomie et dit son influence. Marcel Schwob, qui savait très bien l’allemand et qui pouvait lire Kant dans le texte, aurait dû plaire à Burdeau ; mais la sensibilité de l’adolescent ne s’accorde pas du tout avec l’enseignement du maître. Marcel écrit à sa chère maman bien-aimée : “M. Burdeau est un très bon professeur, mais très raide, et qui donne un travail épouvantable.” Il écrira encore : “M. Burdeau nous fait de l’économie politique à haute dose, il nous bourre de métaphysique. Pour mon compte, je suis en train de lire Schopenhauer et de me demander d’où vient son immense réputation. C’est bien faible, comme philosophie…” — “M. Burdeau s’est donné de la rogne contre ma dissertation qui ne rentrait pas précisément dans ses vues.”

Ce qui caractérise en effet Marcel Schwob adolescent, c’est la liberté de son esprit, sa solitude. Une lettre qu’il adresse à son père, le 13 juillet 1884 est bien caractéristique : “Mon cher papa, tu as bien tort de supposer que j’ai la moindre intention de me poser en Galilée ou en Savonarole. Malheureusement, ce sont les gens qui nous examinent qui nous considèrent ainsi. Il ne s’agit pas ici d’affirmer telles ou telles opinions, — mais de la tournure générale de l’esprit. J’affirmerai tout ce qu’ils voudront — je suis beaucoup trop jeune pour avoir des convictions arrêtées sur quoi que ce soit — mais je ne pourrai pas les empêcher de voir que M. Burdeau nous a fait un cours de philosophie très matérialiste. Si encore je passais avec Caro, cela me serait indifférent : c’est un homme intelligent et tolérant. Mais j’ai le malheur d’avoir pour examinateur Waddington, le cousin de l’ambassadeur, qui est bien la brute la plus sorbonnique que je connaisse. Il ne sort pas de la logique, de Malebranche et de Fénelon…” En fait, Marcel Schwob devait être recalé au bachot de philosophie par Waddington : l’année qui suivit, il sera reçu avec félicitations.

Marcel Schwob, si doué, dédaigne absolument les programmes et les maîtres qui ne conviennent pas à son intelligence. Sa curiosité le porte ailleurs. Il accompagne M. Jacob à la Bibliothèque Nationale et il fréquente sa conférence de l’Ecole des Hautes-Etudes. Il collationne les cinq dialogues de Lucien contenus dans le manuscrit grec 690 de la Bibliothèque nationale. Il a commencé l’étude du sanscrit avec son camarade Georges Guieysse et il suit les conférences de Bergaigne.

Tout cela le distingue vraiment des bacheliers qui l’entourent. Il commence un Prométhée en vers qu’il va situer dans le décor de l’Inde, et il tire du gavage philosophique de Burdeau et de Schopenhauer un très curieux Faust, en vers et en prose, qu’il conçoit comme un mystère du moyen âge.

À la fin de l’année 1885, Marcel Schwob, qui avait dix-huit ans, devança l’appel et fit son volontariat à Vannes, au 35e régiment d’artillerie. Cette époque marqua chez lui un violent mouvement d’émancipation. Tout d’abord l’accablent le sentiment de l’isolement et, il faut le dire, la vie abrutissante et remplie de corvées que l’on imposait aux étudiants volontaires dans les casernes. Fatigues, nuits de veille aux écuries, gardes sous un lieutenant instructeur horriblement dur et brutal, telles furent ses impressions premières. Marcel Schwob mène l’existence du cavalier, beaucoup plus dure que celle de fantassin. “La vie de quartier se déroule avec une horrible uniformité, d’autant plus que nous ne pouvons absolument pas sortir. Même le dimanche n’est pas libre, de sorte qu’il est inutile d’envoyer le Phare à une adresse quelconque ; je pourrai seulement le voir de temps en temps au Café du Commerce… Si tu savais ce que c’est lugubre ici, surtout avec le lieutenant instructeur que nous avons. Des coups de chambrière sur les doigts, quand on ne marche pas à la voltige — et ça n’est pas commode. Ce sont des exercices de cirque — faire le saut périlleux par-dessus les chevaux, — sauter dessus par derrière en passant sur la croupe, — tourner sur le cheval nu, les bras croisés, trois ou quatre fois — sauter par-dessus le cheval en se tenant au pommeau de la selle, sans toucher le cheval avec les pieds, etc. À la manœuvre à pied surtout, avec le froid qu’il fait en ce moment (17 novembre), on a les pieds et les mains glacés. Ce matin, il gelait à pierre fendre — et quand il faut, à quatre heures moins le quart, aller chercher une cruche de café à moitié habillé — je t’assure que ce n’est pas drôle, surtout quand on vous a mis votre lit en batterie le soir.”

“Enfin jusqu’à présent cela ne va pas trop mal, si ce n’est qu’on n’a pas cinq minutes à soi, depuis six heures et demie jusqu’à huit heures du soir. J’ai heureusement trouvé ici un camarade de lycée de Paris, qui est à la même batterie que moi, et un maréchal des logis qui me permet de venir causer avec lui, le soir, après l’appel de neuf heures, parce qu’il a son poêle allumé…”

On a de la salle de police pour ne pas saluer tout à fait militairement un officier dans la cour du quartier, ou pour avoir oublié de reporter sa gamelle vidée à la cuisine ; deux jours pour un bouton mal astiqué, ou pour un sous-pied mal ciré. À la corvée de litière, on ramasse le crottin avec ses mains. Le jeune soldat s’est foulé le pied à la voltige ; il fête la Sainte-Barbe, la fête des artilleurs : mais le bruit de la fête lui a donné une telle migraine qu’il n’y voit plus clair. Nuits sans sommeil au poste de police, galops sur des chevaux qu’on ne connaît pas, au petit polygone, couché sur le cheval en arrière. Une recrue est morte en cellule. On a attaché un soldat sur un cheval qu’on a mis au grand galop, et quand on l’a détaché il était mort étranglé et la colonne vertébrale brisée. Une enquête est ouverte. Mais les beaux jours de juin 1886 amènent un soulagement au camp, où Marcel Schwob reste attaché à la préparation de la fête, espèce de carrousel où ont lieu des courses à la lance, au sabre, etc.

Ce que Marcel Schwob ne racontait pas à sa chère maman, mais ce qui apparaît très clairement dans ses papiers de jeunesse et dans les contes qu’il recueillera dans Cœur double, c’est l’intérêt très vif qu’il prit à la rencontre de mauvais soldats, de ceux qui partaient en bombe et sautaient le mur. Sur sa route il a coudoyé les trimardeurs ; et les paysages des environs de Vannes resteront dessinés dans son esprit. Lui qui avait été jusqu’à présent un poëte très idéaliste, il compose des pièces réalistes sur les mathurins, les filles, les bouges, les scènes de la chambrée.

Marcel Schwob reparut, à la fin de l’année 86, au lycée Sainte-Barbe comme vétéran. Il se remet à la philosophie avec M. Charpentier ; il fait des mathématiques. Il est très émancipé alors. M. Brunel le complimente sur le style de sa composition, mais il ne la classe pas, comme inconvenante : “tout simplement parce que je n’avais pas fait écrire Mme de Maintenon comme une vieille dévote et que j’avais fait soupçonner qu’elle était la maîtresse de Louis XIV — je m’en console. La prochaine fois, je lui ferai une composition dans ses goûts.” Le vétéran est très bien avec M. Haffeld ; il a enfin un professeur d’histoire possible et intelligent, qui fait bien son cours et avec lequel on peut travailler. Il a le premier prix de composition latine, et il commence à expliquer parfaitement Aristote. Il est premier en philosophie, et M. Charpentier lui a dit que sa dissertation aurait eu 9 à l’Ecole Normale. Il a sa place à la Saint-Charlemagne, en 1887 : “M. Merlet m’a également complimenté samedi matin, pour une longue explication du Criton de Platon : je suis très bien avec lui et je suis sûr de sa recommandation.” Marcel Schwob passe ses vacances à Bagnères-de-Bigorre, d’où il envoie à son frère Maurice un article sur Tolstoï.

L’année 1888 le retrouve, toujours vétéran, préparant l’Ecole Normale et le Concours Général. Il devait échouer au mois de juillet, faute d’un demi-point : chose admirable, il échoua à cause de sa composition française qui fut cotée deux un quart, note donnée par M. de la Coulonche.

Cet échec fut plus vivement ressenti par les siens que par Marcel Schwob lui-même. M. Charpentier le fit inscrire au cours de philosophie de Louis-le-Grand et lui donna une recommandation très chaude pour M. Boutroux, l’admirable philosophe et maître de conférences, qui devait exercer sur son esprit l’influence la plus heureuse et la plus féconde. Marcel Schwob prépare sa licence avec son cher camarade, Georges Guieysse : il devait être reçu, en 1888, le premier des quatorze licenciés sur cent candidats.

Marcel Schwob a vingt et un ans. Il n’est plus l’écolier qui fait l’étonnement de ses camarades par le côté brillant et pervers de son esprit. Il a écrit, en 1888, beaucoup de vers, d’une forme déjà rare, des contes où sa personnalité est marquée, des récits qui sont d’un réalisme cruel ou bien remplis de poétique sensibilité. Ses parents imaginent qu’il va continuer à travailler sagement et chercher à obtenir son agrégation afin d’entrer dans l’arche sainte qu’est l’Université pour son cher papa et sa maman bien-aimée. Mais, en réalité, Marcel Schwob travaille à sa manière, fait des recherches personnelles, remonte aux sources. Il fera graver sur sa carte de visite : Marcel Schwob, licencié. Il donne quelques leçons, et il s’installe chez lui dans sa petite chambre de la rue de l’Université. Il fait de la paléographie grecque, copie tout Villon. Il connaît parfaitement l’argot des gens de la Villette et la langue des bouchers, le louchebem. Sa première étude, qui va paraître en collaboration avec Georges Guieysse, est le remarquable Essai sur l’argot français. Marcel Schwob suit de loin Stevenson et ses aventures ; il commence à travailler aux Archives Nationales et va donner à l’Événement une série d’articles remarqués et remarquables (1891).

Les poésies et quelques essais que l’on trouvera dans le présent volume, écrits entre 1888-1889, donnent une idée de la richesse, des dons variés de l’esprit du jeune homme qui, suivant le mot d’Alphonse Daudet, “avait la tête pleine”. Il lit beaucoup et traduit Walt Whitman. En 1889, il parcourt l’Exposition, en rapporte des impressions d’humour où se retrouve l’empreinte de Mark Twain. Le très bel essai sur Eschyle et Aristophane date du temps où il préparait son agrégation, où l’étudiant faisait à la Sorbonne, aux côtés de ses maîtres, Brochard entre autres, des conférences pour s’entraîner à l’examen, en 1890. Mais quel est celui de ses maîtres qui aurait rédigé ces belles pages ?

Marcel Schwob est rebuté par les examens, et les examinateurs : il se dégoûte et renonce à la carrière universitaire. Il sera un homme de lettres, un écrivain qui écrit pour le plaisir d’écrire, plus que pour les cinquante francs que Magnier lui donne, ou plutôt lui promet, pour chaque article de l’Événement. Car parmi les gens de lettres il a eu du moins la satisfaction de voir son talent reconnu : ce qui ne lui était pas arrivé à l’Université. Et Paul Arène a dit, en plein café Voltaire, que seul son article sur Banville était réussi. Il se console ainsi, puisqu’Alphonse Daudet l’a pris sous sa protection, l’a présenté à Goncourt, et qu’il fait partie, comme le dit en riant l’excellent Georges Schwob, du “high life parisien.”

P. Ch.

C’est un devoir pour nous, en terminant cette notice, de remercier Mlle  Lucie Schwob, qui nous a communiqué les lettres de Marcel Schwob à sa mère ;

Madame Maggie Bouy, sœur de Marcel Schwob, confidente des projets de jeunesse de son frère, qui nous a écrit une intéressante lettre ; enfin M. Maurice Schwob qui a bien voulu préciser, pour nos yeux, la physionomie très attachante et sympathique de son père et de sa mère.

M. André Babelon a été pour nous un collaborateur plein de goût et de sensibilité. Il a bien voulu se charger de relire les épreuves de la présente édition et nous aider grandement dans l’établissement du texte et des variantes.
 

Écrits de jeunesse

 
 

Prose

 

Pensées
(1883-1884)

La littérature contemporaine est profondément triste, plus triste que n’a été aucune période littéraire au monde. Les gens d’aujourd’hui — en France, du moins, et je crois dans tous les pays du monde — sont de grands découragés. On ne sait plus rire à l’heure qu’il est. Je crois que la raison est dans ce que nous vivons trop vite. Nous vivons dix fois plus vite qu’on ne vivait il y a trois cents ans. Langage, mœurs, coutumes, sciences, tout change et disparaît vertigineusement. La vapeur et l’électricité sont des manifestations de cette vitesse épouvantable qui nous emporte sur une pente puissante et nous fait vivre, en quarante ans, une vie septuagénaire. Il y a longtemps qu’on a dit : “Il n’y a plus d’enfants.” Ce n’est pas notre faute, c’est celle de l’humanité qui vieillit. Nous faisons d’eux des soldats, des êtres responsables d’une partie de leur existence avant qu’ils en puissent juger par eux-mêmes ; nous en faisons des petits vieux. Ce n’est pas notre faute. — Les enfants sont vieux et les vieux sont tristes. Ils sentent que la vie fuit rapidement sur leur abrutissement routinier : l’homme contemporain se spécialise et s’encrasse. De même qu’autrefois il a fallu des hommes cordonniers, boulangers, meuniers, et qui ne fussent que cela — pour le bien des autres, il faut aujourd’hui des romanciers spéciaux, des poëtes spéciaux ; le cumul n’est plus permis.

Heu ! quantum mutatus ab illa.

Licence des savants du xvie siècle.

Je connais deux espèces de gens ; des hommes-microscopes et des hommes-télescopes. Les uns sont en bon état, les autres sont détraqués. C’est tout ce que je connais du monde. Les hommes-microscopes se noient dans un verre d’eau, tout leur paraît grand ; ils aiment les potins et les ragots et à en tirer des conséquences. La fortune de la France leur semble dépendre de ce que la femme du locataire du second a dit du mal de la femme du propriétaire. Ces gens-là font des philosophes myopes et des professeurs bornés. Ils écrivent souvent leurs mémoires, adorent faire leur correspondance. Il en faut pour le bien de l’humanité.

Les hommes-télescopes sont utiles aussi. Ils voient en toutes choses les grandes lignes ; ils indiquent les voies du progrès sans jamais les suivre ; ce sont des puissants inutiles. Les choses de la vie ordinaire leur sont étrangères ; ils n’y songent même pas et roulent dans leur tête de telles idées que celle d’un homme-microscope, à faire le même travail, éclaterait en un quart d’heure. Ils rendent leurs femmes très malheureuses et sont un fléau pour leurs familles. Ils se jettent souvent à l’eau, mais peuvent devenir de grands hommes. Il en faut pour le bien de l’humanité.

Entre ces deux espèces, il y en a une troisième qui s’y adapte comme un tuyau de lorgnette. Ceux-là font semblant d’être l’un ou l’autre, quelquefois l’un et l’autre ; ils ne savent rien et arrivent à tout. C’est l’espèce la plus répandue.

J’admets que tout homme a un intérêt pour faire une chose quelconque. Il serait puéril de le nier, le fond de l’âme est l’égoïsme. Ce n’est pas du calcul, c’est de l’instinct. Les bouderies les plus insignifiantes, les joies les plus passagères ne sont pas sans motif ; et si nous ne nous en rendons pas compte, c’est que notre esprit ne vaut rien pour le déterminer.

Il est des gens qui semblent n’avoir pas d’intérêt. On les appelle bons. Le plus souvent il existe un motif caché de leur conduite ; mais si par hasard il en était autrement, ils passeraient pour des fous. Je connais tel homme bon qu’on croit pauvre d’esprit : c’est parce que c’est un homme-télescope et qui ne connaît pas la vie ordinaire. Sinon, il serait égoïste comme les autres.

Les critiques sont comme des impuissants, les eunuques et les bossus qui raillent les gens bien faits et droits ; ils ne peuvent rien produire et jettent leur venin de crapaud sur l’œuvre des autres. Ce sont des jaloux et des égoïstes.

Soyez certain que tout homme a une passion ; l’un tient pour la tripe, ou pour la fille, ou le gosier ; tel autre pour le travail ou l’ambition ou la paresse ou l’amusement ; chacun prend son plaisir où il le trouve. Or, on ne possède pas l’instinct de sa passion ; il faut la découvrir.

Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille. Tel qui ne la trouvera pas, usera l’élément de sa passion dans une autre voie : il se fera collectionneur, pédant ou débauché ; il fera des fouilles ou des orgies. Peut-être aurait-il été un grand homme.

Comme on ne peut pas vivre dans le cerveau des autres, il faut juger des impressions des hommes par les siennes ; il faut donc s’étudier pour être un moraliste et non pas tant les autres. La Bruyère et Sénèque sont donc des hommes-microscopes.

L’homme n’est pas une chimère tant qu’on a voulu le dire ; cherchez l’intérêt — c’est sa clef.
Sur une analyse de son caractère(1).
Quant à moi, je puis t’affirmer que tu te trompes absolument quand tu dis que je ne veux pas et n’aime pas. Jamais peut-être, plus que chez moi, n’ont existé les trois caractères : celui qu’on a, qu’on croit avoir et qu’on veut avoir. — Je suis au fond extraordinairement sensible, au point que les livres me font souvent pleurer, ou que je ne refuserais jamais un service nécessaire, quelque pénible que cela puisse m’être — d’une susceptibilité tellement douloureuse qu’un mot me choque et me frappe. — Mais tout cela est recouvert par le caractère que j’ai voulu avoir, sitôt que j’ai vu combien l’autre me rendait malheureux et ridicule. — Avec le flegme extérieur et le masque railleur, le ridicule “du moins celui qui provenait de cette cause” a disparu — le reste n’a pas changé. — Chez moi le caractère le plus dominant est une maladie de la volonté qui me porte à ne pas pouvoir résister à certains entraînements, et surtout à persister dans des décisions une fois prises, même quand leurs motifs ont cessé d’exister (2).

Violette

Vois-tu, mon oncle, c’était un vieux bonhomme, très vieux, très vieux. Il était tout cassé, tout bossu, tout chose. Et il jouait de l’orgue de Barbarie. Ça, vois-tu, ça m’est resté dans la mémoire parce que j’aime ça, l’orgue de Barbarie. Ça vous a des sons qui filent, qui filent, on dirait comme une fille qui chanterait. Mais ce vieux-là, son orgue était tout cassé. Et quand il tournait la manivelle, voilà que ça sortait, — et c’était joli, joli. Et puis, tout-à-coup, ça s’arrêtait ; on ne savait pas pourquoi. On aurait dit comme si elle avait été enrouée. Vrai, moi je l’aimais ce bonhomme-là. D’abord il avait de bons yeux ; des yeux bleus, si profonds, si profonds qu’on aurait dit presque comme la mer. — Alors — et puis il avait une longue barbe blanche, si belle, si belle, tiens comme le poil de Moumou. Eh bien, vois-tu, Tonton, quand j’étais chez papa, ce bonhomme-là il venait dans notre cour et il chantait des choses tristes tristes, — moi, ça me faisait pleurer. Papa me disait toujours que j’étais bête et qu’il ne fallait pas se faire de la bile pour ça ; mais ça ne fait rien, ça me remuait tout de même. Et puis vois-tu, oncle, c’est que ses beaux yeux ne bougeaient jamais, pas un brin. Alors moi, une fois, je lui ai dit comme ça : “Dites donc, vieux, pourquoi donc que vous ne me regardez pas ? — Ma petite, c’est que je suis aveugle. — Moi j’ai demandé à papa ce que ça voulait dire. Et quand il me l’a dit — n’est-ce pas que je suis bête ? — je suis restée à pleurer dans mon lit avant de m’endormir ! Mais vois-tu, oncle, c’est si malheureux de ne pas y voir ! Ça doit être si triste, si triste, d’être toujours dans le noir. Ce vieux bonhomme-là, il était gai tout de même.

Il avait aussi un chien ; oh, le beau chien que c’était ! Eh bien ! c’est drôle, n’est-ce pas, je ne peux pas me rappeler le nom du chien. Tout de même, je l’aimais bien, cette bête-là. Même je lui donnais du sucre que je volais dans l’armoire de maman.

Oh ! oncle, t’as pas besoin de faire tes gros yeux ; tu sais bien que c’était pas pour moi ; je peux pas le souffrir.

Mais ce chien-là, il était bien drôle. Quand le vieux lui disait : Saute pour la Prusse ! — voilà qu’il grognait, mais fort, fort. Alors le bonhomme disait : “Tais-toi, vieux grognard, tu vois bien que Mademoiselle a peur !” C’est moi qu’il appelait Mademoiselle. Alors quand il disait : Saute pour la France ! voilà mon chien qui se mettait à sauter, mais à sauter, tu sais, comme les clowns que nous avons vus au cirque. Cette bête-là rapportait tout à son maître et il allait lui acheter à manger — là mais vrai, oncle. Il portait des sous chez le boulanger et il rapportait du pain. Mon Dieu ! comme il était content quand il rapportait quelque chose !

Eh bien ! vois-tu, mon oncle, un jour, comme ça, le vieux bonhomme n’est pas revenu. N’est-ce pas que c’est drôle ? Quelquefois je me dis qu’il doit être mort ; il était si vieux ! Alors son chien a dû bien hurler ; on dit que les chiens hurlent quand on meurt. Eh bien, oncle, tu vas dire que je suis bête, mais quelquefois, le soir, quand je vois les étoiles, il me semble que, tout là-haut, tout là-haut, ses bons yeux bleus me regardent.

Giroflée

Je me suis embarqué à douze ans, contre le gré de mes parents. J’eus le malheur d’avoir, pour mon coup d’essai, un méchant capitaine : cela se rencontre quelquefois. Je ne connaissais encore que par ouï-dire les choses de la mer ; et lorsque j’en eus tâté pendant huit jours, je regrettai amèrement ma folie. “Hélas, me disais-je, faut-il que j’aie quitté de bons parents pour un capitaine cruel qui ne cesse de me maltraiter ?” Cependant je trouvai sur le bateau un ami que j’aimai fort ; c’était un bon Français, railleur et goguenard, mais aussi bon enfant qu’il était moqueur. Au bout de huit jours nous nous taquinions comme des amis et nous nous aimions comme des frères. C’était un homme d’une trentaine d’années, fort, et de muscles puissants ; bien que simple matelot, il en savait plus long que le second, et en aurait remontré peut-être au capitaine. Quand je lui demandais pourquoi il ne cherchait pas à avancer : “Un officier de marine, disait-il, doit savoir écrire convenablement, autrement ce ne serait pas un officier.” Tel était mon ami, brave, loyal et honnête ; c’est trop de l’écrire ; les larmes me montent aux yeux quand je pense à lui.

Une nuit — il faisait un temps effroyable — les vagues abordaient par le travers. Nous étions sur le pont avec le capitaine et le timonier. Les gouttes de pluie d’orage coulaient le long des vitres du fanal et le vent ululait dans les cordages. Tout à coup une vague énorme, toute blanche d’écume dans la nuit, traversa le tillac : je fus entraîné. Je me raccrochai heureusement à une échelle de corde, et comme je remontais, crachant et soufflant comme un vieux phoque, voilà que je vis le timonier qui faisait un signe de croix : il était breton. Le capitaine, appuyé sur le bastingage, secouait la tête et haussait les épaules, en regardant la mer. Je cherchai des yeux mon ami ; il n’était plus là. Je m’élançai vers le timonier ; je vis qu’il marmottait une prière. Puis il tira sa grosse montre d’argent, attachée à un cordon de cuir, l’approcha du fanal, et lut péniblement le chiffre : “Il est onze heures, dit-il lentement, il nagera jusqu’à quatre heures.”

Pensée

Il y avait une fois un homme qui n’avait pas confiance en lui-même. C’était un homme très savant, qui connaissait toutes les langues d’autrefois et savait toute science à merveille. Mais il croyait ne pas les savoir. Il travaillait souvent bien avant dans la nuit ; il écrivait et lisait dans de gros livres reliés en peau de veau et en parchemin ; je crois qu’il savait l’hébreu et le chinois. Et, à force de travailler, sa figure avait maigri et ses yeux clignotaient au jour comme ceux d’un hibou. Mais il travaillait, toujours dans ses gros manuscrits, et nul ne savait ce qu’il faisait. Dieu, quel homme c’était ! Mais il n’avait pas confiance en lui-même : c’est ce qui le perdit. Lorsqu’il avait écrit deux pages, et qu’il les relisait, il les trouvait mauvaises, les déchirait et les brûlait. Et bien qu’il fût beau et bien fait de sa personne, il n’osa pas s’approcher d’une femme parce qu’il craignit de ne pas réussir. C’était véritablement un type étrange que cet homme qui n’avait pas confiance en lui-même. Il était devenu vieux et misanthrope, bien qu’il ne connût rien de la vie : il avait tellement peur de ne pas réussir, qu’il n’osait vivre en dehors de ses gros livres de parchemin. Et lorsque je vis cet homme, il était vieux et malade et étendu sur son lit de mort ; et il se plaignait de l’ignorance où Dieu l’avait laissé : car, disait-il, plus il savait, et moins croyait-il savoir. Et il m’appela tout près de son lit et me raconta tout ce que je viens de vous dire ; et sa voix était étrange comme celle d’un être surnaturel ; et lorsque son âme se sépara de son corps, je sentis battre mon cœur, tandis que la voix de ma conscience me disait : “Cet être est l’incarnation du Mauvais Esprit qui met le doute dans le cœur de l’homme.”

Narcisse (3)

Il faut vous dire que dans ma jeunesse, j’étais sujet à des passions brusques, d’une violence parfois regrettable, mais qui disparaissaient heureusement avec la même vitesse. J’avais beaucoup lu Apulée, Pétrone, Catulle et Longus et Anacréon ; toutes les femmes me semblaient des fleurs et je croyais être leur papillon. Mon plaisir était de suivre les élégantes dans la rue et de me bâtir un roman sur leur tournure, vue de dos. Je n’osais pas me risquer à voir la figure, de peur d’un désappointement. Je faisais beaucoup le matamore, et quoique d’un embonpoint relatif, j’affectionnais les poses poétiques. Je ne faisais pas de vers, mais j’aurais pu en faire. Ô outrecuidance de mon jeune âge ! Je me laissais pousser les cheveux ; je critiquais Hugo après l’avoir porté au ciel — j’étais un jeune Zoïle, un Alceste mal élevé — et, parole d’honneur ! — je me croyais charmant. Aussi, ma fenêtre était l’estrade où je paradais tous les jours. Dans la cour voisine plusieurs personnes assez jolies du reste se partageaient mes œillades. Une entre autres, jeune fille qui cousait et lisait alternativement le journal et des romans loués, me semblait poétique au suprême degré. Je brûlais pour elle de l’amour le plus byronien ; et comme j’étais myope, il me semblait voir la Vénus de Milo. Je crus bientôt avoir produit sur elle une impression favorable et j’attendis qu’elle me le prouvât.

Un jour — c’était en été et elle cousait à sa fenêtre — je la vis s’arrêter ; il me sembla qu’elle me jetait de doux regards ; je la vis porter sa main à ses lèvres : elle devait m’envoyer le plus chaste des baisers. Je me précipitai vers ma lorgnette, je courus à la fenêtre : sa main était toujours posée sur ses lèvres : “Oh ! je vous aime, m’écriai-je !”

Je pris la lorgnette, je regardai :

Horreur ! Elle se fourrait les doigts dans le nez !

La Tombe de pierre grise

C’était une vieille tombe — très vieille — et ses pierres étaient devenues toutes grises d’âge. Elle était dans une clairière, au milieu d’un vieux bois séculaire où les troncs des arbres sont recouverts de mousse et de lichen. Et la terre, sous les arbres, était remplie par les glands qui tombaient du haut des vieux chênes, et les feuilles jaunes faisaient comme un tapis sur le sol. Jour par jour, une par une, les feuilles se détachaient et tombaient à terre, et lorsque le vent de la tempête soufflait à travers le feuillage, le tapis jaune se soulevait comme les vagues de la mer et le froissement des feuilles retentissait sous les voûtes des arbres. Et tout au fond de ce bois, dans la clairière, il y avait un étang, mais son eau n’était pas claire, car les feuilles chassées par le vent couvraient sa surface ; et quand les feuilles s’écartaient, on voyait l’eau noire et profonde, et on reculait avec un frisson.

Et l’air dans cette forêt était pesant et chaud ; et une vapeur chaude s’élevait des feuilles mortes, et l’eau de l’étang était tiède à toucher. Lorsque le soleil brillait dans le ciel, ses rayons ne pouvaient pas traverser le feuillage, mais l’air s’échauffait et les vapeurs de l’étang s’épaississaient encore.

Et lorsque la pluie ruisselait sur la campagne, elle traversait le feuillage touffu, et les gouttes mates tombaient sans bruit, une à une, noires de poussière sur le lit de feuilles mortes.

Le bruit était inconnu dans cette clairière ; nul être vivant ne troublait sa solitude, et dans le crépuscule on distinguait la vieille chouette de pierre posée sur les dalles du tombeau.

Ah ! qu’elle était vieille, cette tombe ! Les gouttes de pluie tombant incessamment du feuillage y avaient creusé des trous, et la vieille statue de pierre couchée sur le tombeau était couverte de moisissures. Les branches mortes, à moitié tombées, restaient accrochées dans les chênes et la pourriture des feuilles s’amoncelait au pied des arbres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà ce que je vis lorsque j’étais jeune ; du haut de notre nid, au sommet d’un des vieux arbres touffus, je contemplais cette clairière. Et chaque fois que je la contemplais, une profonde tristesse me saisissait et je plaignais ces feuilles mortes dans l’obscurité et cet étang noirâtre qui ne voyait jamais le ciel bleu.

Puis mon enfance s’écoula, et avec mes frères pigeons, je partis pour les sables brûlants d’Egypte. Mais je n’avais pas oublié ma clairière solitaire et mon vieil étang noir et l’ancien tombeau gris ; et lorsque la tristesse de mon cœur eut besoin de la vue d’un désespoir plus profond pour se consoler, je quittai les déserts d’Arabie — je revins vers mes chênes touffus.

Et lorsque j’arrivai au pays, je cherchai ma forêt sombre longtemps, longtemps ; mais je ne pus la trouver, car à sa place s’étendait un pré verdoyant ; et un lac reflétait dans ses eaux limpides un bosquet de vieux chênes verts. Et près du lac aux eaux claires, il y avait un vieux tombeau tout gris, et une chouette de pierre était perchée sur les dalles, mais les pierres n’étaient plus moisies et la statue était couronnée de fleurs.

Et quand je demandai à mon vieil ami, le Rossignol, ce qu’étaient devenus mes vieux chênes et ma clairière solitaire et mon étang tout noir, voici ce qu’il me chanta : “Quand tu partis, ô pigeon voyageur, tout était sombre et noir, et voici que tu es revenu, et tout est clair et verdoyant.”

“Car les amants sont venus tous deux, sous le feuillage noir, et ils ont frissonné à la vue de cette désolation.

“Cependant, lorsqu’ils entrèrent dans la clairière, un rayon de soleil, le premier depuis bien longtemps perça le feuillage.

“Et les eaux noires le reflétèrent et ce rayon les transforma et les eaux devinrent claires et limpides.

“Et la forêt noire devint prairie verdoyante, et le vieux tombeau se transforma et les deux amants s’appartinrent pour toujours.”

Poupa (4)
Scènes de la vie latine

Poupa était couchée sous les arbres, le long du Nar. L’eau coulait silencieusement sous les branches entrelacées, et le soleil, perçant par endroits, plaquait de grandes flaques blanches sur le gazon sombre. Elle songeait, étendue sur le dos, ses cheveux noirs pendants, ses mains derrière la tête, et Strenou, le grand chien de montagne, couché sur le ventre, lui léchait les mains. Elle restait ainsi silencieuse, pendant des heures, suivant des yeux les insectes qui bourdonnaient, regardant les rondes capricieuses des moustiques dans les rayons de soleil et les araignées d’eau qui couraient sur les mares.

La prairie était tout enveloppée dans le Nar : derrière, la montagne s’avançait déjà, verte à sa base et brune à son sommet. Le sentier s’enlaçait autour comme un filet noir : les toits de chaume paraissaient, çà et là, jusqu’à la moitié — et plus haut, les genêts verts et l’herbe brûlée. Sur les flancs descendaient les chênes et les grandes fougères : ils s’avançaient jusque dans le Nar, et les plantes altérées s’y penchaient pour boire. Tout dormait dans le silence de midi ; les feuilles n’avaient pas un frémissement. La chaleur pesait lourdement sur le bois et, à travers les branchages, le rayonnement brun de la montagne était insupportable à regarder.

Poupa avait l’air de songer, mais elle ne pensait à rien. Elle pensait à l’insecte qui volait — à l’araignée qui courait ; elle riait quand Strenou la chatouillait ou la léchait trop fort.

Tous les jours elle les passait ainsi, à ne rien faire ; ou bien elle tressait une cage à cigales et leur tendait des pièges. C’était tout ce qu’elle savait. Et qu’avait-elle besoin d’en savoir davantage ? Il y avait le petit pâtre Roufou pour garder les moutons — et la maman Mannia pour garder la maison. Le père Variou était aux champs — il suait près de sa charrue et de ses bœufs, et le grand-père Couprou se lézardait sur son banc, au soleil, près de la maison. Il y avait dix ans qu’il vivait ainsi — il ne se rappelait plus rien — il ne savait plus que manger et dormir.

Car Poupa ne comptait pas — elle mangeait si peu ! Et c’était la favorite de la maison. Variou lui-même la prenait sur ses genoux, quand il rentrait des champs, et il lui passait ses grosses mains calleuses dans les cheveux — et il la faisait sauter.

Heio ! heio ! houp ! houp ! houp ! Alors le vieux Couprou riait de son rire de vieillard, sans comprendre. Une fois on l’avait vu parler à Strenou en lui caressant la tête : mais il lui disait des mots sans suite. Il riait souvent des heures entières, assis au soleil, devant sa maison.

Toutes ces choses, Poupa n’y pensait pas : rien ne pouvait l’étonner là — elle vivait au milieu de ces gens, elle ne connaissait pas autre chose de la vie. La maison n’était pas sur le bord du Nar. Elle s’adossait à la montagne, derrière le bois qui longeait la rivière. Le toit était en chaume — les murs en terre et en branchages. Il n’y avait qu’une grande salle et au-dessus une soupente où couchait Roufou, quand il rentrait du pâturage. Sous la soupente, dans un espace fermé par des planches, couchaient les moutons avec Strenou et le porc que Variou avait appelé Grounniou. Et le long des murs étaient les dolia pleins de kikeri et d’orge avec l’aoula graissée pour la polenta du soir. On couchait sur des feuilles mortes : Variou avait une natte qu’il avait rapportée un jour de bombance du makellou de Noursia. Dehors, près de la porte il y avait un grand abreuvoir de pierre, creusé dans un seul bloc ; le grand-père Couprou ne se rappelait pas l’avoir jamais vu ailleurs. Pour des chaises ou une table — il n’y en avait pas. Mais Variou avait rapporté du bois des vieux blocs équarris et on s’asseyait là pour manger.

Dans un coin de la maison seulement, sur un tronc coupé et placé debout, une lampe était allumée nuit et jour. Jamais elle ne manquait d’huile, car Mannia en ajoutait tous les jours, la versant du doliou de terre, et avec précaution, car cela coûtait bien cher.

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“Tu es fatiguée, pauvre bella — veux-tu monter ici avec moi ? Il y a juste place pour un homme et un petit oiseau (5) comme toi. Veux-tu ? Attends, attends que j’arrête mon cavallo. Là-là, hou-hou. Allons, monte sur la roue, vois-tu, attends que je te prenne. Ah ! voilà qui est fait. Houp, mon cavallo, en route. Comment t’appelles-tu, mel meo ? Poupoula ? han, c’est un joli nom. Comme tu as l’air fatigué, vitoulou meou ! Toute seule, comme ça, par les grands chemins ? Ho, je vois bien : tu ne veux pas tout dire. Et d’où viens-tu comme ça ? De près de Noursia ? et à pied ? Eh bien, tu dois être joliment fatiguée ! Moi, je m’en vais jusqu’à… Si tu veux, tu pourras venir avec moi. N’aie pas peur, vois-tu, je ne suis pas un méchant homme. Et tu pourrais sur la route trouver tant de mauvaises gens.

“Comme tu es mouillée, ma pauvre petite, comme tu es mouillée ! On jurerait que tu sors du Nar. Mais, dis-moi, d’où es-tu au juste ? Est-ce vraiment de près de Noursia ?

“Dis-moi, ma petite Poupa, je pense que tu dois être la petite fille du vieux Couprou. Vois-tu, le grand-père, je le connais bien : nous avons fait la guerre autrefois, nous deux ; nous avons été dans des endroits où l’eau des étangs est salée et les grains de raisin gros comme des noisettes. Oui, nous avons vu du pays. Et je t’assure que c’était dur de marcher sous le soleil, les piquets de tente sur le dos. Ton grand-père, Poupa, suait à grosses gouttes. Et sais-tu, on avait bien faim là-bas. Nous avions un bon acrocoliou…”

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Strenou avait chassé toute la journée. Souvent il partait le matin avant Roufou et il ne rentrait que le soir. Quand il revenait trop tard, il grattait à la porte et gémissait devant la maison. Alors Variou se levait en grommelant pour lui ouvrir. — Ce jour-là, Strenou s’était donné du bon temps à courir après les pies et les corbeaux. Il avait poursuivi une pie d’arbre en arbre, bien loin dans la campagne. Strenou courait toujours, et la pie sautillait devant lui en le narguant. Strenou courait toujours et pourtant la chaleur pesait si lourde, qu’il tirait la langue péniblement. Mais il voulait atteindre la pie. “Elle se fatiguera”, pensait-il. Strenou courait toujours.

Le vent s’était levé et soufflait dans ses poils. Là-bas, la pie lissait ses plumes. “Bah, se dit Strenou, je l’attraperai tout de même.” Le vent était chaud et humide, il secouait rudement les feuilles. La pie s’était perchée sur un arbre. Strenou s’assit pour la surveiller. Mais voilà, Strenou avait des puces. Il se retourna pour se gratter. Plap ! la pie avait disparu. Et Strenou ne le croyait pas ; il restait toujours assis là et regardait et regardait.

Mais le soir arrivait avec ses grandes ombres et son vent frais — les feuilles des arbres frissonnaient et la nuit sortait des haies comme un brouillard. Et les grandes herbes ondulaient sous le souffle de la nuit — les feuilles tombées volaient en tourbillons et Strenou courait après. Il aboyait en secouant la queue, et les feuilles mortes sautaient autour de lui. Maintenant les oiseaux piaillaient dans le taillis et le vent soufflait la tempête. Alors Strenou, flairant l’orage, se mit à courir la queue entre les jambes. Il traversait les ronces et les épines, et les branches mortes craquaient sous sa course. Et dans un coup de vent humide, la pluie se mit à tomber.

Le ciel était noir, tout couvert de nuages, et de grandes masses d’ombres s’étendaient à la place des haies et des bouquets de bois. La pluie clapotait par terre dans les mares et les poils de Strenou se collaient sur son dos. Dans les troncs des arbres le vent gémissait et pleurait, et les branches craquaient sourdement.

Alors Strenou se mit à hurler la mort vers le ciel. Et ses aboiements lugubres se répétaient d’écho en écho, au milieu du crépitement de la pluie sur les feuilles. Et Strenou courait en hurlant pendant que le tonnerre grondait derrière lui, au fond du ciel. Il était trempé par l’averse et les cailloux avaient mis ses pattes en sang. Péniblement, il trottait et gémissait aux chocs de la route…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Le bouscou vicou était noyé dans le soleil. Sur les toits plats, les ombres des cheminées s’allongeaient démesurément. Devant les fenêtres grillées, les mouches bourdonnaient dans le silence de la ville endormie. L’air, surchauffé, tremblotait ; les chiens, qui erraient dans les rues s’avançaient pesamment. Et tout à coup la porte du Paedagogium s’ouvrit. La classe était finie — le maître faisait sa sieste.

Sur la chaussée du bouscou vicou, autour du temple de Romoulou, sous les galeries en bois du Foro une foule bruyante s’avança. Le soleil tombait verticalement sur les têtes rasées. Les enfants passèrent vivement leurs tablettes dans les plis de leur tunique, et s’élancèrent sous les galeries. Tout était fermé. — Les étalages des argentarii, tout à l’heure si brillants de pièces d’or et d’argent, — étaient vides ; les joailliers ambulants avaient quitté les galeries. Et sur l’immense place vidée, les moustiques et les grosses mouches bleues bourdonnaient autour des chiens étendus.

Là-bas, se disaient les enfants, dans le vicou Djanou, il devait y avoir de l’ombre. Ils passèrent près du temple de Castor et longèrent le palais de Djoulia : on voyait, à travers les grillages, les riches tentures qui arrêtaient l’insupportable rayonnement du soleil. Le vicou Djanou s’allongeait dans l’ombre du Capitole, sombre et abandonné.

Déjà les rondes d’enfants se formaient — ils dansaient en chantant. Et comme d’autres s’amusaient à lever les marteaux des portes pour réveiller les dormeurs, un grand eunuque mitré descendit pour les chasser. Il s’avançait, empêtré dans sa longue robe : “Voulez-vous vous sauver ! graine de voleurs, rats d’égout, gibier de corbeaux ! En voilà de jolis fruits pour se moquer des autres ! Que Jupiter vous emporte de réveiller d’honnêtes gens !” — Mais déjà les enfants s’accrochaient à sa robe en criant : Gynépatrono ! gynépatrono ! Et aussitôt ils entonnèrent le refrain connu :

Plane mago.
Valde spado.

L’eunuque se réfugia dans la maison et referma la porte. Puis ils jouèrent à par impar. Ils se lançaient leurs poings à la figure en ouvrant les doigts et en criant : quot ! quot ! Et ils se disputaient en se criant que les autres trichaient, qu’ils avaient ouvert quatre doigts et non pas trois. Bientôt la dispute fut générale — on allait en venir aux coups — mais un petit qui avait l’air futé, proposa de jouer au testament de Marcou Grounniou Corocotta, le petit porc — et on accepta.

Alors l’un d’eux monta sur le seuil d’une porte et commença d’une voix nasillarde : “Magirou le cuisinier a dit au petit porc : “Viens ici, démolisseur de maisons, destructeur du sol, vilain porc fugitif, c’est aujourd’hui que tu vas perdre la vie !

“Corocotta, le petit porc, a dit : “Si j’ai commis un méfait, si j’ai commis un crime, si j’ai cassé de la vaisselle, je t’en prie, maître cuisinier, donne-moi la vie, je t’en supplie !” Magirou le cuisinier a dit : “Esclave, viens ici : va me chercher mon couteau à la cuisine, afin que je répande le sang de ce petit porc.” — Voilà que tous les marmitons saisissent le petit porc — et comme Marcou Grounniou Corocotta vit que sa mort était proche, il demanda une heure au cuisinier pour faire son testament. Il fit venir ses parents et leur dit :

“A mon père, Verrat le gros, je donne trente boisseaux de glands ; à ma mère, la vieille Truie, je donne quarante boisseaux de farine, et à ma sœur Quirina, je donne trente boisseaux d’orge. Et de mon corps…”

Alors tous les enfants se mirent à crier ensemble. D’un côté on entendait : “Je donne mes soies aux cordonniers, mes oreilles aux sourds, ma langue aux avocats” — de l’autre : “Je donne mes muscles aux femmelettes, mes pieds aux coureurs, mon estomac aux joueurs de cornemuse.” — C’était un grand tumulte où chacun voulait placer son mot. Et comme cela les amusait, ils recommencèrent une seconde fois, tandis que d’autres marchaient bras-dessus, bras-dessous, en causant du maître et des leçons du jour. Fanniou avait reçu trois coups de férule sur les doigts pour avoir mal récité l’alphabet ; le maître lui avait même dit : “Attends, attends ! essaye de recommencer, et je te ferai plus de taches sur la peau qu’il n’y en a au manteau d’une nourrice !”

Et jamais un instant de liberté ! S’ils avaient pu sortir aujourd’hui, c’est que le maître avait sommeil — et qu’ils avaient ouvert la porte, sans faire de bruit. Mais le matin, il fallait venir à la Palestre — puis revenir avec le maître, et on restait chez lui jusqu’au soir. Comme ce serait long avant qu’ils puissent plaider au foro — mais quel bonheur quand on n’aurait plus de coups de férule !… (6)

. . . . . . . . . . . . . . . . .

La soirée avait été bonne. Elles rentraient joyeuses, satisfaites. Et Djounia donnait le bras à Roudia en se serrant contre elle. Elles logeaient un peu loin, derrière la voie Sacra, dans un dédale de petites rues boueuses. Mais l’appartement était si joli ! Perché au sixième, sous le toit, les fenêtres rondes, trop petites pour être grillées, s’ouvraient sur la campagne bleue. Sous le soleil étincelant, le matin, le Tibre jaune avait l’air d’un ruban d’or. Le matin la brise fraîche secouait le chaume qui pendait du toit devant les fenêtres. — Souvent les hirondelles y bâtissaient leur nid. — C’était là que demeuraient les deux “sœurs”. Le père de Djounia était acteur au Cirque. — La petite était vicieuse dès onze ans. Elle se roulait dans l’escalier avec les garçons et se faisait pincer dans les coins sombres. Le père la vendit deux fois — mais comme elle s’émancipait, il en eut assez et la jeta à la rue.

Deux mois elle vécut sur le trottoir — ramenant la nuit les passants attardés sous le péristyle des maisons fermées — fuyant les délateurs à travers les ruelles et les passages — couchant dans la banlieue, sous un hangar, sur la paille, pêle-mêle avec les pioches et les râteaux. Le jour, elle le passait vautrée dans l’herbe, au bord du fleuve, dans le soleil. Elle adorait l’odeur de l’herbe fraîche — l’anéantissement où on ne pensait à rien et où on dormait délicieusement, réveillée parfois par une bête qui vous courait sur la figure. Et puis, un soir, en rentrant dans la ville, elle avait rencontré Roudia au coin d’une galerie du foro. Sa figure lui avait plu tout de suite. Le vice de l’union proposée attira Roudia. Elle fut l’homme et Djounia la femme. Roudia avait l’argent. Djounia lui faisait des cadeaux. Elle l’adorait. Elle lui donnait tout, — ses bijoux, ses beaux vêtements neufs — elle l’embrassait nerveusement. Dès qu’elle était sortie, elle tremblait. Il y avait tant de délateurs dans les rues ! Et peu à peu elle sentait sourdre en elle une grande haine de l’homme. Ce qu’elle avait fait par plaisir au commencement lui paraissait un travail insupportable. Tout ce qu’elle aimait c’était sa Roudia chérie. Pour elle, elle gagnait de l’argent — pour lui acheter des robes, pour pouvoir lui donner des colliers, des bagues, des bracelets.

Roudia était brune, — Djounia blonde et mince. Roudia n’était pas méchante, — mais brusque. Parfois elle faisait des scènes abominables, déchirant les vêtements, brisant les meubles, fracassant la vaisselle. Mais elle avait bon cœur, donnant elle aussi tout ce qu’elle avait, ne pouvant voir un mendiant devant la porte sans lui jeter une poignée d’as — les larmes dans les yeux au récit d’une injustice ou d’une cruauté. Elle était vive et colère — battant souvent Djounia dans ses bouffées de folie qui la saisissaient parfois. Et alors c’était un torrent d’injures : “Fille de chien, loupa defoutouta, vieille charogne — que la malédiction de ta mère retombe sur toi !”

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“Chut ! Poupoula, chut ! Il ne faut pas parler ainsi. El l’a défendu. Sais-tu comment nous vivons, nous ? Mille fois, nous sommes mille fois plus malheureux que toi ! Regarde Rahel ici et Abimelek. Crois-tu qu’ils triment, eux ? Ah, vois-tu, El nous a abandonnés. Malédiction sur Roum et leurs Goïïm. Mais aussi, nous savons leur jeter des sorts ; nous connaissons les herbes, nous pouvons les tuer par nos enchantements, ces fils de chien, qu’El les maudisse ! Mais, voyez-vous, Rahel et Abimelek, El n’est plus avec nous. Il est avec les révoltés, avec les Goïïm et leur damné Ieschau. On dit que ce Ieschau est mort là-bas en Kenaan. Ma foi, il était trop savant pour un rebbi : voyez-vous, mes enfants, il n’a fait que du mal. Nous ne sommes plus ensemble. Comme autrefois, nous autres Ioud. Voilà pourquoi cela va mal. Ah, qu’El les confonde, ceux qui adorent Ieschau. Ils sont contre nous avec les Roum — ah malheur ! malheur ! Sommes-nous encore ce que nous étions ? Nos hommes ont-ils encore la Mekilla ? Depuis ces damnés de Goïïm, nous sommes malheureux et poursuivis. Avant, les Roum nous laissaient en paix. Mais depuis Reb Ieschau (qu’El confonde — et pourtant il connaissait les saints livres) — depuis que ce fils de chien s’est levé, les Roum nous ont chassés et traqués comme des bêtes — et pourtant nous, nous étions tranquilles ; c’étaient eux, les Goïïm qui s’étaient révoltés ! Et maintenant, les Roum disent que nous buvons le sang des enfants le premier jour de Païsar, avec le premier morceau de matse et que nous adorons la bête impure, le porc, parce que Mosche le Voyant nous a défendu de le manger ! Et pourtant Rahel, Abimelek, nous n’adorons qu’El. — Vous savez comme on chantait dans la Mekilla :

Schema, Israel ! Adonaï elohaïnou, Adonaï ekhot. Ah, malheur sur eux ! malheur ! que Iahweh les confonde.

“Qu’El me pardonne pour l’avoir nommé — je ne l’ai pas invoqué en vain. Malheur sur les Goïïm et les Roum, malheur !”

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Ce soir-là, sous le pont de Soublikiou, tout était en fête. Les mendiants dépenaillés, les voleurs silencieux, les étrangleurs féroces s’animaient dans l’orgie. Sous les arches des rondes couraient, folles : les loupae dansant aux bras des foures, entrelacées et rythmant leurs pas. Les feux de sarments qui brûlaient en pétillant éclaboussaient de lueurs soudaines les groupes épars ; le long des piliers, le feu rouge jetait ses langues de flamme qui montaient, fourchues, et s’accrochaient aux blocs de pierre. Dans un coin, accroupi sur un tas de cailloux, un mendiant buvait silencieusement dans sa coupelle. Ses jambes sortaient tordues des bandelettes qui les entouraient jusqu’aux chevilles ; les morceaux rapiécés de son manteau tombaient entre ses genoux ; la tête appuyée sur ses deux mains, il songeait. Entre ses gros doigts noueux la peau rouge bouffait, pincée, et des poils blancs de sa barbe en jaillissaient par bouquets. Il pensait au vieux temps où il était jeune — où les loupae affolées par la brise des soirs d’été s’accrochaient à ses vêtements au détour des rues — où il demeurait avec sa Souccouve dans la Soubourre. Il pensait à toutes ces petites filles qu’il avait dressées dans cette Soubourre, au fond de ce gynécée que sa Loukia chérie avait si bien mené — dans cette Soubourre où les maisons silencieuses se réveillaient pendant la sieste et quand la nuit tombait — où des hommes masqués se confondaient avec l’ombre, appuyés contre les murs. Là, derrière les fenêtres grillées, à l’abri des tapis de Perse et des tentures d’Asie Mineure, que d’heures passées dans la volupté ! — Et ces filles lâchées avaient séduit des imperatores — et c’était lui, le pauvre, l’humble Virgou qui le leur avait appris — lui avec Loukia.

Mais les delatores avaient fermé sa maison et emmené Loukia — loin — très loin. Virgou ne savait pas au juste où, mais c’était dans quelque souterrain sinistre, plus sombre que les Latomies, où elle devait cuire, par ordre des Seigneurs, des poisons aux saveurs excitantes pour réveiller leurs sens engourdis, en accompagnant le bruissement aigu des préparations bouillantes de son incantation monotone et lente.

Sans doute elle veillait près du feu, les cheveux épars flottant sur ses épaules nues et elle agitait toujours sa baguette au-dessus du mélange bouillonnant.

Mais lui, Virgou, s’était usé après toutes ces petites filles ; il avait langui dans la pauvreté, puis dans la misère ; et maintenant il tendait la main. Son sang vicié lui apportait de hideux ulcères aux jambes et la lèpre commençait à gonfler la peau de sa tête.

Et là-bas sa Loukia l’avait oublié au milieu de ses boîtes à encens respirant l’achante, ses aerizoulae azurées aux oreilles, dans les odeurs d’agloophotis et d’ivraie, tandis que les alloukitae venaient voltiger en rangs pressés autour de sa lampe fumeuse.

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Dans le frissonnement des rideaux d’étoffe syrienne dont les lourds plis s’abattaient pesamment sur les coussins brodés, elle se roulait légèrement. La lumière des lampes d’argent éclairait du plafond, et des taches lumineuses cerclaient les tapis et flottaient le long des tentures. Elle déliait la zonoule qui s’enserrait au-dessus de ses hanches et la chair blanche des seins transparaissait sous les volutes de la tunique qui maintenant glissait le long des cuisses.

Et sur les sombres couleurs des tapis où elle s’allongeait en s’étirant, son corps blanc se détachait, merveilleusement.

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Ah, comme il était beau avant ! Et maintenant, où était-il ? Parti ! parti. Le Tibre jaune roulait ses eaux sombres rejaillissant sous le Soublikiou ; les fanaux des barques amarrées perçaient la nuit de points lumineux. Tout était mort dans la grande ville ; tout était mort dans le cœur de Poupa. Comme l’eau était noire là, sous le pont. Comme elle était attirante avec ses replis et ses tournoiements et ses bouillonnements sinistres. Un plongeon — tout serait fini — Variou — Mannia — partis avec l’être aimé. Plus rien ! plus rien !

Mais de durs crocs saisirent la robe qui fuyait ; un joyeux aboiement courut sous les échos sonores des arches : Strenou était là ; Strenou avait sauvé sa maîtresse. Quels frissons de plaisir ! quelles étreintes de pattes ! Sa langue courait sur la figure de Poupa. Et Poupa fermait les yeux : car l’horreur de la mort l’avait saisie.

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Elles dansaient sous les statues entrelacées des Faunes grimaçants. Au loin, la blancheur mate des marbres pâlissait l’obscurité, derrière les torches. Et sous le portique du temple, le long des vases à offrande, sur le parapet large et usé, c’étaient des ricanements et des chatouillements silencieux. Les robes blanches s’étalaient, filant et reparaissant, se repliant et se déployant dans les courses folles ; les souffles haletaient, les poitrines brûlaient — et c’était si bon. Une atmosphère chaude montait de la ville endormie vers la colline ; l’air bourdonnait et étouffait.

À cette heure, les loupae étaient rentrées — elles devaient dormir, vautrées, ou sangloter dans un galetas. Mais là haut, ces dames s’amusaient. Les eunuques attendaient, assis sur les dalles, accroupis, les jambes croisées, et tourmentant leurs mules du bout de leur canne à pomme d’argent. Leurs robes couleur de safran se détachaient sur les dalles grises et une odeur de cinnamome se dégageait d’eux. Et d’autres, la tête penchée vers les genoux, rêvaient de la brûlante Syrie ou de l’Hibernie aux mines d’argent.

Comme ils étaient venus de loin ! À quinze ans, ils vaguaient encore dans les montagnes neigeuses, avec les chèvres et les boucs. Ils buvaient du lait — ils vivaient dans l’air vif, dans le soleil pur et dans le ciel bleu. Là haut, les rayons tapaient droit sur la tête. On s’étendait sous quelque vieux rocher ombreux et, le museau du bon chien entre les jambes, on regardait dans ses yeux longuement, en rêvant. Et il vous léchait les mains, il vous donnait un regard fidèle et il pensait avec vous.

Et le soir, quand les ombres s’allongeaient, on descendait avec les chèvres le long du petit sentier ; les chauves-souris s’envolaient des buissons et les oiseaux réveillés piaillaient. Sous les herbes on entendait les frôlements du serpent qui allait retrouver son trou ; le grillon chantait dans les dernières flammes dorées du jour mourant ; les rochers devenaient gris et le premier frisson de la nuit secouait le feuillage des arbres. Un vent frais ballonnait le manteau et frisait le poil des chèvres ; le chien, le nez en l’air, humait le souffle parfumé, et les genêts secouant leurs têtes jaunes ondulaient comme les vagues de la mer.

Lorsqu’on descendait plus bas, les lapins fuyaient dans les broussailles et l’ombre s’amassait autour des vieux chênes, donnant déjà à la montagne un aspect sinistre. — Mais bientôt la chaumière était là, la mère sur la porte, la cuiller à la main, et le père remontait du champ, lassé, la pioche sur l’épaule.

Où étaient-elles, Seigneur du Ciel, ces broussailles espagnoles — et la chaumière du père et le troupeau ami ? — Tout — les Romains avaient tout ravagé. Ils étaient venus, ces durs Italiens, à la tête rasée, au rire gouailleur. Ils avaient brûlé la maison et mangé le troupeau. Le père était crevé de fatigue le long de la route et la mère était morte de faim dans les broussailles de la montagne. Elle n’avait pas voulu suivre les soldats, elle avait fui avec des cris rauques de bête sauvage, échevelée, féroce, — jetant des pierres à ceux qui l’approchaient.

Eux, on les avait emmenés, pêle-mêle. Ils avaient les cheveux frisés et la peau douce, un peu brune. Alors on les soigna — on les nourrit bien. On les avait pris dans les montagnes près d’Osca. Le long de la Cinca, les soldats descendirent et traversèrent la plaine de Sourdao pour les mener à Ilerda, d’où ils étaient partis. Et puis de là, sans répit, des marchands les avaient emmenés à Tarraco, à travers les montagnes noires de Iakketa et d’Ilercao. Il y avait là de rudes étapes pour gagner la mer. Les montagnes étaient arides et pelées — le vent sec et salé — et le soleil brûlait dur. Arrivés à Tarraco, ils avaient subi la honteuse mutilation, sans souffrir. On les avait endormis, on leur avait fait boire une infusion de graines de pavots. Et ceux qui étaient déjà formés devaient servir aux plaisirs des dames romaines.

On les avait embarqués, entassés comme du bétail. Beaucoup étaient restés le long des côtes italiennes, à Popoulonia, à Cosa, ou à Alsion — les autres avaient débarqué à Ostia. Et ils étaient venus à Rome, chez le marchand. Bien vite, les dames romaines les achetèrent. Ils étaient si jolis avec leurs dents blanches et leurs yeux noirs. Et ils parlaient latin avec un petit accent guttural qu’on trouvait charmant. Maintenant ils étaient vidés, usés. La longue robe flottait autour d’eux ; ils grasseyaient d’une voix enrouée comme les filles, abrutis, avachis. Quelquefois, des traînées de soleil leur traversaient la tête. Et ils pensaient alors à la vieille montagne et à ses genêts verts, et à la maison, si loin, si loin. Au lieu de vivre robustement, comme des hommes, comme des montagnards, dans la patrie aride, dans les broussailles sèches de la montagne noire, ils se flétrissaient dans l’ombre des tentures, dans la mollesse des coussins, comme des fleurs sauvages arrachées du sol.

Brusquement, les tambourins sonnèrent, les grelots s’agitèrent. La danse reprenait. — Les femmes riaient en se poussant, se serrant et se tâtant. Des couples fuyaient derrière les colonnes. Le souffle chaud ne montait plus d’en bas. Déjà le vent frais du matin faisait frissonner les étoffes légères. Et les femmes allumées par cette nuit de danse lascive se faisaient porter dans leurs litières.

Tout rentra dans le silence. Le veilleur de nuit vint pousser ses trois cris sur la place. Des chiens aboyèrent — et près des édifices sombres, le long des murs se glissaient des ombres furtives. La police de l’empereur fonctionnait ; les mouchards faisaient leur service — et au loin, sur les grandes dalles, les pas cadencés de la patrouille impériale résonnaient sourdement.

Des fanaux la précédaient. Arrivé sur la place, le chef commanda : “Sta !” et demi-tour. Les porteurs de torches éclairèrent le long des murs. Le gardien du temple sortit. [Rien ne s’était passé ce soir-là.]

Alors la patrouille reprit sa marche. L’obscurité régnait de nouveau. On entendait au loin des pas sourds et cadencés, les soldats s’en allaient. Et, au milieu du silence de la ville, un coq chanta dans la campagne.

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Sur la route poudreuse, le long des sentiers ombreux, Poupa courait toujours, Strenou après elle, la robe serrée entre les jambes pour sauter les haies. Dans les prairies vertes, les mouches faisaient des rondes folles au-dessus des mares et les grenouilles coassaient dans le silence de la campagne. Comme c’était bon de courir ! Strenou le pensait aussi ; il remuait la queue et se passait la langue sur les lèvres. Mais Strenou était un sournois. Il pinçait sans doute quelque râle dans une haie, en passant à travers, pendant que Poupa courait en avant. Elle était gentille avec son chapeau de paille rejeté en arrière et son fichu de paysanne sur les épaules ! Et Roufou la trouvait bien à son goût.

Il la guettait entre les branches quand elle devait venir ; il lui taillait des sifflets dans du bois de sureau. Souvent il apportait des pois chiches qu’il volait dans la grange, chez Variou. Ces jours là, on creusait un trou avec les mains et on y portait des branchilles et des feuilles sèches. On allumait un petit feu et puis, gravement assis l’un en face de l’autre, ils faisaient rôtir leurs pois chiches au bout d’une baguette pointue — ou ils jouaient au roi et à la reine. On faisait un trône avec des pierres plates, à l’ombre, quelque part. La reine s’asseyait là et le roi partait en expédition pour surveiller les moutons. Souvent la reine, après avoir joué avec son chapeau de paille, s’endormait sur son trône. Alors, quand le roi revenait, il lui faisait un oreiller de mousse et l’étendait doucement dessus (7).

Fougère

Écoute, mon petit, tu sais, quand j’ai de l’estime pour quelqu’un, moi, je ne regarde pas au reste. Y en a-t-il qui sont pingres, de ces vieux à qui on ne voudrait pas donner deux sous ! Oh, d’abord, moi, tu sais, quand quelqu’un me déplaît, je ne me gêne pas pour le lui dire. Y en a un, comme ça, un soir — je logeais encore rue de Maubeuge — il me rencontre — il était déjà tard. Voilà qu’il me dit : “Ma petite, veux-tu venir chez moi ?” — Tu sais, moi je n’ai pas l’habitude d’aller chez les hommes, mais, je lui dis : “Vous pouvez monter chez moi.” Voilà qu’il monte. Je lui dis : “Allons, fais-moi ton petit cadeau.” — “Je n’ai pas l’habitude de payer avant,” qu’il me dit. — Je ne trouvais pas ça encore très bien — mais enfin, passe pour cette fois. — “Eh bien, tu me payeras après”.

Eh bien, après, tu ne sais pas ce qu’il me dit ? “Ma petite, j’ai oublié mon porte-monnaie.” Vois-tu ça ? Monsieur avait oublié son porte-monnaie. Une autre se serait fichue en rage, n’est-ce pas ? Berthe, par exemple, — elle est brusque — eh bien, elle lui aurait lâché une jolie engueulade. Eh bien, moi, pas du tout. Je suis très froide, vois-tu, j’ai dit seulement : “Ah, mon petit, tu as oublié ton porte-monnaie ! Très bien, tu peux t’en aller.” — Au moment où il s’en va, dans le couloir sombre, je lui fiche une clef dans la figure, de toutes mes forces. Il a dit seulement : “Oh !” Ça lui avait brisé la figure depuis le haut du nez jusqu’au coin de la bouche.

Le sang lui dégoulinait tout le long. Tu parles pas que j’en avais une jolie peur. Je me dis : il va chercher un sergot dans la rue et il remonte m’arrêter. J’étais blanche comme un linge. — Voilà que je me dis : il n’a pas dû beaucoup voir ma figure ; je vais mettre une autre robe et m’emmitoufler dans mon fichu, il ne me reconnaîtra pas. Je m’habille ; je descends, et juste voilà mon individu qui faisait le pied de grue devant la porte, avec son mouchoir sur la figure. Il m’a laissée passer, il ne m’a pas reconnu.

Mais figure-toi, qu’à peu près un an après, j’ai été ramasser un homme rue Auber. Il voulait rester avec moi toute la nuit. Quand je le ramène, je me dis : “Tout de même, je connais cette figure-là.” Tout à coup, vers le matin — j’étais couchée avec lui — je me dis : “J’y suis, c’est le particulier à qui j’ai fichu un coup de clef rue de Maubeuge.” Écoute, je ne suis pas méchante, mais tout mon sang n’a fait qu’un tour. Penser que j’avais couché et fait deux fois l’amour avec un homme qui m’avait volée comme ça ! — Je le secoue et je lui crie : “Allons, mon petit, il est cinq heures, faut nous en aller !” Il était endormi — il se frottait les yeux, et puis il me disait : “Voyons, ma petite chatte, tu ne vas pas me mettre dehors comme ça à cette heure-ci.“ — Si, si, je lui dis, faut démarrer, j’attends quelqu’un.”

Il se lève et il s’habille. Alors, quand j’ai vu qu’il était habillé et prêt à partir, voilà que je lui dis : “Te rappelles-tu la femme qui t’a f.... une clef dans la gueule, un soir, rue de Maubeuge, parce que tu l’avais filoutée ?

— Ah, la rosse ! qu’il me dit, je garderai la marque de ce coup-là toute ma vie. Si je l’avais retrouvée, je l’aurais étranglée.

— Eh bien, c’est moi, mon petit, que je lui dis, et tu vas filer, et plus vite que ça.”

Je te promets qu’il n’a pas demandé son reste — il a filé et je ne l’ai jamais revu depuis.

Vos Humbugs (8)

Je suis venu à Paris voir l’Exposition. Je suis venu avec mon rifle, mon bowie-knife, un excellent derringer et plusieurs tomahwaks. Cette dernière arme n’est plus très usitée chez nous ; mais j’ai pensé qu’elle serait plus familière aux Parisiens à cause des romans de Gustave Aimard. Je n’ai pas l’intention d’assister à un meeting. Toutefois, la date des élections n’étant pas fixée, et les réunions électorales se tenant maintenant sur la voie publique, j’ai tenu à prendre des précautions pour mon scalp.

Je me suis muni aussi de quelques morceaux de savon, parce qu’il est à remarquer qu’on n’en trouve jamais dans les hôtels. Mais on rencontre dans les bains publics et différents autres établissements des peignes et des brosses à tête qui sont assez bien fournis pour offrir de larges bénéfices aux fabricants de fausses nattes. J’appelle l’attention des Français sur ce point parce que depuis quelques années ils me paraissent animés d’une émulation remarquable à l’égard de notre esprit pratique américain. Quelques perfectionnements ne leur seront néanmoins pas inutiles. Ainsi ils ont essayé de persuader à leurs compatriotes que le linge en papier venait de chez nous. Ceci est une simple absurdité. Si nos faux-cols étaient confectionnés avec des feuilles de carnets, les reporters seraient à peine présentables dans les salons de New-York. J’ai été peiné de cet abus de crédulité publique.

Mais sur d’autres points, l’Exposition m’a paru donner des preuves frappantes de progrès très importants. Le Dôme central, les pavillons des porcelaines, la galerie des machines et la Tour Eiffel sont de bons essais de Humbug. Les fontaines lumineuses sont une excellente mystification. Les parterres en lampes électriques ont été imaginés par un humouriste remarquable. Vos arbustes avec des oranges Edison ne manquent pas de gaieté. La rue du Caire est une bonne charge. La farce d’enfermer les visiteurs de la Tour Eiffel dans une boîte à double fond, sous prétexte de les aider à monter, serait tout à fait digne d’Artemus Ward. L’idée de faire lire le Petit Journal en public par un cheikh arabe, d’habiller les Canaques avec des blouses et les grisettes avec des casques d’or hollandais n’est pas plus mauvaise que celle de faire broder des mocassins par des Irlandais sur les rives du Niagara.

Croyez que nous prendrons bonne note de tout cela. J’ai cru que les rampes de la Tour Eiffel étaient en bois et j’ai voulu me mettre à les déchiqueter avec mon couteau, en manière de distraction : elles sont en tôle. Persuadés que le remplissage des piliers dans la Galerie des Arts Libéraux était en céramique, Jonathan et moi, nous avons eu l’idée d’en éprouver la solidité à coup de canne. Nous l’avons crevé, parce qu’il est en toile peinte. Après, nous avons admiré le feu d’artifice du Grand Bassin, jusqu’à ce qu’on nous ait expliqué que c’était un ingénieur placé dans la cave, et qui envoyait de la lumière électrique dans des jets d’eau. Vous auriez, pu croire que les piliers de la Tour et les supports de la Galerie des machines sont des merveilles de fonte, en fer massif. Ils sont simplement creux. Deux ou trois coups de poing vous suffiront pour vous en assurer. La clef de voûte de cette gigantesque galerie vue d’en bas, nous a remplis d’épouvante. C’est une énorme fumisterie. Si vous montez, vous verrez qu’il n’y a que deux crochets.

Dans le Palais Hindou, il y a de la bière de Munich. Les Hindous sont d’un noir magnifique. Presque tous portent la décoration d’officier d’Académie. Si vous demandez du sôma, de l’eau-de-vie, du koumyss, des boissons glacées, et autres curiosités qu’affectionnent les étrangers, on vous met infailliblement dehors. Mais on vous servira avec empressement du thé anglais et du chocolat à l’espagnole. Les Hongrois ont du schlikovitz. Et si vous en buvez, vous êtes immédiatement frappés de l’analogie que possède cette liqueur avec de l’eau-de-vie de marc. En sortant, je me suis égaré dans une série de petites maisons qui représentent l’histoire de l’habitation. J’ai adressé quelques paroles émues, en son langage, à un Noble Homme Rouge de la Forêt qui vendait du nougat sous son wigwam. Il a affecté de ne pas me comprendre. Lorsque je lui ai demandé, en français, s’il était venu du grand pays des lacs, de la patrie de Mudjekeewis, où planent les Shu-shu-gahs, qui battent tristement des ailes — il m’a répondu qu’il était de “Chaint-Flour”.

Ceci me suffit. Vous nous avez reproché de fabriquer des œufs mécaniques et des escargots en tripe de lapin. Maintenant vous faites du feu avec de l’eau et du bois avec du fer. Venez à notre prochaine “American Exhibition” — et je vous promets du plaisir.

Uncle SAM

Articles d’Exportation

Comme je terminais les échos de la Mode des Batignolles, je vis entrer une longue créature pâle et décharnée qui posa son chapeau par terre et y glissa une liasse de manuscrits. Il murmura : “Vous rédigez un Journal de modes, je crois ?” Je répondis que notre rédaction était au complet.

Alors il reprit son chapeau et ses paperasses d’un air découragé, se dirigea vers la porte et mit la main sur le bouton — comme s’il voulait sortir — mais revint vers moi et balbutia d’une voix suppliante : “Dites-moi, je vous en prie, si vous avez des abonnés dans l’Archipel des Pomotou ?”

Je consultai mon registre et je lus : “Dix demi-abonnements, dix-huit tiers, trente-deux quarts, soixante-douze huitièmes.”

Il me demanda d’un air inquiet : “Est-ce que les habitants ne sont pas entiers ?”

— “Si, lui dis-je, mais ils se réunissent par groupes.”

Il poussa un soupir de soulagement, puis il continua doucement : “Je travaille pour l’exportation. J’ai ici des chroniques sur un chapeau crevette à double voilette, une pour la figure, l’autre pour le faux chignon ; une réclame pour un nouveau busc démontable, et un corset à double fond pouvant servir de portefeuille, porte-carte et boîte aux lettres ; un article de fond sur une tournure articulée avec ressort à boudin pour grandir la taille des dames assises ; une étude en faveur d’une excellente invention : des fausses gorges en caoutchouc, qui forment biberon et où l’on peut introduire toutes les préparations remplaçant avantageusement le lait pour la première enfance… Croyez-vous que ce genre réussirait aux Pomotou ?”

Je fis un geste — il m’arrêta. “Vous doutez, Monsieur, me dit-il. Permettez-moi de vous désabuser. Les meilleures années de ma vie sont celles que j’ai passées à Honolulu. La Polynésie consomme vos journaux de modes avec ardeur. J’ai perdu une situation d’or par un malheur digne de commisération.”

“J’avais quitté la province, Monsieur, pour venir faire de la littérature à Paris. Vous devez avoir des manuscrits de moi dans votre panier. Mes œuvres de poésie sont considérables. Elles m’ont coûté un immense travail. Mais les éditeurs m’ont découragé. J’ai alors publié — dans le vide, je dois le dire — une série de travaux sur la parfumerie, la confection et la mode. Je dois à ma conscience de reconnaître que je n’ai jamais recommandé un produit sans l’avoir expérimenté. Mon infortune présente est née d’une infraction à cette règle. La bande blanche qui traverse mon cuir chevelu est le résultat d’un essai de Pâte Epilatoire. Mon front est criblé de petits trous — vous les voyez peut-être — c’est un effet de l’Anti-Bolbos. L’usage du lait Mamilla a fait de moi un être presque surnaturel. J’ai porté des corsets de tous les calibres, ce qui a détruit l’élégance de ma taille et massé mes intestins. La Pâte des Princes a réduit mes mains à l’état d’une gélatine informe. Grâce à l’usage quotidien de diverses poudres de riz, j’ai l’air de porter mes gants sur ma figure. Mais, tout cela n’est rien, Monsieur : si j’avais essayé les tournures qui ont causé mon désastre aux îles Sandwich, je ne serais pas ici.

“Après avoir fourni pendant de longues années une somme d’énergie intense, je constatai avec douleur que je n’avais pas fait un pas vers la célébrité. On n’apprécie plus aujourd’hui mes qualités littéraires ; la Pâte Regnault et la Revalescière Dubarry ont tellement gâté le métier que nous sommes tombés aux pastilles Géraudel. C’est la lettre qui frappe maintenant, ce n’est plus l’esprit. Des majuscules de trois pouces de long sur deux de large plaisent plus au lecteur que l’anecdote la plus romantique.

“La misère hantait mon logis. Les araignées vivaient dans mon assiette. Les cloportes sortaient des murs pour admirer ma détresse. Les cancrelats venaient emporter les feuillets sur ma table et leur faisaient un cortège funèbre. La vie en Europe m’était devenue odieuse : je résolus de m’expatrier.

“Triste et abandonné je me rendis, sous la pluie, au Havre et je m’embarquai pour la Polynésie. Ma misanthropie réclamait des cannibales. Voir dévorer de la chair humaine, entendre craquer sous les dents de sauvages féroces les stupides lecteurs qui me laissaient mourir de faim, ce serait au moins une atroce volupté.

“Lorsque j’arrivai devant l’île d’Oahu et que j’entrai dans la rade d’Honululu, le vent de la délivrance souffla dans mon âme. Et lorsque je mis le pied sur la terre des îles Sandwich, ma joie déborda quand je pensai que j’allais prendre part à des festins d’anthropophages.

Je vis à mon approche que les cocotiers portaient d’énormes grappes qui se mouvaient. J’étais étonné de ces fruits extraordinaires. Mais lorsque j’arrivai tout près, je vis que c’étaient des créatures humaines, qui s’étaient accrochées là. Leurs cris remplissaient l’air. Je fus entouré par ces êtres enthousiasmés. Ils avaient tous quelque chose qui ne m’était pas inconnu. Une jeune dame qui ressemblait de dos à un dromadaire parce qu’elle portait une tournure entre les épaules et une autre au bas des reins se précipita sur moi et m’entoura de ses bras :

“Laisse-moi, oh laisse-moi te contempler ! s’écria-t-elle, quel front piqué par les soucis !

Une vieille la repoussa ; elle traînait une robe Directoire fendue sur la cuisse ; elle me dévorait les mains de baisers. Du coup la vérité jaillit dans mon cerveau comme un éclair : cette robe, c’était moi qui l’avait recommandée. L’article avait paru dans la Bretelle à Ressorts familiale. Quelle vilenie avais-je commise ! J’aurais toujours maintenant devant les yeux cette cuisse grivelée.

“Alors s’étendit sous mes pieds un océan d’articles de modes, de bolivars articulés, d’oiseaux mécaniques montés sur chapeaux, de cravates automatiques, de cols incassables ; une mer de linge américain s’épanouit à mes regards ; tous les hommes sentaient la moelle de bœuf ; toutes les femmes exhalaient un terrible parfum mêlé d’Opoponax, de Patchouly, d’Ylang-Ylang et de New-Mown-Hay. Et de ces vagues mouvantes de têtes qui se relevaient et se baissaient tour à tour, entraînant dans leur reflux les chapeaux crevette, les capotes roses, les feutres mousquetaire, les coiffures amazone, les gibus, les panama et les melon, s’élevaient des hymnes d’actions de grâces et des odes de remerciements ; les chants gracieux flottaient dans l’air parfumé des Sandwich. Les jeunes filles, bombées dans leur crinolines et raides dans leurs corsets mécaniques, m’encensaient sur mon passage. Il me sembla que je frappais les cieux de la tête quand j’entrai comme un monarque dans Honolulu.

“J’avais fui la misère en Europe ; je trouvais la gloire aux Sandwich. Eux, Monsieur, les habitants d’Oahu, avaient apprécié au moins mon style puissant. Ils portaient en mon honneur mes sujets de nouvelles. Le peuple des Sandwich aime les journaux de modes. Il essaye volontiers de tout, sans reculer devant les parures excentriques. Ma fertilité d’imagination l’avait séduit.

“Honolulu a été pour moi le paradis terrestre. J’ai commis une faute : j’ai voulu renchérir sur ma réputation. Je tenais à montrer à ces insulaires combien peu d’efforts il me fallait pour produire des chefs-d’œuvre. Alors j’envoyais en manière de correspondance au Shampooing Quotidien une charmante chronique sur la nouvelle tournure à ressort. Mais je ne pouvais pas essayer l’article : c’est la seule fois que j’aie fait du reportage.

“Monsieur, les gens d’Oahu arrivèrent à ce point d’enthousiasme qu’ils firent venir une cargaison de ces tournures. Et une corvette russe ayant mouillé en rade d’Honolulu, le consul de Russie donna une soirée où les dames étrennèrent leurs tournures neuves.

“Lorsqu’elles se levèrent pour commencer à danser, une effroyable détonation se produisit, une pétarade, une fusillade, un feu roulant. Le capitaine russe et son second tombèrent à terre, se croyant dynamités. Je fus, en moins d’un moment, entouré, hué, menacé, vilipendé ; deux matelots russes me mirent aux fers. Et pourquoi ? pourquoi ? Parce que mes tournures avaient été fraudées. Parce qu’on y avait glissé de vieux ressorts à gibus.

“Monsieur, je quittai l’Archipel des Sandwich. Je ne pus pas y rester, je suis revenu en France traîner ma chaîne de misère. Mais pour l’amour de Dieu, laissez-moi essayer les Pomotou. Cinq ou six articles leur suffiront. Je voudrais y finir paisiblement mes jours.”

Alors cette créature pâle essuya son front où perlait une sueur d’angoisse. Je lui dis que la Mode des Batignolles ne faisait pas le genre Polynésien et je lui donnai une lettre d’introduction pour le Pulvérisateur Hebdomadaire. Je lui souhaite sincèrement de réussir.

Récit véridique de l’incroyable Apparition de mon ami Tom Bobbins (9)

J’ai couché une fois dans une maison hantée. Je n’ose pas trop raconter cette histoire parce que je suis persuadé que personne ne la croira. Très certainement, cette maison était hantée, mais rien ne s’y passait comme dans les maisons hantées. Ce n’était pas un château vermoulu, perché sur une colline boisée au bord d’un précipice ténébreux. Elle n’avait pas été abandonnée depuis plusieurs siècles. Son dernier propriétaire n’était pas mort d’une manière mystérieuse. Les paysans ne se signaient pas avec effroi en passant devant. Aucune lumière blafarde ne se montrait à ses fenêtres en ruines quand le beffroi du village sonnait minuit. Les arbres du parc n’étaient pas des ifs et les enfants peureux ne venaient pas guetter à travers les haies les formes blanches à la nuit tombante. Je n’arrivai pas dans une hôtellerie où toutes les chambres étaient retenues. L’aubergiste ne se gratta pas longtemps la tête, une chandelle à la main et ne finit pas par me proposer en hésitant de me dresser un lit dans la salle basse du donjon. Il n’ajouta pas d’une mine effarée que de tous les voyageurs qui y avaient couché aucun n’était revenu pour raconter sa fin terrible. Il ne me parla pas des bruits diaboliques qu’on entendait la nuit dans le vieux manoir. Je n’éprouvai pas un sentiment intime de bravoure qui me poussait à tenter l’aventure. Et je n’eus pas l’idée ingénieuse de me munir d’une paire de flambeaux et d’un pistolet à pierre ; je ne pris pas non plus la ferme résolution de veiller jusqu’à minuit en lisant un volume dépareillé de Swedenborg ; et je ne sentis pas vers minuit moins trois un sommeil de plomb s’abattre sur mes paupières.

Non, rien ne survint de ce qui arrive toujours dans ces terrifiantes histoires de maisons hantées. Je débarquai du chemin de fer à l’Hôtel des Trois Pigeons ; et le maître d’hôtel me donna à manger. J’avais très bon appétit, et je dévorai trois tranches de rôti, du poisson en sauce, un poulet sauté et une excellente salade ; je bus une bouteille de bordeaux. Après avoir pris mon café, je fis une partie de billard avec un couple de commis-voyageurs qui m’avaient tout de suite tapé sur le ventre. Je demandai au patron s’il n’y avait pas de punaises dans mon lit ; la maîtresse d’hôtel se tordit les mains en m’assurant que tout avait été recrépi trois semaines avant.

Là-dessus je pris ma bougie et je montai dans ma chambre au no 21. Ma bougie ne s’éteignit pas et je trouvai mon verre de grog sur la cheminée sans qu’aucun fantôme y eût trempé ses lèvres spectrales.

Mais lorsque je fus sur le point de me coucher et que j’allai prendre mon verre de grog pour le mettre sur ma table de nuit, je fus un peu surpris de trouver Tom Bobbins au coin du feu. Il me parut très maigri ; il avait gardé son chapeau haut de forme et portait une redingote très convenable ; mais les jambes de son pantalon flottaient d’une manière extrêmement disgracieuse. Je ne l’avais pas vu depuis plus d’un an, de sorte que j’allai lui tendre la main en lui disant : “Comment vas-tu, Tom ?” avec beaucoup d’intérêt. Il allongea sa manche et me donna à serrer quelque chose que je pris d’abord pour un casse-noisette ; et comme j’allais lui exprimer mon mécontentement de cette stupide farce, il tourna sa figure de mon côté et je vis que son chapeau était planté sur un crâne dénudé. Je fus d’autant plus étonné de lui trouver une tête de mort que je l’avais positivement reconnu à sa façon de cligner de l’œil gauche. Je me demandais quelle terrible maladie avait pu le défigurer à ce point. Il n’avait plus un cheveu vaillant ; ses orbites étaient diablement creuses et ce qui lui restait de nez ne valait pas la peine d’en parler. Vraiment j’éprouvais une sorte d’embarras à l’interroger ; je craignais de réveiller des souvenirs pénibles. Mais il se mit à causer familièrement, et me demanda le dernier cours du Stock Exchange. Après quoi il exprima sa surprise de n’avoir pas reçu ma carte en réponse à sa lettre de faire-part. Je lui dis que je n’avais pas reçu de lettre, mais il m’assura qu’il m’avait inscrit sur sa liste et qu’il avait passé tout exprès chez l’Entrepreneur des Pompes Funèbres.

Je m’aperçus alors que je parlais au squelette de Tom Bobbins. Je ne me précipitai pas à genoux et je ne m’exclamai pas : “Arrière, fantôme, qui que tu sois ! âme troublée dans ton repos, expiant sans doute quelque crime commis sur la terre, ne viens point me hanter !” — Non, mais j’examinai mon pauvre ami Bobbins de plus près et je vis qu’il était bien décati ; il avait surtout un air mélancolique qui me touchait au cœur ; et sa voix ressemblait à s’y méprendre au sifflement triste d’une pipe qui jute. Je crus le réconforter en lui offrant un cigare ; mais il s’excusa sur le mauvais état de ses dents qui souffraient extrêmement de l’humidité de son caveau. Je m’informai naturellement avec sollicitude de sa bière ; et il me répondit qu’elle était de fort bon sapin mais qu’il y avait un petit vent coulis qui était en train de lui donner un rhumatisme dans le cou. Je l’engageai à porter de la flanelle et je lui promis que ma femme lui enverrait un gilet tricoté.

L’instant d’après, Tom Bobbins, le squelette, et moi, nous avions posé nos pieds sur la tablette de la cheminée et nous causions le plus confortablement du monde. Je ne vois vraiment pas en quoi la conversation d’un squelette, quand on est seul et qu’on éprouve le besoin de s’épancher, pourrait être désagréable. Il vint aussi une chauve-souris des poutres du plafond. Je ne la pris pas pour une âme en peine ou un démon échappé. La chauve-souris est un animal qui m’est sympathique. Elle a l’œil vif et l’oreille tendre. Son pelage est agréable et doux. Elle mange ses mouches exactement comme un chat mange du mou. Si mon chat se mettait à voler, je ne le conjurerais pas comme un esprit. Je ne sais pas pourquoi la chauve-souris est un animal fantastique ? J’en ai gardé une pendant longtemps et je l’avais appelée Anastasie. Elle avait de bien-grandes qualités d’intérieur. Malheureusement, elle s’est noyée un jour dans son verre parce qu’elle avait la fâcheuse habitude de dormir la tête en bas. L’autre chauve-souris vint se percher sur le pied de Tom Bobbins et je trouvai que cela lui donnait une apparence tout à fait familiale.

La seule chose qui m’offusquait était que Tom Bobbins persistait…

Notes et Pensées
(vers 1889)

Avoir la jalousie des points de vue différents de généralisation.

Les rayons par les volets fermés marquent la figure comme avec de longs doigts rouges.

On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues, à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feront pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les tuyaux.

Qui voudrait jouer de l’orgue sur Pascal ?

Hamlet, Guildestein et la flûte.

HAMLET. Will you play upon this pipe ?

GUILDESTEIN. My lord, I cannot.

HAMLET. Why, look you now, how unworthy a thing you make of me. You would play upon me ; you would seem to know my stops ; you would pluck out the heart of my mystery ; you would sound me from my lowest note to the top of my compass : and there is much music, excellent voice in this little organ ; yet cannot you make it speak’. Sblood, do you think, I am easier to be played on than a pipe ? Call me what instrument you will, though you can fret me, you cannot play upon me.

La vie est une nutrition — assimilation physique — assimilation morale.

La composition des Eginètes et d’Eschyle. Le primitif symétrique.

L’influence de l’objet sur le sujet.

Emerson. Le gnôthi seauton.

La Littérature personnelle au XIXe Siècle

Il y a en Europe un petit pays, conservateur de mœurs et d’habitudes, autant que de régime, malgré l’agitation des États qui l’environnent, qui a tenu la tête du commerce pendant une période de l’histoire, où l’art a pu atteindre du premier coup au réalisme, où la liberté de penser n’a pas cessé de régner. C’est le pays de Rembrandt, de Van Dyck et de Téniers ; parmi les inventeurs des premières denrées d’exportation, de la conserve du fromage et du hareng, parmi les hardis navigateurs au cabotage qui firent de leur contrée sillonnée de canaux l’entrepôt du monde, il se développa une race d’artistes doués de la vue des choses. Ils échappaient au symbolisme de la mode, à la considération abstraite de la réalité ; ils s’attachaient à peindre autour d’eux les choses qu’ils voyaient, mais avec une profondeur qui allait jusqu’à l’âme ; ils étaient vraiment artistes, enfin, par la liberté dont ils usaient dans le choix et la représentation.

Ce peuple de commerçants pratiques, d’artistes libres, reçut les novateurs de la pensée qui craignaient les gouvernements d’ailleurs. Descartes et Spinoza trouvèrent en Hollande un asile si paisible que le premier hésita longtemps avant de se laisser séduire par les propositions d’une reine, que le second préféra vivre, juif chassé de sa communauté, chez une hôtesse chrétienne et pieuse, mais tolérante, que briller à une cour d’Europe en professant des doctrines moins hardies. Là encore la pensée trouva la pleine liberté dont elle avait besoin dans un siècle d’oppression religieuse où il était dangereux de philosopher contre l’autorité.

Nous ne souffrons plus d’aucune contrainte, ni pour l’art, ni pour la conscience. Mais notre siècle a été si bouleversé, par de continuelles révolutions dans la société et dans la littérature, qu’on se demande parfois si la critique est en pleine liberté de jugement. On a pu dire encore récemment que la Révolution n’était pas terminée ; que nous nous battions encore. Le romantisme n’est pas devenu classique que déjà il est attaqué, renversé ; une autre école a surgi, puis une autre déjà ; et, comme on voit monter à l’horizon des sociétés nouvelles, infiniment différentes de celles qu’avaient rêvées les hommes de 1789, on voit s’établir aussi des Ecoles littéraires, des coteries exclusives qui ont sectionné la littérature. Dans ce tourbillon d’idées politiques et littéraires, où nous avons tous nos préférences, nos passions et nos haines, il est difficile d’abandonner toute partialité pour jeter un coup d’œil en arrière ; il ne faut peut-être pas, comme les uns, juger “en bloc”, ni, comme les autres, ne peindre qu’une moitié du tableau ; il faut être en dehors des dîners de gens de lettres, des salons de gens de lettres, des attaches révolutionnaires, napoléoniennes ou orléanistes ; il faut cependant être assez près pour tenir compte de tout cela, assez libre pour en parler sincèrement, en bonne et saine raison…

Descente dans une Houillère (10)

Nous étions arrivés jusqu’aux bords embourbés de la mine. Des machines rouillées dressaient dans l’air enfumé leurs ossements de fer ; des wagons abandonnés, couverts de bâches défoncées par de lourdes flaques d’eau, écrasaient de leur poids des rails brisés ; une pluie fine, habituelle aux pays miniers du Nord tombait continuellement et nous glaçait les os. L’ingénieur qui nous accompagnait nous fit approcher du puits, un long boyau noir, vertical, qui semblait s’enfoncer jusqu’au centre de la terre, au fond duquel tremblotait une lumière vacillante. Comme nous étions penchés, haletants, sur le bord, d’où nous entendions des murmures confus qui montaient jusqu’à nous, un choc et un cri nous avertirent que la benne était arrivée. Un panier noir de charbon bouchait maintenant le précipice. Non sans quelque courage nous y entrâmes : il nous semblait que nous quittions le ciel pour toujours.

La benne a un mouvement lent et régulier, rythmé par un cliquetis de chaînes ; on se sent tout étonné quand on s’enfonce sous le sol. D’abord, après quelques minutes, on lève la tête, et au bout d’un tuyau noir le morceau rond de ciel gris qu’on y trouve découpé, surprend. Le panier cependant descend toujours, avec une précision méthodique qui vous rend la confiance ; vers le milieu de la course on a le silence profond au-dessus, et au fond du puits un bruit vague semblable au ressac de la mer. Les murs noirs et suintants du puits sont rayés de traits lumineux, allumant les facettes de mica et les tranchants schisteux des roches qui le tapissent ; nous nous regardons sous une clarté pâle qui nous donne un air livide avec nos grands chapeaux, et nos petites chandelles à la main, plantées dans une motte de terre glaise. Puis un sentiment de mélancolie profonde nous envahit : la vie et la civilisation se sont enfuies ; on est dans la gueule de l’inconnu.

Un nouveau choc nous avertit de notre arrivée. Cette fois, nous sommes tout à fait effarés. Des lumières tremblantes se promènent çà et là ; on entend des voix sans apercevoir de visage ; des corps nous frôlent dans l’obscurité, et en étendant les mains, on touche des blouses humides et qu’on sent être encrassées d’eau charbonneuse. Mais les yeux s’habituent vite à la demi-lumière, et bientôt on se trouve avec surprise dans une sorte de carrefour d’où partent des galeries en pente légère, soutenues par des piliers. Cependant un bruit monotone remplit l’air opaque, bruit de cascade ou de torrent : c’est la benne d’épuisement qui fonctionne toujours pour vider les eaux d’infiltration. Ici nous n’avons plus de bougies, mais des lampes Davy, entourées d’un treillage de fer, contre lequel brûle presque tout le temps une petite flamme bleue ; croirait-on que c’est là le terrible grisou ? Dans les galeries des coups lents et sonores ébranlent les murailles, et un roulement périodique de chariots vous force à vous ranger pour laisser passer les rouleurs avec leurs wagons chargés de blocs de charbon.

Des ombres fantastiques se dressent souvent le long du mur : ce sont les piqueurs qui détachent la houille avec leur pioche ; étendus sur le dos, ils attaquent le plafond de la mine. À l’extrémité des galeries il faut presque ramper : nous commençons à étouffer et notre guide nous ramène.

Voici la benne qui va nous rendre au jour, nous tirer de cet enfer où semblent errer les pâles damnés de Michel-Ange, nous sauver de cette atmosphère explosive où à chaque pas on craint un danger, nous permettre d’être mouillés par la pluie : oui, nous aimons mieux cela que de vivre comme des taupes, à couvert, sous la terre. Elle nous remonte, cette benne libératrice, de son même mouvement doux et réglé : le pan de ciel que nous voyons au bout de notre gigantesque lunette s’élargit de plus en plus ; au fond du puits ce n’était qu’une pâle étoile — voici maintenant qu’il nous semble embrasser un grand morceau d’horizon. Puis sur le rebord du puits se penchent des figures roses et souriantes, qui nous attendent et nous fêtent au retour : ce sont les figures de gens qui vivent d’air libre et de lumière : tandis que les pauvres mineurs qui nous accompagnent vont rejoindre leurs femmes d’un pas lent, affaibli, et tournent une dernière fois vers nous des visages pâles et des traits tirés.

Eschyle et Aristophane (11)

Lorsque nous étudions, à plus de deux mille ans de distance, les œuvres de l’antiquité, nous éprouvons un peu la même illusion que les gens qui regardent la terre de la nacelle d’un ballon. Pour eux les hauteurs s’aplanissent, les montagnes sont des taches brunes, et les forêts des taches noires ; les prairies prennent l’apparence de carrés verts et les champs de blé de carrés jaunes ; fleuves à rives plates ou torrents encaissés ne donnent plus que l’impression de fils d’argent courant sur une surface plane. Les reliefs particuliers disparaissent et l’horizon semble limiter une immense cuvette où plonge l’œil du voyageur. De même, pour les ouvrages des anciens, les différences individuelles s’effacent ; les qualités littéraires de celui-ci le rapprochent de l’intérêt archéologique de celui-là ; nous ne saisissons, pour ainsi dire, entre Eschyle, Sophocle et Euripide, entre la Comédie ancienne, la Comédie moyenne et Ménandre qu’une distinction de couleurs ; nous ne percevons nullement les hauteurs relatives. Les grammairiens latins et grecs favorisent nos erreurs ; ils ont tout jugé en se plaçant au point de vue de l’éducation d’un orateur ; nous partons de là pour tout peser au taux du romantique ou du classique. Ce qui nous frappe, par exemple, dans le théâtre d’Eschyle, c’est la fatalité qui plane sur toutes ses pièces ; et nous jugeons que le théâtre d’Euripide en diffère principalement par le rôle qu’y joue la liberté humaine. Nous distinguons Aristophane de Ménandre parce que les comédies du premier sont politiques et sociales, tandis que celles du second étaient plutôt des peintures de mœurs, de caractères, de travers humains.

Mais, combien de différences nous échappent ! Les grammairiens nous ont enseigné à distinguer les dialectes — mais qui nous enseignera à distinguer l’usage que chaque écrivain faisait de ses mots ? Comment reconnaître si Aristophane a employé en certains endroits des locutions triviales, des expressions populaires, des mots de “l’argot” d’Athènes ? Que dirons-nous des expressions techniques de Polybe et d’Elien, si nous les comparons aux mots de la langue usuelle dont se sert Thucydide pour les mêmes idées ? Où prendre la mesure qui a servi aux critiques Alexandrins pour rejeter des passages entiers dans les poëmes d’Homère ? À moins de contradictions manifestes dans les faits, la langue et l’esprit, dans ces interpolations, nous semblent les mêmes. Dans l’Odyssée une partie de la Nekuya est repoussée par les meilleurs éditeurs ; c’est celle où Odysseus a une sorte de vision qui lui montre, dans l’Erèbe, Tantale, Sisyphe et les grands criminels qui subissent leur supplice : ces soixante-dix vers peuvent être rangés parmi les plus beaux de l’Odyssée. Un exemple fera encore mieux comprendre quel est le sens qui nous manque. Tout Européen qui n’a pas longtemps vécu dans le Céleste Empire est d’avis que les Chinois se ressemblent ; il lui sera difficile de reconnaître un individu désigné parmi des hommes de même âge. Cependant, les Chinois reconnaissent entre eux autant de dissemblances que les Français parmi les Français. Nous sommes ainsi disposés, quand nous ne possédons pas la vue ésotérique des choses, à nous contenter de la vue exotérique ; c’est en particulier ce qui est arrivé pour Eschyle et Aristophane.

Une bonne “mise au point” est d’abord nécessaire. Ce n’est pas par des dates que l’on pourrait l’obtenir. La marche des événements et des idées n’est pas la même dans l’Antiquité que dans les temps modernes. Tantôt les évolutions sont plus rapides, tantôt elles sont plus lentes. Le siècle de Périclès compte trente ans. L’histoire connue du monde Romain tient en quelques centaines d’années. Le maître de Socrate est Anaxagore ; son disciple est Platon. Nous avons mis trois cents ans pour arriver de Bacon à Stuart Mill. Mais la République romaine a été, une fois pour toutes, remplacée par l’Empire : combien de fois, en moins de cent ans, avons-nous transformé notre Démocratie en Monarchie ? L’instruction généralisée, les communications commerciales et la rapidité des voyages ont bouleversé non seulement la face du monde mais l’histoire des sociétés. Seule une soigneuse comparaison des œuvres pourra fournir quelques données pour l’histoire de l’Art Dramatique en Grèce.

On a cru pendant longtemps à l’épanouissement subit de la poésie homérique après la guerre de Troie. Les travaux récents font pressentir qu’on abandonnera de plus en plus cette théorie. Sans doute l’Iliade et l’Odyssée ont été précédées d’une multitude de chansons de geste. M. Georges Perrot en voit la preuve dans des allusions fréquentes à des personnages qui paraissent aimés du public comme le vieux Nestor. De là à supposer une geste de Nestor, il n’y a qu’un pas. On pourrait, il me semble, trouver des indications encore plus précises sur la poésie cyclique antérieure à Homère dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Une de celles-ci serait le contraste si souvent remarqué des commentateurs entre l’idée qu’Homère se fait des dieux et le refrain où il les décrit. Dès son époque les dieux sont des êtres un peu vagues, très surnaturels, propres à prendre toutes les formes et, partant, sans image précise. Néanmoins on trouve partout dans l’Iliade et l’Odyssée : Héra boôpisGlaukôpis AthénéLeukôlenos HéraThétis argyropoza, etc. Les traducteurs, après mainte hésitation, expliquaient : Junon aux grands yeux, au regard doux ; Minerve aux yeux pers, glauques ou clairs ; Junon aux bras blancs ; Thétis aux pieds brillants. Il serait sans doute plus simple et plus vrai de rapporter ces refrains consacrés aux chansons de geste qui existaient depuis des temps fort anciens, où les dieux n’étaient guère pour les hommes que des statues plus ou moins richement ornées. Dès lors il faudrait expliquer : Héra à la tête de génisse (12) ; Athéné à la tête de chouette ; Héra aux bras d’ivoire ; Thétis aux pieds d’argent. Sans doute ce n’était pas comme de semblables idoles qu’Homère considérait ces dieux ; peut-être même ne comprenait-il plus le véritable sens des refrains qu’une tradition artistique et religieuse le contraignait à employer.

Ainsi l’Art Homérique n’est pas une floraison spontanée ; l’hexamètre n’a pas jailli soudain des lèvres du plus grand des poètes ; une longue génération d’artistes avant lui s’étaient essayés aux mêmes sujets et avaient consacré la même forme. — Il ne serait pas plus rationnel de soutenir que Thespis, Phrynichos et Susarion sont les seuls prédécesseurs d’Eschyle et d’Aristophane. Nous sommes tellement habitués à faire d’Eschyle le premier degré du temple que Racine et Corneille ont élevé à Sophocle et à Euripide, que nous examinons surtout son procédé dramatique pour mettre en lumière la supériorité des deux autres. Si on nous pousse, nous dirons que le drame d’Eschyle est primitif et lyrique, que la fatalité souffle dans toutes ses tragédies ; que ce poëte est un sombre visionnaire ; enfin, qu’on trouve dans sa trilogie, “l’Orestie” des “scènes shakespeariennes”.

Si on nous demande ce que nous pensons d’Aristophane, nous répondons que c’est un pamphlétaire spirituel, grand poëte lyrique, qu’il possède une force comique irrésistible ; que le plan de ses comédies en général est assez faible ; que les Nuées, qui sont le mieux exécutées, ont fait condamner Socrate ; que d’ailleurs son théâtre est semé d’ordures, fort grossières ; qu’il est homme fin mais borné, mais aristocrate ; qu’enfin ses pièces “sont le régal des délicats et le charme de la canaille”.

Une étude sincère de ces deux poètes nous montrera ce qu’il y a de vrai ou de faux dans ce jugement sommaire des gens du monde. Cette étude ne saurait être complète ici ; aussi ne faudra-t-il lui demander qu’une sorte de “mise au point” et la justification du rapprochement de deux noms aussi éloignés l’un de l’autre que ceux d’Eschyle et d’Aristophane. L’alliance de leurs noms a pour raison la grande analogie du système dramatique chez le tragique et le comique ; le but de ce travail sera de montrer la ressemblance.

I

“Eschyle, dit Aristote dans sa Poétique, fut le premier qui mit deux acteurs en scène, car il n’y en avait qu’un avant lui ; il diminua les chants du chœur et inventa l’idée d’un principal personnage. Sophocle ajouta un troisième acteur aux deux d’Eschyle et orna la scène de fort belles décorations(13).”

Voici maintenant le témoignage de la légende historique. Eschyle naquit en 525 à Eleusis, siège des mystères. Son père Euphorion, était pythagoricien. À trente-cinq ans, il fut blessé à Marathon ; puis il combattit à Salamine, à Platées. Son frère, Amynias, remporta le prix de valeur à Salamine. Son autre frère, Cynégire, se fit tuer à Marathon d’une manière héroïque. Enfin, Eschyle mourut à Géla, en Sicile, tué par une tortue qu’un aigle lui avait laissé tomber sur la tête. Il avait composé cette épitaphe :

“Sous cette pierre gît Eschyle, fils d’Euphorion, né dans Athènes, il mourut aux plaines plantureuses de Géla. Au bois si fameux, au bois de Marathon, au Mède à la flottante chevelure à dire s’il fut vaillant : ils l’ont vu.”

Cette tradition nous a été transmise par Hérodote et Justin. Il n’y a pas de raisons particulières pour en douter ; mais il faut remarquer l’adaptation merveilleuse de tous les événements de la vie d’Eschyle aux idées qui se dégagent de son œuvre. Sa réputation est celle d’un poëte religieux, initié, mystique même : il naît à Eleusis ; son père est pythagoricien. Il compose les Perses ; on le voit combattre à Marathon, à Salamine, à Platées ; ses frères sont Amynias et Cynégire. Son voyage en Sicile serait inexplicable sans sa pièce des Etnéennes. Il meurt à Géla et le nom du roi de Syracuse, près duquel il se réfugia, est Gélon.

N’affirmons donc rien : c’est Hérodote qui reste responsable. Les Grecs aimaient à symboliser les existences des hommes célèbres. L’île des Phéaciens, dans l’Odyssée, avec son roi “Esprit-fort” (Alkinoos) et sa reine “Vertu” (Arété) est une allégorie. On reste étonné lorsqu’on voit réduire par Thucydide à une simple amourette l’histoire d’Harmodios et d’Aristogiton ; Callimaque les avait célébrés dans un hymne enthousiaste qu’on pourrait appeler la Marseillaise des Grecs (14). On est peiné d’apprendre que les terribles Perses, contre lesquels Léonidas a succombé aux Thermopyles, étaient armés de flèches en silex et de boucliers d’osier. Il est fort possible qu’Eschyle ait combattu à Salamine ; le récit du messager dans les Perses semble bien d’un témoin oculaire. D’ailleurs l’existence libérale des Grecs leur permettait toutes les carrières. Sophocle fut deux fois stratège. Socrate avait sauvé la vie d’Alcibiade pendant la campagne de Sicile ; il s’était distingué au siège de Potidée. Thucydide n’écrivit son histoire qu’après une opération malheureuse à Amphipolis ; il était général commandant et les Athéniens l’exilèrent — ce qui correspond à une mise en disponibilité. Pour ce qui est du reste, les convictions sont libres.

Quant au témoignage d’Aristote, force est bien de le retenir, quoiqu’il ne prouve pas grand’chose. Pour le Stagyrite, le système dramatique d’Eschyle à Sophocle n’a changé que par le nombre d’acteurs qui sont en scène. Ou du moins il n’avait besoin que de cette constatation. Il n’est pas improbable qu’Eschyle ait modifié les chœurs dramatiques en dramatisant précisément quelques parties lyriques : mais le procédé de composition est resté le même, quoique, sans aucun doute, Eschyle l’ait extrêmement perfectionné.

Il faut considérer l’art dramatique d’Eschyle comme infiniment supérieur à celui de Sophocle et d’Euripide. Mais pour apprécier cette différence, il convient de se placer au point de vue grec et d’abandonner nos idées modernes. Pour nous, un drame consiste essentiellement dans une suite d’événements découpés en tranches ; nous admettons que dans les tranches antérieures on nous serve les causes des événements, dans les tranches postérieures leurs conséquences ; ou bien c’est une existence partagée en péripéties, ou encore l’analyse d’une nature humaine dans ses différents moments : enfin les réalistes demandent qu’on reproduise les événements tels qu’ils surviennent et dans leur succession naturelle. Pour l’artiste grec, le drame ne comprenait qu’un moment ; et la pièce, pour ainsi dire, décrivait un cercle autour de ce moment jusqu’au dénouement qui amenait un second moment et terminait ainsi la pièce. On pourrait fort bien comparer un drame d’Eschyle à un temple symétriquement construit en toutes ses parties et dont le chapiteau serait la catastrophe. M. Émile Burnouf a fait remarquer l’analogie qui existe entre la structure du Parthénon, où une multitude de courbes sont juxtaposées ou fondues, et la quatrième Pythique de Pindare où une multitude d’éléments mythologiques sont groupés autour du mythe de la Toison d’Or. Mais dans une pièce d’Eschyle les différentes parties sont symétriques par rapport à leurs propres parties comme par rapport à la construction entière ; mieux encore, dans une trilogie, les développements se correspondent et se font équilibre.

À la longue justification de Clytemnestre dans l’Agamemnon correspond la plaidoirie finale d’Oreste dans les Choéphores ; le discours d’Athéné unit les deux thèses et les concilie dans les Euménides (15). À la digression géographique sur le voyage d’Io dans le Prométhée enchaîné répondait sans aucun doute un développement analogue sur les pérégrinations d’Hercule dans le Prométhée délivré.

Examinons attentivement ce Prométhée enchaîné ; nous n’y trouvons qu’une situation brusquement dénouée. Aristote disait que c’était le chef-d’œuvre de la tragédie simple. Mais les tragédies implexes appartiennent à un système dramatique tout différent. Ici on pourrait dire que toute la pièce est dans la crise, dans le clou ; le drame est continuellement à l’état aigu. L’état des choses ne change pas ; Prométhée vaincu reste en présence de Zeus tout-puissant jusqu’à ce que la foudre le précipite dans l’Erèbe. Mais cette situation est appréciée par Héphaïstos, par la Force, par le bonhomme Océan monté sur son griffon, par Io, par les Océanides, par Hermès. La bienveillance brutale, l’obéissance aveugle, la bonté bébête et craintive, la sympathie malheureuse, l’innocence inquiète, la volonté de Zeus viennent se mêler tour à tour au malheur de Prométhée. Il y a de la symétrie, de l’équilibre jusque dans la résistance de l’orgueil du Titan à la force du dieu. Le dénouement n’est que la rupture de l’équilibre (16).

Les Sept contre Thèbes ne contiennent également qu’une situation. Thèbes est assiégée par sept chefs, parmi lesquels Polynice ; Etéocle, roi de la cité de Cadmos, se défend dans sa citadelle ; les femmes et les filles thébaines ont peur. La ville est sauvée ; Ismène et Antigone pleurent leurs frères qui se sont entre-tués. L’équilibre de la pièce est dans la résistance de la ville aux sept chefs. Lorsqu’il aura été rompu, la pièce sera terminée. La symétrie dans ce drame est parfaite : La ville de Thèbes à sept portes ; il y aura un chef à chacune des portes ; à chacun des chefs ennemis s’oppose un chef thébain ; la description de ces chefs occupe la plus grande partie de l’œuvre ; les tirades du messager qui décrit les chefs ennemis correspondent exactement comme longueur, comme allusions, comme sens des vers, aux tirades d’Etéocle qui décrit les chefs thébains ; d’un côté on trouve Etéocle, de l’autre Polynice ; enfin, Ismène et Antigone achèvent la symétrie et forment contraste. La rupture de l’équilibre général cause un équilibre particulier ; d’une part Ismène s’attache au corps d’Etéocle, de l’autre Antigone au corps de Polynice. Le chœur se sépare en deux demi-chœurs ; l’un suit Ismène, l’autre Antigone. La construction est d’une symétrie parfaite (17). Remarquons ici un point sur lequel nous reviendrons plus tard : les Sept contre Thèbes sont la pièce préférée d’Aristophane (18).

Dindorf a été tellement frappé de la perfection d’équilibre de ce drame que la plupart de ses corrections, de ses rejets, ont pour explication la symétrie primitive.

La tragédie des Perses, non moins que celle d’Agamemnon, a soulevé des critiques sur la longueur de l’exposition. Le point de vue auquel on se plaçait pour juger ces deux pièces devait nécessairement amener un tel résultat. Quoiqu’on en puisse dire, les Perses et l’Agamemnon sont des tragédies simples, auxquelles on ne peut pas, sans une faute évidente de goût, appliquer les règles des tragédies de Sophocle et d’Euripide. Il n’y a point d’exposition à proprement parler dans les Perses, ou plutôt le fond de la pièce est son exposition. L’attente du peuple perse et sa déception — voilà le contraste symétrique du drame. Si l’une de ces deux parties était écourtée, l’équilibre serait détruit. La chute de la pièce se produit sur le retour de Xerxès. L’arrivée de Xerxès elle-même trouve son contre-poids dans l’apparition de l’ombre de Daréios.

La défaite de Marathon est ainsi mise en présence du désastre de Salamine ; l’une a préparé l’autre. Il ne faut donc nullement attribuer à une sombre vision d’Eschyle l’évocation du spectre de Daréios. Le poëte y a trouvé l’élément d’un contraste ; et en artiste consommé, il a magistralement bâti son drame. La symétrie des vers est continuelle dans les Perses. On peut dire que la moitié de cette tragédie est composée de plaintes rythmées (19). Le personnage d’Atossa unit les deux défaites des Perses ; elle a souffert de Marathon comme femme de Daréios ; elle pleure Salamine comme mère de Xerxès.

On a voulu expliquer la longue exposition de l’Agamemnon, et on a excusé Eschyle en alléguant que cette exposition est en réalité celle de l’Orestie tout entière. Mais je crois qu’Eschyle n’aurait pas accepté cette interprétation. Il n’aurait pas compris ce que nous entendons par une exposition. Cette manière de composer n’appartient pas à son art tragique. La trilogie dont Agamemnon est le début a son unité parfaite ; mais chacune des tragédies dont elle se compose doit être parfaitement équilibrée dans ses parties. C’est ainsi que chaque fragment d’un cristal que l’on fend suivant ses plans de clivage garde la forme et les rapports géométriques du cristal tout entier. Dans l’Agamemnon l’équilibre est entre l’attente du retour d’Agamemnon et les préparatifs de ses assassins. Cette symétrie est nettement indiquée dès le début du drame, par le veilleur : “Puissé-je avoir le bonheur de toucher avec cette main la main bienveillante du maître de ce palais, à son arrivée. Pour le reste, je me tais : j’ai un grand bœuf qui me pèse sur la langue : mais cette maison, si elle voulait parler, en dirait long”(20). La catastrophe de la mort d’Agamemnon termine la pièce. Je ne fais remarquer que pour mémoire l’admirable disposition de la scène où Cassandre prédit le dénouement. Du vers 1.071 au vers 1.176, l’alternance des répliques de Cassandre et du chœur est parfaite. Au moment de la catastrophe, double cri d’Agamemnon. Le chœur se sépare en deux demi-chœurs qui se répondent par une distichomythie (21). Le discours de Clytemnestre qui correspond aux tirades d’Oreste et d’Athéné dans les Choéphores et dans les Euménides est relevé symétriquement dans l’Agamemnon par le discours d’Egisthe (22) ; la pièce se suffisait ainsi à elle-même. Un double contraste existe entre Agamemnon et Egisthe d’une part, entre Clytemnestre et Cassandre de l’autre et les personnages sont mutuellement liés, Agamemnon à Clytemnestre et à Cassandre, Clytemnestre à Agamemnon et à Egisthe.

L’analyse des Choéphores et des Euménides nous entraînerait trop loin. La loi de symétrie dans la tragédie simple a été suffisamment esquissée pour que l’on puisse facilement dégager le procédé de composition d’Eschyle. Dans les Choéphores on trouve d’une part Oreste et Électre, de l’autre Clytemnestre avec Egisthe ; le tombeau d’Agamemmon unit ces deux groupes. Cette pièce, avec les Suppliantes, est une de celles où la stichomythie est la plus développée. La scène où Agamemnon est supplié par son fils et sa fille est d’un art consommé ; les invocations s’appellent et se répondent (23). L’horreur profonde du moment où Oreste va tuer sa mère n’a pas empêché Eschyle d’encadrer le dialogue dans une rigoureuse stichomythie. Les fureurs d’Oreste qui voit les “chiennes vengeresses de sa mère” s’exhalent dans une distichomythie admirablement ouvragée.

Dans les Euménides l’équilibre existe entre l’acte de justice divine accompli par Oreste et le crime de famille pour lequel les Euménides le poursuivent. D’un côté Apollon et Athéné ; de l’autre l’ombre de Clytemnestre et les Furies ; entre les deux se trouve Oreste. La catastrophe est la délivrance d’Oreste par Athéné. L’alternance de la distichomythie de Clytemnestre avec les ronflements et les cris entrecoupés des Euménides est encore une preuve de l’art qu’Eschyle apporte dans les crises les plus aiguës du drame (24).

Enfin dans les Suppliantes, il y a équilibre entre la poursuite des filles de Danaos par les fils d’Aegyptos et la protection que peut leur accorder Argos. La catastrophe est l’hospitalité que leur accorde Pelasgos (25).

La recherche d’une symétrie tragique est tellement visible chez Eschyle, que les anciens eux-mêmes l’ont critiquée. Dans les Grenouilles, Euripide reproche à Eschyle ce qu’on pourrait appeler un procédé : l’évolution du chœur ou de personnages secondaires devant le personnage principal qui restait muet. Les exemples choisis par Aristophane sont Achille et Niobé ; de ces deux tragédies nous n’avons rien conservé. Mais le Prométhée enchaîné nous donne à la fois un exemple et une explication de cet artifice dramatique. Le contraste entre la puissance de Zeus et l’orgueil insoumis de Prométhée est d’autant plus violent que Prométhée reste muet pendant les quatre-vingt-sept premiers vers. Ce qu’Euripide accuse d’être un procédé pour attirer l’intérêt serait bien plutôt le résultat d’une ordonnance symétrique et d’un système dramatique.

La langue d’Eschyle est si particulière qu’on se refusait au xvie siècle à le lire, parce qu’il était plein de syrianismes (plenus syranismis). Plus tard on y a vu des alliances de mots incompréhensibles, et on a soutenu qu’elles étaient le résultat d’une sorte de vision mystique. Si on étudie le style d’Eschyle sans idées préconçues, on s’aperçoit rapidement que ses images sont d’une excessive recherche poussée au plus haut point de l’art, absolument analogues aux comparaisons de Victor Hugo (26).

Dans une étude aussi sommaire, il serait difficile d’espérer avoir tout dit. Beaucoup de points très obscurs dans les tragédies d’Eschyle demanderaient à être éclaircis. Les questions de métrique n’ont pu être abordées ici. Ce qu’il importait de montrer, c’est que le point de vue auquel on juge généralement Eschyle n’est pas le vrai. Un des derniers traducteurs, M. Bouillet, appliquait au poëte une citation de M. Taine :

“ …Dans un tel état, l’ordre régulier des mots et des idées est à chaque pas brisé. La suite des pensées dans le visionnaire n’est pas la même que dans le raisonneur tranquille. Une couleur en attire une autre, d’un son il passe à un autre son… Pêle-mêle les idées s’enchevêtrent. Tout d’un coup, par un souvenir brusque, le poëte fait irruption dans la pensée qu’il prononce, en reprenant la pensée qu’il a quittée… La passion mugit ici comme une bête énorme, et puis c’est tout ; elle surgit et sursaute en petits vers abrupts”.

L’exposition rationnelle du système dramatique d’Eschyle prouve que ce n’est pas ainsi qu’il faut le comprendre. Rien chez lui n’est inconscient ; aucun mot, aucune scène qui n’ait vu sa place marquée dans la construction générale ; les cris de la passion sont réglés et rythmés.

Plus tard Sophocle et Euripide modifieront le drame. Chez Sophocle la symétrie première reste encore assez développée ; Œdipe roi participe des deux systèmes. Mais il y a désormais une action dramatique. L’action se meut par rapport à Œdipe ; tandis que dans les tragédies d’Eschyle le premier pas de l’action est sa conclusion. Philoctète marque un pas de plus ; le héros ne reste plus muet ; il crie, il hurle et sa douleur ne trouve dans la tragédie aucun contre-poids. Euripide, introduisant de plus en plus dans le drame l’image de la vie réelle, en détruit à mesure l’art et la symétrie.

Comparer Eschyle à Shakespeare, c’est tenter de réunir deux arts complètement différents. Rien d’analogue entre la scène d’Oreste et de Clytemnestre et celle d’Hamlet et de sa mère. Shakespeare n’avait nulle préoccupation de stichomythie, de mesure, ou de symétrie. C’est chez lui, si l’on veut, que la passion peut “mugir” à l’aise. S’il fallait rapprocher Eschyle d’un poëte des temps modernes, il semble que Dante lui serait quelque peu semblable. Le symbolisme obscur du poëte italien, son grand souci de la symétrie, du sujet et de la forme, la sobriété des épisodes enfermés dans un nombre donné de tercets — (l’apparition de Françoise de Rimini, par exemple), — font de lui un artiste eschylien. Mais c’est la statue de Laocoon qui fixerait encore le mieux l’idée de l’art grec au temps d’Eschyle. Elle montre bien en quoi cet art diffère du réalisme plus ou moins avancé, par la recherche exclusive de l’harmonie des rapports dans la forme. Laocoon souffre et se tord sous les deux serpents qui l’enlacent, et cependant, contrairement à toutes les lois de la vie, il ne pousse pas un cri, — sa bouche n’est qu’entr’ouverte, — parce que s’il criait, il ne serait pas parfaitement beau.

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Traductions

 

Avant-propos à une Traduction de Catulle en vers marotiques(27)

Voici une nouvelle singerie en vers, comme dirait Baudelaire, s’il était encore de ce monde. Je la dédie au monde lettré intelligent, à celui qui a du goût, qui sait ce que vaut un bon auteur et ne cherche point à lui imposer son esprit pour le faire mieux apprécier — c’est dire que mon livre n’est pas pour les gens qui écrivent du nez, comme ils en parlent et

Cependant leur savoir ne s’étend seulement
Qu’à regratter un mot douteux au jugement.


Les traductions en vers ont mauvaise réputation : ou bien elles conservent la forme et altèrent complètement le sens ; ou bien elles conservent le sens et envoient au diable la forme. Les deux méthodes sont également défectueuses. Il est évident que notre versification, entravée par la rime, est rebelle à la traduction. Pour faire une traduction tant soit peu exacte, en vers, tout en conservant la forme, il fallait donc choisir une prosodie licencieuse. J’ai cru bien faire en imitant la langue libre du xvie siècle, la versification licencieuse de Marot.

Je n’ai pas eu cette raison seulement pour traduire Catulle dans la langue du xvie siècle. Mais il m’a semblé qu’à l’époque de Catulle, la langue latine était formée au même degré à peu près que, chez nous, la langue française sous Henri IV. J’ai suivi le raisonnement de Littré qui traduisait Homère en langue romane. On ne saurait croire combien les expressions et les tournures ont d’analogie dans deux langues arrivées au même degré de formation.

Du reste cette analogie, dans ce cas, est fort explicable : au xvie siècle, comme sous César, la langue de la littérature grecque a fait invasion : on retrouve du grec dans les mots et les idées.

C’est ce qui fait qu’à mon avis, Catulle n’est traduisible qu’en vieux français, malgré la bizarrerie apparente de cette opinion. Il est possible que ma traduction soit mauvaise, mais j’espère avoir ouvert une nouvelle voie désormais déblayée pour mes successeurs : “l’analogie des langues et des littératures aux mêmes degrés de formation”.

Ma Montre (28)

Ma superbe montre neuve avait marché dix-huit mois sans avance, ni retard, sans avaries et sans arrêt dans son mécanisme(29). J’en étais arrivé à la considérer comme infaillible dans ses jugements sur le temps et à regarder sa constitution et son organisme comme indestructibles. Mais enfin un soir je la laissai s’arrêter. J’en fus navré ; j’eus comme l’avant-goût d’une calamité prochaine. Mais peu à peu je me remontai le moral ; je la mis à l’heure au jugé ; je chassai mes pressentiments ; je domptai mes superstitions. Le lendemain, j’entrai dans un magasin de bijouterie pour la mettre à l’heure exacte. Le chef de l’établissement me la prit des mains et se mit en posture de me la remonter. Ensuite il dit : “Elle retarde de quatre minutes — il faut avancer le régulateur.”

J’essayai de l’arrêter — j’essayai de lui faire comprendre que ma montre marchait dans la perfection. Mais non, tout ce que ce navet à face humaine était capable de voir, c’était que la montre retardait et qu’il fallait pousser un peu le régulateur. Voilà comme, pendant que je tressautais d’anxiété et que je tournais autour de lui en le suppliant de laisser ma montre tranquille, il perpétra son crime, froidement, résolument. Ma montre se mit à avancer. De jour en jour elle avança davantage.

À la fin de la semaine elle tremblait de fièvre et son pouls montait à cent cinquante à l’ombre. Deux mois après elle avait laissé bien loin derrière elle toutes les pendules, toutes les montres de la ville ; elle avait un peu plus de treize jours d’avance sur l’almanach. Elle était en plein mois de novembre, pataugeant dans la neige, tandis que les feuilles d’octobre jaunissaient encore. Je pressais le loyer, les billets à ordre, etc. d’une façon si ruineuse que je ne pouvais y suffire.

J’emportai ma montre chez l’horloger, pour la faire régler.

(D’après Mark Twain.)

L’Enterrement

I

Penser à ceci !

Penser au temps — à toute cette rétrospection !

Penser à aujourd’hui, et aux âges qui continueront d’ici en avant ?

Avez-vous imaginé que vous-même vous ne continueriez pas ?

Avez-vous redouté ces scarabées, insectes souterrains ?

Avez-vous craint que le futur ne soit rien pour vous ?

Aujourd’hui, n’est-ce rien ? Le passé sans commencement, n’est-ce rien ?

Si le futur n’est rien, ils ne sont juste aussi sûrement rien.

Penser que le soleil se levait à l’est ! que des hommes et des femmes étaient souples, réels, vivants, que tout était vivant !

Penser que vous et moi nous ne voyions, ni ne sentions, ni ne pensions, ni ne jouions notre rôle !

Penser que nous sommes ici maintenant, et que nous jouons notre rôle !

2

Pas un jour ne passe — ni une minute, ni une seconde, sans un accouchement.

Pas un jour ne passe — ni une minute, ni une seconde, sans un cadavre.

Les nuits mornes s’en vont, et les jours mornes aussi,

La meurtrissure d’être tant couché au lit s’en va,

Le médecin, après l’avoir longtemps remis, donne pour réponse le regard silencieux et terrible.

Les enfants viennent pressés et sanglotants, et on fait chercher les frères et sœurs.

Les potions restent, sans qu’on les prenne, sur l’étagère (l’odeur de camphre depuis longtemps a envahi les chambres).

La main fidèle du vivant n’abandonne pas la main du mourant.

Les lèvres palpitantes pressent légèrement le front du mourant.

Le souffle cesse, et le pouls du cœur cesse.

Le cadavre s’étend et les vivants le regardent,

Il est palpable comme les vivants sont palpables.

Les vivants regardent le cadavre avec la vue de leurs yeux,

Mais sans la vue des yeux un d’une vie différente s’attarde, et regarde curieusement le cadavre.

3

Penser que les rivières couleront, que la neige tombera, que les fruits mûriront — que cela agira sur les autres comme aujourd’hui sur nous — et pourtant cela n’agira pas sur nous !

Penser à toutes ces merveilles de la ville et de la campagne, et que d’autres y prennent grand intérêt — et nous n’y prendrons pas d’intérêt !

Penser combien nous sommes avides à construire nos maisons !

Penser que d’autres seront juste aussi avides, et nous totalement indifférents !

Je vois un bâtir la maison qui lui sert peu d’années, ou septante ou octante années au plus.

Je vois un bâtir la maison qui lui sert plus longtemps que cela.

Des lignes lentement mouvantes et noires rampent sur toute la terre — elles ne cessent jamais — ce sont les lignes des funérailles.

Qui était Président a été enterré, et qui est Président sera sûrement enterré.


Pourquoi les murailles du palais paraissent-elles

Si rouges ? Pourquoi la lumière sacrée rayonne-t-elle

Si rouge à notre vue,

Par les nuages et les brumes tristes ?

Quelle humidité, quel brouillard couvre

Le pur, jamais taché,

Et éclatant saphir ?

La flamme, l’éclat, le feu

De l’étincelante Toute-Puissance ?

Pourquoi La Lueur profonde de Dieu

Paraît-elle noire comme le sang ?

Comme ce fruit joyeux luit de pourpre et d’or.

(D’après Walt Whitman.)

Préface à “Leaves of Grass”


L’Amérique ne repousse pas le passé, ou ce qu’il a produit parmi ses formes, ou parmi d’autres systèmes politiques, ou l’idée de castes, ou les anciennes religions ; elle accepte la leçon avec calme ; elle n’est pas si impatiente qu’on l’a supposé parce qu’il y a encore de la gangue collée aux opinions, aux mœurs et à la littérature, tandis que la vie qui avait servi aux besoins de cette matière morte a passé dans la nouvelle vie des nouvelles formes ; elle voit bien qu’on emporte lentement le cadavre des salles à manger et des chambres à coucher de la maison, elle voit bien qu’il attend un instant à la porte, qu’il était très approprié à son temps, que son action est descendue dans l’héritier vigoureux et bien formé qui approche, et qui sera très approprié à son temps.

Les Américains, de toutes les nations de tous les temps sur terre, ont sans doute la plus pleine nature poétique. Les États-Unis sont eux-mêmes essentiellement le plus grand poëme. Dans l’histoire de la Terre jusque-là, les choses les plus grandes et les plus actives paraissent humbles et rangées devant cette grandeur et cette action plus amples. Voici enfin dans les faits humains de quoi correspondre aux larges faits du jour et de la nuit. Voici, non simplement une nation, mais une nation ouvrière de nations. Voici l’action détachée de ses biens, nécessairement aveugle au particulier et aux détails, se mouvant magnifiquement en vastes masses. Voici l’hospitalité qui pour toujours indique les héros. Voici…



La Vision du Vétéran

Tandis que ma femme, couchée à mon côté, sommeille, et que les guerres sont finies dès longtemps,

Et que ma tête sur l’oreiller repose dans ma maison, et que la minuit mystique passe,

Et qu’à travers le silence, à travers l’ombre, j’entends, juste j’entends le souffle de mon enfant,

Là dans la chambre, comme je m’éveille de dormir, cette vision se pressa sur moi.

Le combat s’ouvre alors et là, dans mon cerveau actif, irréel ;

Les escarmoucheurs commencent — ils rampent prudemment en tête — j’entends l’irrégulier snap ! snap !

J’entends le son des différents projectiles — le bref t-h-t ! t-h-t ! des balles de fusils rayés.

Je vois les obus en explosion, laissant de petits

nuages blancs — j’entends les grands obus qui crient quand ils passent ;

La mitraille, comme le murmure et le frisson du vent dans les branches (rapide, tumultueuse, voici que la bataille rage !)

Toutes les scènes aux batteries elles-mêmes se lèvent en détail devant moi encore.

Le fracas et la fumée — l’orgueil des hommes à leurs pièces ;

Le chef canonnier dispose et pointe sa pièce, et choisit une fusée à temps voulu.

Après le feu, je le vois se pencher de côté, et regarder avidement pour noter l’effet.

— Ailleurs, j’entends le cri d’un régiment qui charge — le jeune colonel lui-même, en tête cette fois, avec son épée brandie ;

Je vois les trouées ouvertes par les volées ennemies, rapidement remplies — pas de délai.

Je respire la fumée suffocante — puis les nuages plats planent bas, couvrant tout ;

Maintenant une accalmie étrange s’étend quelques secondes, pas un coup tiré d’aucun côté ;

Puis reprenant, le chaos plus fort que jamais, avec des appels avides et des ordres d’officiers ;

Tandis que d’une partie distante du champ de bataille le vent souffle à nos oreilles des hourrahs joyeux (quelque succès spécial) ;

Et toujours le son du canon, loin ou près, soulevant, même en rêve, une exaltation diabolique, et toute la vieille joie folle, dans les profondeurs de mon âme.

Et toujours le passage empressé de l’infanterie qui change ses positions — les batteries, la cavalerie, se mouvant ci et là ;

Ceux qui tombent, les mourants, je ne m’en inquiète — les blessés, dégouttants et rouges, je ne m’en inquiète — quelques-uns boitillent en arrière ;
La furie, la chaleur, la charge — les aides de camp au galop ou à bride abattue :
Avec le tapotement des petites armes, l’avertissant s-s-t des fusils rayés (ceci dans ma vision je l’entends ou je le vois) ;
Et les bombes qui éclatent en l’air, et dans la nuit les fusées varicolores.
(D’après Walt Whitman.)


Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant (30)


J’admets qu’on m’accordera d’avance que toutes les personnes de quelque éducation prendront un certain intérêt à l’histoire personnelle d’Emmanuel Kant, si peu que leurs goûts ou les occasions aient pu les mettre en rapport avec l’histoire des opinions philosophiques de Kant. Un grand homme, même sur un sentier peu populaire, doit toujours être l’objet d’une libérale curiosité. Supposer qu’un lecteur soit parfaitement indifférent à Kant, c’est supposer qu’il soit parfaitement inintellectuel ; en conséquence, même si en réalité il se trouvait ne point considérer Kant avec intérêt, il faudrait encore feindre par politesse de supposer le contraire. Ce principe me permet de ne point faire d’excuses à aucun lecteur, philosophe ou non, goth ou vandale, hun ou sarrasin, pour lui imposer une courte esquisse de la vie de Kant et de ses habitudes familières, tirée des rapports authentiques de ses amis et disciples. Il est vrai que, sans aucun manque de générosité de la part du public, les œuvres de Kant ne sont pas, dans ce pays, considérées avec le même intérêt qui s’est amassé autour de son nom. Et ceci peut être attribué à trois causes : premièrement au langage dans lequel ces œuvres sont écrites ; secondement à l’obscurité supposée de la philosophie qu’elles contiennent, qu’elle soit inaliénable ou due au mode particulier d’exposition de Kant ; troisièmement à l’impopularité de toute philosophie spéculative quelle qu’elle soit, et en quelque manière qu’elle soit traitée, dans un pays où la structure et la tendance de la société impriment à toute l’activité de la nation une direction presque exclusivement pratique. Mais quelles qu’aient été les fortunes immédiates de ses livres, pas un homme de curiosité éclairée ne regardera l’auteur lui-même sans une nuance d’intérêt profond. Mesuré à une seule évaluation du pouvoir — au nombre des livres écrits directement pour ou contre lui, pour ne rien dire de ceux qu’il a indirectement modifiés — il n’y a point d’écrivain philosophique, si l’on excepte Aristote, Descartes et Locke, qui puisse prétendre approcher de Kant par l’étendue et la hauteur d’influence qu’il a exercée sur les esprits des hommes. Tels étant les droits qu’il a à notre attention, je répète qu’il n’y aura de la part du lecteur qu’un acte raisonnable de respect à admettre en lui-même assez d’intérêt à Kant pour justifier ce court mémoire sur sa vie et ses habitudes.

Emmanuel Kant, second de six enfants, naquit à Kœnigsberg en Prusse — cité qui dans ce temps comptait environ 50.000 habitants — le 22 avril 1724. Ses parents étaient des gens de rang humble, point même assez riches pour leur situation, mais qui purent, grâce à l’aide d’un proche parent et à quelques subsides qu’y ajouta un gentilhomme qui les estimait pour leur piété et leurs vertus domestiques, donner à leur fils Emmanuel une éducation libérale. Il fut envoyé, enfant, à une école de charité, et en l’année 1732, passa à l’Académie Royale ou Académie de Frédéric. Là il étudia les classiques grecs et latins et entra en intimité avec un de ses camarades d’école, David Ruhnken (si connu plus tard des savants sous son nom latin de Ruhnkenius), intimité qui dura jusqu’à la mort de ce dernier. En 1737, Kant perdit sa mère, femme d’un caractère élevé, douée de qualités intellectuelles au-dessus de son rang, qui contribua à l’éminence future de son illustre fils par la direction qu’elle imprima à ses jeunes pensées, par la haute morale à laquelle elle l’astreignit. Kant ne parla jamais d’elle jusqu’à la fin de sa vie sans la plus extrême tendresse et sans une sérieuse reconnaissance des obligations qu’il devait à son soin maternel.

En 1740, à la Saint-Michel, il entra à l’Université de Kœnigsberg ; en 1746, âgé d’environ 22 ans il écrivit sa première œuvre sur une question demi-mathématique et demi-philosophique : l’Evaluation des forces vives. Ce problème avait d’abord été proposé par Leibniz en opposition aux cartésiens. C’était, déclarait Leibniz, une nouvelle loi d’évaluation, non point simplement une nouvelle évaluation ; et on admit que le problème avait enfin été résolu après avoir occupé presque tous les grands mathématiciens d’Europe pendant plus d’un demi-siècle. La dissertation de Kant était dédiée au roi de Prusse et ne lui parvint jamais. En fait, bien qu’imprimée, je crois, elle ne fut jamais publiée. Depuis ce moment jusqu’en 1770, Kant vécut comme précepteur auprès de différentes familles, ou en donnant des conférences privées à Kœnigsberg, particulièrement aux militaires sur l’art de la fortification. En 1770, il fut nommé à la chaire de mathématiques, qu’il échangea bientôt après contre celle de logique et de métaphysique. À cette occasion, il prononça une dissertation inaugurale : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis, qui est digne de remarque parce qu’elle contient les premiers germes de la philosophie transcendantale. En 1781, il publia sa grande œuvre : “Die Kritik der Reinen Vernunft” ou Examen critique de la Raison pure. Le 12 février 1804, il mourut.

Telles sont les grandes époques de la vie de Kant. Mais cette vie fut remarquable non point tant pour ses incidents que pour la pureté et la dignité philosophiques de sa teneur journalière. On en trouvera la meilleure impression dans les mémoires de Wasianski, attestés et soutenus par les témoignages collatéraux de Jachtmann, Rinke, Borowski et d’autres. Nous le voyons là lutter avec la misère de facultés qui vont tomber en décrépitude et avec la douleur, la dépression et l’agitation de deux maladies différentes, l’une qui lui affectait l’estomac et l’autre la tête, toutes choses au-dessus desquelles la bonté et la noblesse de sa nature s’élevèrent victorieusement, comme emportées par des ailes, jusqu’à la fin.

Le principal défaut de ce mémoire sur Kant, ainsi que tous les autres, c’est qu’il rapporte trop peu de choses sur sa conversation et ses opinions. Et peut-être que le lecteur sera disposé à se plaindre que quelques-unes des notes soient trop minutieuses et détaillées, tant qu’elles paraissent manquer de dignité, parfois de sensibilité. En ce qui concerne la première objection, on peut répondre qu’un commérage biographique de cette sorte et une enquête peu scrupuleuse sur la vie privée d’un homme, quelques difficultés qu’un homme d’honneur puisse éprouver à l’écrire, peut être lue sans blâme, et là où le sujet en est un grand homme, parfois avec avantage. Quant à l’autre objection, je ne saurais trop comment excuser M. Wasianski de s’être agenouillé au chevet de son ami mourant pour noter, avec l’exactitude d’un reporter sténographe, la dernière palpitation du pouls de Kant et les luttes de la nature se débattant dans l’agonie, sinon par la supposition que la conception idéalisée qu’il avait de Kant comme d’un homme appartenant à la postérité, semblait en son esprit surpasser et étouffer les restrictions ordinaires de la sensibilité humaine, et que sous cette impression il accomplit par un sens de devoir public ce que sans doute il aurait bien volontiers refusé de faire, s’il se fût abandonné à ses affections privées. Maintenant donc commençons, et supposons que c’est presque toujours Wasianski qui parle.

Mes relations avec le Professeur Kant commencèrent longtemps avant la période à laquelle se rapporte principalement ce petit mémoire. En l’année 1773 ou 1774, je ne saurais dire au juste, je suivis ses leçons. Ensuite je lui servis de secrétaire et ces fonctions m’introduisirent naturellement auprès de lui dans une intimité plus rapprochée qu’aucun autre des étudiants, si bien que, sans aucune requête de ma part, il m’accorda un privilège général de libre accès à son amphithéâtre. En 1780, j’entrai dans les ordres et cessai tout rapport avec l’Université. Je continuai toutefois à résider à Kœnigsberg, mais entièrement oublié, ou du moins entièrement inaperçu par Kant. Dix ans plus tard, en 1790, je le rencontrai par hasard à une joyeuse fête. C’étaient les noces d’un professeur de Kœnigsberg. À table, Kant distribua sa conversation et ses attentions en général parmi les convives, mais, après qu’on se fut levé et que la compagnie se fut dispersée en groupes séparés, il vint s’établir fort obligeamment près de moi. À ce moment, j’étudiais les fleurs, en amateur, veux-je dire, et pour la passion que j’avais pour elles. Sitôt qu’il l’eût appris, il me parla de mon occupation favorite et avec une compétence très étendue. Dans le cours de notre conversation, je fus surpris de découvrir qu’il était parfaitement informé de toutes les circonstances de ma situation. Il me rappela notre ancienne liaison, m’exprima sa satisfaction de me trouver heureux et fut assez bon pour me prier, si mes engagements me le permettaient, de venir de temps en temps dîner avec lui. Bientôt après il se leva pour prendre congé ; et comme nos routes se trouvaient dans la même direction, il me proposa de l’accompagner jusque chez lui. C’est ce que je fis ; et alors je reçus une invitation pour la semaine suivante, avec une invitation générale pour toutes les semaines qui suivraient, et la liberté de choisir mon jour. Je trouvai difficile d’abord de m’expliquer la distinction avec laquelle Kant me traitait, et je conjecturai que quelque ami obligeant lui avait peut-être parlé de moi plus avantageusement qu’il ne convenait à mes humbles prétentions. Mais une expérience plus intime m’a convaincu qu’il avait l’habitude de se tenir constamment au courant de ce qui arrivait à ses anciens disciples et qu’il se réjouissait toujours sincèrement de leur réussite, si bien qu’il parut que j’avais eu tort de croire qu’il m’avait oublié.

Ce renouveau de mon intimité avec Kant coïncida presque exactement avec une époque qui amena un complet changement dans toutes ses dispositions domestiques. Jusque-là, il avait eu coutume de dîner à table d’hôte, mais il commença dès lors à vivre chez lui et chaque jour invita quelques amis à dîner, de façon à ce que la société, lui-même compris, fût de trois au moins et de neuf au plus, et dans les petites solennités de cinq à huit. C’était, comme on le voit, un adepte ponctuel de la règle de Lord Chesterfield, à savoir qu’une réunion de convives, l’hôte compris, ne doit pas être inférieure au nombre des Grâces, ni supérieur à celui des Muses. Dans toute l’économie du ménage de Kant, et en particulier de ses dîners, il y avait quelque chose de spécial et de plaisamment opposé aux conventions de la société, non point toutefois qu’il y eût aucun manque de decorum, comme il arrive parfois dans les maisons où il n’y a point de dames pour imposer un ton à la conversation. La routine qui, en aucune circonstance, ne variait ni ne se relâchait était celle-ci : à peine le dîner était-il prêt que Lampe, le vieux valet de chambre du professeur, s’avançait dans son cabinet de travail d’un air mesuré et annonçait qu’il était servi. Cet appel était suivi avec une rapidité extrême — Kant ne cessant de parler jusqu’à la salle à manger de l’état de la température, sujet de conversation qu’il entretenait d’ordinaire durant la première partie du dîner ; les sujets plus graves tels que les événements politiques du jour n’étaient jamais introduits avant le dîner, ni surtout dans le cabinet de travail. À peine Kant avait-il pris place et déplié sa serviette qu’il ouvrait les nouvelles opérations avec une formule particulière : Allons, Messieurs. Les paroles ne sont rien, mais le ton et l’air dont il les prononçait, proclamaient, d’une façon sur laquelle personne ne pouvait se méprendre, le relâchement du labeur de la matinée, l’abandon déterminé avec lequel il se livrait au repos et à la gaieté. La table était hospitalièrement dressée : il y avait choix suffisant de plats pour la variété des goûts, et les verres de vin étaient placés non point sur un buffet éloigné sous l’odieux contrôle d’un domestique cousin des Barmecides, mais anacréontiquement sur la table et sous la main de chaque convive. Chacun se servait lui-même et tous les retards, grâce à un esprit de cérémonie trop raffinée, étaient si désagréables à Kant, qu’il manquait rarement d’exprimer son déplaisir s’il survenait rien de ce genre, bien que sans colère. Pour cette haine des retards, Kant avait une excuse spéciale parce qu’il avait toujours travaillé sans relâche depuis une heure fort matinale et n’avait jamais rien mangé jusqu’au dîner. De là vint que dans la dernière période de sa vie, quoique moins peut-être par un sentiment réel de faim que par quelque sensation inquiète d’habitude ou d’irritation périodique de l’estomac, il pouvait à peine attendre avec patience l’arrivée de la dernière personne invitée.

Il n’y avait point d’ami de Kant qui ne considérât le jour où il devait dîner avec lui comme un jour de fête. Sans se donner un air d’instructeur, Kant l’était réellement au plus haut degré. Tout l’entretien était arrosé du débordement de son intelligence, déversée naturellement et sans affectation sur tous les sujets à mesure que les hasards de la conversation les suggéraient ; et le temps s’envolait rapidement d’une heure à quatre, cinq et même plus tard, en grands profits et délices. Kant ne tolérait point “d’accalmie” : c’était le nom qu’il donnait aux pauses momentanées de la conversation quand son animation languit. Il devinait toujours quelque moyen pour réattiser l’intérêt. En quoi il était fort aidé par le tact avec lequel il tirait de chaque convive ses goûts spéciaux ou la nature particulière de ses études, choses sur lesquelles il était toujours préparé, quelles qu’elles fussent, à parler avec compétence et avec l’intérêt d’un observateur original. Il eût fallu que les affaires locales de Kœnigsberg fussent bien intéressantes vraiment avant qu’il tolérât qu’elles usurpassent l’attention à sa table ; et ce qui peut paraître encore plus singulier, rarement, plutôt jamais, il dirigeait la conversation vers aucune branche de la philosophie qu’il avait fondée. Il ne souffrait aucunement du défaut qu’ont tant de savants et de littérateurs, intolérants pour ceux dont les études peuvent les avoir disqualifiés pour une sympathie spéciale avec les leurs propres. Son style de conversation était familier au plus haut point et dépourvu de toute scholastique, si bien qu’un étranger qui aurait connu ses œuvres, non sa personne, aurait trouvé difficile de croire que, dans ce charmant et délicieux compagnon, il voyait le profond auteur de la Philosophie transcendantale.

Les sujets de conversation à la table de Kant étaient principalement tirés de la philosophie des sciences, de la chimie, de la météorologie, de l’histoire naturelle, et par-dessus tout, de la politique. Les nouvelles du jour telles qu’elles étaient rapportées dans les gazettes étaient discutées avec une spéciale vigilance d’examen. En ce qui regardait tout récit auquel il manquait date de temps ou origine de lieu, quelque plausible qu’il pût paraître, Kant se montrait toujours inexorablement sceptique et le tenait comme indigne d’être raconté. Si aiguë était sa pénétration intérieure des événements politiques et de la secrète police qui les faisait mouvoir, qu’il parlait plutôt avec l’autorité d’un diplomate qui aurait eu accès au Conseil de Cabinet que comme un simple spectateur des grandes scènes qui se déroulaient en ces jours à travers l’Europe. Au moment de la Révolution française, il émit de nombreuses conjectures, ce qui passait alors pour des prévisions paradoxales, surtout en ce qui concerne les opérations militaires, qui furent aussi ponctuellement accomplies que sa fameuse conjecture sur l’hiatus du système planétaire entre Mars et Jupiter, hypothèse dont il put voir encore la confirmation, grâce à la découverte de Cérès par Piazzi et de Pallas par le Dr  Olbers. Ces deux découvertes, il faut le dire, l’impressionnèrent fortement, et elles lui fournirent un sujet sur lequel il parlait toujours avec plaisir quoique, suivant sa modestie habituelle, il ne mentionnât jamais la sagacité qu’il avait montrée en établissant, bien des années avant ces découvertes, leur probabilité a priori.

Ce n’était pas seulement comme compagnon que Kant brillait, mais aussi comme un hôte très courtois et généreux qui n’éprouvait pas de plus grand plaisir que de voir ses convives gais et à l’aise, sortir l’esprit rasséréné des plaisirs mêlés, intellectuels et sensuels, de ces banquets platoniques. C’était peut-être, pour entretenir cette aimable cordialité qu’il se montrait artiste dans la composition de ses dîners ; il y avait deux règles qu’il y observait manifestement et auxquelles je ne le vis jamais manquer : la première était que la société fût mélangée, ceci pour donner suffisante variété à la conversation, et en conséquence ses invités présentaient toute la variété que pouvait offrir le monde de Kœnigsberg. Tous les genres de vie étaient représentés, fonctionnaires, professeurs, médecins, ecclésiastiques et négociants éclairés. La seconde règle était d’avoir une juste proportion de jeunes gens, quelquefois très jeunes, choisis parmi les étudiants de l’Université afin de donner quelque mouvement de gaieté et de juvénilité à la causerie ; à quoi s’ajoutait, comme j’ai raison de le croire, le motif que de cette façon il parvenait à se distraire de la tristesse qui quelquefois lui envahissait l’esprit lorsqu’il songeait à la mort précoce de quelques jeunes amis qu’il aimait.

Et ceci m’amène à citer un trait singulier dans la façon dont Kant exprimait sa sympathie pour ses amis lorsqu’ils étaient malades. Tant que le danger était imminent, il manifestait une anxiété pleine d’agitation, faisait des visites perpétuelles, attendait avec impatience la crise et souvent ne pouvait accomplir son travail habituel par trouble d’esprit. Mais à peine lui avait-on annoncé la mort du malade qu’il retrouvait son calme et prenait un air de ferme tranquillité, presque d’indifférence : la raison en était qu’il considérait la vie en général, et par conséquent cette particulière affection de la vie que nous appelons maladie, comme un état d’oscillation et de changement perpétuel entre quoi et le flottement des sympathies de l’espoir et de la crainte, il y avait un rapport naturel qui les justifiait pour la raison, au lieu que la mort, état permanent qui n’admet ni plus ni moins, qui terminait toute anxiété et pour toujours éteignait les agitations de l’inquiétude, ne lui paraissait point adaptée à un autre état d’âme qu’une disposition de même nature durable et immuable. Cependant, tout cet héroïsme philosophique céda en une occasion. Car bien des gens se souviendront du tumulte de la douleur qu’il manifesta sur la mort de M. Ehrenboth, jeune homme de très belle intelligence et extraordinairement doué pour qui il avait la plus grande affection ; et il arriva naturellement dans une vie aussi longue que la sienne, malgré la prévoyance de la règle qui le menait à choisir ses camarades autant que possible parmi les jeunes gens, qu’il eut à souffrir le deuil de bien des pertes chères impossibles à remplacer.

Revenons maintenant à l’emploi de sa journée. Immédiatement après le dîner, Kant sortait pour prendre de l’exercice, mais alors il n’emmenait jamais de compagnon, d’abord peut-être parce qu’il jugeait bon, après le relâchement de la conversation avec ses invités, de poursuivre ses méditations ; ensuite, ainsi que je me trouve le savoir, pour la raison spéciale qu’il désirait respirer exclusivement par les narines, chose qu’il n’aurait pu faire s’il avait été obligé d’ouvrir continuellement la bouche en causant. La raison de ce désir était que l’air atmosphérique ainsi entraîné par un plus long circuit et arrivant donc aux poumons moins rude et à une température un peu plus élevée, devait être moins apte à les irriter. Par une stricte persévérance dans cette pratique, qu’il recommandait constamment à ses amis, il se flattait d’une longue immunité de rhumes, enrouements, de catarrhes et toutes sortes d’incommodités pulmonaires : et le fait est que ces désagréables indispositions l’attaquaient bien rarement. J’ai trouvé moi-même qu’en suivant seulement cette règle par occasion, ma poitrine en devenait plus résistante.

À son retour de promenade, il s’asseyait à sa table de travail et lisait jusqu’au crépuscule. Durant cette période de lumière douteuse, si amie de la pensée, il restait en tranquille méditation sur ce qu’il venait de lire, pourvu que le livre le valût. Sinon, il faisait le plan de sa leçon du jour suivant ou de quelque partie de l’œuvre qu’il était alors en train d’écrire. Pendant cet état de repos, il s’établissait, hiver comme été, auprès du poêle, regardant par la fenêtre la vieille tour de Lœbenicht, non point qu’on pût dire proprement qu’il la voyait, mais la tour reposait sur son œil, comme une musique éloignée sur l’oreille, obscurément, en demi-conscience. Il n’y a point de paroles qui semblent assez fortes pour exprimer le sens de reconnaissance du plaisir qu’il tirait de cette vieille tour, quand il la regardait ainsi au crépuscule, dans cette calme rêverie. Ce qui suivit montre vraiment combien elle était devenue importante à sa vie : car il advint que quelques peupliers d’un jardin voisin s’élevèrent à assez de hauteur pour cacher la vue de cette tour. Sur quoi, Kant devint fort troublé, inquiet et finalement se trouva positivement incapable de continuer ses méditations du soir. Par bonheur, le propriétaire de ce jardin était une personne fort considérée et obligeante, qui avait d’ailleurs un profond respect pour Kant ; et par la suite, le cas lui ayant été représenté, il donna ordre de couper les peupliers. La chose fut faite : la vieille tour de Lœbenicht se découvrit de nouveau, Kant retrouva son égalité d’âme, put poursuivre de nouveau ses calmes méditations crépusculaires.

Après qu’on avait apporté les chandelles, Kant continuait de travailler jusqu’à presque dix heures. Un quart d’heure avant de se mettre au lit, il retirait autant que possible son esprit de toute classe de pensée qui demandait quelque effort ou énergie d’attention, tenant que ses pensées, par stimulation et excitation, pourraient être propres à lui causer de l’insomnie ; la moindre contrariété à l’heure habituelle de s’endormir lui était au plus haut point désagréable. Heureusement, c’était un accident qui lui arrivait bien rarement. Il se déshabillait sans l’aide de son valet de chambre, mais dans un tel ordre et avec un tel respect romain du decorum et du to prépon, qu’il était toujours prêt en une seconde à pouvoir paraître sans embarras pour lui ou pour les autres. Ceci fait, il s’étendait sur un matelas, s’enveloppait d’une cotte qui en été était toujours de coton, en automne de laine. À l’entrée de l’hiver, il se servait des deux ; et contre les froids très rudes il se protégeait par une couverture d’édredon, dont la partie qui lui couvrait les épaules n’était pas bourrée de plumes mais garnie ou plutôt ouatée de couches serrées de laine. Une longue pratique lui avait enseigné une manière fort habile de se nicher et de s’enrouler dans les couvertures. D’abord il s’asseyait sur le bord du lit, puis d’un mouvement agile il s’élançait obliquement à sa place ; puis il tirait un coin des couvertures sous son épaule gauche et, la faisant passer à travers le dos, l’amenait jusque sous son épaule droite ; quatrièmement, par un particulier tour d’adresse, il opérait sur l’autre coin de la même manière, et parvenait finalement à l’enrouler autour de toute sa personne. Ainsi, bandé comme une momie, ou ainsi que je le lui disais souvent, enroulé comme le ver à soie dans son cocon, il attendait l’approche du sommeil, qui d’ordinaire survenait immédiatement.

Car la santé de Kant était exquise : ce n’était point seulement la santé négative ou l’absence de douleur, d’irritation ou de malaise, qui bien que n’étant point douloureux sont parfois pires à supporter que la douleur ; mais c’était un état de sensation positive de plaisir et une possession consciente de toutes ses activités vitales. Voilà pourquoi s’étant empaqueté pour la nuit en la manière que j’ai décrite, il s’écriait souvent tout seul, comme il nous le racontait à dîner : “Est-il possible de concevoir un être humain qui jouisse d’une santé plus parfaite que moi !” Telle était la pureté de sa vie et son heureuse condition, qu’aucune passion troublante ne s’élevait jamais pour l’exciter, aucun souci pour le harasser, aucune peine pour l’éveiller. Même dans l’hiver le plus rude, sa chambre à coucher demeurait sans feu ; ce n’est que dans ses dernières années qu’il céda aux supplications de ses amis jusqu’à permettre qu’on y en allumât un bien petit. Tout dorlotage, tout soin douillet ne trouvait point de quartier auprès de Kant. D’ailleurs cinq minutes, par la température la plus froide, suffisaient pour surmonter le premier frisson du lit, par la diffusion d’une chaleur générale dans tout son corps. S’il avait occasion de quitter sa chambre à coucher pendant la nuit (elle demeurait toujours close et sombre, jour et nuit, été comme hiver), il se guidait au moyen d’une corde dûment attachée au pied de son lit toutes les nuits, qui aboutissait vers une chambre voisine.

Kant ne transpirait jamais, ni le jour, ni la nuit. Cependant la chaleur qu’il supportait habituellement dans son cabinet de travail était surprenante, et en fait, il se sentait mal à l’aise s’il manquait seulement un degré à cette chaleur. Soixante-quinze degrés Fahrenheit étaient la température invariable de cette chambre où il vivait habituellement ; et si elle tombait en dessous de ce point, quelle que fût la saison de l’année, il l’élevait artificiellement à la hauteur habituelle. Dans les chaleurs de l’été, il allait vêtu d’habits légers et invariablement de bas de soie. Pourtant, comme ses vêtements ne pouvaient toujours suffire à l’assurer contre la transpiration, s’il était occupé à quelque exercice actif, il avait un singulier remède en réserve. Il se retirait alors dans un endroit ombragé et demeurait immobile avec l’air et l’attitude d’une personne qui écoute ou qui attend, jusqu’à ce que son aridité coutumière lui eût été rendue. Même par les nuits d’été les plus étouffantes, si la plus légère trace de transpiration avait souillé ses vêtements de nuit, il en parlait avec emphase comme d’un accident qui l’avait choqué au plus haut point.

Et, puisque nous sommes en train d’exposer les notions qu’entretenait Kant sur l’économie animale, il pourra être bon d’ajouter un autre détail, qui est que, par crainte d’arrêter la circulation du sang, il ne portait jamais de jarretières. Cependant, comme il avait trouvé difficile de garder ses bas tirés sans leur aide, il avait inventé à son usage un appareil extrêmement élaboré que je vais décrire. Dans un petit gousset, un peu plus petit qu’un gousset de montre, mais occupant assez exactement la même place qu’un gousset de montre au-dessus de chaque cuisse, était placée une petite boîte assez semblable à un boîtier de montre, mais plus petite. Dans cette boîte avait été introduit un ressort de montre roulé en spirale, et autour de cette spirale était placée une cordelette élastique dont la force était réglée par un mécanisme spécial. Aux deux extrémités de cette cordelette étaient attachés des crochets : ces crochets passaient à travers une petite ouverture du gousset, descendaient ainsi tout le long du côté interne et externe de la cuisse et allaient saisir deux œillères fixées à la partie extérieure et intérieure de chaque bas. Ainsi qu’on peut bien le supposer, une machinerie si compliquée était soumise, comme le système céleste de Ptolémée, à des dérangements occasionnels. Mais, par bonne fortune, j’étais alors capable de remédier facilement à ces désordres qui autrement eussent menacé de troubler le confort et même la sérénité du grand homme.

À cinq heures moins cinq précises, hiver comme été, Lampe, valet de chambre de Kant, qui avait jadis servi dans l’armée, s’avançait dans la chambre de son maître du pas d’une sentinelle en faction et criait à haute voix, sur un ton militaire : “Monsieur le Professeur, voici l’heure.” À cet ordre, Kant obéissait invariablement sans un moment de retard, comme un soldat au commandement, ne se donnant jamais de répit en une circonstance quelconque, même point aux rares cas où il aurait passé une nuit d’insomnie. À cinq heures sonnantes, Kant était assis à sa table servie où il prenait ce qu’il appelait une tasse de thé, et sans doute il le croyait ; mais en réalité, par distraction de rêverie, pour renouveler aussi la chaleur du thé, il remplissait sa tasse si souvent, qu’en général on suppose qu’il en buvait deux, trois, quelque nombre inconnu. Immédiatement après il fumait une pipe de tabac, la seule qu’il se permît de la journée entière, mais si rapidement que toute une partie de la pipe bourrée, partiellement enflammée, demeurait sans se consumer. Durant cette opération, il réfléchissait à l’arrangement de sa journée, ainsi qu’il avait fait le soir d’avant au crépuscule. Vers sept heures, il se rendait d’ordinaire à l’amphithéâtre faire sa leçon et de là il retournait à sa table de travail. À midi trois quarts précis, il se levait de sa chaise et criait à haute voix à la cuisinière : “Midi trois quarts ont sonné.” Le sens de cet ordre était le suivant : “À dîner.” Immédiatement après le potage, il avait l’habitude constante d’avaler ce qu’il appelait un tonique et qui se composait soit de vin de Hongrie ou du Rhin, soit d’un cordial, ou à leur défaut, de la mixture anglaise du nom de bishop. La cuisinière montant un flacon ou un cruchon de ce breuvage à la proclamation de “Midi trois quarts”, Kant l’emportait en toute hâte à la salle à manger, en versait sa suffisance, laissait le verre tout prêt, recouvert toutefois d’un papier pour prévenir l’évaporation, puis retournait à son cabinet où il attendait l’arrivée de ses invités que jusqu’à la dernière période de sa vie il ne reçut jamais autrement qu’en costume d’apparat.

Nous voici donc revenus au dîner et le lecteur a maintenant un tableau exact de la journée de Kant, selon la succession habituelle de ses changements. Pour lui, la monotonie de cette succession n’était point fatigante ; et probablement elle contribua, avec l’uniformité de son régime et d’autres habitudes de la même régularité, à prolonger sa vie. À ce point de vue d’ailleurs, il en était venu à regarder sa santé et le grand âge auquel il était parvenu comme étant en bonne partie le produit de ses propres efforts. Il se comparait souvent à un gymnaste qui aurait continué pendant près de quatre-vingts ans à conserver l’équilibre sur la corde tendue de la vie sans jamais pencher ni à droite ni à gauche. Et certes, en dépit de toutes les maladies auxquelles l’avaient exposé les tendances de sa constitution, il gardait encore triomphalement sa position dans la vie.

Cette attention anxieuse pour sa santé explique le grand intérêt qu’il attachait à toutes les nouvelles découvertes en médecine, ou aux nouvelles théories pour rendre compte des anciennes. Il considérait comme une œuvre aussi importante sur ces deux points, et de la plus haute valeur, la théorie du médecin écossais Brown ou, selon le nom latin de son auteur, la théorie Brunonienne. À peine Weikard l’eut-il adoptée et popularisée en Allemagne que Kant la connut familièrement dans ses détails. Il la considérait non seulement comme un grand pas fait dans la médecine, mais même dans l’intérêt général de l’homme, et s’imaginait y voir quelque chose d’analogue au processus que la nature humaine a suivi en des questions encore plus importantes, à savoir une ascension continue vers le plus complexe, puis un retour par les mêmes degrés d’ascension vers le simple et élémentaire. Les essais du docteur Beddoes pour produire artificiellement et pour guérir la phtisie pulmonaire et la méthode de Reich contre les fièvres firent sur lui une impression puissante qui toutefois s’effaça à mesure que ces nouveautés, particulièrement la dernière, commencèrent à perdre leur crédit. Quant à la découverte que fit le docteur Jenner de la vaccine, il y fut moins favorablement disposé ; il craignait de dangereuses conséquences qui suivraient l’absorption d’un miasme brutal par le sang humain ou au moins par la lymphe. Et en tout cas, il pensait que cette méthode en tant que garantie contre l’infection varioleuse, exigeait un temps d’épreuve bien plus long. Quelque erronées que fussent toutes ces vues, on éprouvait un plaisir infini à entendre la fertilité d’arguments et d’analogies qu’il apportait pour les soutenir. Un des sujets qui l’occupèrent vers la fin de sa vie fut la théorie et les phénomènes du galvanisme dont toutefois il ne se rendit jamais compte de façon satisfaisante. Le livre d’Augustin sur ce sujet fut peut-être le dernier qu’il lut ; un exemplaire porte encore en marges les notes que Kant y marqua au crayon sur ses doutes, ses interrogations et ses suggestions.

Les infirmités de la vieillesse commencèrent maintenant à affecter Kant et se manifestèrent sous bien des formes. Quoique la mémoire de Kant fût prodigieuse pour tout ce qui avait une portée intellectuelle, il avait depuis sa jeunesse souffert d’une extraordinaire faiblesse de cette faculté en ce qui concernait les affaires communes de la vie de tous les jours. Il existe de ce fait de remarquables exemples enregistrés depuis la période de ses années d’enfance. Et maintenant que sa seconde enfance allait commencer, cette infirmité s’accrut en lui très sensiblement. Un des premiers signes en fut qu’il se mit à répéter les mêmes histoires plusieurs fois dans la même journée. La déchéance de sa mémoire fut si palpable même qu’elle ne put échapper à son attention ; et afin d’y remédier et de se garantir contre toute crainte d’infliger de l’ennui à ses invités, il entreprit d’écrire un Syllabus ou liste des sujets de conversation pour chaque jour, sur des cartes de visite, des enveloppes de lettres, des morceaux de papier variés. Mais ces Memoranda s’accumulaient si rapidement, se perdaient si aisément ou étaient si difficiles à retrouver au moment opportun, que je le persuadai de les remplacer par un carnet qui existe encore et où on retrouve de touchants souvenirs sur la conscience qu’il avait de sa propre faiblesse. Comme il arrive souvent d’ailleurs en de tels cas, il conservait une mémoire parfaite des événements lointains de sa vie et pouvait réciter, à simple réquisition, de très longs passages de poëmes allemands ou latins, spécialement de l’Énéide, au lieu que des paroles qu’on venait de proférer il n’y avait qu’une seconde, fuyaient de son souvenir. Le passé se dressait avec la netteté et la vivacité d’une existence immédiate, tandis que le présent s’évanouissait dans les ténèbres d’une distance infinie.

Un autre signe de sa déchéance mentale fut la faiblesse que prit maintenant sa faculté de théorie. Il rendait compte de tout par l’électricité. Une singulière mortalité à cette époque s’était abattue sur les chats de Vienne, de Bâle, de Copenhague et autres villes fort écartées les unes des autres. Le chat étant si notoirement un animal électrique, il attribua naturellement cette épidémie à l’électricité. Durant la même période, il se persuada qu’il y avait prédominance d’une configuration spéciale des nuages, ce qui lui parut être une preuve collatérale de son hypothèse électrique. Ses maux de tête, qui très probablement étaient indirectement causés par sa vieillesse, et immédiatement par l’incapacité de réfléchir avec autant d’aise et de netteté que jadis, lui parurent devoir être expliqués par le même principe. C’était là une notion sur laquelle ses amis ne s’empressaient pas trop à le désabuser, parce que la même nature de saison, et par conséquent sans doute la même distribution générale de pouvoir électrique, se trouvant parfois prédominer pendant des cycles complets d’années, l’entrée qu’il allait faire d’un nouveau cycle semblait devoir lui présenter quelque espérance de soulagement. Une illusion qui pouvait promettre l’espérance, c’était ce qu’il y avait de mieux pour remplacer un remède positif et dans ces conditions un homme à qui on aurait retiré cette illusion, “cui demptus per vim mentis gratissimus error” aurait pu s’écrier avec raison ce : “Proh me occidistis amici.

Peut-être que le lecteur supposera que dans l’accusation de l’atmosphère comme cause de déchéance, Kant était poussé par la faiblesse de la vanité, par quelque répugnance à envisager le fait réel que c’étaient ses facultés qui déclinaient. Mais il n’en était point ainsi. Il se rendait parfaitement compte de sa condition et, dès l’année 1799, il dit devant moi à quelques-uns de ses amis : “Messieurs, je suis vieux, affaibli et tombé en enfance, et il faut me traiter en enfant.” Ou peut-être on pourrait croire qu’il reculait devant l’idée de la mort, événement qui aurait pu survenir tous les jours, puisque les douleurs qu’il souffrait à la tête semblaient être une menace d’apoplexie. Mais il n’en était point ainsi non plus. Il vivait maintenant dans un état continu de résignation, préparé à tout décret de la Providence. “Messieurs, dit-il un jour à ses invités, je n’ai pas peur de la mort : je vous jure solennellement, comme si j’étais en la présence de Dieu, que si cette nuit même je recevais tout à coup mon ordre de mort, je l’entendrais avec calme ; je lèverais mes mains au ciel, et je dirais : Dieu soit béni ! Ah ! s’il était possible qu’alors j’entendisse retentir ce murmure : Tu as vécu quatre-vingts ans et, dans ce temps tu as fait bien du mal aux hommes ! le cas ne serait pas le même.” Quiconque a entendu Kant parler de sa propre mort pourra témoigner du ton de profonde sincérité qui dans ces moments marquait son accent et ses gestes.

Un troisième signe de la déchéance de ses facultés fut qu’il perdit alors toute mesure exacte du temps. Une minute, même sans exagération, un espace de temps bien plus réduit, s’allongeait, en son appréhension des choses, à une lassante étendue. Je puis en donner un exemple amusant qui revenait constamment. Au commencement de la dernière année de sa vie, il prit l’habitude de boire, tout de suite après dîner, une tasse de café, particulièrement les jours où il se trouvait que j’étais invité : et telle était l’importance qu’il attachait à ce petit plaisir, qu’il tenait note d’avance dans le carnet que je lui avais donné que je dînerais chez lui le lendemain et que par conséquent il y aurait du café. Parfois il arrivait que l’intérêt de la conversation l’entretenait au-delà de l’heure à laquelle il éprouvait le besoin de sa friandise : et je n’en étais point fâché, craignant que le café auquel il n’avait jamais été habitué pût troubler son sommeil de la nuit. Mais s’il ne perdait pas de vue l’heure, il y avait une scène infiniment curieuse. Il fallait apporter le café “sur-le-champ” (mot qu’il avait constamment à la bouche durant les derniers jours de sa vie) “à la seconde” : et ses expressions d’impatience, encore douces selon son ancienne habitude, étaient pourtant si vives, et avaient tant de naïveté puérile qu’aucun de nous ne pouvait se défendre de sourire. Sachant ce qui devait arriver, je prenais soin que tous les préparatifs fussent faits à l’avance. Le café était moulu, l’eau bouillante ; et au moment même où la parole était prononcée, son domestique partait comme une flèche et plongeait le café dans l’eau. Il ne restait donc plus que le temps de le faire bouillir. Mais cet insignifiant retard semblait insupportable à Kant. Toute consolation pour lui était vaine ; quelque variété qu’on pût mettre à la formule, il avait toujours une réponse prête. Si on lui disait : “Cher Professeur, on va apporter le café tout de suite”, — “on va ! disait-il ; mais voilà le point, c’est qu’on va : on n’a jamais le bonheur, on va l’avoir.” Si un autre s’écriait : « Le café vient immédiatement” “Oui, répondait-il, et l’heure prochaine aussi ; et d’ailleurs ce sera à peu près le temps que je l’aurai attendu.” Puis il se redressait d’un air stoïque et disait : “Enfin, on peut mourir après tout : ce n’est que mourir, et dans l’autre monde, Dieu merci, on ne boira pas de café, par conséquent on ne l’attendra pas.” Quelquefois il se levait, ouvrait la porte, et criait d’une voix faible et plaintive comme s’il en appelait aux derniers vestiges d’humanité de ses semblables : “Du café, du café !” Et quand enfin il entendait les pas du domestique sur l’escalier, il se retournait vers nous et, joyeux comme une vigie au grand mât, il clamait : “Terre ! terre ! mes chers amis, je vois terre !”

Ce déclin général des facultés de Kant, actives et passives, amena peu à peu une révolution de ses habitudes. Jusque-là, ainsi que je l’ai déjà dit, il se mettait au lit à dix heures et se levait un peu avant cinq. Il conserva cette dernière coutume, mais point longtemps. En 1802, il se retirait dès neuf heures, ensuite encore plus tôt. Il se trouva si réconforté par ce repos additionnel, que d’abord il fut prêt à crier : “Eurêka”, comme s’il eût fait une grande découverte dans l’art de guérir l’épuisement chez l’homme. Mais plus tard, ayant poussé l’expérience plus loin, il ne trouva pas que le succès répondît à son attente. Ses promenades se bornaient maintenant à quelque tour dans le parc royal qui était peu éloigné de sa maison. Afin de marcher avec plus de fermeté, il avait adopté une méthode particulière de pas : il portait le pied à terre non point en avant et obliquement, mais perpendiculairement et en frappant de manière à s’assurer une base de soutien plus large en posant la plante entière d’un coup. Malgré cette précaution, il tomba une fois dans la rue : il fut tout à fait incapable de se relever, et deux jeunes dames qui aperçurent l’accident coururent l’aider. Avec sa grâce habituelle, il les remercia chaudement et présenta à l’une d’elles une rose qu’il tenait à la main. Cette dame ne connaissait point Kant personnellement, mais elle fut charmée de son présent. Elle conserve encore la rose, frêle souvenir de sa passagère entrevue avec le grand philosophe.

Cet accident, comme j’ai raison de croire, fut cause qu’il renonça désormais à tout exercice. Tous ses travaux, même les lectures, ne s’accomplissaient plus que lentement et avec un effort manifeste, et ceux qui lui coûtaient quelque activité corporelle devinrent épuisants. Ses pieds lui refusèrent de plus en plus leur office : il tombait continuellement, parfois en traversant la chambre, même quand il se tenait debout immobile. Pourtant dans ses chutes, il ne se blessait jamais ; et il en riait sans cesse, affirmant qu’il était impossible qu’il se fît du mal par l’extrême légèreté de sa personne, laquelle était réduite alors à n’être plus qu’une pure ombre humaine. Très souvent, surtout le matin, il s’endormait sur sa chaise par pure lassitude et épuisement : il lui arrivait alors de tomber sur le plancher d’où il lui était impossible de se relever, jusqu’à ce que le hasard ait amené un de ses domestiques ou de ses amis dans la chambre. Plus tard on remédia à ces chutes en lui donnant un fauteuil à bras circulaires qui se joignaient par devant.

Ces brusques assoupissements l’exposaient à un autre danger : il tombait sans cesse pendant qu’il lisait, la tête dans les chandelles. Un bonnet de nuit en coton qu’il portait prenait alors feu sur le cou et s’enflammait sur sa tête. Chaque fois que cet incident survenait, Kant se conduisait avec grande présence d’esprit ; sans se soucier de la douleur, il saisissait le bonnet flambant, le tirait de sa tête, le déposait tranquillement à terre et éteignait les flammes sous ses pieds. Pourtant, comme cet acte mettait sa robe de chambre en un dangereux voisinage avec les flammes, je changeai la forme de son bonnet, lui persuadai de disposer différemment les chandelles et fis constamment placer près de lui un grand vase plein d’eau. De cette façon je prévins un danger qui, autrement sans doute, lui aurait été fatal.

Les sorties impatientes que j’ai décrites au sujet du café donnèrent raison de craindre qu’à mesure que les infirmités de Kant augmenteraient, il s’élevât en lui un caprice général et une obstination d’humeur. Voilà pourquoi, autant pour moi que pour lui, je me fis une règle pour ma conduite future dans sa maison, qui était qu’en aucune occasion je ne laisserais intervenir le respect que j’avais pour lui avec l’expression la plus ferme de ce qui me paraîtrait être une opinion juste en tout ce qui concernait sa santé, et que dans les cas de grande importance, je ne céderais nullement à ces caprices particuliers, et que j’insisterais non seulement sur mon point de vue, mais encore sur la mise en pratique de mon point de vue, et que si je rencontrais un refus, je quitterais la place sur-le-champ, afin de ne point encourir la responsabilité du bien-être d’une personne que je n’aurais point le pouvoir d’influencer.

C’est cette conduite qui me gagna la confiance de Kant, car il n’y avait rien qui lui répugnait autant que tout ce qui portait l’empreinte de la sycophanterie ou de la concession timide. Plus son imbécillité augmentait, plus il devint de jour en jour sujet aux illusions mentales et, en particulier, il tomba en bien des idées fantastiques sur la conduite de ses serviteurs, d’où il suivit que parfois il les traitait avec acrimonie. En ces occasions, j’observais généralement un profond silence et de temps en temps il me demandait mon avis, et je ne me faisais point scrupule de dire franchement alors : “Monsieur le Professeur, je crois que vous avez tort.” — “Vous croyez ?” me répondait-il avec calme, puis il me demandait mes raisons qu’il écoutait avec grande patience et candeur. Il était très évident que l’opposition la plus ferme, tant qu’elle reposait sur un terrain et des principes soutenables, rencontrait son estime ; et sa noblesse de caractère n’avait point cessé de le porter à son mépris habituel pour une timide et partiale concession à ses opinions au moment même où ses infirmités lui faisaient si anxieusement désirer cette concession.

Autrefois, dans la vie, Kant avait été peu accoutumé à la contradiction. Sa superbe intelligence, sa conversation brillante fondée en partie sur son caustique esprit d’à-propos, en partie sur la prodigieuse érudition qu’il possédait, l’air de noble confiance en lui que la conscience de ses avantages imprimait à toute sa façon d’être, la connaissance générale de la stricte pureté de son existence, tout cela s’unissait pour lui donner une position supérieure aux autres qui, généralement, le préservait contre toute contradiction ouverte. Et, si parfois il rencontrait une opposition bruyante et intempérante, mêlée de prétentions à l’esprit, il abandonnait d’ordinaire avec calme une inutile discussion et donnait à la conversation un tour grâce auquel il obtenait la faveur générale de la société et imposait le silence, ou du moins, quelque modestie au plus hardi contradicteur. On ne pouvait donc guère espérer qu’une personne si peu familière à l’opposition soumît journellement ses désirs aux miens, sinon sans discussion, au moins sans déplaisir. Il en était ainsi toutefois. Quelque longue qu’eût été une habitude, si j’y trouvais objection pour des raisons de santé, d’ordinaire il y renonçait ; et il avait alors cette excellente coutume, ou bien d’adopter résolument et sur-le-champ son avis propre, ou bien, s’il professait de suivre celui de son ami, de le suivre sincèrement et non point d’en faire un essai déloyal ou imparfait. Il n’y avait point de projet insignifiant, dès lors qu’il avait consenti à l’adopter à la suggestion d’un autre, auquel il renonçât ensuite ou qu’il gênât par l’intrusion de ses caprices. Ainsi la période même de sa déchéance mit en lumière tant de nouveaux traits de noblesse, de charme dans son caractère, que je sentais s’accroître de jour en jour mon affection et mon respect pour sa personne.

Et puisque j’ai parlé de ses domestiques, je profiterai ici de l’occasion pour rapporter quelques détails sur son valet Lampe. Ce fut un grand malheur pour Kant dans sa vieillesse et ses infirmités, que cet homme, lui aussi, devînt vieux et fût frappé d’une espèce différente d’infirmité. Ce Lampe avait servi autrefois dans l’armée prussienne ; en la quittant, il était entré au service de Kant. Il avait vécu en cette situation près de quarante ans, et toujours lourd et stupide, s’était à l’origine acquitté de ses fonctions avec une fidélité suffisante. Mais en ces derniers temps, persuadé qu’il était devenu indispensable par sa parfaite connaissance de tous les arrangements domestiques, et profitant de la faiblesse de son maître, il était tombé en de grandes irrégularités, en d’incessantes négligences. Kant s’était donc vu forcé de le menacer à plusieurs reprises de le renvoyer. Moi qui savais que Kant avait un cœur excellent, mais était aussi très ferme, je prévoyais que ce renvoi une fois prononcé serait irrévocable : car la parole de Kant était aussi sacrée que les serments des autres hommes. J’avais donc saisi toutes les occasions pour montrer à Lampe la folie de sa conduite ; en quoi sa femme s’était jointe à moi. Et il était grand temps de réformer cet état de choses ; car il était devenu dangereux d’abandonner Kant, qui sans cesse tombait par faiblesse, aux soins d’un vieux misérable qui tombait lui-même continuellement par ivrognerie. Le fait est que, du moment où j’entrepris de gouverner les affaires de Kant, Lampe vit que son vieux système d’abus de confiance au point de vue pécuniaire, d’exploitation de toute sorte qu’il avait faite de l’état d’incapacité de son maître, était ruiné. Ceci le jeta au désespoir et il se conduisit de plus en plus mal jusqu’à ce qu’un matin de janvier 1802 Kant me dît que, toute humiliante que fût pour lui une telle confession, il devait m’avouer que Lampe venait de le traiter d’une façon qu’il avait honte de me répéter. Je me sentis trop choqué pour le peiner en lui demandant les détails : mais le résultat fut que Kant insista avec modération, mais fermeté, pour donner congé à Lampe. En effet on prit sur l’heure un nouveau domestique nommé Kauffmann et, le jour suivant, Lampe fut congédié avec une belle pension viagère.

Ici je dois mentionner une petite circonstance qui fait honneur à la bonté de Kant. Dans son testament, persuadé que Lampe le servirait jusqu’à sa mort, il lui avait ordonné une généreuse donation ; mais sur cette nouvelle disposition de rente viagère, laquelle devait être payée immédiatement, il devint nécessaire de révoquer cette partie de son testament : ce qu’il fit en un codicille séparé qui commençait ainsi : “Par suite de la mauvaise conduite de mon serviteur Lampe, je juge bon, etc.” Mais bientôt après, songeant qu’un témoignage si solennel et si délibéré sur la conduite de Lampe pourrait porter sérieux préjudice à ses intérêts, il effaça ces lignes et les libella en telle façon qu’aucune trace ne demeura de son juste déplaisir. La douceur de sa nature fut charmée par la conscience que, cette seule phrase rayée, il n’en restait point d’autres en ses nombreux écrits, publics ou confidentiels, qui portât la marque de la colère, pût laisser quelque raison de douter qu’il était mort en parfait état de charité avec l’univers. Lorsque Lampe vint demander un certificat, il fut toutefois très embarrassé. Le respect bien connu de Kant pour la vérité, si ferme et si inexorable, était en cette circonstance cuirassé contre ses premiers mouvements de générosité. Longtemps, il demeura assis, anxieux, le certificat devant lui, se demandant comment il en remplirait les blancs. J’étais là ; mais en une telle affaire, je ne me permis pas de suggérer un conseil. Enfin il prit la plume et remplit le blanc ainsi qu’il suit : “M’a servi longtemps et avec fidélité” — (en effet, Kant ne savait pas qu’il l’avait volé) — “mais n’a point su montrer ces qualités particulières qui convenaient au service d’un homme vieux et infirme comme moi.”

Cette scène troublante terminée — et elle causa à Kant, si avide de paix et de tranquillité, un choc qu’il aurait bien voulu s’épargner — il se fit par bonheur qu’aucune autre de cette nature ne survint durant le reste de son existence. Kauffmann, le successeur de Lampe, se trouva être un homme respectable et honnête qui bientôt conçut un grand attachement pour son maître. Dès lors, les choses furent transformées dans le ménage de Kant. L’absence d’un des belligérants rétablit la paix parmi ses domestiques : car jusque-là il y avait eu guerre éternelle entre Lampe et la cuisinière. Quelquefois, c’était Lampe qui envahissait belliqueusement le domaine culinaire de la cuisine. Quelquefois, c’était la cuisinière qui se vengeait de ces insultes en exécutant des sorties contre Lampe sur le terrain neutre de l’antichambre, ou même venait l’attaquer jusque dans son sanctuaire de l’office. Les querelles étaient incessantes. Là au moins ce fut un bonheur pour la paix du philosophe que d’avoir commencé à être atteint de surdité : ce qui lui épargna maintes manifestations d’horrible tumulte ou d’ignoble violence qui ennuyaient ses hôtes et ses amis. Mais maintenant tout changea. Un profond silence régna dans l’office ; la cuisine ne résonna plus d’alarmes martiales, et il n’y eut plus d’embuscades armées dans l’antichambre. Cependant on peut s’imaginer que pour Kant, à l’âge de 78 ans, les changements même en mieux n’étaient point agréables. Si intense avait été l’uniformité de sa vie et de ses habitudes, que la moindre innovation dans l’arrangement d’objets aussi peu importants qu’un canif ou une paire de ciseaux le troublait ; et non point seulement si on les avait placés à deux ou trois pouces de leur position habituelle, mais même si on les avait posés un peu de travers. Quant aux objets plus grands, tels que des chaises, etc., tout dérangement dans la disposition usuelle, toute transposition, toute addition à leur nombre le jetait dans une absolue confusion. Et son œil hantait avec inquiétude le coin dérangé jusqu’à ce que l’ancien ordre fût rétabli. Avec de telles habitudes le lecteur peut concevoir combien il dut être troublant pour lui, à cette période où ses facultés s’affaiblissaient, de s’adapter à un nouveau domestique, à une nouvelle voix, à un nouveau pas, etc.

Je ne l’ignorais pas, et j’avais, la veille du jour où il prit son service, inscrit pour le nouveau valet sur une feuille de papier l’entière routine de la vie journalière de Kant, jusqu’aux détails les plus minutieux et les plus complets ; et il les avait saisis avec la plus grande rapidité. Pour m’en assurer toutefois, je lui fis faire une répétition de l’ensemble du rituel ; tandis qu’il accomplissait la manœuvre, je le surveillais et lui donnais les indications. Toutefois, je me sentis inquiet à l’idée qu’il serait entièrement abandonné à sa discrétion, le jour où il ferait son début pour de bon, et je me fis donc un devoir d’être présent en cette importante journée. Dans les cas peu nombreux où le nouveau conscrit n’avait point accompli exactement la manœuvre, un regard ou un signe la lui firent facilement corriger.

Il n’y avait qu’une partie du cérémonial quotidien où nous étions tous en défaut, puisque c’était la partie qu’aucun œil mortel n’avait jamais contemplée, sauf l’œil de Lampe. C’était le déjeuner. Toutefois, afin de faire tout ce qui était en notre pouvoir, j’arrivai moi-même à quatre heures du matin. Ce fut, autant que je m’en souviens, le ier février 1802. À cinq heures précises, Kant apparut et rien ne saurait égaler son étonnement lorsqu’il me trouva dans la chambre. À peine sorti de la confusion des rêves, également abasourdi par la vue de son nouveau valet, par l’absence de Lampe et par ma présence, ce ne fut qu’avec difficulté que je pus lui faire comprendre le but de ma visite. C’est dans le besoin qu’on reconnaît un ami ; et à cette heure nous aurions donné beaucoup d’argent au savant thébain qui aurait pu nous révéler l’arrangement nécessaire du service de la table : c’était là un mystère qui n’avait point été révélé à un autre qu’à Lampe. À la fin Kant disposa tout lui-même et apparemment tout était maintenant établi à sa satisfaction. Cependant, je remarquai en lui un certain embarras et de la gêne. Là-dessus, je lui dis qu’avec sa permission, je prendrais une tasse de thé et qu’ensuite je fumerais une pipe avec lui. Il accepta ma proposition avec sa courtoisie usuelle et parut incapable de se familiariser avec la nouveauté de cette situation. À ce moment j’étais assis droit en face de lui et à la fin il me dit franchement, mais avec l’air le plus tendre et le plus implorant, qu’il se voyait réellement forcé de me prier de m’asseoir à un endroit où ne tomberaient pas ses yeux. Ayant pris l’habitude d’être assis seul à son déjeuner pendant beaucoup plus d’un demi siècle, il ne pouvait point abruptement adapter son esprit à un changement de cette nature et trouvait que sa pensée en était fort troublée. Je fis comme il me priait. Le valet se retira dans l’antichambre, où il attendit à portée de la voix : et Kant retrouva son calme habituel. La même scène se reproduisit exactement quand je me présentai à la même heure par un beau matin d’été, quelques mois plus tard. À partir de ce moment, tout se passa régulièrement. Et si par hasard il y avait une petite erreur, Kant montrait beaucoup de condescendance et d’indulgence, faisant observer spontanément qu’on ne saurait demander à un nouveau valet de chambre de connaître toutes ses habitudes et tous ses caprices. Il y eut toutefois un point sur lequel ce nouveau domestique s’adapta au goût d’érudition de Kant en une façon dont Lampe s’était montré incapable. Kant était un délicat en matière de prononciation, et Kauffmann avait une grande facilité à saisir le son des mots latins, les titres des livres, et les noms et les professions des amis de Kant : chose à laquelle Lampe, le plus insupportable des imbéciles, n’avait jamais pu parvenir. En particulier les vieux amis de Kant m’ont raconté que pendant l’espace des trente-huit ans durant lesquels Kant avait l’habitude de lire la gazette publiée par Hartung, Lampe la lui apportait à son jour de publication en proférant la même et identique sottise : “Monsieur le Professeur, voilà le journal de Hartmann”, sur quoi Kant répondait : “Hein ? quoi ? qu’est-ce que vous dites ? Journal de Hartmann ; je vous dis que ce n’est pas Hartmann, mais Hartung ; allons, répétez après moi : pas Hartmann, mais Hartung.” Alors, Lampe, morose, se redressait, prenait l’air raide d’une sentinelle en faction et, du ton monotone dont il avait poussé jadis le cri de “Qui-vive”, rugissait : “pas Hartmann, mais Hartung”. “Encore !”, criait Kant. Sur quoi Lampe rugissait pour la seconde fois : “pas Hartmann, mais Hartung”. “Encore une fois”, criait Kant. Et une troisième fois le malheureux Lampe hurlait avec un désespoir truculent : “pas Hartmann, mais Hartung”. Et cette ridicule scène de parade militaire était répétée sans cesse le jour de la publication de la gazette ; dûment, deux fois par semaine, l’incorrigible vieux sot était soumis au même exercice, lequel était invariablement suivi de la même sottise, la fois suivante. De sorte que ce pertinace idiot répéta sans variation la même imbécillité 104 fois par an (deux fois par semaine) multipliée par trente-huit, nombre des années ! Pendant plus de la moitié d’une vie normale humaine, selon les limites que lui accorde l’Écriture Sainte, ce vieil âne, qu’on ne saurait assez admirer, avait buté ponctuellement sur la même pierre. Et pourtant, malgré cet avantage en son nouveau domestique qui se joignait à une supériorité générale sur son prédécesseur, la nature de Kant était trop tendre, trop bonne et trop indulgente aux infirmités de toute personne, sauf aux siennes propres, pour que la voix et le vieux visage familier auquel il avait été accoutumé pendant quarante ans ne lui manquassent point. Et je trouvai un trait touchant du regret qu’éprouva Kant pour son vieux serviteur qui n’avait jamais rien valu, qui est inscrit dans son carnet. D’autres personnes notent ce dont elles désirent se souvenir. Là, Kant avait noté ce qu’il devait oublier : “Mem. — février 1802 — il ne faut plus se souvenir du nom de Lampe.”

Au printemps de cette année 1802, je conseillai à Kant de prendre l’air. Il y avait longtemps qu’il n’était sorti. Il n’y avait point à songer à le faire marcher, mais je pensai que peut-être le mouvement de la voiture et l’air pourraient avoir une chance de le ranimer. Je ne me fiais guère au pouvoir des spectacles et des sons du printemps, car depuis longtemps il avait cessé d’en être touché.

De tous les changements que le printemps apporte, il n’y en avait plus qu’un maintenant qui intéressait Kant. Il languissait après avec une avidité et une intensité d’attente qu’il était presque douloureux de contempler : c’était le retour d’un petit oiseau (moineau peut-être ou rouge-gorge ?) qui chantait dans son jardin et devant sa fenêtre. Cet oiseau, soit le même, soit son successeur dans la suite des générations, avait chanté pendant des années dans la même situation. Et Kant devenait inquiet quand le temps froid avait duré plus longtemps qu’à l’ordinaire et retardait son retour. Comme Lord Bacon en effet, il avait un amour enfantin pour tous les oiseaux ; en particulier, il s’appliquait à encourager des moineaux à faire leur nid au-dessus des fenêtres de son cabinet de travail. Quand ceci survenait, et c’était fréquent à cause du profond silence qui régnait dans cette pièce, il guettait leur travail avec le délice et la tendresse que d’autres donnent à un intérêt humain. Pour en revenir au point dont je parlais, Kant montra beaucoup de répugnance d’abord à adopter ma proposition de promenade : “Je ne pourrai pas me tenir dans la voiture, dit-il, et je m’affaisserai comme un tas de vieux chiffons.” Mais je persistai en insistant doucement et le poussai à essayer en lui promettant que nous reviendrions de suite, s’il trouvait l’effort trop grand. Donc, par un jour tiède au commencement de l’été, moi et un vieil ami de Kant, nous l’accompagnâmes à une petite maison que j’avais à la campagne. Comme nous traversions les rues, Kant fut enchanté de découvrir qu’il pouvait se tenir droit et supporter le mouvement de la voiture, et sembla éprouver un plaisir juvénile à voir les tours et autres monuments publics qu’il n’avait pas vus depuis des années. Nous arrivâmes très gais au but de notre promenade. Kant prit une tasse de café et essaya de fumer un peu. Puis il s’assit au soleil et écouta charmé le babil des oiseaux qui s’étaient assemblés en grand nombre. Il distingua chaque oiseau à son chant, le désigna par son nom. Après avoir passé là environ une demi-heure, nous nous mîmes en route pour revenir, Kant encore joyeux mais évidemment rassasié par le plaisir de la journée.

En cette occasion, j’avais évité à dessein de l’emmener dans un jardin public afin de ne point troubler son plaisir en l’exposant à la désagréable curiosité des regards de la foule. Cependant, on sut à Kœnigsberg que Kant était sorti ; et comme la voiture traversait les rues pour rentrer à la maison, il y eut une ruée de gens de tous les quartiers vers cette direction. Quand la voiture pénétra dans la rue où était sa maison, nous la trouvâmes entièrement encombrée par le peuple. Comme nous nous approchions lentement de la porte, il se fit deux haies dans la foule entre lesquelles nous fîmes passer Kant, moi et mon ami lui donnant le bras. Je remarquai dans cette foule les visages de beaucoup de personnes de rang et d’étrangers distingués : quelques-uns voyaient maintenant Kant pour la première fois et beaucoup d’autres pour la dernière.

Comme l’hiver de 1802-03 s’approchait, il se plaignit plus que jamais d’une maladie d’estomac qu’aucun médecin n’avait pu soulager ni même expliquer. L’hiver se passa en souffrance : il était las de la vie et attendait l’heure d’en prendre congé. “Je ne peux plus rendre service au monde, disait-il, et je me suis un fardeau à moi-même.” Souvent, j’essayai de l’égayer par la promesse d’excursions que nous pourrions faire ensemble, quand l’été serait revenu. Il y comptait si sérieusement qu’il en avait fait un plan ou classification régulière : I. Promenade ; II. Excursions ; III. Voyages. Et rien ne pouvait égaler l’avis d’impatience qu’il exprimait pour l’arrivée du printemps et de l’été, non point tant pour le plaisir particulier de ces saisons que parce que c’étaient celles des voyages. Il inscrivit cette note sur son carnet : “Les trois mois d’été sont juin, juillet et août” : ce qui signifiait que c’étaient les trois mois où l’on voyage. Dans la conversation il exprimait la force fiévreuse de ses vœux, si anxieusement et si plaintivement, que tous éprouvaient pour lui une puissante sympathie et auraient souhaité d’avoir quelque moyen magique pour accélérer le cours des saisons.

Durant cet hiver, on fit souvent du feu dans sa chambre à coucher. C’était la chambre où il conservait sa petite collection de livres, environ 450 volumes, surtout des exemplaires d’auteur qui lui avaient été offerts. Il peut sembler étrange que Kant, qui avait tant lu, n’eût point de plus grande bibliothèque ; mais il en avait moins besoin que d’autres savants parce que, dans sa jeunesse, il avait été bibliothécaire à la Bibliothèque du Château et que depuis, la libéralité de Hartknoch, son éditeur, qui à son tour avait profité des généreuses conditions auxquelles Kant lui avait cédé ses droits d’auteur sur ses œuvres, lui avait permis de lire tous les nouveaux livres à mesure qu’ils paraissaient.

Vers la fin de cet hiver, c’est-à-dire de 1803, Kant commença à se plaindre de rêves désagréables, quelquefois très terrifiants, qui provoquaient en lui une grande agitation. Souvent des mélodies qu’il avait entendu chanter dans sa prime jeunesse parmi les rues de Kœnigsberg, résonnaient douloureusement à ses oreilles et le hantaient si obstinément qu’il n’y avait point d’effort, de distraction pour les chasser : ceci lui donnait de l’insomnie jusqu’à des heures tardives. Et parfois, après que le sommeil l’avait pris à la suite d’une longue veille, quelque profond que fût son sommeil, il était brusquement interrompu par de terribles hallucinations qui plongeaient Kant dans une extrême terreur. Presque toutes les nuits, le cordon de sonnette qui communiquait avec une sonnette établie dans une chambre au-dessus de la sienne où dormait son serviteur était violemment agité et avec une intense précipitation ; et si vite que s’empressât le domestique, il arrivait toujours trop tard et trouvait son maître levé et se dirigeant, terrifié, vers quelque autre partie de la maison. En cette occasion la faiblesse de ses jambes l’exposait à de si rudes chutes qu’enfin, mais avec une infinie difficulté, je lui persuadai de faire coucher son domestique dans la même chambre que lui. L’état morbide de son estomac qui provoquait ces affreux rêves, devint de plus en plus lamentable, et il essaya des remèdes variés que jadis il avait hautement condamnés tels que quelques gouttes de rhum sur un morceau de sucre, du naphte, etc(31). Mais ce ne furent là que des palliatifs, car son âge avancé empêchait tout espoir de cure radicale. Ses rêves devinrent continuellement plus épouvantables. Une seule scène, un seul passage de ces rêves aurait suffi à composer le cours entier de puissantes tragédies dont l’impression était si profonde qu’elle se prolongeait jusque bien loin dans ses heures de veille. Parmi d’autres phantasmes encore plus angoissants et indescriptibles, ces rêves lui représentaient constamment des formes d’assassins, qui s’approchaient de son lit : et il était si troublé par les ténébreuses processions de fantômes qui glissaient tout le long de lui la nuit, que, dans le premier effarement du réveil, il prenait généralement son domestique qui courait à son secours pour un assassin. Pendant le jour nous causions souvent de ces nombreuses illusions. Et Kant, avec son coutumier esprit et le mépris stoïque pour les faiblesses nerveuses de toutes sortes, en riait ; et pour fortifier sa propre résolution de lutter contre elles, il inscrivit dans son carnet : “Ne plus s’abandonner aux paniques des ténèbres.” Cependant, sur ma suggestion, il laissa brûler maintenant une lumière dans sa chambre, placée de façon à ce que les rayons ne vinssent pas tomber sur son visage. D’abord, il en éprouva beaucoup d’ennui, et peu à peu il s’y fit. Le fait même qu’il pût parvenir à la supporter fut pour moi une preuve de la grande révolution qu’avait accomplie cette terrifiante opération de ses rêves. Jusque-là l’obscurité et l’extrême silence étaient les deux piliers sur lesquels reposaient son sommeil. Nul pas ne devait s’approcher de sa chambre, et pour ce qui est de la lumière, s’il voyait seulement un rayon de lune perçant à travers une crevasse des volets, il en devenait malheureux. En fait, les fenêtres de sa chambre à coucher étaient barricadées nuit et jour ; mais maintenant l’obscurité était pour lui une terreur et le silence une oppression. Il ajouta donc à sa lampe une pendule à répétition qu’il fit placer dans sa chambre. D’abord, le battement en fut trop fort, mais on parvint à emmoufler le martelet et dès lors le tic-tac et les sonneries lui devinrent des sons familiers.

Vers ce temps, au printemps 1803, son appétit commença à diminuer, ce qui ne me parut pas un bon signe. Bien des personnes prétendirent que Kant avait l’habitude de trop manger. Je ne saurais toutefois souscrire à cette opinion, car il ne mangeait qu’une fois par jour et ne buvait pas de bière. Il était même ennemi très déterminé de cette boisson (je veux dire la bière brune forte). Si jamais un homme mourait tôt, Kant disait : “Il devait probablement boire de la bière” ou si un autre était indisposé, on pouvait s’attendre à ce qu’il demandât : “Mais boit-il de la bière ?” Et selon la réponse donnée, il formulait son pronostic du malade. Il ne cessa de maintenir en somme que la bière forte est un poison lent. On sait que Voltaire répondit à un jeune médecin qui accusait le café d’être aussi un poison lent : “Vous avez bien raison, mon ami : lent et horriblement lent, car j’en bois depuis soixante-dix ans, et il ne m’a pas encore tué.” Mais c’est une réponse que Kant n’aurait point permise pour la bière.

Le 22 avril 1803, son jour de naissance, le dernier qu’il vit, fut célébré par une assemblée plénière de ses amis. Il avait longtemps attendu cette fête et s’était plu à s’enquérir des progrès qu’on faisait dans les préparatifs. Mais quand le jour vint, la trop grande excitation et la tension de l’attente sembla s’être outrepassée. Il essaya d’avoir l’air joyeux : le tumulte d’une société nombreuse le troubla, l’inquiéta et sa gaieté était manifestement forcée.

Le premier sens de plaisir réel qu’il en éprouva parut lui venir le soir après que les invités furent partis, au moment où il se déshabillait dans son cabinet de travail. Il parla alors avec beaucoup de plaisir des cadeaux qu’on ferait en cette occasion, ainsi que c’est l’habitude, à ses serviteurs, car Kant n’était jamais joyeux s’il ne voyait autour de lui les autres joyeux. Il était grand donneur de cadeaux, mais en même temps ne supportait point l’effet théâtral préparé, les formalités de congratulation, le pathos sentimental avec lesquels on fait en Allemagne les cadeaux de jour de naissance. En tout cela, son goût masculin découvrait quelque chose de fade et de ridicule.

L’été de 1803 était arrivé et, rendant visite à Kant un jour, je fus atterré quand il me pria du ton le plus sérieux de rassembler les fonds nécessaires pour un long voyage à l’étranger. Je ne fis point d’opposition, mais lui demandai les raisons d’un tel projet. Il m’allégua les horribles souffrances qu’il éprouvait à l’estomac et qui n’étaient plus supportables. Sachant le pouvoir qu’avait toujours eu sur Kant une citation de poëte latin, je répliquai simplement : “Post equitem sedet altra cura”, et sur l’instant il ne dit rien de plus. Mais la sincérité touchante et pathétique avec laquelle il ne cessait d’implorer l’arrivée des beaux jours fit que je me demandai s’il ne fallait pas au moins céder en partie à ses vœux. Je lui proposai donc une petite excursion au cottage que nous avions visité l’année d’avant. — “N’importe, dit-il, où vous voudrez, pourvu que ce soit loin.” Vers la fin de juin donc, nous mîmes ce dessein à exécution. En se mettant en voiture, l’ordre du jour de Kant fut : “De la distance, de la distance ! Surtout allons bien loin.” Mais à peine eûmes-nous atteint les portes de la ville que le voyage sembla avoir déjà duré trop longtemps. En arrivant au cottage nous trouvâmes le café qui nous attendait. Mais il ne voulut pas même se donner le temps de le boire avant de redemander la voiture, et le voyage de retour lui sembla insupportablement long, quoique nous n’y mîmes qu’un peu moins de vingt minutes. Il ne cessait de s’écrier : “Ce ne sera donc jamais fini ?” Et grande fut sa joie quand il se retrouva dans son cabinet de travail, déshabillé, et au lit. Et cette nuit-là il dormit en paix et fut délivré pour une fois de la persécution des rêves.

Bientôt après il commença de nouveau à parler d’excursions, de voyages dans des pays éloignés. Et en conséquence nous recommençâmes plusieurs fois notre promenade. Et quoique les circonstances fussent toujours les mêmes, qu’elles se terminassent toujours par un désappointement du plaisir immédiat qu’il avait anticipé, pourtant sans aucun doute elles furent en somme salutaires à sa santé d’esprit. En particulier le cottage lui-même abrité sous de grands ormes au pied desquels s’étendait une vallée silencieuse et solitaire où s’enlaçait un petit torrent coupé par une chute, dont la sonorité plaisait à l’oreille, donna quelquefois de vives joies à Kant par de calmes journées de soleil. Et un jour, sous des circonstances accidentelles de nuages passagers, d’éclairage, ce petit paysage pastoral éveilla soudain le vivace souvenir depuis longtemps assoupi d’une divine matinée d’été de sa jeunesse qu’il avait passée dans un bosquet, sur les berges d’un ruisselet qui traversait le parc d’un de ses anciens et chers amis, le général Von Lossow. La force de cette impression fut telle qu’il revivait cette matinée, qu’il pensait comme il avait pensé alors et qu’il causait avec des amis bien-aimés qui n’étaient plus.

Sa dernière excursion fut au mois d’août de cette année 1803, non dans mon cottage, mais dans le jardin d’un ami. Ce jour-là il manifesta une grande impatience. Il avait été convenu qu’il rencontrerait un vieil ami dans ce jardin, et que moi, avec deux autres messieurs, je l’accompagnerais. Il se trouva que notre troupe arriva la première et il nous fallut attendre, mais seulement quelques minutes. Telle était toutefois la faiblesse de Kant et son total manque de capacité à estimer la durée du temps, qu’après avoir attendu quelques moments, il s’imagina que plusieurs heures avaient dû s’écouler, si bien qu’il ne fallait plus compter sur son ami. Plein de cette conviction il voulut s’en aller, fort troublé dans son esprit. Et ainsi se terminèrent les voyages de Kant en ce monde.

Au commencement de l’automne la vision de son œil droit commença à s’affaiblir. Il avait depuis longtemps perdu l’usage du gauche. Il est à noter que c’est grâce à un pur hasard qu’il avait découvert cette première et ancienne infirmité. S’étant assis un jour pour se reposer au cours d’une promenade, il eut l’idée d’essayer la force relative de ses yeux. Mais en tirant un journal qu’il avait dans sa poche, il fut surpris de s’apercevoir qu’il ne pouvait pas distinguer une seule lettre avec l’œil gauche. Il avait eu autrefois de notables accidents aux yeux : une fois, au retour d’une promenade, il avait vu les objets doubles pendant assez longtemps ; deux autres fois il était devenu subitement aveugle. Sont-ce là des accidents anormaux ? Je l’abandonne à la décision des oculistes. Il est certain qu’ils troublèrent fort peu Kant, qui, jusqu’à ce que la vieillesse eût abaissé la puissance de ses facultés, vivait dans un constant état de préparation stoïque pour le pis qui pût lui arriver. Je fus maintenant terrifié de songer au degré auquel allait s’aggraver son sentiment d’impuissance s’il perdait totalement la vue. Déjà il lisait et écrivait avec grande difficulté ; ce qu’il écrivait n’était guère plus lisible que ce que les gens peuvent s’amuser à griffonner les yeux fermés. Ses vieilles habitudes de travail solitaire faisaient qu’il n’avait point de plaisir à entendre lire à haute voix, et tous les jours il m’angoissait par l’accent pathétique dont il m’implorait pour lui faire fabriquer des verres propres à la lecture. Je tentai tout ce que ma propre science optique pouvait suggérer et on fit chercher les meilleurs opticiens, qui apportèrent leurs verres et les modifièrent suivant ses indications. Mais tout fut en vain.

Dans cette dernière année de sa vie, Kant eut beaucoup de répugnance à recevoir des visites d’étrangers, et sauf en des circonstances particulières, s’y refusa totalement. Pourtant, quand des voyageurs s’étaient considérablement écartés de leur route pour venir le voir, j’avoue que je ne savais trop comment faire. Refuser avec trop d’obstination, c’était me donner l’air de désirer m’attribuer de l’importance à moi-même. Je dois reconnaître d’ailleurs que, malgré quelques exemples d’importunité et d’expression grossière d’une curiosité de bas étage, je constatai généralement dans tous les rangs de la société une très délicate sensibilité pour la condition du vieux reclus. Les visiteurs faisaient d’ordinaire passer leur carte en déclarant qu’ils ne désiraient point satisfaire leur envie s’il devait en être tourmenté. Le fait est que ces visites le tourmentaient infiniment. Il éprouvait que c’était une dégradation de s’exhiber en son état d’impuissance et il était conscient de son incapacité de répondre convenablement à l’attention qu’on lui portait. Quelques visiteurs cependant furent introduits suivant le hasard et l’état accidentel de l’esprit de Kant au moment de la visite. Parmi ceux-là je me souviens que nous eûmes un plaisir particulier en M. Otto, celui qui signa le traité de paix franco-anglais avec le président lord Liverpool (alors lord Hawkesbury). Un jeune Russe aussi me revient à la mémoire pour l’enthousiasme excessif et je crois sans affectation qu’il témoigna. Lorsqu’on le fit entrer il s’avança rapidement, saisit les deux mains de Kant et les baisa. Kant, parce qu’il avait vécu beaucoup parmi des amis anglais, avait pris une bonne part de réserve et de dignité anglaises, et détestait les mises en scène, parut un peu effrayé par ce mode de salut et fut assez embarrassé. Pourtant la manifestation de ce jeune homme correspondait, je crois, à des sentiments sincères, car le lendemain il revint de nouveau, s’enquit de la santé de Kant, se montra fort anxieux de savoir si sa vieillesse lui était pesante et par-dessus tout demanda à emporter un petit souvenir du grand homme. Par hasard le domestique avait découvert un court fragment raturé du manuscrit original de l’Anthropologie de Kant. Avec ma sanction il le remit au Russe qui prit le papier avec transport, le baisa, puis donna au domestique le seul dollar qu’il eût sur lui. Puis, songeant que ce n’était point assez, il tira son habit et son gilet et obligea cet homme à les accepter. Kant, dont la naturelle simplicité de caractère le rendait très peu propre à la sympathie pour les extravagances sentimentales, ne put toutefois se défendre d’un sourire de bonne humeur quand on lui apprit cet exemple de naïveté et d’enthousiasme chez son jeune admirateur.

J’arrive maintenant à un événement de la vie de Kant qui fut le précurseur des scènes finales. Le 8 octobre 1803, pour la première fois depuis sa jeunesse, il tomba sérieusement malade. Étant étudiant à l’Université, il avait autrefois souffert d’une fièvre qui avait d’ailleurs cessé grâce à l’exercice forcé de la marche ; et dans les dernières années il avait éprouvé quelques douleurs d’une contusion à la tête ; mais sauf ces deux exceptions, si on peut ainsi les considérer, il n’avait jamais été à proprement dire malade. À présent la cause de sa maladie fut telle : son appétit devint irrégulier ou plutôt, devrais-je dire, se déprava, et il ne prenait plus plaisir à rien manger que du pain beurré et du fromage d’Angleterre. Le 7 octobre à dîner, il ne prit guère autre chose malgré tout ce que moi et un autre ami qui dînait avec lui, nous pûmes faire pour l’en dissuader. Pour la première fois il me sembla que mon importunité paraissait lui déplaire, comme si j’eusse dépassé les justes limites de mes devoirs. Il affirma que le fromage ne lui avait jamais fait de mal et ne lui en ferait pas maintenant. Il ne me restait qu’à me taire et il fit ce qui lui plut. La conséquence fut celle qu’on aurait pu anticiper : nuit d’insomnie à laquelle succéda une journée de grave malaise. Le matin suivant, tout alla comme d’ordinaire jusqu’à neuf heures, où Kant, jusqu’à ce moment appuyé sur le bras de sa sœur, tomba soudain par terre sans connaissance. On me fit chercher immédiatement, et je courus chez lui où je le trouvai étendu sur son lit qu’on avait déplacé dans son cabinet de travail. Il n’avait plus la parole et aucune conscience. J’avais déjà prévenu le médecin, mais avant qu’il arrivât, la nature avait fait les efforts nécessaires pour ramener un peu Kant à lui-même. Au bout d’une heure environ il ouvrit les yeux et continua à marmotter des mots inintelligibles jusque vers le soir, où il se remit un peu et commença à parler raisonnablement. Pour la première fois de sa vie il fut pendant quelques jours confiné dans son lit, sans rien manger. Le 12 octobre, il reprit de nouveau quelque nourriture et réclama ses aliments favoris, mais j’étais maintenant résolu, même au risque de lui déplaire, à m’y opposer fermement. Je lui exposai donc toutes les conséquences de sa dernière imprudence, chose dont il n’avait manifestement aucun souvenir. Il écouta tout ce que je dis avec beaucoup d’attention et exprima tranquillement la conviction que j’avais parfaitement tort, mais il se soumit pour le moment. Toutefois quelques jours après, je découvris qu’il avait offert un florin pour un peu de pain et de fromage ; ensuite un dollar et même davantage. Quand on lui refusa il se plaignit amèrement ; mais peu à peu il se résigna à cesser ses demandes, quoique souvent il ne pût se défendre de trahir combien son désir était violent.

Le 13 octobre, il reprit ses dîners habituels et on le considéra comme convalescent, mais en réalité, il ne retrouva guère le calme d’esprit qu’il avait conservé jusqu’à cette attaque. Il avait toujours aimé autrefois à prolonger son repas, le seul qu’il prît, ou, ainsi qu’il s’exprimait selon la phrase classique, cenam ducere, mais il devint difficile maintenant de le presser assez à son gré. Après le dîner qui se terminait à environ deux heures, il se mettait aussitôt au lit et s’assoupissait par intervalles, et ces sommes étaient régulièrement interrompus par des hallucinations ou des rêves terribles. À sept heures du soir arrivait une période de grande détresse qui durait jusqu’à cinq ou six heures du matin, quelquefois plus tard ; et il ne cessait pendant toute la nuit alternativement de se promener et de s’étendre, parfois calme, mais plus souvent très agité.

Il devenait nécessaire maintenant de prendre une personne pour le veiller, parce que son domestique était épuisé par le service de la journée. Aucune ne semblait si propre à cet office que sa sœur ; d’abord elle avait longtemps reçu de lui une pension fort généreuse et de plus, sa plus proche parente, elle pourrait porter le meilleur témoignage de ce que son illustre frère n’aurait manqué à ses dernières heures d’aucun des soins et des attentions qu’exigeait sa situation. On s’adressa donc à elle et elle entreprit de le veiller alternativement avec son valet de chambre. Elle prit ses repas à part et on fit une large addition à sa rente. On vit bientôt que c’était une femme tranquille, d’esprit conciliant, qui ne soulevait point de discussion parmi les domestiques, et elle acquit vite l’estime de son frère par sa modestie et sa réserve, et, ajouterai-je, par l’affection vraiment fraternelle qu’elle lui témoigna jusqu’à la fin.

La journée du 8 octobre avait gravement frappé les facultés de Kant, mais ne les avait pas totalement détruites. Pendant de brefs intervalles, les nuages qui s’étaient assemblés sur sa majestueuse intelligence semblaient s’écarter pour la laisser briller comme jadis. Durant ces moments de brève conscience d’esprit, sa bonté coutumière lui revenait, et il exprimait d’une manière bien touchante sa reconnaissance pour les efforts de ceux qui l’entouraient, et le sentiment qu’il avait de leur peine. En ce qui regardait spécialement son domestique, il se montrait fort inquiet qu’on le récompensât par de larges présents, et il me priait instamment de ne point montrer de parcimonie. Il faut dire que Kant n’était rien moins que princier dans son usage de l’argent et il n’y avait point d’occasion où il exprimât plus fortement son sentiment de mépris que lorsqu’il appréciait des actions d’avarice ou de basse cupidité. Ceux qui ne l’avaient vu que dans la rue s’imaginaient qu’il n’était pas généreux, car il refusait fermement et par principe toute aumône à de communs mendiants. Mais, d’autre part, il était très généreux à l’égard des institutions charitables publiques ; il avait assisté ses parents pauvres de façon beaucoup plus large qu’on n’aurait pu raisonnablement le prévoir et on vit maintenant qu’il avait beaucoup d’autres pensionnaires dépendant de ses libéralités, fait qui nous était entièrement inconnu, jusqu’à ce que la faiblesse de sa vue et d’autres infirmités m’obligèrent au devoir de payer ces pensions moi-même. Il faut se souvenir aussi que la fortune entière de Kant, qui en dehors de son traitement officiel ne s’élevait pas à plus de 20.000 dollars, était le produit de son travail honorable pendant près de soixante ans et qu’il avait lui-même subi toutes les affres de la pauvreté dans sa jeunesse, quoique ne s’étant jamais endetté vis-à-vis d’aucun homme ; circonstances de son histoire qui, ainsi qu’elles expriment la conscience qu’il devait avoir de la valeur de l’argent, rehaussent infiniment le mérite de sa générosité.

En décembre 1803, il devint incapable de signer son nom. Sa vue s’était abaissée au point qu’à table il ne pouvait trouver sa cuillère sans qu’on la lui donnât, et quand je me trouvais dîner avec lui, je commençais par couper en petits morceaux ce qu’il y avait sur son assiette ; puis je les plaçais dans une cuillère à dessert ; puis enfin je lui conduisais la main jusqu’à la cuillère. Mais son incapacité à signer son nom n’avait pas pour seule cause la cécité. La vérité était que, par impuissance de mémoire, il ne pouvait se souvenir des lettres qui composaient son nom et quand on les lui répétait, il ne pouvait représenter la figure de ces lettres dans son imagination. Vers la fin de novembre j’avais remarqué que cette incapacité s’accentuait rapidement, et j’avais donc obtenu de lui de signer d’avance tous les reçus, etc., dont on aurait besoin à la fin de l’année. Plus tard, à ma prière, et pour éviter toute difficulté, il me donna un pouvoir régulier de signature.

Quoique Kant fût maintenant bien déprimé, il avait parfois des moments de gaieté. Son jour de naissance était toujours pour lui un sujet agréable. Quelques semaines avant sa mort je calculais le temps qui s’écoulerait encore jusqu’à cet anniversaire, et je l’égayais de la perspective des réjouissances qu’on y célébrerait. “Tous vos vieux amis, lui dis-je, se réuniront et boiront à votre santé une coupe de champagne.” — “Oui, dit-il, mais il faut le faire sur-le-champ.” Et il ne fut satisfait que lorsqu’on eut réuni la compagnie. Il but un verre de vin avec ses invités, et avec une grande élévation d’esprit, célébra par anticipation ce jour de naissance qu’il ne devait jamais voir.

Cependant dans les dernières semaines de sa vie, un grand changement se fit dans son humeur. À sa table, où jadis régnait un serein esprit de gaieté, il n’y avait plus qu’un mélancolique silence. Il était troublé de voir deux convives causer l’un avec l’autre, tandis que lui-même restait en scène comme un figurant qui n’a pas de rôle. Et pourtant, l’engager dans la conversation aurait été encore plus désolant, car il n’entendait plus que très mal. L’effort qu’il faisait pour s’écouter lui était pénible et ses expressions, même quand ses pensées étaient suffisamment précises, étaient devenues presque inintelligibles. Il est remarquable toutefois que dans les plus profondes dépressions, devenu parfaitement incapable de s’entretenir raisonnablement des affaires ordinaires de la vie, il pouvait encore répondre avec une correction et une distinction véritablement extraordinaires à toute question de philosophie ou de sciences, particulièrement de géographie physique, de chimie ou d’histoire naturelle. Il parla fort bien, dans sa pire condition, des lois des gaz et cita fort exactement différentes propositions de Kepler, notamment la loi des mouvements planétaires. Et je me souviens précisément que le dernier lundi de sa vie, où l’extrémité de sa faiblesse faisait fondre en larmes ses amis qui l’assistaient, il était assis parmi nous, insensible à tout ce que nous pouvions lui dire, affaissé ou plutôt, faudrait-il dire, écroulé en une masse sans forme sur sa chaise, sourd, aveugle, en torpeur, paralysé. À ce moment-là même je dis à voix basse aux autres, que je m’engageais à faire entrer Kant dans la conversation avec justesse et animation. C’est ce qu’ils trouvèrent difficile de croire. Là-dessus je m’approchai de son oreille et je lui adressai une question sur les Barbaresques. À la surprise de tous, excepté la mienne, il nous fit immédiatement un exposé sommaire de leurs mœurs et de leurs coutumes et nous dit à ce propos que dans le mot Algiers il faudrait prononcer le g dur, comme dans le mot anglais gear.

Pendant les derniers quinze jours de la vie de Kant, il s’occupait incessamment à un travail qui semblait non seulement dépourvu de but, mais en lui-même contradictoire. Vingt fois à la minute il détachait et rattachait son foulard, de même une sorte de ceinture qu’il portait à sa robe de chambre : sitôt qu’elle était agrafée il la dégrafait avec impatience, puis témoignait autant d’impatience pour la faire agrafer de nouveau. Mais aucune description ne saurait donner une impression adéquate de la lassante inquiétude avec laquelle du matin à la nuit il poursuivait ce labeur de Sisyphe : faire et défaire, s’irriter de ne pouvoir agir, s’irriter d’avoir agi.

Dès ce temps, il reconnaissait rarement ceux qui étaient autour de lui et nous prenait tous pour des étrangers. Ceci arriva d’abord pour sa sœur, puis pour moi, enfin pour son domestique. Cette espèce de séparation me désola plus que toutes les autres manifestations de déchéance. Je savais bien qu’il ne m’avait pas réellement retiré son affection et pourtant son air et sa manière de s’adresser à moi me donnaient constamment cette sensation. Je n’en étais que plus ému, quand la santé de ses perceptions et de ses souvenirs lui revenait mais à des intervalles de plus en plus lointains. En cette condition, silencieux ou babillant comme un enfant, absorbé et enfoncé dans la torpeur, ou bien occupé à des hallucinations et à d’imaginaires visions, s’éveillant un instant pour des bagatelles, retombant pendant des heures à ce qui peut-être étaient les fragments disjoints de grandes rêveries périssantes, quel contraste avec ce Kant qui jadis avait été le centre brillant des cercles les plus brillants de noblesse, d’esprit, ou de science, que possédait la Prusse ! Une personne distinguée de Berlin qui lui avait rendu visite durant l’été précédent fut profondément émue et dit : “Ce n’est pas le Kant que j’ai vu, mais la coquille de Kant.” Et combien cette parole eût été plus vraie, si elle l’eût vu maintenant !

Car voici que vint février 1804, qui fut le dernier mois que Kant fut destiné à voir. Il est remarquable que, dans le carnet dont j’ai parlé, j’aie]] trouvé un fragment de vieille chanson que Kant y avait noté, daté de l’été, environ six mois avant sa mort, et où il était dit que février était le mois où les hommes avaient à porter le plus léger fardeau pour la simple raison qu’il était plus court que les autres de deux ou trois jours. Et la conclusion était dans un sentiment de fantaisie ému : “Ô heureux mois de février où l’homme a le moins à supporter, le moins de peine, le moins de douleur, le moins de remords.” Même en ce bref mois Kant n’eut pas à supporter douze jours entiers, car ce fut le douzième qu’il mourut et véritablement on peut dire qu’il était mourant depuis le premier. Il ne faisait plus que végéter malgré les capricieuses lueurs passagères qui jaillissaient encore des tisons de son ancienne et magnifique intelligence.

Le 3 février, les ressorts de la vie semblèrent s’arrêter de jouer, car à partir de ce jour il ne mangea littéralement plus rien : son existence ne sembla plus être que la prolongation de force acquise par une vie de quatre-vingts ans, après la cessation du pouvoir moteur du mécanisme. Son médecin lui rendait visite chaque jour à la même heure et il était convenu que je devais toujours être là pour le rencontrer. Neuf jours avant sa mort, au moment de la visite ordinaire, survint cette petite circonstance qui nous émut tous deux en nous rappelant invinciblement l’ineffaçable courtoisie, et la tendresse de la nature de Kant.

Quand on annonça le médecin, je montai chez Kant et lui dit : “Voici le docteur A…“ Kant se leva de sa chaise, tendit sa main au docteur et murmura quelque chose où le mot postes était répété à plusieurs reprises, mais avec l’air de désirer qu’on l’aidât à achever la phrase. Le docteur A…, qui pensait que par postes, il voulait dire des relais de chevaux de poste, et que par conséquent il délirait, lui répondit que tous les chevaux avaient été commandés et le supplia de se calmer. Mais Kant continua avec un grand effort sur lui-même et ajouta : “Beaucoup de postes, bien de la bonté, beaucoup de bonté, beaucoup de reconnaissance.” Tout cela fut dit avec une incohérence apparente mais avec une grande chaleur et une visible conscience. Cependant je devinai parfaitement ce que Kant sous sa brume d’imbécillité désirait dire et j’interprétai : “Ce que le professeur désire dire, docteur A…, c’est ceci : étant donné les postes nombreux et pesants que vous remplissez en ville et dans l’Université, cela témoigne d’une grande bonté de votre part de lui donner autant de votre temps (car le docteur A… ne voulut jamais se laisser payer par Kant) et il vous a la plus profonde reconnaissance de cette bonté.” — “C’est cela, dit Kant, gravement, c’est cela.” Mais il continua encore de se tenir debout et il allait tomber. Sur quoi j’avertis le médecin que j’étais persuadé que Kant ne voudrait point s’asseoir quelle que fût sa fatigue, jusqu’à ce que ses visiteurs se fussent assis. Le docteur sembla en douter, mais Kant qui avait entendu ce que j’avais dit, par un prodigieux effort confirma mon explication de sa conduite et prononça distinctement ces paroles : “Dieu me préserve d’être tombé assez bas pour oublier les offices de l’humanité.”

Quand le dîner fut annoncé, le docteur A… prit congé. Un autre invité venait d’arriver et j’espérais, à cause de l’animation que Kant venait de montrer, que ce jour-là le repas serait agréable. Mon espérance fut vaine : Kant était plus épuisé que de coutume et il eut beau lever la cuillère jusqu’à sa bouche, il ne put rien avaler. Depuis quelque temps tous les aliments avaient perdu leur goût pour lui, et je m’étais efforcé, mais sans succès, de stimuler les organes du goût par de la muscade, du cinnamome, etc. Ce jour-là rien ne réussit et je ne pus l’amener à goûter même un biscuit. Je lui avais entendu dire une fois que plusieurs de ses amis, tombés dans le coma, avaient terminé leur maladie par quatre ou cinq jours d’entière absence de douleur, mais totalement sans appétit, puis s’étaient endormis paisiblement dans le sommeil final, et je craignais bien de le voir maintenant lui-même dans cet état.

Le samedi 4 février, j’entendis ses invités exprimer à haute voix la crainte de ne plus le revoir et je ne pus que partager ces craintes. Pourtant le

Dimanche 5, je dînai à sa table avec son ami intime M. R.-R.-V. Kant était encore là, mais si faible que sa tête était affaissée sur ses genoux et qu’il était tombé contre le bras droit de son fauteuil. J’allai arranger ses oreillers de manière à soulever et supporter sa tête, puis je lui dis : “Maintenant, mon cher Monsieur, vous êtes remis en ordre.” Grand fut notre étonnement quand il répondit d’une voix claire et nette par la phrase militaire romaine : “Oui, testudine et facie” et il ajouta immédiatement : “Prêt pour l’ennemi et en ordre de bataille.” Ses facultés se réduisaient en cendres, mais de temps à autre quelque langue de flamme ou grande émanation de lumière s’élançait pour nous montrer que l’ancien feu dormait au-dessous.

Le lundi 6, il fut beaucoup plus faible et plus plongé dans sa torpeur, il ne prononça pas une parole, sauf lorsque je lui adressai ma question sur les Barbaresques, ainsi que je l’ai dit, et demeura assis, les yeux ouverts sans voir, perdu en lui-même, ne manifestant aucun sens de notre présence, de sorte que nous avions la sensation de quelque gigantesque fantôme, d’un siècle oublié, qui serait venu s’asseoir parmi nous.

À ce moment Kant était devenu beaucoup plus calme et composé. Dans la première période de sa maladie, quand sa force n’avait point encore été brisée, et qu’elle se trouvait en conflit actif avec les premières attaques de la décrépitude, il avait montré quelque humeur, et parfois dit des paroles dures ou même rudes à ses domestiques. C’était une chose bien opposée à ses dispositions naturelles, mais très excusable dans ces circonstances. Il ne pouvait se faire comprendre. Par suite on lui apportait continuellement des objets qu’il n’avait pas demandés, et ce qu’il désirait réellement, souvent il ne pouvait l’obtenir parce que tous ses efforts pour le nommer étaient inintelligibles. De plus une violente irritation nerveuse le possédait par la rupture de l’équilibre des différentes fonctions. La faiblesse d’un organe lui était rendue plus palpable par la disproportion de la force que conservait l’autre. Mais à la fin cette lutte fut terminée. Son système tout entier était miné, et maintenant se mouvait rapidement et harmonieusement vers la dissolution. Depuis ce moment jusqu’à ce que tout fût fini, pas un mouvement d’impatience, pas une expression d’agacement ne lui échappa.

Je venais le voir maintenant trois fois par jour, et le

Mardi 7 février, y allant à l’heure du dîner, je trouvai ses invités ordinaires assis à table seuls. Kant était au lit. C’était une scène nouvelle dans sa maison. Nos craintes pour la proximité de sa fin en furent accrues. Néanmoins l’ayant vu se remettre si souvent, je ne voulus pas courir le risque de le laisser sans société les jours suivants. Donc à une heure comme d’ordinaire nous nous réunîmes dans la maison, le

Mercredi 8 février. Je lui présentai mes devoirs avec autant de gaieté que possible et j’ordonnai de servir le dîner. Kant était assis à table avec nous et levant une cuillère avec un peu de soupe, il la porta à ses lèvres, mais aussitôt après la posa et se retira à son lit d’où il ne se releva plus.

Le jeudi 9, il était tombé dans la faiblesse d’un moribond et l’aspect cadavérique (facies hippocratica) s’était déjà emparé de lui. Je revins le voir fréquemment pendant toute la journée et y retournant pour la dernière fois vers dix heures du soir, je le trouvai en état d’inconscience : je ne pus lui tirer de signe de reconnaissance et je le laissai aux soins de sa sœur et de son domestique.

Le vendredi 10, j’allai le voir à 6 heures du matin. C’était un jour de tempête, et une épaisse neige était tombée pendant la nuit, et je me souviens qu’une bande de voleurs avait fait effraction dans la cour de Kant afin d’entrer chez son voisin qui était bijoutier. Comme je m’approchais de son lit, je lui dis bonjour. Il me rendit mon salut en disant : “Bonjour”, mais d’une voix si faible et si défaillante qu’elle était à peine articulée. Je me réjouis de le trouver conscient et je lui demandai s’il me reconnaissait : “Oui”, répondit-il, et tendant la main il me toucha doucement la joue. Pendant le reste de la journée, chaque fois que je le vis, il sembla être retombé en état d’inconscience.

Le samedi 11, il était couché les yeux fixes et ternes et selon toute apparence dans une paix parfaite. Je lui demandai encore ce jour-là s’il me reconnaissait. Il ne pouvait parler, mais il tourna sa figure vers moi et me fit signe que je devais l’embrasser. Une profonde émotion me traversa comme je m’inclinais pour baiser ses lèvres pâles, car je savais que, dans cet acte solennel de tendresse, il voulait exprimer sa reconnaissance pour notre longue amitié et signifier son dernier adieu. Je ne l’avais vu donner cette marque d’amour à personne, sauf une fois, et c’était peu de semaines avant sa mort qu’il attira sa sœur vers lui et l’embrassa. Le baiser qu’il me donna alors fut son dernier témoignage de reconnaissance.

Toutes les boissons qu’on lui offrait maintenant traversaient l’œsophage avec un son de râle, comme il arrive souvent chez les moribonds, et on apercevait tous les signes de la mort prochaine.

Je souhaitais rester avec lui jusqu’à la fin et, ainsi que j’avais été parmi les plus proches témoins de sa vie, être témoin aussi de sa mort, et en conséquence, je ne le quittai plus, sauf quand on m’appelait quelques minutes pour m’occuper de quelque besogne. Je passai la nuit entière à son chevet. Quoiqu’il fût demeuré tout le jour en état d’inconscience, le soir il fit des signes intelligibles pour exprimer le désir qu’on remît son lit en ordre. Nous le soulevâmes donc dans nos bras ; on arrangea à la hâte les couvertures et les oreillers et nous le replaçâmes. Il ne dormit pas et à l’ordinaire il repoussa la cuillerée de boisson qu’on lui mettait parfois aux lèvres. Mais vers une heure du matin il fit lui-même un mouvement vers la cuillère, d’où je compris qu’il avait soif, et je lui donnai très peu de vin et d’eau sucrée. Les muscles de sa bouche n’eurent pas la force de le retenir, de sorte que, pour l’empêcher de s’échapper, il leva sa main à ses lèvres, jusqu’à ce que la gorgée fût avalée avec un bruit de râle. Il sembla en désirer encore et je continuai à lui en donner jusqu’à ce qu’il dît de façon que je fus juste capable de comprendre : “C’est assez.” Et ce furent ses dernières paroles. “C’est assez.” Sufficit ! Puissantes et symboliques paroles ! Par intervalles il repoussait ses draps et se découvrait. Je les replaçais constamment. Dans une de ces occasions je m’aperçus que tout le corps et les extrémités devenaient déjà froids et que le pouls était intermittent.

À trois heures un quart, le dimanche matin 12 février 1804, Kant s’étendit comme s’il prenait position pour son acte final, et s’établit dans la posture précise qu’il conserva jusqu’au moment de la mort. Le pouls n’était plus perceptible maintenant au toucher ni aux mains, ni aux pieds, ni au cou. J’examinai toutes les parties où il y a un battement du pouls et n’en trouvai qu’à la hanche gauche où il continuait de battre avec violence, mais souvent intermittent.

Vers dix heures du matin, Kant subit une remarquable transformation : son œil devint rigide ; son visage et ses lèvres se décolorèrent par une pâleur cadavérique. Pourtant telle était l’intensité des habitudes de sa constitution qu’aucune trace ne parut de la sueur froide qui accompagne régulièrement la dernière agonie mortelle.

Il était près de onze heures quand le moment de la dissolution s’approcha. Sa sœur était debout au pied du lit ; le fils de sa sœur au chevet ; moi, afin d’observer toujours les fluctuations de son pouls, j’étais agenouillé à son côté et j’appelai son domestique pour venir voir la mort de son bon maître. La dernière agonie maintenant allait se terminer, si on peut appeler agonie ce qui n’était point une lutte. Précisément à ce moment son distingué ami, que j’avais fait demander, M. R.-R.-V, entra dans la chambre. D’abord la respiration devint plus faible, puis elle se fit irrégulière, puis il y eut intermittence totale et la lèvre supérieure se révulsa légèrement ; ensuite il y eut une faible respiration ou un soupir, puis plus rien ; mais le pouls battit encore quelques secondes plus lentement, plus faiblement, jusqu’à ce qu’il cesse tout à fait ; le mécanisme s’arrêta ; le dernier mouvement fut interrompu ; et exactement à ce moment la pendule sonna onze heures.

Peu après sa mort, on rasa la tête de Kant, et sous la direction du professeur Knorr, on en fit un moulage en plâtre, non seulement du masque, mais de la tête entière, dans le dessein, je crois, d’enrichir la collection craniologique du docteur Gall.

Le corps ayant été disposé et habillé, une immense foule de gens de tous les rangs, du plus haut au plus bas, se pressa pour le voir. Chacun était anxieux de saisir la dernière occasion, de pouvoir se dire : “Moi aussi, j’ai vu Kant.” Ceci continua bien des jours durant lesquels, du matin au soir, la maison était encombrée de foule. Grand fut l’étonnement des gens devant la maigreur de Kant, et on s’accorda à convenir que jamais on n’avait vu corps si épuisé et si décharné. Sa tête reposait sur le coussin sur lequel jadis ces messieurs de l’Université lui avaient présenté une adresse, et je crus ne pouvoir en faire un usage plus honorable qu’en le plaçant dans le cercueil comme oreiller final pour cette tête immortelle.

Kant avait exprimé ses vœux plusieurs années auparavant dans un mémorandum spécial sur le mode de ses obsèques. Il priait qu’elles eussent lieu de bonne heure le matin, avec aussi peu de bruit et de dérangement que possible, et suivies seulement par ses amis les plus intimes. Comme j’avais trouvé ce mémorandum en rangeant ses papiers à sa requête, je lui avais franchement dit que ces dispositions me placeraient comme exécuteur testamentaire dans un grand embarras, parce que très probablement les circonstances rendraient presque impossible de les accomplir. Sur quoi Kant déchira le papier et laissa le tout à ma discrétion. En effet, je prévoyais que les étudiants de l’Université ne se laisseraient pas priver de cette occasion de témoigner leur vénération par des funérailles publiques. L’événement montra que j’avais raison. La cité de Kœnigsberg n’avait jamais vu et ne vit plus de funérailles telles que furent celles de Kant, aussi solennelles et aussi magnifiques. Les gazettes publiques et les brochures, etc., ont rendu compte si minutieusement des détails que je marquerai seulement les grands traits de la cérémonie.

Le 28 février, à deux heures de l’après-midi, tous les dignitaires de l’Église et de l’État en résidence à Kœnigsberg ou venant des parties les plus éloignées de la Prusse s’assemblèrent à la chapelle du château ; de là ils furent escortés par le corps entier de l’Université en robe d’apparat et par beaucoup d’officiers supérieurs qui avaient toujours eu beaucoup d’affection pour Kant, jusqu’à la maison du professeur mort. Le corps fut levé à la lumière des torches, tandis que les cloches de toutes les églises de Kœnigsberg sonnaient le glas, puis porté à la cathédrale, éclairée par d’innombrables cierges. Un prodigieux cortège suivait à pied. À la cathédrale, après l’ordinaire rite funéraire accompagné de toutes les expressions possibles de vénération nationale pour le mort, il y eut un grand service musical très admirablement exécuté, puis les restes mortels de Kant furent descendus dans la crypte académique, et là maintenant il repose parmi les patriarches de l’Université.

PAIX À SA POUSSIERE ; ET À SA MEMOIRE ETERNEL HONNEUR !

Thomas de Quincey.

 

Vers

 
 

Illusion et Désillusion
Rêverie et Réalité

 

Préface (32)

Les inepties qu’on trouvera plus bas n’étant pas destinées à voir le jour, j’efface Préface, et je mets :

Au malheureux à qui ces vers tomberaient sous la main.

M. Victor Hugo intitulait le cahier des poésies de son jeune temps :

“Les bêtises que je faisais avant ma naissance.”

J’ajouterai ici “naissance, qui n’amènera peut-être qu’un mort-né, ou qui, plus probablement, avortera.” On me trouvera peut-être outrecuidant de dire que moi, je puisse avoir une naissance ; mais cette phrase expliquera suffisamment toutes les “bêtises”, si l’on veut bien les nommer ainsi (car le terme est assurément trop faible), qu’on trouvera dans ce cahier.

Qu’on me les pardonne, c’est un cerveau de quatorze ans qui les a élucubrées. Un cerveau de quatorze ans n’a jamais, au grand jamais, pu faire que des bêtises, ou plutôt des inepties.

Juin 1881.

Quare ?

Qu’ont-ils donc obtenu, tous ces puissants prophètes ?
La mort a-t-elle omis de renverser leurs têtes ?
Mahomet et Moïse, Abraham et Jésus,
Qu’ont-ils donc obtenu depuis qu’ils ne sont plus ?
Tout est vain, tout est faux, et rien n’est véritable,
Toutes les religions sont des tours sur du sable
Mouvant. Quelle est la bonne ? Ah ! voilà l’embarras !
Choisissez, choisissez, c’est un bon débarras,
Que de n’en avoir qu’une, et renverser les autres !
Mais qui peut accuser tous ces martyrs apôtres
De mensonge ? — Eh, c’est Dieu ! — De lui vient la pensée,
Pourquoi déferait-il une œuvre commencée ?
Pourquoi n’a-t-il donc pas à l’homme sur la terre
Donné sa religion ? Devrait-elle être austère,
Gaie, joyeuse ou triste ? Ah ! pour moi je n’en sais rien !
Si Dieu vraiment existe, il semble aimer donc bien
Le carnage et la mort ! S’il est bon, qu’il empêche
De se tuer pour lui ! Qu’il dise si je pèche
Ou bien si je dis vrai ! Il lui suffit d’un mot
Pour arrêter la mort… Mais ce n’est pas le lot
De qui veut de pouvoir admirer des miracles,
Il faut tout préparer, ou sinon, des débâcles !

Janvier 1881.

Amour d’enfant

Je n’avais que quinze ans — l’âge des illusions.
J’étais dans le jardin, le seul que nous eussions
À Paris. Je la vis, et je la vois encore.
Brune, aux longs cheveux noirs… Son nom était Lénore

Elle avait dix-huit ans. J’étais faible et chétif,
Débile aux grands yeux bleus. — Son nez était rétif
Et remontait un peu — bien peu… et la mutine
Vous lançait un regard… l’abeille qui butine
N’en a pas de pareil. — Bref, j’étais amoureux,
Amoureux à quinze ans ! les jeunes bienheureux
Ne voudront pas le croire. Ah ! vois les vieux qui bâillent !
Ce n’est pas une idylle, et bien sot ceux qui raillent
Cet amour de quinze ans. Pourtant je le sentis.
L’amour a-t-il un âge, et n’est-il point subi
Chez le vieillard et l’homme et chez la jeune fille ?
N’habite-t-il donc pas la soie et la guenille ?
Qui donc définira l’amour ? — Bref je l’aimais !
Je l’aimais d’une amour bien étrange et jamais
Je n’aimai de l’amour dont j’aimais cette tendre
Enfant. Mais je n’osais, ne voulais pas me vendre,
J’avais honte… Et j’étais tour à tour rouge, hagard,
Je ne possédais pas encore ce regard
Qui fascine les yeux… Je ramassai la pierre
Qu’avait frôlée sa robe et j’embrassai la terre
Qu’avait pressé son pas.   .   .   .   .   .   .   .   .
   .   .   .   .   .   .   .   . Qui me rendra jamais
La pierre et l’illusion ? — Je me croyais aimé !

Mars 1881.

Tromperie

Ce doux regard… La voix, le ton même est câlin,
Ce petit mouvement si gentil, si malin,
Cette mutinerie et ces mines boudeuses,
Cette bouche rebelle et la bouche rieuse,
Ce sourire si fin, et ces beaux yeux si doux…
Qui dirait qu’en arrière on se moque de vous ?

Mars 1881.

La Barricade

La barricade est faite, et tout a été mis !
Ils étaient là dix-sept, devant les ennemis !
Ennemis et soldats, unique et même chose !
Barricadez-vous donc ! — La barricade est close.
De loin on entendait leurs grands pas cadencés,
Et déjà le brouillard laissait voir, avancés,
Tout près, et pourtant loin : loin par la barricade
Et près par le fusil, des soldats. Par saccade,
On entendait au loin un bruit étouffé, sourd.
Et l’air autour de nous était devenu lourd.
Le cœur battait à tous, au peureux comme au brave,
Et nul ne plaisantait : partout le même air grave.
En haut, sur les pavés, s’élevait le drapeau,
Et chacun, jeune ou vieux, enlevait son chapeau.
Devant ce pauvre drap, devant sa courte hampe…
Malheureux ! Ecoutez… là-bas le soldat rampe…
Qui va là ! Tout à coup dit une horrible voix :
— Vive la République, et abattons les rois !
Le cliquetis de l’arme et aussitôt la grêle
Meurtrière tomba ; et mourut avec elle
Maint pauvre compagnon. Et alors un bruit sourd
Nous apprit que bientôt c’était à nous le tour
De mourir. Le canon ! le canon ! Ah, ma mère,
Je ne te verrai plus ! — Alors, d’une voix claire
Le chef les appela : “Montez sur les pavés !”
Au moins avant la mort nous les aurons bravés !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rendez-vous ! Liberté, Liberté bien chérie,
C’est toi que nous voulons avec notre patrie !

Feu ! cria l’officier. — Pas un ne fut manqué.
Un seul d’eux chancela, un seul d’eux au banquet
De la vie aima mieux au fond vider sa coupe ;
Un seul sur son vaisseau, capitaine à la poupe,
Resta. C’était un vieux, moi je le vois encor.
Un grand corbeau tout noir. Il tombe et son grand corps
Appuyé au drapeau avec sa barbe blanche,
Etait comme un des saints. D’un trou noir, à la hanche,
Le ruisseau rouge à flots coulait sur le drapeau.
Personne n’est resté pour ôter son chapeau !

Février 1881.

Hugo

J’ai un portrait d’Hugo, en face sur le mur,
Et quand je le regarde, et quand le vers est dur
À terminer, son œil, et sa barbe si douce
Me donnent bon courage et les mots sous son pouce
S’alignent sans efforts et je relis ses vers
Si doux et si charmants, plus calmes que les mers.
“J’étais seul près des flots par une nuit d’étoiles ;
“Pas un nuage au ciel, sur la mer pas de voiles,
“Mes yeux plongeaient plus loin que le monde réel
“Et les bois et les monts, et toute la nature
“Semblaient interroger dans un confus murmure
“Les flots des mers, les feux du ciel.”

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mai 1881.

Le Voyage.

Oh ! sable
Si fin,
Qu’accable
Matin
Mon pas,
J’espère
Là-bas,
Repaire
Du jour,
Mourir !
Et le sable lui dit, en paraissant s’ouvrir :
Marche ! Marche toujours !

Douleur

Ziska, je t’entrevois, là-bas dans l’auréole,
Je te vois dans les airs. — Pour moi, pauvre, je vole
En pensant jusqu’à toi ; moi, je t’aime toujours.
— Oh ! Ziska, promets-moi, quand finiront mes jours,
De te tenir tout près, car ainsi nos deux âmes,
Toutes deux partiront pour les grands cieux de flammes.

Juin 1881.

Oubli

Oh ! dites, qu’est-ce donc que ce grand mot terrible ?
Oubli ! c’est bien cela ! L’oubli, c’est invisible,
C’est un vampire affreux qui suce le cerveau,
Etend son aile noire et noircit le caveau,
C’est un horrible ver qui décompose à l’ombre.
L’oubli, c’est invisible et pourtant c’est bien sombre.
Il loge dans le cœur. Quand la mer veut chercher

À frapper doucement, à détruire un rocher,
À le faire écrouler à force de caresses ;
Elle y met patience et non pas de paresse,
Par saccade se hisse aux grands rocs acérés,
Attend que dans mille ans les rocs soient lacérés.
L’oubli, c’est identique ; on sentirait à peine
Sa dent si tout à coup ne s’élançait la peine
Par éclats.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
   .   .   .   .   .   .   . Pas à pas l’oubli gagne sur nous,
Il hait le souvenir, il le mine en dessous.
Le souvenir s’écroule et laisse indifférence.
L’oubli s’écroule aussi quand revient la souffrance.
Le souvenir est là, mais il est plus amer.
L’oubli vous engloutit aussi bien que la mer.

Georges

Ô Dieu, je l’ai perdu, l’ami de mon enfance,
Qui seul avait cet art d’adoucir ma souffrance,
D’épancher son cœur dans mon cœur.
Jamais je n’aurai plus ce grand plaisir intense,
De lui serrer la main, de lui dire : je pense
À toi comme à ma sœur.

Elle était belle, hélas, et bonne autant que belle.
Elle mourut, jadis ; jamais je n’aimais qu’elle,
Et, mon Georges, que toi ;
Mais te voilà parti. Tu montes sur la selle
Du cheval de la mort, qui tout de feu ruisselle.
Je suis derrière, moi !

Tu t’envoles. Pourquoi ? Dieu désira ton âme,
Tu t’envoles là-bas vers le grand ciel de flamme
Où tout est au grand jour.

Dans la vie, en dépit des flots et de la lame,
Je resterai, rocher, l’oubli pour rame,
Et tout se perd, même l’amour.

Enfant qui sommeilles

Enfant qui sommeilles
Dans ton berceau,
Si tu te réveilles,
Prends ton cerceau
Et joue, oublie
Tes rêves.
Il ne faut pas vider jusqu’à la lie
Ta coupe : tu l’achèves…

Le Lac des Sylphes

Les sylphes ont un lac aux vagues cristallines
Où les brumes ont couleur d’or,
Où les nénuphars ont des teintes opalines
Sur l’onde qui dort.

Où les fleurs ont d’étranges lueurs irisées
Et des pistils phosphorescents,
Leurs pétales d’argent, leurs corolles frisées
En plis indécents ;

La lune s’y reflète en miroitements jaunes
Ruisselant sur l’ombre des eaux
Et sautant, feux follets, des saules et des aunes
Aux sombres roseaux.

Dans les brouillards laiteux, des formes vaporeuses
Vont glissant et disparaissant,

Plongeant sous l’eau limpide et s’enfuyant, peureuses,
Aux souffles naissants.

Là-bas, le long de l’eau, sous les arbres des rives,
On entend piauler les oiseaux ;
Parfois, dans le feuillage, on voit passer, furtives,
Les nymphes des eaux.

Sur la rivière
Légère
La barque passe
Et repasse
Sur l’eau.

Sylphe ou lutine
Butine
Aux fleurs flottantes
Et riantes
Dans l’eau.

Elle s’envole
Frivole
Toute pareille
À l’abeille
Sur l’eau.

Elle balance,
Et danse,
Sur l’herbe trotte
Et barbote
Dans l’eau.

Sur la rivière
Légère
La barque passe
Et repasse
Sur l’eau.

Et la barque s’arrête à ces rives, et longe
Leurs filets de mousse traînants.
Mais la troupe des sylphes s’enfuit et replonge
À nos cris gênants.

Mars 1885.

Sous les vieux arbres gris aux branches fantastiques,
Forêts ouvertes !
Étendant dans les airs tous leurs rameaux étiques,
Clairières vertes !
Les fleurs d’un rouge sombre ont des parfums mystiques,
Mares désertes !
Loin de nos constructions, nos usines pratiques,
Clairières vertes !
Et un pays étrange aux chaleurs magnétiques,
Forêts ouvertes !
Où rôdent sous les bois des formes extatiques,
Mares désertes !
Sous les vieux arbres gris aux branches fantastiques,
Forêts ouvertes !
Étendant dans les airs tous leurs rameaux étiques,
Clairières vertes !
Les fleurs d’un rouge sombre ont des parfums mystiques,
Mares désertes !
Dans les enlacements des lianes élastiques,
Forêts ouvertes !
On voit se profiler des colonnes antiques,
Clairières vertes !
Et des temples de marbre et d’immenses portiques,
Mares désertes !
Dans les brouillards dorés aux lueurs électriques,
Forêts ouvertes !

Des coupoles d’argent et des dômes féeriques,
Clairières vertes !
S’élèvent au-dessus de cités chimériques,
Mares désertes !
Et les femmes ont des passions hystériques,
Forêts ouvertes !
Pour assouvir les ruts de leurs mâles lubriques,
Clairières vertes !
Se livrant sur les toits, les terrasses de briques,
Mares désertes !
Au coucher du soleil, sous ses rayons obliques,
Forêts ouvertes !
On voit boire à grands traits les fauves faméliques,
Clairières vertes !
Et les guépards errer sur les places publiques.
Mares désertes !
La nuit on n’entend pas de prières bibliques,
Forêts ouvertes !
Ni de prêtres priant pour leurs saintes reliques,
Mares désertes !
Mais les chacals pleurant leurs pleurs mélancoliques,
Mares désertes !

Mai 1885.

Le Cachot

Au fond d’un cachot noir et visqueux je me traîne
Et ma plus grande peine est que je ne puis voir ;
Je suis dans un long soir que le matin ramène,
J’épuise mon haleine au fond de ce tiroir,
J’épuise mon espoir sous ces portes de chêne,
Ma tristesse me mène au profond désespoir
Et je ne puis savoir où s’enfonce le pêne
Et ma plus grande peine est que je ne puis voir.

Je rêve en mon dortoir des lumières sereines (33),
Une éclatante reine en un pompeux manoir,
Mais dans le profond noir s’envolent des phalènes,
Mille flocons de laine en un sombre miroir…
On ne peut pas s’asseoir au fond de ma géhenne…
Et si d’abord ma haine aiguisait son rasoir,
Maintenant, comme un loir — pionçant à pleine haleine
Je dors — ma seule peine est que je ne puis voir.

Et je voudrais avoir des sources, des fontaines,
Marie et Madeleine au limpide lavoir —
Mais dans ce dépotoir où je traîne ma senne,
Pêcheur, ma pêche vaine à nul ne peut échoir ;
Et je rêve un boudoir de velours et d’ébène,
Une femme qui draîne un vin mousseux, le soir.
Je voudrais recevoir de l’or, dans mes mains pleines :
Mais ma plus grande peine est que je ne puis voir.

Mai-Juin 1885.

Sonnet pour lui

Quand tu ris, j’aime à voir tes yeux étinceler,
Tes lèvres se trousser en mignardes risettes,
La pourpre de ta chair, pour mieux me harceler,
Sourire et refléter de moqueuses fossettes.

Et pareil à ces dieux sifflant dans leurs musettes
Que nos vieux joailliers aimaient à bosseler
Sur les parois d’argent des massives cassettes
Et d’un burin d’acier finement ciseler,

Tu ris en entr’ouvrant les deux coins de tes lèvres,
Pour me montrer tes dents avec des mines mièvres,
Et tu plisses ta peau sous de vifs reflets d’or.


Combien je donnerais, ô mon petit dieu Faune,
Dont le rire pétille à la tiédeur du Beaune,
Pour rire avec toi seul, dans la nuit, quand tout dort !

15 Janvier 1888.

Bouts rimés

Je ne suis pas de ceux que le vers fait blêmir !
Qu’on me donne à chanter un fanatique émir,
Un vaisseau ballotté qui sur les vagues tangue,
L’avocat empêtré bredouillant sa harangue,
Le plongeon fugitif, nocturne de l’ondin,
Le rouge charcutier qui brasse son boudin,
Les couples d’amoureux qui cueillent la noisette,
Les mines d’un tendron humant de l’anisette,
Le paisible bourgeois quand il joue au loto,
Le galop d’un cheval arrivant au poteau,
Le cristal d’un étang que le soleil irise,
L’angoisse d’un ministre au moment de la crise,
Un pur-sang qui gémit, tué par l’éparvin,
Le rire épanoui d’un vieux faune sylvain,
Ou Colette au menton empâté de céruse,
Je trouverai toujours quelque nouvelle ruse !

14 Janvier 1888.

Le Paradis perdu

Tombé du paradis qui s’empourprait (34) de roses,
L’homme s’est retourné pour la dernière fois :
À la barrière blanche où frémissait Sa voix
Son doigt, glaive de feu, garde Ses lèvres roses.

Il est tombé plus bas que l’Enfer, aux névroses
Où le cœur est cloué pantelant sur la croix ;
Son front qu’illuminait la couronne des rois
Pâlit sous le ciel noir des tristesses moroses.

Pensif, il voit toujours un sourire adoré
Lentement expirer sur Sa bouche vermeille,
Fruit défendu qui saigne, entr’ouvert, à la treille

Du Paradis où flotte un grand halo doré,
Et pleure amèrement sa jeunesse abattue
Aux pieds marmoréens de la froide statue.

21 Janvier 1888.

Le Vieux dit :

Oh, les longs soirs d’hiver près du feu qu’on tisonne,
Le vieux chien qui grisonne
Près de vous —
Le livre qu’on a lu, mais qu’on aime relire —
Le petit chat le tire
Sur vos genoux.

Sous la pluie, au dehors, le feuillage frissonne
Et le vieux chat ronronne
Près du feu,
Dans les charbons on voit des bouches vous sourire
Et puis des monstres rire
D’un rire hideux.

Au fond de son fauteuil on rêve, on s’abandonne
Et la bûche bourdonne
En brûlant —
Et l’on ferme les yeux — on ne sait plus que dire —
Doucement on soupire
En s’endormant.


La nuit passe. — On entend au loin l’heure qui sonne
Et le veilleur qui donne
Son signal —
La chandelle s’éteint — on l’entend encor bruire,
Puis on dort, on respire
À souffle égal.

Ballade

Sans cesse je cisèle un vers que j’ai limé
Sous la pâle lueur de la lampe qui dore
D’une auréole en feu le mot déjà rimé
Et lustre son poli du nimbe de l’aurore.
Elle allume au rebord étincelant du tore
De l’encrier couvert de son massif fermoir
La rougeur fugitive et mourante du soir.
La Rime ne veut pas me faire sa risette :
Mais je la poursuivrai dans son coquet boudoir :
“Rien ne sert de gémir — ouvre-moi ta cassette !”

Ses joyaux sont cachés dans un coffret fermé
Dont la serrure à jour défierait tout l’art Maure :
Elle s’envole avec un soupir alarmé.
Quand mon stylet le brise et le perce et le fore,
Puis s’abat frémissante aux rives du Bosphore
En vierge orientale, accroupie au lavoir ;
Et rythmant ses chansons au bruit de son battoir :
Comme un brillant taillé d’une large facette,
Sous un voile son œil scintille pour me voir :
“Rien ne sert de gémir, ouvre-moi ta cassette !”

La Rime a murmuré le son doux, bien-aimé,
Lisette, un triste nom, qui me poursuit encore :
Ah ! si j’avais l’amour que j’ai partout semé

Quand le feu de mon cœur giclait par chaque pore !
Mais hélas ! j’ai brisé ma boîte de Pandore,
J’ai chassé les Plaisirs de mon sombre manoir
Et j’ai gardé la peine, un vampire au vol noir,
Pâle chauve-souris ou gluante roussette
Frappant son aile veule à mon cœur, son dortoir :
“Rien ne sert de gémir, ouvre-moi ta cassette.”


ENVOI

— Prince, attisez le feu couvant dans l’étouffoir !
Ne dormez pas, la nuit des noces, comme un loir
Et vigoureusement jouez à la poussette.
Il vous faudra forcer la Rime pour l’avoir !
“Rien ne sert de gémir ; ouvre-moi ta cassette.”

Janvier 1888.

Le Deuil de la Biche

Hallali ! Hallali ! La fanfare des cors
Vomit ses hurlements, cuivrés sous la hêtrée ;
Bâillonnés par les poils de la bête empêtrée,
Les chiens mangent leurs cris dans de rauques accords.

Et la meute grouillante étouffe le dix-cors.
Un trou saignant rougit sa fourrure éventrée
Il tourne vers les bois sa prunelle vitrée.
Un long frémissement soulève tout son corps.

Haut bottés, les piqueurs dont l’habit écarlate
Par la verte futaie en gerbe d’or éclate,
Soutiennent le cadavre inerte et fléchissant.


La forêt se rendort. Soudain, froissant les branches,
Une biche craintive avance jusqu’aux hanches
Et, l’œil humide (35), va plus loin flairer le sang.

Mai 1888.

L’Obus

La Seine, au Pont des Arts, a pris de noires teintes.
L’eau clapoteuse bat les fûts verts des piliers,
Gravit en murmurant les marches d’escaliers.
Les lanternes des quais se sont toutes éteintes.

Soudain, sur les deux bords retentissent des plaintes,
Hennissements, sursauts, jurons de cavaliers,
Piétinements confus, pesants de fusiliers,
Les cloches du beffroi tintent très haut par quintes.

Un sifflement sonore ulule dans la nuit,
Miaulement mortel d’un tigre qu’on poursuit
Et qui, saignant du cœur, se redresse et succombe.

Entre les quais obscurs fuse une gerbe d’or ;
La détonation soulève l’eau qui dort
Au fulgurant éclat des flammes de la bombe.

Juin 1888.

Ta fine bouche est un fil rose
Tendu sur un masque de soie,
Ta chevelure qui s’éploie,
Est-ce un arc-en-ciel qui se pose ?


Tes yeux noirs ont un cœur vermeil
Pailleté d’or et de rubis,
Ce sont deux boucliers fourbis
Avec des gouttes de soleil.

Ton souple corps est une tige
Flexible d’aubépine blanche,
Le svelte ruban de la branche
D’une liane qui voltige.

Tes seins crémeux sont deux cocons
Pomponnés de satin grenat,
Avec deux bourgeons d’incarnat
Crevant la neige des flocons.

Ton ventre comme une cuirasse
Couverte de moire argentée
D’une javeline plantée
À son cœur garde la trace.

Tes deux mains sont les coques d’or
D’une grenade au sein creusé
Où brille d’un éclat rosé
Le chapelet des grains qui dort.

Ta fine bouche est un fil rose
Tendu sur un masque de moire ;
Au cœur d’une houppette noire,
C’est un calice qui repose.

Ces deux gouttelettes de pluie
Qu’un nuage pleura pour toi,
Ta petite main les essuie :
Mon cœur, je veux savoir pourquoi.


Ce n’est qu’une gaminerie :
Il ne faut pas pleurer, mon cœur ;
Ne pleure pas, ô ma chérie —
La pluie est un amant moqueur.

Elle aime les plantes, et tresse
Le tercet du trèfle en quatrain,
Et sous son humide caresse
Fait craquer le corset du grain.

Elle aime les arbres, et tisse
Aux vieux de moussus corselets,
Aux jeunes une robe lisse
Pour draper leurs bras maigrelets.

La Mariée de la Marjolaine

— Chevalier de la Marjolaine,
Que dites-vous de mon bras blanc ? —
Le Chevalier dit, en tremblant :
— Il est doux comme de la laine.

— Chevalier de la Marjolaine,
Que dites-vous de mes yeux noirs ?
— Ce sont, dit-il, deux grands miroirs
Où je me mire, Madeleine.

— Chevalier de la Marjolaine,
Que dirais-tu de mon baiser ?
— Il me faudrait pour l’apaiser
Tout le baume de ton haleine,


— Chevalier de la Marjolaine,
Je t’ai choisi pour mon amant. —
Le Chevalier fit le serment
Qu’elle serait sa châtelaine.

— Chevalier de la Marjolaine,
Je n’ai jamais aimé que toi,
Je n’aimerai jamais que toi.
Ô, baisons-nous à bouche pleine,
Chevalier de la Marjolaine,
Et fuyons bien loin dans les bois. —
Un baiser éteignit sa voix…
Ils galopèrent par la plaine.

La Lumière

La lumière bleue est passée,
Allons vers les lumières blanches.
Ô chérie es-tu donc lassée ?
Nous avons des ailes aux hanches,

Puisqu’on nous a chassés du bleu,
Ouvrons, chérie, ouvrons nos ailes,
Voguons comme des caravelles
Vers le soleil tout blanc de feu.

La lumière blanche est passée,
Allons vers la lumière rouge.
M’amour, je te tiens embrassée,
J’ai mon couteau sanglant qui bouge.

Vivons ici dans le vermeil.
Ton petit doigt aura pour bague
Un cœur foré d’un coup de dague :
J’ai de l’or — as-tu point sommeil.


La lumière rouge est passée,
Allons vers la lumière verte.
Viens chauffer ta gorge glacée :
Entrons, la porte est grande ouverte.

Buvons tout cet or vert fondu ;
Buvons, nous verrons monter, lentes,
Des flammes blanches et sanglantes.
Mignonne, m’as-tu répondu ?

La lumière verte est passée,
Allons vers la lumière pâle,
Allons : notre forme effacée
Glissera sous ces flots d’opale.

Nadyâh

La lune a dénoué sa chevelure blonde
Sur les balancements harmonieux de l’onde
En rais étincelants,
Et les brouillards laiteux et les vapeurs flottantes
S’étirent lentement en danses tremblotantes
Aux tressauts chancelants.

Nous courons dans la nuit sur les brumes dorées
Par les rais de la lune aux lueurs timorées,
Aux livides blancheurs ;
Nos pieds blancs sont baignés de lumière bleutée,
Semés de diamants, froide troupe ameutée,
Ruisselantes fraîcheurs.

Nous tournons dans les airs en rondes lumineuses.
Spires dont le sommet fond en teintes vineuses
Le zénith au bleu profond,

Spirales de vapeurs, couronnes de fumées,
Par l’éclat rougeoyant de l’aurore allumées
Au haut des cieux sans fond.

Ô vierge, à tes beaux yeux il a laissé des cernes :
Venez, nous vous mettrons un limpide bandeau.

Au Sérail

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le sultan souleva du bout de sa babouche,
La portière orangée, au chatoiement profond,
Où courait un reflet doré, comme une mouche
Vermeille, sautillant pour grimper au plafond.

Une lampe discrète éclairait d’un jour pâle
Un divan chamarré que tachaient trois corps nus,
Trois femmes aux poignets cerclés d’or et d’opale,
Qui brûlaient, en chantant, des parfums inconnus.
Les vapeurs de l’encens qui montaient toutes blanches
En volutes lécher les boutons de leurs seins,
D’un voile transparent les couvraient jusqu’aux hanches
Et faisaient trembler l’air au-dessus des coussins.

Un mince filet d’eau tombait dans une vasque
De porphyre veiné de couleuvres d’azur.
Une esclave frappait sur un tambour de basque
Dont le battement sourd espaçait leur chant pur ;
La plus brune appuyait sa tête enveloppée
D’un turban crème et pourpre au rebord du divan
Et chantait en mineur sa triste mélopée
Comme pleure au désert la complainte du vent.

Elle pleurait la douce odeur évaporée
De l’amulette grise au parfum de safran,
Cœur sec d’une gazelle à la peau mordorée,
Qu’un mollah bénissait aux rites du Coran,

Quand les Bédouins noirs cavalcadaient par bandes
Et qu’elle chevauchait en fille de brigand,
Portant sous son manteau rayé de larges bandes
Un tromblon évasé près d’un vieux yatagan.

Tandis qu’elle chantait, dans la figure noire
Des esclaves groupés aux portes du sérail
Un trou rouge s’ouvrait, taché de dents d’ivoire
Qui reflétaient la lampe en bleu sur leur émail.
Quand sa chanson mourut peu à peu, la seconde
Dans sa langue reprit le même air à mi-voix
Et, passant son bras blanc dans ses cheveux de blonde,
Parsema d’or les bouts rougis de ses longs doigts.

Elle chantait les rocs dentelés du Caucase,
Découpure de glace et d’azur dans le ciel,
Les abeilles des bois et leurs ailes de gaze
Frémissantes du poids parfumé de leur miel,
Les taillis frissonnants des forêts giboyeuses
Où des chasseurs passaient en bonnets d’astrakan,
Et les jeunes Lesghiens aux moustaches soyeuses
Brunissant leur teint pâle au grand soleil du camp.

Sous les plis alourdis d’une étoffe tissée
De poils blancs de chameaux mêlés de fils d’argent,
Un eunuque montrait sa figure plissée
Et ses sourcils arqués sur un œil négligent.
Comme un long serpent noir à la ligne onduleuse
La troisième sans bruit à terre se coula,
Près du brasier fumant mit sa tête frileuse
Et dans les flots neigeux d’un burnous l’enroula.

Elle parlait du lac à l’eau glauque, où se mire
Le flamant rose et blanc, aux yeux pailletés d’or,
Et que cerclent les vents d’un limpide sourire
Près des tiges de joncs où le courant s’endort,

Et de ses noires sœurs dont les gorges cuivrées,
Tressaillaient aux baisers d’un guerrier triomphant,
Quand elles se pâmaient sous l’amour, enivrées
Du pénétrant parfum des tempes d’éléphant.

Au lieu de l’air piquant des montagnes natales
Où l’aurore allumait ses couronnes de feux
Corolles de lumière aux bleuâtres pétales
Dont la rose lueur éblouissait les yeux,
Toutes trois respiraient des parfums, consumées
Par l’ennui languissant des plaisirs sensuels
Et regardaient monter les tremblantes fumées
Que leurs lèvres soufflaient en jets continuels.

Mais le sultan froissa la tenture irisée,
De ses ongles raya le poil blanc du chameau,
Passa ses doigts ornés dans sa barbe frisée,
Caressa doucement son poignard au pommeau,
Hésita près du corps de la noire amoureuse,
Sur la blonde fixa ses longs regards ardents,
Et comme, en rougissant, elle fuyait, peureuse,
Prit la brune, et, fiévreux, la baisa jusqu’aux dents.

16 Avril 1888.

Rondeau

Ta bouche épanouie en fleur de paradis
Est le but des baisers que vers toi ma main lance,
Jusqu’à la mort je veux l’aspirer en silence
Et me bercer aux mots charmants que tu me dis !

Le doux chuchotement des arbres reverdis
Me semble un chant de rêve où l’amour se balance :

Ta bouche épanouie en fleur de paradis,
Est le but des baisers que vers toi ma main lance !

Lorsque, sous l’or du soir, bien-aimé, tu blondis,
Lorsque ta tête rose et pâle d’indolence,
Tombe sur mon épaule et sourit, je m’élance
Pour posséder sans crainte au fond des bois tiédis
Ta bouche épanouie en fleur de paradis.



Ô mot, tu n’es qu’un moule où j’ai jeté mon rêve,
Un moule bouillonnant, un moule frémissant,
Et sous le flot d’airain écumeux qui te crève,
Tu ne peux résister, ô moule incandescent !
Tu façonnes l’idée à tes lèvres de terre,
Entourant de tes plis son jet impétueux
Qui creuse dans tes flancs un rougeoyant cratère,
Sifflant et s’enfuyant en sillon tortueux.

La Madone amoureuse

Le ciel noir se piquait de torches résineuses,
Scintillantes lueurs, astres pâles d’amour.
Secouant du zénith leurs vapeurs lumineuses
En nuages d’encens au brasier du jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Se lustrait du vermeil bruni d’un disque pur,
Cœur jaunissant de fleur immobile et plantée
Comme une pâquerette aux mornes champs d’azur,

À travers l’infini sombre de l’étendue
La blancheur de la Vierge immense s’allongeait,
Colosse de vapeur vaguement épandue
Où le glaive éclatant de la lune plongeait.

Ce n’était plus le marbre aux arêtes précises
Où les Grecs découpaient la chair pâle des dieux,
Mais un esprit flottant en formes indécises
Et versant du brouillard vers la voûte des cieux.

Car l’idéal chrétien est fait de chair meurtrie,
Et d’orbites saignants et de membres broyés,
Tandis qu’abandonnant sa dépouille flétrie
L’âme ailée ouvre l’air de ses bras éployés.

Les dieux morts des anciens vivaient de notre vie ;
Ils avaient nos amours ; ils avaient nos douleurs ;
Ils voyaient nos plaisirs en pâlissant d’envie
Et se vengeaient du rire en nous forçant aux pleurs.

Le Symbole vivant n’a que son existence
Dont la force idéale échappe à nos regards,
Et les martyrs en vain cloués sur leur potence
Interrogeaient l’éther avec leurs yeux hagards.

Mais l’élan passionné de la Vierge Marie
Avait noyé son âme en une ombre de chair
Faite de désirs fous, de luxure pétrie,
Où le cri de l’amour passait comme un éclair.

Cette chair transparente errait dans la pénombre,
Emergeait sous le froid de la Nuit, grelottait,
Et la Vierge trempée aux plis d’un voile sombre
Couvrait de ses deux mains son front et sanglotait.

Ses cheveux blonds coulaient en vagues dénouées
Qui ruisselaient à flots dans le fauve sillon
Des mamelles de brume à sa forme clouées
Par deux boutons puissants casqués de vermillon.


Et ses larmes roulaient en sanglantes rosées,
Jaillissant sous les cils parfumés de ses yeux
Comme un filet gonflé de leurs perles rosées,
Sa chevelure d’or tombait en plis soyeux.

Pendant qu’elle pleurait dans ses chairs cristallines,
Un nuage laiteux en panache fumait,
Fondant leur transparence en teintes opalines
Dont la neige mousseuse et légère écumait.

Et ses pâles cheveux aux couleurs effacées
Lentement noircissaient au creuset de la nuit,
Et l’or blond s’enfuyait de leurs teintes passées
Ainsi que l’or mourant d’une braise s’enfuit (36).

Ses veines se gonflaient de gouttes purpurines
Qui faisaient tressaillir ses nerfs en les baignant ;
Un souffle sensuel dilatait ses narines
Et le désir perçait son cœur d’un clou saignant.

La blonde déité qui pleurait diaphane,
En cachant ses yeux bleus de ses longs doigts nacrés,
Avait pris les cheveux d’une brune profane
Et sa chair inhabile à des gestes sacrés.

Ce n’était plus la chaste et mystique Marie
Eclairée du halo pur de la Trinité,
Mais c’était une fille amoureuse, qui crie
Et gémit de désir sur sa virginité.

Elle entendait monter de langoureuses plaintes
De la vasque profonde où la Terre planait ;
Le soupir attiédi des premières étreintes
En effluve d’amour vers sa bouche émanait.

La Juive dit :

Seigneur, quand nous allions remplir nos outres vides
Sur les bords verdoyants, sur les rives humides
Du Jourdain murmurant !
Seigneur, quand nous allions, nos cruches sur la tête,
Revenant quelquefois, le soir des jours de fête,
Par le lit d’un torrent !

Hélas ! quand les bergers d’Ophir ou de Chaldée
Nous montraient dans la nuit ou la chèvre Amalthée
Ou le Bouvier brillant !
Et murmuraient tout bas de si douces paroles
Que les sages souvent les suivaient comme folles,
Folâtrant et riant !

Hélas ! et nos parents qui restaient sous la tente,
Et nos moutons bêlants, ma chèvre bondissante
Jadis en Chanaan !
Nous sommes le butin du Rouge qui trafique,
Nous servons humblement le Libyen d’Afrique,
Là-bas, vers l’Océan !

Et souvent, quand le soir nous rentrons sous leurs tentes
Que dans le ciel encor des lueurs rougissantes
Tremblotent en fuyant,
Un Barbare nous dit : “Hé, filles de Judée,
Venez ! nous causerons, je connais la Chaldée,
Et le ciel d’Orient !”

Il nous faut obéir — Je ne suis qu’une esclave —
Il me faut essuyer le Maître, s’il se lave,
L’essuyer en riant !
Nous, l’espoir du Seigneur, les libres descendantes
De Déborah — jadis ! — nous sommes des servantes,
Loin du ciel d’Orient !

Triolets en scie majeure

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Il est rouge comme une guigne,
Ce jeune lapin gras et digne.
Vous n’avez qu’à lui faire signe :
Il file doux comme du miel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Si vous avez une consigne,
Ce jeune lapin gras et digne
De sa main blanche comme un cygne
Vous fera monter jusqu’au ciel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Le teint fleuri comme la vigne,
Ce jeune lapin gras et digne,
Avec une œillade maligne,
Flûte en parlant, comme Ariel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Depuis huit jours il a la guigne,
Ce jeune lapin gras et digne :

Je ne puis écrire une ligne
Sans qu’il y soit trempé de fiel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Juin 1888.

Singeries

Quand je te vois penché, mon mignon, tout en nage,
Sur le croûton de pain qui te sert de joujou,
Je me repens, mon Dieu, d’avoir pris pour un page
Ce qui n’était pourtant qu’un affreux sapajou.

C’est un maki mordant ses dix doigts avec rage,
Ce faune gentillet, taillé comme un bijou,
Un ouistiti grimpant aux barreaux de sa cage,
Un macaque à poil ras, un singe en acajou.

Ton masque enluminé, sillonné de grimaces,
Semble servir d’album à croquis aux limaces
Pour crayonner l’argent de leurs chemins crochus.

Et les casques noircis qui couronnent tes ongles,
Piqués dans tes cheveux brouillés comme des jungles,
Font penser que tu dois avoir les pieds fourchus.

Juin 1888.

L’ombre visqueuse emplit jusqu’au fond la chambrée,
Des moucherons gluants couvrent la planche à pain.
Deux soldats ronflent sous leur couverte cabrée :
C’est un bleu de tringlot avec son vieux copain.


Le long de la muraille écailleuse et sabrée
Par de grands crachats noirs, tourbillonne un lopin
De mouchoir instructif, à la teinte marbrée,
Coiffant le shako neuf d’oreilles de lapin.

Le brigadier, entrant, heurte, sous ses semelles,
La carcasse sonore et vide des gamelles :
Les hommes réveillés murmurent dans leur lit.

Il tâte de ses mains le bât-flanc et se couche
Puis dort, de-ci de-là, comme une souche,
Et sous son corps pesant fait craquer le châlit.

Rasant les murs du port, passent trois matelots.
Le loustic de la bande a dans une bataille
Attrapé sur le nez une profonde entaille,
Il rit et bat à coups de poings les volets clos.

Sous l’obscure lueur sanglante des falots,
Une hôtesse ventrue à mine de futaille
Leur fait signe et tous trois, la prenant par la taille,
Se poussent au comptoir derrière les hublots.

Les mathurins béats, accoudés sur la table,
Avalent éblouis un velours délectable
Versé par le patron dans leurs quarts de fer-blanc.

À côté d’un gabier qui va dégringolant,
De l’escalier graisseux et vermoulu du bouge
Une fille en cheveux descend, la trogne rouge.

Chez le Mastroquet

Boutique sang de bœuf jusqu’au premier étage.
À travers le treillis défoncé du grillage
Des carreaux maculés. — Deux rideaux mal blanchis
Frôlant le crépi mort de leurs plis avachis.
Trois melons étalés en pleine devanture,
Près de beignets dorés dans un bain de friture.
Des raviers blancs suant du jus noir de pruneaux.
L’or fameux des harengs baisant de vieux cerneaux.
La trogne enluminée, à la rondeur bonasse,
Du patron ballonné jusqu’au cou de vinasse
Met une tache rouge au milieu du comptoir.
Quelques bouchers sanglants sortis de l’abattoir,
Coiffés d’une viscope à tournure de mitre,
Avalent sur le zinc le vin bleuté d’un litre
Et puisent, pour se mettre en goût, au tas d’œufs durs.
Contre le fond graisseux et charbonné des murs,
Une vieille qui dort laisse pendre sa lippe :
Un limousin plâtré crache en fumant sa pipe.

Juin 1888.

Les remorqueurs de Macchabés

Allons, Polyte, un coup de croc :
Vois-tu comme le mec ballotte.
On croirait que c’est un poivrot
Ballonné de vin qui barbote ;
Pour baigner un peu sa ribote
Il a les arpions imbibés :
Mince, alors, comme il nous dégote,
Pauv’ remorqueurs de macchabés.


Allons, Polyte, au petit trot,
Le mec a la mine pâlotte :
Il a bouffé trop de sirop ;
Bientôt faudra qu’on le dorlote,
Qu’on le bichonne, qu’on lui frotte
Les quatre abatis embourbés.
Vrai, dans le métier on en rote.
Pauv’ remorqueurs de Macchabés.

Allons, Polyte, pas d’accroc,
Tu pionces plus qu’une marmotte,
Nous pinterons chez le bistro :
Le nouveau dab de la gargote
A le nez comme une carotte
Pour tous les marcs qu’il a gobés.
Un verre, ça vous ravigote,
Pauv’ remorqueurs de macchabés !

ENVOI

Prince, Polyte de la flotte,
Plus boueux que trente barbets,
Nous vivons toujours dans la crotte,
Pauv’ remorqueurs de macchabés !

 

Poésies en argot

 

Tire-lupin et Grinche-tard
S’en allaient à la sorgue,
Jaspinons tout doux.
Ils virent en rompant un orgue
Avec un air ninar.
Tirlonfa,
Jaspinons tout doux ;
Tirlonfa,
Jargonnons tout doux.

Il faudra prendre le grand truc,
Dit Grinche, sans haut braire,
Jaspinons tout doux ;
Nous n’avons plus denier ni pluc,
Nous n’avons plus de caire.
Tirlonfa,
Jaspinons tout doux ;
Tirlonfa,
Jargonnons tout doux.

Prenons bien garde à notre tronche,
La dure nous attend :
Jaspinons tout doux.
Et si tu remouches qu’il bronche,
Eschicquons en brouant.
Tirlonfa,
Jaspinons tout doux ;
Tirlonfa,
Jargonnons tout doux !

Es-tu taffeur ? barbote vite
Et ne prends que le blanc,
Jaspinons tout doux.
Et nous aurons une marmite,
Enfonce donc ton branc,
Tirlonfa,
Jaspinons tout doux ;
Tirlonfa.
Jargonnons tout doux !

Malucé ! mais les coups lansquinent,
Malucé ! c’est le dab !
Jaspinons, tout doux.
Rompons — des digues qui jaspinent,
Malucé ! c’est un cab. —
Tirlonfa,
Jaspinons tout doux ;
Tirlonfa,
Jargonnons tout doux !

L’Emballage

Le poupard était bon : le raille nous aggriffe,
Marons pour estourbir notre blot dans le sac.

Il fallait être mous tous deux comme une chiffe
Pour se laisser paumer sur un coup de fric-frac.

Nous sommes emballés sans gonzesse, sans riffe,
Où nous faisions chauffer notre dard et son crac
Chez le bistro du coin, la sorgue, quand on briffe
En se palpant de près, la marmite et son mac.

Le Mazarot est noir ; pas de rouges bastringues,
Ni de perroquets verts chez les vieils mannezingues ;
Il faut être rupin, goupiner la mislocq.

Bouffer sans mettre ses abatis sur la table
Et ne pas jaspiner le jars devant un diable ;
Nous en calancherons, de turbiner le chocq.

La Lanterne Rouge (37)

Dédicace

M  es braves frangins argotiers,
A  vous ce fafiot je dédie.
R  adinons-nous les mi-setiers :
C  ’est de la bonne comédie.
E  sgourde ouverte, et clairs calots.
L  e blot est des plus rigolos.

S  urin au poing, et ventre au riffe,
C  ’est ainsi qu’il faut calancher.
H  o la Camarde nous aggriffe,
V  einards, en train de pitancher !
O  ublions la Muette gourde :
B  uvons ferme — et prêtons l’esgourde.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Cré non ! elle en avait remouché des grinches
Qui maquillaient des brèmes chez le dab du guinche !
Ils débouclaient la lourde en comptant leurs thunes,
Ils arrivaient comm’ ça quand tombait la brune,
Ils rompaient à la sorgu’, l’moment du turbin.
Cré non ! qu’elle allumait la goul’ des frangins !

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Les gouines y venaient avec leur morlingue :
N’en fallait pour les macs qui soiffaient sur l’zingue.
Y en avait qu’étaient pleins et partis en bombe
Au lieu de turbiner quand sonnaient trois plombes.
Les pègres et les grinch’s, les fourgu’s et les macs,
V’naient bâcler à leur aise un coup de fric-frac.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Elle était bath à voir, la camoufle rousse,
Trempant de raisiné la tronch’ de nos gousses
Qui montraient leurs rondins, jouant des mirettes
Pour mett’ de la pommade à nos rouflaquettes.
Du poignon ! et si ça n’avait pas biché,
Fallait qu’ell’ les allum’ pour un aut’ miché.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Vlà qu’un soir on avait un peu de galtouille
Un sorgueur pass’ les brêm’s : “A toi, coupe et touille !
Je siffle un coup d’eau d’aff et puis je maquille.
Près d’moi une gouss’ passait des langues à sa vrille.
Vlà sa dab qui m’jaspin’ : “Si t’as pas la flemm’ :
C’est un’ fleur de Marie avec un louch’bem.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Je r’mouch’ : la largu’ n’avait pas encor’ seiz’ berges,
Des rondins bien gonflés et blanch’ comme un cierge,
De la sorgue aux mirett’s, et du riffe aux joues ;
Chiquait à son miché de girondes moues.
C’était pas un poteau : il avait le taf —
Moi j’l’avais coltigé avec de l’eau d’aff.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Je m’aboule et j’lui dis : “Eh ! va donc, grand’tante !
T’es pas un fanandel, t’es qu’un con de panthe ;
J’aggriffe ta gonzesse et je te dégote,
Tu ne lui foutras rien ce soir dans la motte !”
Il me coll’ sa desfous — j’empoigne l’abatis
Et j’palpais durement l’bout d’ses salsifis.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

J’suis pas celui qui crie : “Acrès, vlà l’Arnaque !”
Et quand faut refroidir, c’est pas moi qui flaque
Un louch’bem ! c’était pas fair’ suer un chêne —
Y en avait pas de quoi m’fair’ venir d’la peine.
Y a pas de raisiné dans les typ’s rupins :
N’en a pas giclé d’quoi graisser mon surin.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Vlà ma largue qui s’met à turbiner la chique,
Ell’ suc’ le macchabée, elle aggriff’ ses signes ;
Moi j’grinchis sa toquante avec son morlingue.
— Y avait pas gras dedans — je reprends mon lingue,
Je lave mon grimpant, et je dis au dab :
“Faudra le mett’ à l’eau — ça nag’ comme un cab !”

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge…

Les fanandels, ils prenn’ la fleur de Marie.
Un frangin me jaspin’ : “Qu’est-c’que tu paries
Que je lui fous ça mou comme un’ corn’ de bique ?
As pas peur. Pas la pein’ de tant faire la chique ;
Si c’est la premièr’ fois qu’on te fait flic-flac,
C’est pas la première fois qu’on te bouff’ le crac”.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge.

Cré non ! Je saute un coup. “Moi d’abord ! que j’crie,
C’est pour moi que j’ai pris la fleur de Marie.
Elle va commencer par goûter ma bitte ;

Et si je suis forcé d’en fair’ ma marmite,
Pas un des fanandels qui lui fout’ son dard
Ayant que ma profond’ n’tienn’ plus un pétard.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge…

Les fanandels, ils lâch’ la fleur de Marie
A g’noux, mirett’s fermées, comme une sœur qui prie.
Je lui prends l’aileron, je lui pinc’ la taille,
J’lui dis : “Tu peux gueuler ! moi j’crains pas les railles ;
Et t’auras beau te mett’ sans dessus-dessous,
Nous crèv’rons tout de mêm’ ta pièc’ de dix sous.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge…

Mais sa babillarde ros’ muett’ dans sa bouche,
Sans jaspiner la fleur de Marie m’remouche.
C’était comm’ le reluit au milieu de la sorgue :
Je n’avais plus de poing’ ; j’n’étais plus un orgue.
Et je gueul’ : “J’ai fini — j’veux plus la chauffer ;
A vous, les fanandels, on peut la dauffer !”

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge…

Le premier qu’arriva sans r’luquer ses châsses,
C’était un vieux loupeur qui voulait sa passe.
Fleur de Marie criait : “Par le Mec, ell’ piaule !”
Douz’ plomb’s se démargeaient à l’horloge d’la piaule.
Je suis un bon sorgueur ; je n’suis pas un gnaf ;
Je crois que j’ai eu là un bon coup de taf.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge…

Pourtant, y avait pas là de raill’, pas de diable,
Fleur de Marie pour voir collée sur la table —
Je fonç’ sur la fenêt’ qui donnait dans la rue,
J’me tâtais en disant : “Qu’est-ce que j’ai — je sue !”
Non, j’ai cogné sans voir la chaise en passant
Et j’ai couvert mes mains de caillots de sang.

Y avait un tapis-franc qu’était peint en rouge ;
Après la lourde y avait un’ lanterne rouge…

La fille ne criait plus guère. Elle était morte.
Ses yeux vitreux étaient retournés vers la porte
Par où les fanandels fuyaient, encor ballante…
J’entendis tout à coup passer une roulante,
Et je vis en courant abattre les rideaux…
Un œil rouge — j’en ai gardé froid dans le dos.

Et je verrai toujours, à la porte du bouge,
Vaciller devant moi cette lanterne rouge.

Ballade pour Gérard de Nerval
pendu à la fenêtre d’un bouge

Au coupe-gorge noir, sous le tombant du jorne[1]
Où tu faisais flamber ton regard andalou,
Quand tu me rouscaillais[2] ton amour en bigorne[3]
Je suis branché[4] pour toi, sinistre maritorne !

Le macchoux[5] qui te chauffe[6] en loupeur[7], ton loulou,
Le benoist[8] qui te couve avec un œil paterne,
M’a pendu pour venger l’honneur de ton bilou[9].
Je gigote en râlant sous ta rouge lanterne !

À l’aube, trifouillant au détour d’une borne,
Mon cadavre entr’ouvert par son crochet filou,
Roulé dans le ruisseau, buté contre une sorne,
Le biffin[10] trouvera que ma charogne corne[11],
Et son ombre flottant, pâle, entre chien et loup,
Peu à peu s’enfuira parmi le brouillard terne…
Ah ! qu’as-tu fait de moi, blême et sanglant marlou ?
Je gigote en râlant sous ta rouge lanterne !

O blafarde Cafarde[12] au pâle reflet morne,
Ouvrant sur mes sanglots ton châsse[13] veule et flou,
Fromage qu’une goule insatiable écorne,
Où la sorgue[14] a mordu, ne laissant qu’une corne,
Bonnet jaune accroché tout là-haut à son clou,
Plains-moi, pendu de même au bord de la vanterne[15].
De mon gaviot[16] gonflé blase[17] un dernier glou-glou,
Je gigote en râlant sous ta jaune lanterne !

ENVOI

Prince des Cieux, on dit que ta foudre lanterne.
Mais écoute les pleurs qui gloussent dans le trou
De mon gosier béant, serré comme un écrou —
Je gigote en râlant sous ta jaune lanterne !

 

Prométhée
(fragment)

 

Les Vierges du Feu

PROLOGUE

Les dieux sont réunis autour du Feu qui flambe dans le char de Sûr-Yâh. Autour des héros, groupés dans une muette adoration, les vierges sacrées chantent en dansant une ronde autour du char du Soleil.

Derrière le char du Feu, le Dieu, manifesté sous la forme d’Indrah, trône sur un nuage couleur d’or. Harah est debout auprès de lui.

LES VIERGES

Nous venons à tes pieds, ô roi de nos campagnes ;
Pâles et pures, nous prions !
Voici l’or de nos bras, — voici l’or de nos pagnes,
Nous supplions !


Agnith ! que sur les dieux ta lumière rayonne !
Pâles et pures, nous prions !
Laisse ton char au ciel, dans les champs qu’il sillonne.
Nous supplions !

Sûr-Yâh ! ne laisse pas les hommes te séduire !
Pâles et pures, nous prions !
Et sur les champs du ciel longtemps puisses-tu luire.
Nous supplions !

Bhâno ! dans les palais que ta lumière dore,
Pâles et pures, nous prions !
Demeure parmi nous, la ronde qui t’adore,
Nous supplions !

Nous baisons tes genoux généreux, dieu de flamme !
Pâles et pures, nous prions !
Verse-toi sur nos corps, verse-toi dans notre âme.
Nous supplions !

ÎNDRAH, se prosternant devant le Feu.

Ô maître, tu créas et la terre et les cieux.
C’est toi qui dissipas l’obscurité profonde
En embrasant les airs de tes astres radieux.
Ô maître, je te dois la création du monde !

HARAH, se prosternant devant le Feu.

Ô maître de la terre et des cieux et des dieux,
C’est toi qui détruis tout avec ta flamme blonde,
En foudroyant de feu les jeunes et les vieux !
Ô maître, je te dois le tonnerre qui gronde !

LE FEU, parlant de son char.
S’adressant à Indrah.

Je suis le créateur de toute la nature.
C’est moi qui mets la vie en toute créature.

J’ai fondu dans mon sein la montagne et le roc
Et déchiré la terre avec ce puissant soc.
J’ai tracé dans les cieux ma course lumineuse,
Cercle sempiternel, route vertigineuse.
Je darde mes rayons sur les maïs jaunis,
Sur les épis de blé, par gerbes réunis.
Je fais sortir de terre, avec mes chaleurs douces,
Bananes, ananas, oranges, pamplemousses ;
Pour donner la fraîcheur contre mes rayons d’or,
J’ai créé la forêt, où sous l’ombrage on dort.
Et je fonds les ruisseaux en vapeur bienfaisante
Qui pleut sur tous les champs par la chaleur pesante.
Je viens du triste hiver égayer la pâleur
Et dissiper la neige à ma forte chaleur.
Le taureau sous mon œil dans le Gange s’abreuve ;
Et je caresse au bain la vierge dans le fleuve.

Se tournant vers Harah.

Je puis détruire aussi tout ce que j’ai produit,
Et je vais ravager le sol que j’ai séduit.
Les flancs illuminés des volcans que je lave
Tressaillent sous les flots de mes fleuves de lave.
J’éclaire les cités d’un sinistre flambeau,
Recouvrant des nations sous un même tombeau.
Je sais, dans le fracas rugissant de l’orage,
Allumer des éclairs pour éteindre ma rage.
Sous mon souffle je puis dessécher les moissons,
Tarir la source vive où meurent les poissons,
Brûler dans les déserts les longues caravanes
Et flétrir sur leur pied les herbes des savanes ;
Sous ma caresse ardente abattre sur le dos
Bêtes et voyageurs — et leur blanchir les os.

LES DEVAH

O Sûr-Yâh, sur ton char rayonnant de lumière,

Dans l’étincellement de ta beauté première,
Nous t’aimons pour l’amour que tu donnes aux dieux,
La haine qui te rend tous les hommes odieux.
Car tu leur as caché le noyau de ta force ;
Tandis que nous savons te tirer de l’écorce,
Sous ta flamme amollir les rigides métaux,
Les marteler ensuite en de puissants étaux,
Sous tes tièdes baisers réchauffer la chair crue,
D’où la graisse dégoutte, averse épaisse et drue,
Purifier dans ton sein les souillures du corps,
Où des liens matériels retiennent l’âme encor.

LES RAKSHASAS (39)

Ô Feu, nous te veillons avec notre œil unique !
Nous ne sommes jamais en proie à la panique,
Mais éternellement nous restons devant toi,
Gardiens de ton pouvoir, gardiens de notre roi.
Maudit soit le mortel (40) qui hante ces parages !
Nous avons pour aider nos éclatantes rages
Des mâchoires d’acier, des ongles acérés,
Et des ventres de fer par la faim macérés.
Dans ses boyaux brisés reniflant avec joie
Et trempant de son sang nos gueules (41) qu’il rougeoie
Nous humerions sa chair, plus douce que le miel,
Poussant notre cri rauque aux limites du ciel.
Roi, nous te protégeons d’un sacrilège inique.
Ô Feu, nous te veillons avec notre œil unique !

Les Vierges, pendant le morceau qui suit, tournent lentement autour du char de Sûr-Yâh, laissant Indrah en dehors de leur cercle. — Le chœur terminé, elles se rangent en file, d’un côté du trône d’Indrah, ne laissant auprès du Feu que les Rakshasas. De l’autre côté du trône d’Indrah, en face des Vierges, la troupe des Héros est semblablement disposée.
LES VIERGES

Filles des airs d’azur, c’est vierges qu’on nous nomme,
Aum ! mani padmé ! aum ! (murmuré très bas)
Nous n’avons jamais eu commerce avec un homme.
Aum ! mani padmé ! aum !
Pures, nous purifions, en dansant notre ronde,
Aum ! mani padmé ! aum !
Le feu qui nous éclaire, illuminant le monde !
Aum ! mani padmé ! aum !
Nous sommes toujours à ta garde,
Sur nos genoux.
Le crime à la face blafarde
Est loin de nous !
Nous chassons la pensée impure.
Vierges toujours,
Ton feu purifiant nous épure
Le long des jours.
Aujourd’hui nous versons des larmes
Sur Sundâri.
Et Harah, voyant nos alarmes,
Joyeux, a ri !
Parmi nous c’était la plus belle.
Née aux désirs,
Elle a quitté nos jeux, rebelle
À nos plaisirs.
Nous la verrons bientôt pleurante,
Mordant l’affront,
Revenir de sa course errante,
Courbant son front.
Elle ne pourra plus se mêler à nos danses,
Aum ! mani padmé ! aum ! (murmuré très bas)
Ni battre de ses pas le rhythme des cadences,
Aum ! mani padmé ! aum !
Car elle est devenue impure par sa fuite,

Aum ! mani padmé ! aum !
Et sa virginité pour jamais est détruite !
Aum ! mani padmé ! aum !

Une jeune fille s’avance en penchant la tête, ses mains croisées sur ses seins.

LES VIERGES, à Indrah.

C’est Sundâri, Seigneur. — Après sa longue absence,
Elle vient se courber sous ta toute-puissance.

INDRAH

Fille du ciel, je vois dans tes yeux le péché,
Et le pleur que ta main tremblante avait séché !

SUNDARI

Seigneur, de mes sanglots je ne suis plus maîtresse
Et je viens t’avouer ma honte et ma détresse.

LES VIERGES

Elle s’est adonnée aux plaisirs du moment ;
Vierge au Feu consacrée, elle a pris un amant !

SUNDARI

Ne savez-vous donc pas, ô mes chastes compagnes,
Qui craignez, en marchant, de relever vos pagnes,
Que nos plaisirs, à nous, ont une éternité,
Puisqu’ils sont dérobés au Feu, la Trinité !
Mes seins fermes et blancs gonflaient sous ses caresses.

Se renversant, souriante.

Il a baisé mes yeux, il a baisé mes tresses,
Dans mes cheveux défaits cherchant à se tapir
Et me versant à flots l’ivresse du soupir.
Dans vos bois éternels tapissés de verdure
J’ai su par quel secret mystique le Feu dure
Et dans les convulsions de nos corps enlacés,
Dans le contact, brûlants, et s’éloignant, glacés,
Dans les accouplements de notre étreinte forte,

Elle se prosterne lentement.

J’ai trouvé que le Feu jaillit de même sorte.

LES VIERGES

Sous sa parole ardente un frisson nous parcourt,
Tout le long de nos reins jusqu’à la nuque il court.
Nous n’avons pas rêvé les plaisirs qu’elle chante,
Et cette volupté nouvelle nous enchante.
Nos corps sont blancs, nos seins polis,
Nos cheveux en diadème —
Mais parmi les dieux amollis,
Personne ne nous aime !

SUNDARI

Seigneur, j’ai donc voué mon corps pur au plaisir ;
J’ai senti les frissons langoureux le saisir,
Les spasmes de l’amour le tendre et le détendre,
Mon amant écarter mes cuisses à me fendre,

Avec une fureur amoureuse.

Tandis que je livrais, jouissant de l’apaiser,
Mes fesses, mes tétons, mon ventre à son baiser.
Dans nos épuisements jaillissait une flamme
Embrasant notre corps jusqu’aux confins de l’âme.

Tristement.

Seigneur, j’ai succombé dans cette tentation.

Mes plaisirs défendus ont eu leur punition.
J’éprouve dans mon sein un tressaillement vague,
La fièvre me saisit dans l’ombre où je divague ;
Au repos de la nuit je sens des hauts-le-cœur,
Malaises inconnus me plonger dans la peur.
Roi divin, roi qui boit le nectar et le sôme,
Répands sur ma douleur l’apaisement du baume !

LES VIERGES

Si cette volupté ne dure qu’un moment,
Pour nous laisser ensuite un terrible tourment,

Si l’amour est suivi de si poignantes peines,
Après avoir coulé des flammes dans nos veines,
Il faut te remercier, ô puissant roi du ciel !
De n’avoir pas mêlé dans nos coupes ce fiel.

INDRAH

J’écoute, stupéfait, l’écho de tes angoisses,
Et des gémissements de ton cœur que tu froisses !
Sundâri, ton honneur est-il encore aux cieux ?
Celui qui t’a séduit est-il parmi les dieux ?

KUMARA, prince des héros, se détachant de la troupe des jeunes gens, et se jetant aux pieds d’Indrah.

Je mérite, Seigneur, ta foudre et ton tonnerre ;
Qu’un Rakshasa vengeur en ses griffes me serre,
S’abreuve de mon sang comme d’une liqueur,
Qu’un vautour éternel vienne ronger mon cœur,
Ou qu’en un tourbillon flambant je disparaisse,
Parce que Sundâri, vierge, fut ma maîtresse !

Nous rêvions, insensés, un pays bienheureux
Où le Destin permît aux dieux d’être amoureux.

Elle avait des yeux noirs aux lueurs languissantes,
Des lèvres de lotus, roses et pâlissantes,
Un sein au ton nacré semblable au nénuphar
Quand la lune, en passant, lui lance un œil blafard,
Des cheveux qui flottaient sur ses blanches épaules
Comme un feuillage épais aux ramures des saules,
Des hanches se courbant en balancements doux,
Où les torches mettaient des embrasements roux,
Des endroits ombragés des noirceurs du cytise
Où le feu de l’amour s’apaise — puis s’attise,
De souples serrements, tordions voluptueux ;
Exhalant sa passion en cris tumultueux,
M’offrant à bécoter ses lèvres savoureuses,
Se pâmant, se cambrant en poses langoureuses.

La forêt nous a vus balbutiant nos serments,
Epanchements d’amour, confidences d’amants.
L’étang nous a mirés dans ses eaux irisées,
Effeuillant dans son sein des pétales brisés,
Ou glissant sur ses bords, parmi l’herbe tombés,
Tandis que je baisais des petits pieds bombés.
Le vent nous entourait des fraîcheurs de ses brises,
Effleurant nos cheveux de caresses éprises ;
De doux yeux de gazelle aux reflets languissants
Nous épiaient aux détours des taillis frémissants ;
Sous les halliers épais, à travers la feuillée,
Nous marchions enlacés, foulant l’herbe mouillée,
Riant au fond des bois aux bengalis moqueurs,
Cachant à vos regards les élans de nos cœurs,
Amoureux de la nuit et de ses sombres voiles
Qui ne laissent guetter que les yeux des étoiles…

Seigneur ! j’ai dérobé ton mystique secret —
Courbé sous tes genoux — j’attends votre décret.

LES VIERGES

Nous allons, nous aussi, sur les rives des mares ;
Détachant la nacelle et coupant ses amarres,
Nous glissons sur les eaux,
Ecoutant les chansons des grenouilles plaintives
Qui coassent au soleil et replongent furtives
Au milieu des roseaux.

Quelquefois, au retour, nous marchons enlacées,
Nous tenant, nous serrant, nous soutenant lassées,
De nos flexibles mains ;
Mais nous ne savons pas tous ces baisers nocturnes,
Qui chassent tout à coup les hiboux taciturnes
Des taillis des chemins.

Mais nous ne savons pas nous rouler dans les herbes,
En nous baisant les seins de morsures acerbes,
D’où jaillit notre sang ;
Et bouche contre bouche, en aspirations pleines,
Nous baiser langue à langue, en mêlant nos haleines,
Rougissant, pâlissant !

Maudits soient ces plaisirs qui mènent aux souffrances,
Aux désirs éperdus des calmes délivrances,
Aux pleurs devant le roi !
Et nous leur préférons la chasteté paisible,
Aux langueurs de l’amour la pudeur invincible,
Sans larmes, sans effroi !

Le Dieu qui nous créa nous rendit bienheureuses.
Nous n’avons pas besoin des voluptés peureuses,
Des pâmantes douleurs !
Dans le calme éternel de la pure innocence,
Nous vivrons, conservant notre blanche décence,
Qui garde des douleurs !

INDRAH

Vous êtes tous les deux d’infâmes sacrilèges ;
Vous nous avez volé nos secrets privilèges,
Vous étant introduits au temple du Soleil.
Aucun dieu n’a commis un outrage pareil.
Sundâri, je ne puis soulager tes souffrances.
Tu dois subir encor l’effroi d’horribles transes,
Mourir dans les torsions de l’épouvantement
Et dans les convulsions de ton enfantement.
Kumâra, tu devras souffrir son agonie,
Et mourir sombre et seul — ta majesté honnie.
Dans ses liens le Destin m’oblige à vous lier.
Mais vous avez créé — je ne puis l’oublier.

Sundâri, ton enfant, le filleul de la Flamme,
Habile à manier l’épée et le calame
Régnera souverain sur les hommes unis. —
Et vous serez du ciel sur la terre bannis.

HARAH

Seigneur, ils ont détruit la chasteté sacrée.
Leur amour a terni sa pureté nacrée.
Ils ont acquis par là des droits à mes soucis.
Ma volonté les veut, par ta foudre roussis,
Noyés au fond des flots de mes fleuves de soufre
Et brûlant éperdus dans l’étreinte du gouffre.
Vous entrerez tous deux, riants, au Nirvâna
Parce que votre amour au ciel se pavana.
Votre enfant vous suivra, sans connaître la vie
Et vous jouirez d’un sort que, dieu, je vous envie  !

LES VIERGES, limpidement et lentement.

Oh ! viens nous abîmer au gouffre du néant
Où l’on n’a ni songe ni rêve ;
Nous jouirons dans le fond du Nirvâna béant
De la paix, éternelle trêve.
C’est un calme repos ; l’existence s’éteint
Comme une lampe languissante ;
Nous n’y saluerons plus l’invincible Destin
De notre tête fléchissante.
Sundâri, je t’envie un paisible sommeil
Qui t’entourera de ses chaînes ;
Regarde avant ta mort le dieu de feu vermeil
Qui fut la cause de tes peines !

INDRAH

Harah ! Je ne puis pas accepter ton arrêt.

HARAH

Indrah, je ne veux pas céder à ton décret.

INDRAH

L’enfant qu’ils ont créé ne peut pas disparaître.

HARAH

Tu veux le conserver pour t’en former un prêtre ?

INDRAH

Et tu veux l’engloutir dans l’abîme du rien.

HARAH

Oui, je veux qu’il ignore et le mal et le bien.

INDRAH

Destructeur éternel, tu le laisseras vivre !

HARAH

Créateur, mon pouvoir, veux-tu que je le livre ?

INDRAH

Nous en appellerons au juge, le Destin.

Il se retourne vers sa suite.

Ô dieux, préparez-vous à marcher au festin.

Les Dieux quittent la scène, ou il ne reste que le char du Feu, à côté de celui-ci se tiennent Kumâra et Sundâri avec le chœur des Vierges, entourés par la troupe des Rakshasas.

KUMARA

Sundâri, Sundâri, l’Amour nous abandonne.

SUNDARI

Et sur nous désormais le Destin, juge, ordonne.

KUMARA

Sundâri, Sundâri, pleures-tu sur ta mort ?

SUNDARI

On pleure, Kumâra, quand on a du remords.

KUMARA

Fille aux yeux indomptés, je t’adore rebelle.

SUNDARI

La beauté qui résiste est toujours la plus belle.

KUMARA

Je veux croître pour toi mon désir renaissant.
Ma souffrance se change en plaisir caressant,

En rage de passion mes tremblements timides
Quand tu fixes sur moi tes prunelles humides.
Les feux de tes yeux noirs viennent brûler mon cœur.
Abattu par le sort, ils me rendent vainqueur :
Je crois à mon pouvoir, malgré mon impuissance.
Mourir entre tes bras serait ma jouissance !

SUNDARI

Nous pâmer tous les deux à ne plus rien sentir !
Nous verser dans la Mort à nous anéantir,
Dans le profond oubli jeter toutes nos larmes,
Tous nos rires oisifs et nos vaines alarmes,
Nous flétrir au tombeau, nos deux corps enlacés,
Et nos derniers baisers sur nos lèvres tracés,
Abandonner nos chairs à la Terre qui passe,
Et nous perdre en dehors du Temps et de l’Espace !

Sundâri, abîmée dans sa réflexion, reste immobile, contemplant fixement le Feu sans le voir.

LE FEU

Enfants, écoutez-moi. Le gouffre va s’ouvrir.
Vous allez bientôt voir ce que c’est de mourir.
Je vais vous dévorer dans mes flammes avides
Où vous ne laisserez qu’un corps, des cendres vides.
Vous irez au Néant dans mon feu rutilant,
Vous vaporisant à son flamboiement brillant.
Votre âme montera, sautillante buée,
Comme une vaporeuse et candide nuée,
Pour se mêler à l’Etre éternel, au grand Tout
Dont nous sommes des brins éparpillés partout.

KUMARA

Sundâri, nous quittons les terrestres extases,
Nos âmes vont passer par de nouvelles phases.
Au moment de mourir — as-tu quelque secret ?

SUNDARI

Je t’aime, Kumâra, voilà tout mon regret

KUMARA

Mes peines dans tes yeux humides sont lavées
Et tes phrases d’amour en mon cœur sont gravées.

SUNDÂRI, songeuse.

Le moment de la mort est un sinistre instant
Où le Temps nous bourdonne un appel insistant.
C’est la séparation de ce qu’on peut connaître
Pour l’angoisse inconnue au monde du “renaître”.
Mais succombant ensemble, ensemble nous vivrons
Aux cercles ignorés auxquels nous nous livrons.

KUMARA

Je ne veux pas songer, tout frémissant d’envie,
Aux plaisirs que nous peut garder une autre vie ;
Mais, Sundâri, je t’aime et nous mourons tous deux,
Cachant sous nos baisers la mort au masque hideux.
Nos corps au même instant, enlacés, vont s’abattre,
Nos cœurs au même instant vont s’arrêter de battre,
Et nous ne verrons pas mille spectres hagards
Croisant à l’agonie encor nos deux regards.
S’échappant de ton sein que ma poitrine touche,
Ton soupir — le dernier — passera dans ma bouche.

SUNDARI

Et le dernier soupir est un vagissement.
Nous ne nous perdrons pas dans le mugissement
Ronflant et tempêtant des flammes de la foudre.
Il est un pouvoir bon qui pourra nous absoudre.
Autrefois, un Voyant, vivant dans les forêts,
Loin des fracas du ciel, tumultes abhorrés,
M’a montré ce néant fait de parcelles d’âmes,
Où nous allons entrer par le chemin des flammes.
Ici nous avançons dans un sombre tunnel —
Là-bas nous dormirons d’un sommeil éternel.

KUMARA

Et le réveil sera l’union de nos rêves.

SUNDARI

Non, plus de vains combats, plus d’inutiles trêves.
L’âme, une goutte d’eau qu’engloutit l’Océan,
Ne se réveille plus au profond du néant,
Mais nos corps purifiés se confondront, limpides,
Et doubles dans les cieux aux voluptés rapides,
Ils ne seront qu’une âme à toute éternité.

Elle tombe dans les bras de Kumara.

LE FEU, apparaissant derrière eux.

Nous serons à nous trois, amis, la Trinité.
Car le Destin vous a pesés dans ses balances,
Rakshasas, approchez ! Portez — croisez vos lances !

Les Rakshasas approchent en grinçant des dents et en formant cercle autour de Kumâra et Sundâri, enlacés.

Amis, le Destin seul est juge dans les cieux.
Ses ordres sont des Lois, ses volontés des Dieux.

LA VOIX DU DESTIN

Kumâra, Sundâri, j’ai pesé votre faute.
J’ai pesé ce que ma Volonté vous en ôte :
La balance a penché du côté du trépas.
Indrah veut vous sauver ; Harah ne le veut pas.
Et moi je vous absous en ma toute-puissance,
Vous soulageant du lourd fardeau de la naissance.
Le Feu vous unira d’un baiser amoureux
Pour créer de vos corps un enfant bienheureux,
Il aura votre chair — il gardera vos âmes
Mais son être profond brûlera de vos flammes !

LE FEU

Enveloppant et couvrant le centre du cercle des Rakshasas.

KUMARA

À travers le brouillard rouge — on ne le voit plus.

Avec douleur.

Sundâri, je me meurs, je ne vais plus te voir !

SUNDARI, de même.
Avec calme.

Kumâra, nous mourons — ne crains rien. Au revoir !

LE FEU
Des rayons flamboyants s’étendent de ses bras allongés et vont frapper au cœur Kumâra et Sundâri dont l’âme s’échappe dans un baiser. La lumière rayonne et s’agrandit et tout le ciel se fond dans un flamboiement rouge.


Fin Du Prologue
 

Faust
(fragments)

 

PROLOGUE (42)

Ô Temps, je viens à toi, humble dans la poussière,
Te demander ton appui,
Demander le bonheur à ta puissance altière
Je veux être heureux, si je puis.


J’ai si souvent rêvé devant les fleurs fanées,
Devant les portraits jaunis,
Que je viens pour revoir les anciennes années,
Les vieux hommes tous réunis.


Je veux filer au feu les fuseaux des grand’mères
Qui sont mortes aujourd’hui,
Je veux boire au calice des douleurs amères
Du vieux siècle qui s’est enfui.


Prête-moi ta grand’barbe et ta faux désolée,
Va te reposer au ciel.
Lorsque je reviendrai, tu prendras ta volée,
Gorgé de nectar et de miel !

FAUST

Cercle vicieux qui m’emporte sans cesse
Ne vas-tu pas t’arrêter avec moi !
Dans mon cerveau ta volonté me presse,
Je voudrais être en mon royaume roi.

 

Tu n’es qu’une équation à racine infinie,
Une courbe qu’on voit et qu’on ne saisit pas,
Et je parcours toujours une route finie,
Et, voyageur lassé, je reviens sur mes pas.


Je voudrais être hors du Temps et de l’Espace,
Et hors de mon cerveau — hors de moi-même, enfin
Le repos éternel, de ne plus voir ma trace —
Et de me perdre dans l’infini de ma fin !


Je hais mon propre moi, je voudrais être un autre,
Ou m’abîmer au fond d’un abîme géant :
Je voudrais être fou — je voudrais être apôtre —
Et croire — car on ne peut pas croire au Néant.

FAUST entre et dit :

Et je suis fatigué ! je suis las à mourir !
Venez à moi, visions veules !
Je voudrais être mort, au cercueil, et pourrir,
Et vous seriez avec moi seules !
J’ai voulu voir la science et j’ai vu le néant ;
J’ai plongé mes regards dans le gouffre béant
Qui vous ouvre ses mille gueules,
Et je suis revenu du voyage, très las,
J’ai battu du tambour, j’ai sonné des flas-flas :
L’univers m’a broyé sous ses meules.
Lorsque j’étais petit je jouais au soleil,
J’aimais courir dans la montagne,

Et j’aimais le matin entendre à mon réveil
Le chant du coq dans la campagne.
Mais plus tard j’ai hanté les héros des romans,
Pas à pas je les accompagne,
Et j’ai rêvé des vœux, j’ai forgé des serments
Pour une idéale compagne.
J’ai couru par le monde, et j’ai frôlé la mort,
J’ai frôlé le bonheur qui passe,
Et j’ai repris la mer quand je voyais le port
Et j’ai voulu franchir l’impasse,
Pour trouver mon beau rêve, en faire mon trésor,
Le cacher à la mort rapace —
Et je n’ai rien trouvé — je le poursuis encor —
Mais la vieillesse me terrasse ;
Et je suis sombre et vieux et je suis endêvé,
Et je suis las de tout, pour avoir tout rêvé.

MÉPHISTOPHÉLÈS dit :

Vraiment vous êtes étrange,
Mon cher maître, et je vous plains,
Vous voudriez être un ange,
Vous n’êtes qu’un paquet de crins.

Écoute, je suis un bon diable
Et je ne t’en veux pas,
Je me sens encore capable
De suivre tous tes pas,

De te guider, pauvre aveugle.
Et lorsque viendront les coups,
Ce sera moi qui te beugle
À l’oreille casse-cou.

Ainsi, tu crois donc vivre,
Et souffrir, pauvre fou,
Parce qu’appuyé sur un livre,
Médiocre garde-fou,
Tu regardes l’univers, ivre,
Et qu’il ne te semble pas saoul.

Et de là, tu l’injuries,
Tu veux lui cracher au front,
Tu l’abreuves de tes furies,
Tu l’étouffes sous ton affront.

Mais l’univers impassible,
Ne se tourne pas vers toi —
Et prenant le ciel pour cible,
Tu le cribles de ton toit.

Tu voudrais en faire les voiles
Qui cachent la face des Dieux ;
Tu voudrais faire des étoiles
Les yeux bleus des bienheureux.

Les étoiles restent étoiles,
Le ciel reste ciel bleu :
Et c’est en vain que tu dévoiles
Le mystère de Dieu.


Écoute. Il fut un temps où, voulant te charmer,
Je te rajeunissais et te faisais aimer.
Mais ce temps est passé. Sans doute Marguerite
Paraîtrait d’un blond fade ou serait trop petite.
Tu te souviens qu’alors ton âme m’appartint.
L’enfer n’a guère fait que te brunir le teint.

Ma foi, je n’aime pas garder les philosophes,
Les poëtes non plus — Ils récitent des strophes.
Je t’ai donc revomi sur la terre — et d’abord
Tu commences la vie en demandant la mort.
Écoute — tu sais tout — tu veux toucher ton songe —
C’est l’ennui qui te mord — c’est l’ennui qui te ronge,
Parce que tout n’est pas comme tu l’as rêvé —
Tu t’embêtes chez toi comme un vieux chien crevé.
Au-dessus du réel, c’est ton esprit qui plane —
Tu veux voir un pur-sang sous la peau de ton âne,
Tu veux voir un château dans ta pauvre maison
Et voyant ton erreur, tu maudis ta raison.
Et cependant tu n’es qu’un homme
En y réfléchissant ;
Tu n’es pas davantage, en somme,
Qu’un pauvre mendiant.
Mais ton orgueil t’a dit que tu créas la science,
Que tu sais distinguer, et le bien et le mal,
Que toi seul, parmi tous, possèdes la conscience,
Et que tu n’es pas fait comme un autre animal.
À ton aise !
À Dieu ne plaise
Que le diable dise non !
Car au fond de sa fournaise,
Parmi les âmes qu’il braise,
Il reconnaîtra ton nom.

LE BON ANGE dit :

Faust, écoute ma parole,
Prends garde à toi.
Le démon commence son rôle,
Le tentateur est sous ton toit.
Dieu veut te remettre à l’épreuve,
Il t’a fait sortir de l’enfer,

Et tu retombes dans le fleuve
De feu, de sang, de fer.

LE MAUVAIS ANGE dit :

Faust, je donne tout, la jeunesse et la science.

LE BON ANGE dit :

Pour te sauver, je vais entrer dans ta conscience.

FAUST

Assez, je vous connais. Je n’ai pas peur.
Pourtant l’un est le vrai, l’autre est trompeur.
J’ai cherché le bonheur dans mon dernier voyage,
J’ai lutté pour aimer avec folie et rage,
Je me fiais au Diable seul.
Désormais je me fie à ma volonté même,
Je prendrai seulement mon orgueil pour diadème,
Ou mon désespoir pour linceul.

MÉPHISTOPHÉLÈS dit dans la voûte :

Ha, ha, ha, ha, ha (la voix va en s’affaiblissant).

FAUST dit :

Pourquoi ris-tu ? je veux.
Oui, je saurai saisir l’occasion aux cheveux,
Et la tenir sous ma toute-puissance.

LE BON ANGE dit :

Faust, souviens-toi de l’orgueil !
Le monde est en deuil,
Je suis ta conscience…


Dans les caves du château. Devant un feu de soufre.
Faust évoque le diable.

MÉPHISTO paraît et dit :

Maître, que me veux-tu ?

FAUST dit :

Esprit têtu,
Je t’appelle,

Notre pacte n’est pas rompu,
Je veux l’existence nouvelle.

MÉPHISTO dit :

C’est bien. Je te la donnerai,
Je te montrerai l’existence,
Et puis je t’abandonnerai
À ta propre subsistance.

FAUST dit :

Mais je ne veux plus me laisser conduire,
Je veux vivre et pleurer et souffrir et puis rire,
Et trouver le bonheur au bout ;
Et lorsque j’aurai vu les hommes sur la terre,
Je veux voir les amours et je veux voir la guerre
Des esprits dansant leur raout.

MÉPHISTO dit :

C’est bon, tu verras tout.
Ho, la danse des esprits,
Hourvari,
Je donnerai le prix
À qui t’aura surpris,
Ho, la danse des esprits,
Hourvari.

LES ESPRITS

Voupdivoup, nous arrivons,
Soufflons sur la terre —
Nous soufflons et nous crevons,
Voilà notre grand-père !

Scène des Esprits et Sarabande

LE TEMPS dit :

Je suis le Temps, à travers les vieux âges,
Longtemps j’ai couru ;

Dans ma course j’ai vu bien des sombres visages
Et maint sourcil bourru.
J’allais bien lentement
Au commencement ;
Mais à la fin,
Comme j’ai faim,
Je vais très vite,
Je précipite
Ma fuite.
À travers le monde
Je vais à la ronde,
Je lutte et je tombe :
Je vois tout — j’ai tout vu.
Mais les spectres me grondent
Et les lynx leur répondent :
Va-t-en dans la tombe
Danser ton chahut !

LES ESPRITS

Marchons en cadence :
Ho, la nuit s’avance,
À bientôt la danse,
Adieu !

LA SUCCUBE, tandis que le Temps lui relève la jupe.

Hou, quelle frimousse !
Hou, ta barbe rousse !
Hola, ne me trousse
Pas, vieux !

LE TEMPS

Je suis le Temps, à travers les vieux âges,
Longtemps j’ai couru ;
Dans ma course j’ai vu bien des sombres visages
Et maint sourcil bourru.

LES ESPRITS

Marchons en cadence :

Ho, la nuit s’avance,
À bientôt la danse,
Adieu !

LES LYNX

Le ciel est bleu
Et tout plein d’yeux ;
Pourtant le vieux
Ne voit rien.
Avance donc,
Tire, laridon !
Ho, tiens-toi donc !
C’est bien !

LE TEMPS, vieux et radotant.

J’allais bien lentement
Au commencement ;
Mais à la fin,
Comme j’ai faim,
Je vais très vite,
Je précipite
Ma fuite !

LE VAMPIRE

Je suis le Vampire,
Je suce le sang,
Et puis j’aime à rire
En le suçant.

LES SQUELETTES

Vois, minette,
Clac, clac,
Mariette,
Clac, clac,
Joliette,
Clac, clac,
Les squelettes,
Clac, clac,

Jouant des castagnettes,
Clac,
Donnant des pichenettes,
Clac,
Et lançant leurs raquettes,
Clac,
Avec leurs vieux os grêles !

LES HIBOUX

Voyez-vous,
Hou-hou,
Le hibou,
Hou-hou,
Sortant du trou
Hou-hou,
Tournant en roue,
Hou-hou,
Faisant la moue,
Hou-hou,
Couvert de boue,
Hou-hou,
Et flaquant dans les mares ses ailes !

LES ESPRITS

Marchons en cadence :
Ho, la nuit s’avance,
À bientôt la danse,
Adieu !

LES DIABLES

Houp, houp,
Monte en croupe,
Nous allons bien vite aux champs,
Houp, houp,
Monte en croupe,
Sautons dans les champs !

Les Kobolds et les Djinns
LES KOBOLDS

Hop, sous les grands arbres verts,
Hop, à la feuillée,
Sous la grêle qui résonne,
Sous l’orage qui détonne,
Voguons sous les cieux ouverts,
Sur l’herbe mouillée.

LES DJINNS

Hop, les grands esprits du Nord,
Sautons dans les lianes !
Voilà le vent qui bourdonne,
Pleurant comme une madone !
C’est le Damné qui l’ordonne,
L’âpre bise pique et mord ;
Sautons dans les lianes !

LES KOBOLDS

Hop, à travers les taillis,
Courons dans la brume !
Voici la cloche qui sonne
Et le vieux moine ronchonne ;
Tandis que le vent ballonne
Sa brune robe de cretonne :
Hop, à travers les taillis,
Courons dans la brume !

LES KOBOLDS ET LES DJINNS

Hop, hop, dans nos galops fous,
Dans la danse échevelée,
Chantons notre chanson bouffonne,
Soiffons l’hydromel à la tonne.
Le vent dans les feuilles frissonne,
Tandis que le tonnerre tonne,
Sur le cheval on s’abandonne,

Hop, hop, dans les galops fous !
Dans la danse échevelée.

LES ESPRITS, entourant le Temps et dansant en ronde.

Marchons en cadence :
Ho, la nuit s’avance,
Entre dans la danse,
Mon vieux !

LE TEMPS répond d’un air égaré.

 :Je suis le Temps : à travers les vieux âges,
Longtemps j’ai couru ;
Dans ma course j’ai vu bien des sombres visages
Et maint sourcil bourru.

LES ESPRITS, dansant tous, Kobolds, Djinns, Vampires, Lynx, Diables, Succubes, Incubes, chantent la sarabande, et forment une farandole qui disparaît.

Nous allons au galop à travers les champs,
En hurlant à tue-tête nos plus fiers chants :
Vive le sang !
Nous rasons en passant les épis des rizières,
Nous menons les chariots au profond des ornières,
En hurlant :
En avant, au galop, en avant, hourrah !
Ami, tu pourras
Sur les gerbes de blé violer toutes les vierges ;
Nous les égorgerons : elles auront pour cierges
Nos lances aux bras !

LE TEMPS
Resté seul, d’un air pensif, et lentement :

À travers le monde
Je vais à la ronde,
Je lutte et je tombe :
Je vois tout — j’ai tout vu,
Mais les spectres me grondent
Et les lynx leur répondent :

Va-t-en dans la tombe
Danser ton chahut !

FAUST[18]

Le vent gémit dans les pins morts,
Hou, hou, hou hou, hou hou.
La peur me prend à ses accords,
Rahou, rahou, rahou.
J’entends crier tous mes remords,
Hou hou, hou hou, hou hou.

J’entends sonner la charge des cors,
Rahou, rahou, rahou.
La charge sonne et sonne très fort,
Hou hou, hou hou, hou hou.
Le vent qui souffle souffle du nord,
Rahou, rahou, rahou.

L’ouragan passe et repasse et se tord,
Hou hou, hou hou, hou hou.
Je sens monter dans mon âme la Mort,
Rahou, rahou, rahou.
Ah ! tomber mort dans un coin où l’on dort,
Hou hou ! Hou hou ! Hou hou !

Margouillis, Margouillat,
Les filles nous ramènent,
Margouillis, Margouillat,
Nous mènent au sabbat.

Sur une grande route ensoleillée.
MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous marchons, nous peinons. Pourquoi ? Au bout de notre route une montée s’ouvre devant nous ; nous la gravissons, il faut la redescendre. Prenons les sentiers de traverse : nous tomberons dans un précipice.

FAUST

Et ne marchons-nous pas, n’avançons-nous pas ? Pour ceux qui tombent lassés, et qui meurent, épuisés ; pour ceux qui s’égarent dans les voyettes fleuries ou dans les sentiers abrupts ; pour ceux qui se précipitent dans les gouffres où ils se fracassent, n’y en a-t-il pas qui touchent au terme ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Sont-ils revenus pour le dire ? Pas un. Qui sait si après cette première étape, une autre plus longue ne s’est pas présentée à eux, et qui sait si dans celle-là, ils n’abandonneront pas la partie ? Crois-moi, Faust : marcher jusqu’au bout ne sert à rien ; mieux vaut se reposer sur les bords de la route. Nous cueillerons des fraises. Et si la sombre nuit nous surprend étendus et nous endort, nous dirons en nous livrant au sommeil : du moins j’ai joui.

FAUST

Mais, j’ai là, quand je veux m’attarder, une voix qui me crie : pas là — plus loin. Ne t’oublie pas ici : ce n’est pas là le bonheur. Tu le trouveras à la prochaine auberge. Vois donc tout ce qui te manque.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et tu ne t’aperçois pas, mon pauvre ami, que c’est l’Espérance funeste qui, de promesse en promesse, vient t’entraîner jusqu’au bout ?

FAUST

Et sur cette pente sans fin je roule, roule, roule sans m’arrêter — vivant sans vivre — mourant sans mourir. M’étendre sur les prés verts — boire le soleil à pleine gorge — dormir vautré dans les bouses — quel rêve ! Humer la brume du matin dans la campagne — les vapeurs sortant de la vallée — à mi-colline — les clochettes des moutons qui tintent — l’odeur familière de la chaumière.

MÉPHISTOPHÉLÈS

T’y voici.

Les Pyrénées. Le soleil éclairant les pentes vertes et brunes d’une colline. Faust chemine sur le sentier. Une jeune basque tricotant, assise sur l’herbe.
FAUST

J’y suis. Arrière, démons, esprits diaboliques.
Je veux vivre et souffrir et pleurer et puis rire
Et trouver le bonheur au bout.

ANDREIA

D’où viens-tu ? Où vas-tu ?

FAUST

Je vais à la lumière. Je viens de la nuit.

ANDREIA

Que veux-tu dire, Français, je ne te comprends pas ?

FAUST

La jeunesse devant moi — la vieillesse derrière. Tu es jeune — tu es belle — aimons-nous.

ANDREIA

Ah mais, pas comme cela — Si vite, — je ne vous ai pas regardé.

FAUST

Viens — viens, — le bonheur est là. Nous aurons ici une chaumine — une petite chaumine ; j’irai chasser dans la montagne — le matin — et le jour nous nous aimerons ici, dans la liberté, dans la solitude — sans diable pour nous voir — sans démons pour nous épier. Quel âge as-tu ?

ANDREIA

Dix-sept ans. Et vous, seigneur ?

FAUST

Celui que tu voudras. Que tu es belle, que tes cheveux sont longs et soyeux — comme le bleu de tes yeux est profond. — Tu ressembles…

UNE VOIX

À Marguerite.

FAUST

Dieu du ciel, c’est vrai ! Tout s’évanouit.

Une lande sombre. Au fond, des pins. Une clairière dans la forêt des pins.

FAUST

Tu me pousses, tu me traînes depuis si longtemps. Et je n’ai encore rien trouvé. La vie est encore devant moi comme un tunnel sombre ; la lumière n’est pas venue jusqu’à nous.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je ne t’ai jamais promis de transformer le monde pour te plaire. Et, d’ailleurs, puis-je changer ta pensée ? Crois-tu que ce que tu vois, ce n’est pas toi qui le vois ?

FAUST

Je ne te comprends pas — ou plutôt j’ai peur de te comprendre. Veux-tu dire que mes impressions transforment tout ? — Veux-tu dire que je porte l’univers en moi ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ce que tu voudras. Mais viens — marchons toujours. Tu ne te fatigueras pas avec moi. Avoue que je te donne tout de même un bon coup d’épaule de temps en temps. Mais voilà, tu es né sur la terre.

FAUST

Et toi tu es né au ciel. Tu possèdes ce que je cherche et tu me le caches à tout jamais.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Va, il y a beau temps que je te connais. Tu n’es jamais mort — et depuis que le monde est monde, tu es là — et moi aussi. Nous avons toujours été camarades ensemble — te souviens-tu ?

FAUST

Que veux-tu dire, Protée aux paroles ondoyantes ? Ai-je vécu déjà aussi misérablement ? Il me semble vraiment bien souvent que je suis vieux et que je te connais. Mais je crois que ce sont mes rêves qui sont vieux et la réalité que je connais.

MÉPHISTOPHÉLÈS

La réalité ! Voilà encore un de ces mots vides que vous ne cesserez pas de prononcer, vous autres hommes ? Est-ce que tu connais autre chose que la réalité ? Est-ce que tes rêves ne sont pas issus du monde de tes sens ? — Fou — triple fou — va donc construire avec des morceaux d’hommes un Inconnu que tu ne peux pas connaître !

FAUST

Je ne peux pas — ce n’est pas là ce que tu m’as promis.

MÉPHISTOPHÉLÈS
Je ne t’ai pas promis de te mettre hors de toi-même : je t’ai offert toute la vie… Et si tu meurs, épuisé à la tâche…
FAUST

Non — mille fois non ! — je ne mourrai pas — et si le Sphinx voulait m’interroger, je lui répondrais. Mais le Sphinx se dérobe devant mes pas — c’est toi qui me le caches !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il ne se dérobe pas : il est partout, devant toi. Mais tu as des yeux pour ne pas le voir et des oreilles pour ne pas entendre ses questions pressantes.

FAUST

Je le trouverai et je le combattrai, car quelque chose de divin que j’ai là me dit que je mourrai dans cette lutte !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Divin ? — toi ? — Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Il disparaît dans la brume sombre où son rire va s’éteignant jusqu’à ce que le silence retombe pesamment sur les marais déserts.

. . . . . . . . . . . . . . . .

RIPOTTE

Grinchin ? Oui, par la fi de chien, si tu veux. FAUST Et où irons-nous pour cela ?

RIPOTTE

Où — partout. Barbotter, pistonner — ce que tu voudras, mon c… Mais hein ? pas de taf — pas de largue qui se f… dans nos guibolles. Et si t’as des brinde-zingues — sors-les. La marmite ne travaille pas — faut de la braise.

MÉPHISTOPHÉLÈS, dans le lointain.

Prends garde à ta tronche,
La dure vous attend,
Lirlonfa,
La dure vous attend.

Si tu vois qu’il bronche,
Eschique en brouant,
Tirlonfa,
Eschique en brouant.

BIBI DE LA BASTILLE

Passe ma dingue : le dogue est là. Il est chicmuche.

RIPOTTE

N. d. D. ! nous sommes f… — Allons, ninar, crampe-toi. Plus vite que ça. Et les enfants — filons, hein ?

RIPOTTE

C’est la tine
Qui rouscline,
O Dab,
Il lansquine
Ou jaspine,
C’est le Cab.

BIBI

Mirlababi, surlababo,
Mirliton ribouribette ;
Sarlababi, mirlababo,
Mirliton ribouribo.

RIPOTTE

Chut. Un panthe qui aboule.

FAUST

Lui, le Fruc — Tu traques, sacrée tante — et tu veux ton fade ? Allons, pousse-le et gentiment.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vas-y donc. As-tu peur ? Faust poignarde le passant enveloppé d’un manteau. La porte s’ouvre. Invasion d’agents armés. — Fanfare.

RONDE DES GALÉRIENS

Toujours nous bissons

Timaloumisaine,
Au mât de misaine.
Timoulamison.
Nous nous accrochons,
Timaloumisaine,
Après la carène.
Timoulamison.
Toujours nous voguons,
Timaloumisaine,
Sans le capitaine.
Timoulamison.
Souvent nous tirons,
Timaloumisaine,
Sur la lourde senne.
Timoulamison.
Au mât d’artimon,
Timaloumisaine,
Nous grimpons en peine.
Timoulamison.

Méphisto reprend :

Et quand nous mourons,
Timaloumisaine,
La vague nous traîne.
Timoulamison.

Bibi reprend :

Mirlababi surlababo,
Mirliton ribouribette,
Surlababi mirlababo,
Mirliton ribouribo !

REPRISE DANS LE LOINTAIN

Et quand nous mourons, maluré,
Timaloumisaine,
La vague nous traîne, maluré,
Timoulamison.

LES FEMMES disent :

Les ondulations des hanches et des cuisses,
Les soubresauts craintifs des boutons de nos seins,
Les yeux à moitié clos, les lèvres qui pâlissent,
Les gorges qui s’enflaient au milieu des délices,
Les belles aux yeux noirs savantes en tous vices,
Qui faisaient ondoyer le satin de leurs reins.

As-tu tout oublié dans tes réflexions noires,
Ô roi qui détruisis le peuple le plus fier,
Tes satins et ta pourpre et ta soie et tes moires,
Et tes lambris dorés et tes fauteuils d’ivoire,
Et tes vases sculptés qu’il faut pencher pour boire,
Ô toi qui m’aimais tant encor, le soir, hier ?

Veux-tu, viens nous coucher, tout nus, sur tes fourrures,
Serre-moi dans tes bras, je plierai comme un jonc,
Si tu veux, je mettrai mes plus belles parures, —
Ou veux-tu m’avoir nue, et sans fard, sans dorures —
L’eunuque fermera les verrous aux serrures
Et nous ne garderons ici que mon pigeon.

Il sera seul témoin de nos baisers avides,
De la pâmoison lente et des douleurs du corps —
Le soleil tombe à pic sur tes plaines arides.
Laisse donc galoper tes farouches Numides,
Viens me baiser à nu de tes lèvres humides,
M’embrasser, me serrer, et me baiser encor !

FAUST dit :

Ô femme, laisse-moi plongé dans ma misère.
Je ne veux plus de toi ; je ne veux plus d’amour.
Nous avions l’idéal — c’était une chimère —
L’existence ici-bas n’est qu’un chagrin sévère.
J’ai cru que je t’aimais comme une idole chère,
Et m’étant dégoûté, je suis las pour toujours.

Marion couchée sur un canapé couvert de velours rouge sombre avec des draperies pendantes couleur orange. — Vêtue d’une chemise de soie noire serrée à la taille par une écharpe de crêpe crème,

les cheveux noirs un peu défaits — la figure pâle — les pieds nonchalamment passés dans des mules brodées avec lesquelles elle joue, sortant son pied de la pantoufle et l’y remettant.

FAUST

Qu’avez-vous à me regarder ?

MARION

Tiens, je suis si heureuse que je m’endors. Viens te mettre à côté de moi.

FAUST

S’étendant près d’elle, lui baise les pieds, les genoux, les mains, les seins à travers la chemise. Connais-tu la croix de Malte ?

MARION

Non, qu’est-ce que c’est, dis ?

FAUST

Sans répondre, lui baise le front, les deux yeux, le nez, la bouche, les deux joues, et le menton. Pris d’un tremblement nerveux, il reste étendu sans parler. Marion le baise longuement sur la bouche, lui mordillant les lèvres doucement de ses dents blanches et fines, passant le bout de sa langue rouge entre les lèvres de Faust.

Faust, la serrant transporté dans ses bras, la baise au cou et lui mordille l’oreille, prenant ses cheveux entre les lèvres.

Marion, songeant, étendue, secoue la tête d’un air triste, comme pour dire : non.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Notes
et
Variantes

 
1. (page 9)

Faite par un camarade de Lycée.

2. (page 9)

On lit en réponse à cette déclaration : “Les livres te font pleurer, mais tu refuseras de voir une misère, une douleur réelle ; et si le hasard te la présente, tu te dupes toi-même et cherches à fermer les yeux. Cette sensibilité accompagne constamment cette sécheresse. Examine cela, le cas échéant, sans prévention.”

3. (page 17)

Nous pouvons retrouver dans ce portrait beaucoup de traits de Marcel Schwob adolescent.

4. (page 22)

Ce manuscrit porte la date de 1883-1886.

5. (page 24)

Var. hanneton doré.

6. (page 30)
Cet alinéa est effacé dans le manuscrit. On lit au bas de la page blanche, au crayon : “Les juifs à Rome étaient une fripouille infecte qui vivait sous les ponts — des espèces de mendiants de la Cour des Miracles”. (Voir plus loin l’épisode des pages 31 à 33.)
7. (page 40)

Comme il est assez difficile de situer dans leur ordre les fragments de cette nouvelle, nous publions une page qui semble donner la suite des épisodes de Poupa.

La Vie dans la campagne latine :

Arrivée de : Poupa, Variou, Mannia, Roufou, Strenou, Couprou.

Départ de Poupa. Strenou. La vie luxueuse à Rome. L’abandon. La misère. Le Pont Soublikiou. Les juifs à Rome. Le retour. Tout est parti.

On lit à la suite cette phrase :

“Et Strenou se coucha aux pieds de la (petite morte) pour ne plus se relever.”

À la suite, dans le manuscrit, de nombreuses pages sont couvertes de notes linguistiques et topographiques.

8. (page 44)

Date de l’exposition de 1889. Cette fantaisie, et les morceaux qui suivent, sont écrits sous l’influence de Mark Twain.

9. (page 54)

Vers 1889, sous la double influence des Contes d’Edgard Poe et de Mark Twain.

10. (page 64)

Cet écrit doit dater de vers 1884, d’après l’écriture encore enfantine.

11. (page 67)

Ce bel essai doit dater de 1890, au temps où Marcel Schwob préparait son agrégation.

12. (page 70)

Deux raisons principales appuient cette interprétation : le rapprochement qu’on a fait entre Héra et Isis, que les monuments égyptiens représentent avec une tête de vache ; et les curieuses figures des déesses à tête de chouette trouvées par le Docteur Schliemann à Troie. On sait d’ailleurs que la chouette (glaux) était l’oiseau consacré à Athéné. Quant à l’influence religieuse que l’Égypte a eue sur la Grèce, il est impossible de la nier. Une difficulté philologique se présente encore ; c’est l’interprétation de ôps par visage, tête. Mais on trouve dans Homère fréquemment des expressions comme eis ôpa, en face ; ou eis ôpa tini eoikesthai, ressembler à quelqu’un de figure. La métaphore est tout à fait analogue à celle qui a fait du mot latin os, bouche, le synonyme de visage. L’argot français emploie la même image dans le terme “gueule”.

(Note de l’auteur)
13. (page 72)

On ne peut pas accepter à la lettre les assertions d’Aristote. Dans Prométhée enchaîné trois personnages sont en scène avec Prométhée : Héphaïstos, Bia et Kratos. Il est vrai que Bia est un personnage muet. Quoi qu’il en soit, puisque les personnages sont là, il n’y a dans cette réforme aucune question d’art et elle ne doit nous intéresser que si nous considérons Eschyle et Sophocle comme didaskaloi, c’est-à -dire directeurs de théâtre, non comme poëtes. Sans doute les frais accordés aux didaskaloi ne permettaient pas d’instruire un tétragonistès, mais du moins Eschyle a dû se servir de trois acteurs, à moins que Prométhée muet n’ait été représenté par un mannequin. Il est d’ailleurs peu probable que les acteurs, chargés du rôle d’Héphaïstos ou de Kratos, aient joué celui de Prométhée, qui appartenait de droit au prôtagonistès : celui-ci ne tenait jamais que le rôle principal. Ainsi dans Œdipe roi, le prôtagonistès jouait le personnage d’Œdipe ; le deutéragonistès tenait le rôle du grand prêtre de Zeus, de Jocaste, du Serviteur et de l’Exangelos, le tritagonistès représentait Créon, Tirésias et le Messager.

(Note de l’auteur)
14. (page 73)

En murton kladi to xiphos phorâsô — Hôsper Harmodios k’Aristogeithôn — teide ton turannon ktaneton — Isonomous t’Athènas epoièsaton, etc.

(Note de l’auteur)
15. (page 75)

Comparer dans Agamemnon : la longueur totale du discours de Clytemnestre, interrompu d’une manière rythmique par le chœur, est de 63 vers (v. 1372-1447). Dans les Choéphores, la justification d’Oreste, coupée par trois chants du chœur de quatre vers chacun, occupe 65 vers (v. 973-1043). Dans les Euménides, l’explication finale d’Athéné a 73 vers (v. 794-915). La plaidoirie d’Athéné pendant le jugement n’est pas la partie symétrique qu’il faut considérer ; c’est au vers 794 seulement que la conciliation entre la justice divine et la vendetta se manifeste, par la fondation d’un tribunal de justice humaine.

(Note de l’auteur)
16. (page 76)

Cf. dans Prométhée enchaîné : v. 35, alternance entre la distichomythie de Kratos et la stichomythie d’Héphaïstos jusqu’au vers 82 ; v. 127, dialogue symétrique entre Prométhée et le chœur ; v. 246, stichomythie ; v. 376, distichomythie. — Stichomythie : id., v. 515, encadrée entre des strophes de quatre vers alternant ; v. 615, v. 756 à 781, v. 927, 974 ; v. 1036, dialogue symétrique entre Prométhée et le chœur.

(Note de l’auteur)
17. (page 76)

Voir dans les Sept contre Thèbes : le chœur (v. 220 à 224) : quatre vers ; Etéocle : trois vers ; le chœur : quatre vers ; Etéocle : trois vers. Du vers 230 au vers 245 les répliques se succèdent de trois en trois vers. Du vers 245 au vers 264 stichomythie. Vers 369, séparation par demi-chœurs : répliques de trois vers. Première tirade du messager (v. 375 à 396) : vingt-et-un vers ; réplique d’Etéocle (v. 396 à 416) : vingt vers ; le chœur : quatre vers ; seconde tirade du messager (v. 421 à 436) : quinze vers ; réplique d’Etéocle (v. 437 à 451) : quatorze vers ; le chœur : 4 vers. — Entre 455 et 480 un passage altéré. — Troisième réplique du messager (v. 485 à 499) : quatorze vers ; réplique d’Etéocle (500 à 514) : quatorze vers, etc., etc. — Cf. la symétrie parfaite des plaintes d’Antigone et d’Ismène (v. 960 à 1.004). Séparation du chœur en deux demi-chœurs : premier demi-chœur (v. 1.066 à 1.071) : six vers ; second demi-chœur (v. 1.072 à 1.077) : six vers.

(Note de l’auteur)
18. (page 77)

Grenouilles (v. 1.019 à 1.025). Les Perses sont également qualifiés d’ergon ariston : œuvre de premier ordre (v. 1.026).

(Note de l’auteur)
19. (page 77)

Cf. v. 255. Le chœur 2 v. ; le messager 2 v. ; le ch. 2 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. (v. 290). — De même, du vers 906 jusqu’à la fin, un chant alternatif s’engage entre Xerxès et le chœur.

(Note de l’auteur)
20. (page 78)

Agamemnon : vers 34 à 38.

(Note de l’auteur)
21. (page 78)

Agamemnon : vers 1.343 à 1.371.

(Note de l’auteur)
22. (page 79)
Agamemnon : vers 1.575 à 1.611.
(Note de l’auteur)
23. (page 79)

Cf. Choéphores, pour la stichomythie : v. 107 à 124, 164 à 184, encadrée dans une distichomythie d’Électre et du chœur ; v. 211 à 225 ; v. 488 à 496 ; v. 525 à 535 etc… v. 908 à 930 ; enfin la distichomythie de 1.050 à 1.063 entre Oreste et le chœur. Pour l’invocation d’Agamemnon, cf. v. 305 à 510 ; on remarquera les appels symétriques et l’alternance entre les vers dits par Oreste, Électre et le chœur.

(Note de l’auteur)
24. (page 80)

Cf. Euménides : vers 116 à 130.

(Note de l’auteur)
25. (page 80)

Cf. Les Suppliantes, pour la stichomythie : v. 207 à 221 ; entrée du roi Pélasgos (v. 234 à 245) : 12 vers ; le chœur 3 vers, le roi 25 vers ; le roi 14 vers. Ainsi le discours du roi est symétriquement encadré entre le prooimion et la conclusion par une coupure rythmique ; distichomythie : v. 290 à 295, puis stichomythie jusqu’au v. 321 ; stichomythie : v. 334 à 345 ; chant alterné du roi et du chœur (cinq et six vers) : v. 345 à 406 ; stichomythie : v. 455 à v. 467 ; id., v. 507 à 515 ; chant alterné de Danaos et du chœur (cinq et deux vers) : v. 734 à 764 ; scène rythmique du héraut et du chœur : v. 835 à 901 ; stichomythie : v. 916 à 930 ; v. 1.051 : séparation en demi-chœur, stichomythie, et apo skènès sur deux strophes de quatre vers par hemikhorion.

(Note de l’auteur)
26. (page 80)

Cf. dans Prométhée enchaîné : pontiôn kumatôn anèrithmon gelasma (sourire innombrable de la mer) ; panoptes kuklos hèliou ; passim : Nux poikileimon (nuit au manteau bariolé) ; panselenos, nuktos ophtalmos (la pleine lune, œil de la nuit), etc., etc… Voir les critiques d’Aristophane sur les mots “empanachés” d’Eschyle “aux sourcils froncés, aux aigrettes dressées”. (Grenouilles, v. 925 et suiv.)

(Note de l’auteur)
27. (page 85)

Nous n’avons pas recueilli les imitations en vers du temps de Marot qui sont médiocres. Mais l’avant-propos était à conserver, puisqu’il contient une partie du secret des

        1. belles traductions de Marcel Schwob. Ceci date de son enfance, entre 1883 et 1886.
28. (page 87)

D’après Mark Twain. Vers 1883-1886. Les corrections sur le manuscrit me paraissent de la main de Léon Cahun, l’oncle de Marcel Schwob.

29. (page 87)

Dans sa machine vaudrait peut-être mieux. C’est un ancien pilote de bateau à vapeur qui parle.

30. (page 97)

Nous avons donné le long fragment d’après Thomas de Quincey, parce qu’il est curieux en soi, et qu’il illustre le goût si particulier de Marcel Schwob pour les traits singuliers des biographies. On lit à la fin du fol. 12 : Traduit par Marcel Schwob. Le manuscrit, n’est pas de sa main. Il s’agit sans doute d’une dictée comme le prouvent certaines négligences.

Cette traduction parut dans la Vogue, le 4 avril 1899, accompagnée d’une courte préface que nous donnons ici :

Est-ce le “puissant, juste, et subtil opium” qui tira souvent Thomas de Quincey vers le plus âcre des plaisirs — la dépréciation de l’idéal ? Est-ce la ténébreuse tentacule de vanité qui nous sert à aspirer avidement en nos héros toutes les bassesses de leur humanité ? Qui sait ? Les œuvres de Thomas de Quincey sont toutes pénétrées de cette passion. Il n’aima personne autant que Coleridge, mais révéla les manies de son poète préféré avec volupté. Il adora Wordsworth ; et en trois pages d’extase il montre le grand homme coupant un beau livre — qui ne lui appartient pas — avec un couteau souillé de beurre. Mais parmi les héros de Thomas de Quincey, sans contredit le premier fut Kant.

Voici donc quel est le sens du récit qui suit. De Quincey considère que jamais l’intelligence humaine ne s’éleva au point qu’elle atteignit en Immanuel Kant. Et pourtant l’intelligence humaine, même à ce point, n’est pas divine. Non seulement elle est mortelle mais, chose affreuse, elle peut décroître, vieillir, se décrépir. Et peut-être de Quincey éprouve-t-il encore plus d’affection pour cette suprême lueur, au moment où elle vacille. Il suit ses palpitations. Il note l’heure où Kant cessa de pouvoir créer des idées générales et ordonna faussement les faits de la nature. Il marque la minute où sa mémoire défaillit. Il inscrit la seconde où sa faculté de reconnaissance s’éteignit. Et parallèlement il peint les tableaux successifs de sa déchéance physique, jusqu’à l’agonie, jusqu’aux soubresauts du râle, jusqu’à la dernière étincelle de conscience, jusqu’au hoquet final.

Ce journal des derniers moments de Kant est composé au moyen des détails que de Quincey tira des mémoires de Wasianski, de Borowski, et de Jachmann, publiés à Kœnigsberg en 1804, année où Kant mourut ; mais il employa aussi d’autres sources. Tout cela est fictivement groupé dans un seul récit, attribué à Wasianski. En réalité l’œuvre est uniquement, ligne à ligne, l’œuvre de Quincey : par un artifice admirable, et consacré par de Foë dans son immortel Journal de la Peste de Londres, de Quincey s’est révélé, lui aussi, “faussaire de la nature”, et a scellé son invention du sceau contrefait de la réalité.

31. (page 137)

Pour la maladie particulière de Kant, telle que la décrivent d’autres biographes, un quart de grain d’opium toutes les huit heures aurait été le meilleur remède, peut-être un parfait remède.

(Note de Quincey)
32. (page 167)

Ce mot est rayé dans le manuscrit. On lit au-dessous du titre “Illusions et désillusions…” la date de mai 1881 et, entre parenthèses : Ce qui signifie en d’autres termes, Bêtises et Inepties, Stupidités et Blagues (juin 1881). En mai je trouvais cela très bien, en juin je trouve cela idiot. Qu’ai-je donc pour changer ainsi de goûts ?…

33. (page 178)

Il s’agit du Lycée.

34. (page 179)

Var. enguirlandé de roses.

35. (page 183)

Var. Et puis va tristement.

36. (page 193)

Variante :

Et ses pâles cheveux aux couleurs effacées
Lentement noircissaient à l’ombre de la Nuit,
Et l’or blond s’enfuyait de leurs teintes passées
Comme l’or d’une braise…

37. (page 205)

On lit sut le manuscrit : Dessins pour la Lanterne Rouge. Gsell descripsit. Il s’agit de Paul Gsell, camarade de Marcel Schwob. Ils étaient alors si liés qu’on les désignait par un seul nom.

38. (page 215)

Il y a plusieurs rédactions. Nous avons suivi celle qui paraissait une mise au net. L’ouvrage est transcrit sur un cahier d’écolier ; sur la couverture entoilée on lit Prométhée, 1885, Marcel Schwob. Quelques mots de sanscrit. Trois torches dessinées à la plume. — Il ne faut pas oublier que ces vers sont d’un adolescent de dix-huit ans.

39. (page 218)

Var. Les Dragons.

40. (page 218)

Var. Malheur à l’imprudent.

41. (page 218)

Var. nos museaux.

42. (page 233)

Le manuscrit est très irrégulier. C’est nous qui avons restitué l’ordre possible des fragments. Ils datent de 1883 à 1886. Les vers sont souvent scandés à l’antique. Quelques notes de musique et des indications de mouvement indiquent qu’il s’agit d’une sorte d’oratorio. Mais ce sont surtout les parties en prose, la richesse et la hardiesse de la pensée, qui nous ont déterminé à publier ces fragments de jeunesse, une sorte de mystère.

Le Prologue était commun à Prométhée, dont Faust, dans la pensée de l’adolescent, formait la suite.

  1. jour.
  2. disais.
  3. argot.
  4. pendu.
  5. maq…
  6. aime.
  7. paresseux.
  8. maq…
  9. c…
  10. chiffonnier.
  11. pue.
  12. lune.
  13. œil.
  14. nuit.
  15. fenêtre.
  16. ventre.
  17. souffle.
  18. Indication du mouvement : crescendo, allegro, poco à poco, diminuendo et molto ralentando.