Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Prose
Prose
Pensées
(1883-1884)
La littérature contemporaine est profondément triste, plus triste que n’a été aucune période littéraire au monde. Les gens d’aujourd’hui — en France, du moins, et je crois dans tous les pays du monde — sont de grands découragés. On ne sait plus rire à l’heure qu’il est. Je crois que la raison est dans ce que nous vivons trop vite. Nous vivons dix fois plus vite qu’on ne vivait il y a trois cents ans. Langage, mœurs, coutumes, sciences, tout change et disparaît vertigineusement. La vapeur et l’électricité sont des manifestations de cette vitesse épouvantable qui nous emporte sur une pente puissante et nous fait vivre, en quarante ans, une vie septuagénaire. Il y a longtemps qu’on a dit : “Il n’y a plus d’enfants.” Ce n’est pas notre faute, c’est celle de l’humanité qui vieillit. Nous faisons d’eux des soldats, des êtres responsables d’une partie de leur existence avant qu’ils en puissent juger par eux-mêmes ; nous en faisons des petits vieux. Ce n’est pas notre faute. — Les enfants sont vieux et les vieux sont tristes. Ils sentent que la vie fuit rapidement sur leur abrutissement routinier : l’homme contemporain se spécialise et s’encrasse. De même qu’autrefois il a fallu des hommes cordonniers, boulangers, meuniers, et qui ne fussent que cela — pour le bien des autres, il faut aujourd’hui des romanciers spéciaux, des poëtes spéciaux ; le cumul n’est plus permis.
Licence des savants du xvie siècle.
Je connais deux espèces de gens ; des hommes-microscopes et des hommes-télescopes. Les uns sont en bon état, les autres sont détraqués. C’est tout ce que je connais du monde. Les hommes-microscopes se noient dans un verre d’eau, tout leur paraît grand ; ils aiment les potins et les ragots et à en tirer des conséquences. La fortune de la France leur semble dépendre de ce que la femme du locataire du second a dit du mal de la femme du propriétaire. Ces gens-là font des philosophes myopes et des professeurs bornés. Ils écrivent souvent leurs mémoires, adorent faire leur correspondance. Il en faut pour le bien de l’humanité.
Les hommes-télescopes sont utiles aussi. Ils voient en toutes choses les grandes lignes ; ils indiquent les voies du progrès sans jamais les suivre ; ce sont des puissants inutiles. Les choses de la vie ordinaire leur sont étrangères ; ils n’y songent même pas et roulent dans leur tête de telles idées que celle d’un homme-microscope, à faire le même travail, éclaterait en un quart d’heure. Ils rendent leurs femmes très malheureuses et sont un fléau pour leurs familles. Ils se jettent souvent à l’eau, mais peuvent devenir de grands hommes. Il en faut pour le bien de l’humanité.
Entre ces deux espèces, il y en a une troisième qui s’y adapte comme un tuyau de lorgnette. Ceux-là font semblant d’être l’un ou l’autre, quelquefois l’un et l’autre ; ils ne savent rien et arrivent à tout. C’est l’espèce la plus répandue.
J’admets que tout homme a un intérêt pour faire une chose quelconque. Il serait puéril de le nier, le fond de l’âme est l’égoïsme. Ce n’est pas du calcul, c’est de l’instinct. Les bouderies les plus insignifiantes, les joies les plus passagères ne sont pas sans motif ; et si nous ne nous en rendons pas compte, c’est que notre esprit ne vaut rien pour le déterminer.
Les critiques sont comme des impuissants, les eunuques et les bossus qui raillent les gens bien faits et droits ; ils ne peuvent rien produire et jettent leur venin de crapaud sur l’œuvre des autres. Ce sont des jaloux et des égoïstes.
Soyez certain que tout homme a une passion ; l’un tient pour la tripe, ou pour la fille, ou le gosier ; tel autre pour le travail ou l’ambition ou la paresse ou l’amusement ; chacun prend son plaisir où il le trouve. Or, on ne possède pas l’instinct de sa passion ; il faut la découvrir.
Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille. Tel qui ne la trouvera pas, usera l’élément de sa passion dans une autre voie : il se fera collectionneur, pédant ou débauché ; il fera des fouilles ou des orgies. Peut-être aurait-il été un grand homme.
Comme on ne peut pas vivre dans le cerveau des autres, il faut juger des impressions des hommes par les siennes ; il faut donc s’étudier pour être un moraliste et non pas tant les autres. La Bruyère et Sénèque sont donc des hommes-microscopes.
Violette
Vois-tu, mon oncle, c’était un vieux bonhomme, très vieux, très vieux. Il était tout cassé, tout bossu, tout chose. Et il jouait de l’orgue de Barbarie. Ça, vois-tu, ça m’est resté dans la mémoire parce que j’aime ça, l’orgue de Barbarie. Ça vous a des sons qui filent, qui filent, on dirait comme une fille qui chanterait. Mais ce vieux-là, son orgue était tout cassé. Et quand il tournait la manivelle, voilà que ça sortait, — et c’était joli, joli. Et puis, tout-à-coup, ça s’arrêtait ; on ne savait pas pourquoi. On aurait dit comme si elle avait été enrouée. Vrai, moi je l’aimais ce bonhomme-là. D’abord il avait de bons yeux ; des yeux bleus, si profonds, si profonds qu’on aurait dit presque comme la mer. — Alors — et puis il avait une longue barbe blanche, si belle, si belle, tiens comme le poil de Moumou. Eh bien, vois-tu, Tonton, quand j’étais chez papa, ce bonhomme-là il venait dans notre cour et il chantait des choses tristes tristes, — moi, ça me faisait pleurer. Papa me disait toujours que j’étais bête et qu’il ne fallait pas se faire de la bile pour ça ; mais ça ne fait rien, ça me remuait tout de même. Et puis vois-tu, oncle, c’est que ses beaux yeux ne bougeaient jamais, pas un brin. Alors moi, une fois, je lui ai dit comme ça : “Dites donc, vieux, pourquoi donc que vous ne me regardez pas ? — Ma petite, c’est que je suis aveugle. — Moi j’ai demandé à papa ce que ça voulait dire. Et quand il me l’a dit — n’est-ce pas que je suis bête ? — je suis restée à pleurer dans mon lit avant de m’endormir ! Mais vois-tu, oncle, c’est si malheureux de ne pas y voir ! Ça doit être si triste, si triste, d’être toujours dans le noir. Ce vieux bonhomme-là, il était gai tout de même.
Il avait aussi un chien ; oh, le beau chien que c’était ! Eh bien ! c’est drôle, n’est-ce pas, je ne peux pas me rappeler le nom du chien. Tout de même, je l’aimais bien, cette bête-là. Même je lui donnais du sucre que je volais dans l’armoire de maman.
Oh ! oncle, t’as pas besoin de faire tes gros yeux ; tu sais bien que c’était pas pour moi ; je peux pas le souffrir.
Mais ce chien-là, il était bien drôle. Quand le vieux lui disait : Saute pour la Prusse ! — voilà qu’il grognait, mais fort, fort. Alors le bonhomme disait : “Tais-toi, vieux grognard, tu vois bien que Mademoiselle a peur !” C’est moi qu’il appelait Mademoiselle. Alors quand il disait : Saute pour la France ! voilà mon chien qui se mettait à sauter, mais à sauter, tu sais, comme les clowns que nous avons vus au cirque. Cette bête-là rapportait tout à son maître et il allait lui acheter à manger — là mais vrai, oncle. Il portait des sous chez le boulanger et il rapportait du pain. Mon Dieu ! comme il était content quand il rapportait quelque chose !
Eh bien ! vois-tu, mon oncle, un jour, comme ça, le vieux bonhomme n’est pas revenu. N’est-ce pas que c’est drôle ? Quelquefois je me dis qu’il doit être mort ; il était si vieux ! Alors son chien a dû bien hurler ; on dit que les chiens hurlent quand on meurt. Eh bien, oncle, tu vas dire que je suis bête, mais quelquefois, le soir, quand je vois les étoiles, il me semble que, tout là-haut, tout là-haut, ses bons yeux bleus me regardent.Giroflée
Je me suis embarqué à douze ans, contre le gré de mes parents. J’eus le malheur d’avoir, pour mon coup d’essai, un méchant capitaine : cela se rencontre quelquefois. Je ne connaissais encore que par ouï-dire les choses de la mer ; et lorsque j’en eus tâté pendant huit jours, je regrettai amèrement ma folie. “Hélas, me disais-je, faut-il que j’aie quitté de bons parents pour un capitaine cruel qui ne cesse de me maltraiter ?” Cependant je trouvai sur le bateau un ami que j’aimai fort ; c’était un bon Français, railleur et goguenard, mais aussi bon enfant qu’il était moqueur. Au bout de huit jours nous nous taquinions comme des amis et nous nous aimions comme des frères. C’était un homme d’une trentaine d’années, fort, et de muscles puissants ; bien que simple matelot, il en savait plus long que le second, et en aurait remontré peut-être au capitaine. Quand je lui demandais pourquoi il ne cherchait pas à avancer : “Un officier de marine, disait-il, doit savoir écrire convenablement, autrement ce ne serait pas un officier.” Tel était mon ami, brave, loyal et honnête ; c’est trop de l’écrire ; les larmes me montent aux yeux quand je pense à lui.
Une nuit — il faisait un temps effroyable — les vagues abordaient par le travers. Nous étions sur le pont avec le capitaine et le timonier. Les gouttes de pluie d’orage coulaient le long des vitres du fanal et le vent ululait dans les cordages. Tout à coup une vague énorme, toute blanche d’écume dans la nuit, traversa le tillac : je fus entraîné. Je me raccrochai heureusement à une échelle de corde, et comme je remontais, crachant et soufflant comme un vieux phoque, voilà que je vis le timonier qui faisait un signe de croix : il était breton. Le capitaine, appuyé sur le bastingage, secouait la tête et haussait les épaules, en regardant la mer. Je cherchai des yeux mon ami ; il n’était plus là. Je m’élançai vers le timonier ; je vis qu’il marmottait une prière. Puis il tira sa grosse montre d’argent, attachée à un cordon de cuir, l’approcha du fanal, et lut péniblement le chiffre : “Il est onze heures, dit-il lentement, il nagera jusqu’à quatre heures.”Pensée
Il y avait une fois un homme qui n’avait pas confiance en lui-même. C’était un homme très savant, qui connaissait toutes les langues d’autrefois et savait toute science à merveille. Mais il croyait ne pas les savoir. Il travaillait souvent bien avant dans la nuit ; il écrivait et lisait dans de gros livres reliés en peau de veau et en parchemin ; je crois qu’il savait l’hébreu et le chinois. Et, à force de travailler, sa figure avait maigri et ses yeux clignotaient au jour comme ceux d’un hibou. Mais il travaillait, toujours dans ses gros manuscrits, et nul ne savait ce qu’il faisait. Dieu, quel homme c’était ! Mais il n’avait pas confiance en lui-même : c’est ce qui le perdit. Lorsqu’il avait écrit deux pages, et qu’il les relisait, il les trouvait mauvaises, les déchirait et les brûlait. Et bien qu’il fût beau et bien fait de sa personne, il n’osa pas s’approcher d’une femme parce qu’il craignit de ne pas réussir. C’était véritablement un type étrange que cet homme qui n’avait pas confiance en lui-même. Il était devenu vieux et misanthrope, bien qu’il ne connût rien de la vie : il avait tellement peur de ne pas réussir, qu’il n’osait vivre en dehors de ses gros livres de parchemin. Et lorsque je vis cet homme, il était vieux et malade et étendu sur son lit de mort ; et il se plaignait de l’ignorance où Dieu l’avait laissé : car, disait-il, plus il savait, et moins croyait-il savoir. Et il m’appela tout près de son lit et me raconta tout ce que je viens de vous dire ; et sa voix était étrange comme celle d’un être surnaturel ; et lorsque son âme se sépara de son corps, je sentis battre mon cœur, tandis que la voix de ma conscience me disait : “Cet être est l’incarnation du Mauvais Esprit qui met le doute dans le cœur de l’homme.”Narcisse (3)
Il faut vous dire que dans ma jeunesse, j’étais sujet à des passions brusques, d’une violence parfois regrettable, mais qui disparaissaient heureusement avec la même vitesse. J’avais beaucoup lu Apulée, Pétrone, Catulle et Longus et Anacréon ; toutes les femmes me semblaient des fleurs et je croyais être leur papillon. Mon plaisir était de suivre les élégantes dans la rue et de me bâtir un roman sur leur tournure, vue de dos. Je n’osais pas me risquer à voir la figure, de peur d’un désappointement. Je faisais beaucoup le matamore, et quoique d’un embonpoint relatif, j’affectionnais les poses poétiques. Je ne faisais pas de vers, mais j’aurais pu en faire. Ô outrecuidance de mon jeune âge ! Je me laissais pousser les cheveux ; je critiquais Hugo après l’avoir porté au ciel — j’étais un jeune Zoïle, un Alceste mal élevé — et, parole d’honneur ! — je me croyais charmant. Aussi, ma fenêtre était l’estrade où je paradais tous les jours. Dans la cour voisine plusieurs personnes assez jolies du reste se partageaient mes œillades. Une entre autres, jeune fille qui cousait et lisait alternativement le journal et des romans loués, me semblait poétique au suprême degré. Je brûlais pour elle de l’amour le plus byronien ; et comme j’étais myope, il me semblait voir la Vénus de Milo. Je crus bientôt avoir produit sur elle une impression favorable et j’attendis qu’elle me le prouvât.
Un jour — c’était en été et elle cousait à sa fenêtre — je la vis s’arrêter ; il me sembla qu’elle me jetait de doux regards ; je la vis porter sa main à ses lèvres : elle devait m’envoyer le plus chaste des baisers. Je me précipitai vers ma lorgnette, je courus à la fenêtre : sa main était toujours posée sur ses lèvres : “Oh ! je vous aime, m’écriai-je !”
Je pris la lorgnette, je regardai :
Horreur ! Elle se fourrait les doigts dans le nez !La Tombe de pierre grise
C’était une vieille tombe — très vieille — et ses pierres étaient devenues toutes grises d’âge. Elle était dans une clairière, au milieu d’un vieux bois séculaire où les troncs des arbres sont recouverts de mousse et de lichen. Et la terre, sous les arbres, était remplie par les glands qui tombaient du haut des vieux chênes, et les feuilles jaunes faisaient comme un tapis sur le sol. Jour par jour, une par une, les feuilles se détachaient et tombaient à terre, et lorsque le vent de la tempête soufflait à travers le feuillage, le tapis jaune se soulevait comme les vagues de la mer et le froissement des feuilles retentissait sous les voûtes des arbres. Et tout au fond de ce bois, dans la clairière, il y avait un étang, mais son eau n’était pas claire, car les feuilles chassées par le vent couvraient sa surface ; et quand les feuilles s’écartaient, on voyait l’eau noire et profonde, et on reculait avec un frisson.
Et l’air dans cette forêt était pesant et chaud ; et une vapeur chaude s’élevait des feuilles mortes, et l’eau de l’étang était tiède à toucher. Lorsque le soleil brillait dans le ciel, ses rayons ne pouvaient pas traverser le feuillage, mais l’air s’échauffait et les vapeurs de l’étang s’épaississaient encore.
Et lorsque la pluie ruisselait sur la campagne, elle traversait le feuillage touffu, et les gouttes mates tombaient sans bruit, une à une, noires de poussière sur le lit de feuilles mortes.
Le bruit était inconnu dans cette clairière ; nul être vivant ne troublait sa solitude, et dans le crépuscule on distinguait la vieille chouette de pierre posée sur les dalles du tombeau.
Ah ! qu’elle était vieille, cette tombe ! Les gouttes de pluie tombant incessamment du feuillage y avaient creusé des trous, et la vieille statue de pierre couchée sur le tombeau était couverte de moisissures. Les branches mortes, à moitié tombées, restaient accrochées dans les chênes et la pourriture des feuilles s’amoncelait au pied des arbres.
Voilà ce que je vis lorsque j’étais jeune ; du haut de notre nid, au sommet d’un des vieux arbres touffus, je contemplais cette clairière. Et chaque fois que je la contemplais, une profonde tristesse me saisissait et je plaignais ces feuilles mortes dans l’obscurité et cet étang noirâtre qui ne voyait jamais le ciel bleu.
Puis mon enfance s’écoula, et avec mes frères pigeons, je partis pour les sables brûlants d’Egypte. Mais je n’avais pas oublié ma clairière solitaire et mon vieil étang noir et l’ancien tombeau gris ; et lorsque la tristesse de mon cœur eut besoin de la vue d’un désespoir plus profond pour se consoler, je quittai les déserts d’Arabie — je revins vers mes chênes touffus.
Et lorsque j’arrivai au pays, je cherchai ma forêt sombre longtemps, longtemps ; mais je ne pus la trouver, car à sa place s’étendait un pré verdoyant ; et un lac reflétait dans ses eaux limpides un bosquet de vieux chênes verts. Et près du lac aux eaux claires, il y avait un vieux tombeau tout gris, et une chouette de pierre était perchée sur les dalles, mais les pierres n’étaient plus moisies et la statue était couronnée de fleurs.
Et quand je demandai à mon vieil ami, le Rossignol, ce qu’étaient devenus mes vieux chênes et ma clairière solitaire et mon étang tout noir, voici ce qu’il me chanta : “Quand tu partis, ô pigeon voyageur, tout était sombre et noir, et voici que tu es revenu, et tout est clair et verdoyant.”
“Car les amants sont venus tous deux, sous le feuillage noir, et ils ont frissonné à la vue de cette désolation.
“Cependant, lorsqu’ils entrèrent dans la clairière, un rayon de soleil, le premier depuis bien longtemps perça le feuillage.
“Et les eaux noires le reflétèrent et ce rayon les transforma et les eaux devinrent claires et limpides.
“Et la forêt noire devint prairie verdoyante, et le vieux tombeau se transforma et les deux amants s’appartinrent pour toujours.” Poupa (4)
Scènes de la vie latine
Poupa était couchée sous les arbres, le long du Nar. L’eau coulait silencieusement sous les branches entrelacées, et le soleil, perçant par endroits, plaquait de grandes flaques blanches sur le gazon sombre. Elle songeait, étendue sur le dos, ses cheveux noirs pendants, ses mains derrière la tête, et Strenou, le grand chien de montagne, couché sur le ventre, lui léchait les mains. Elle restait ainsi silencieuse, pendant des heures, suivant des yeux les insectes qui bourdonnaient, regardant les rondes capricieuses des moustiques dans les rayons de soleil et les araignées d’eau qui couraient sur les mares.
La prairie était tout enveloppée dans le Nar : derrière, la montagne s’avançait déjà, verte à sa base et brune à son sommet. Le sentier s’enlaçait autour comme un filet noir : les toits de chaume paraissaient, çà et là, jusqu’à la moitié — et plus haut, les genêts verts et l’herbe brûlée. Sur les flancs descendaient les chênes et les grandes fougères : ils s’avançaient jusque dans le Nar, et les plantes altérées s’y penchaient pour boire. Tout dormait dans le silence de midi ; les feuilles n’avaient pas un frémissement. La chaleur pesait lourdement sur le bois et, à travers les branchages, le rayonnement brun de la montagne était insupportable à regarder.
Poupa avait l’air de songer, mais elle ne pensait à rien. Elle pensait à l’insecte qui volait — à l’araignée qui courait ; elle riait quand Strenou la chatouillait ou la léchait trop fort.
Tous les jours elle les passait ainsi, à ne rien faire ; ou bien elle tressait une cage à cigales et leur tendait des pièges. C’était tout ce qu’elle savait. Et qu’avait-elle besoin d’en savoir davantage ? Il y avait le petit pâtre Roufou pour garder les moutons — et la maman Mannia pour garder la maison. Le père Variou était aux champs — il suait près de sa charrue et de ses bœufs, et le grand-père Couprou se lézardait sur son banc, au soleil, près de la maison. Il y avait dix ans qu’il vivait ainsi — il ne se rappelait plus rien — il ne savait plus que manger et dormir.
Car Poupa ne comptait pas — elle mangeait si peu ! Et c’était la favorite de la maison. Variou lui-même la prenait sur ses genoux, quand il rentrait des champs, et il lui passait ses grosses mains calleuses dans les cheveux — et il la faisait sauter.
Heio ! heio ! houp ! houp ! houp ! Alors le vieux Couprou riait de son rire de vieillard, sans comprendre. Une fois on l’avait vu parler à Strenou en lui caressant la tête : mais il lui disait des mots sans suite. Il riait souvent des heures entières, assis au soleil, devant sa maison.
Toutes ces choses, Poupa n’y pensait pas : rien ne pouvait l’étonner là — elle vivait au milieu de ces gens, elle ne connaissait pas autre chose de la vie. La maison n’était pas sur le bord du Nar. Elle s’adossait à la montagne, derrière le bois qui longeait la rivière. Le toit était en chaume — les murs en terre et en branchages. Il n’y avait qu’une grande salle et au-dessus une soupente où couchait Roufou, quand il rentrait du pâturage. Sous la soupente, dans un espace fermé par des planches, couchaient les moutons avec Strenou et le porc que Variou avait appelé Grounniou. Et le long des murs étaient les dolia pleins de kikeri et d’orge avec l’aoula graissée pour la polenta du soir. On couchait sur des feuilles mortes : Variou avait une natte qu’il avait rapportée un jour de bombance du makellou de Noursia. Dehors, près de la porte il y avait un grand abreuvoir de pierre, creusé dans un seul bloc ; le grand-père Couprou ne se rappelait pas l’avoir jamais vu ailleurs. Pour des chaises ou une table — il n’y en avait pas. Mais Variou avait rapporté du bois des vieux blocs équarris et on s’asseyait là pour manger.
Dans un coin de la maison seulement, sur un tronc coupé et placé debout, une lampe était allumée nuit et jour. Jamais elle ne manquait d’huile, car Mannia en ajoutait tous les jours, la versant du doliou de terre, et avec précaution, car cela coûtait bien cher.
“Tu es fatiguée, pauvre bella — veux-tu monter ici avec moi ? Il y a juste place pour un homme et un petit oiseau (5) comme toi. Veux-tu ? Attends, attends que j’arrête mon cavallo. Là-là, hou-hou. Allons, monte sur la roue, vois-tu, attends que je te prenne. Ah ! voilà qui est fait. Houp, mon cavallo, en route. Comment t’appelles-tu, mel meo ? Poupoula ? han, c’est un joli nom. Comme tu as l’air fatigué, vitoulou meou ! Toute seule, comme ça, par les grands chemins ? Ho, je vois bien : tu ne veux pas tout dire. Et d’où viens-tu comme ça ? De près de Noursia ? et à pied ? Eh bien, tu dois être joliment fatiguée ! Moi, je m’en vais jusqu’à… Si tu veux, tu pourras venir avec moi. N’aie pas peur, vois-tu, je ne suis pas un méchant homme. Et tu pourrais sur la route trouver tant de mauvaises gens.
“Comme tu es mouillée, ma pauvre petite, comme tu es mouillée ! On jurerait que tu sors du Nar. Mais, dis-moi, d’où es-tu au juste ? Est-ce vraiment de près de Noursia ?
“Dis-moi, ma petite Poupa, je pense que tu dois être la petite fille du vieux Couprou. Vois-tu, le grand-père, je le connais bien : nous avons fait la guerre autrefois, nous deux ; nous avons été dans des endroits où l’eau des étangs est salée et les grains de raisin gros comme des noisettes. Oui, nous avons vu du pays. Et je t’assure que c’était dur de marcher sous le soleil, les piquets de tente sur le dos. Ton grand-père, Poupa, suait à grosses gouttes. Et sais-tu, on avait bien faim là-bas. Nous avions un bon acrocoliou…”
Strenou avait chassé toute la journée. Souvent il partait le matin avant Roufou et il ne rentrait que le soir. Quand il revenait trop tard, il grattait à la porte et gémissait devant la maison. Alors Variou se levait en grommelant pour lui ouvrir. — Ce jour-là, Strenou s’était donné du bon temps à courir après les pies et les corbeaux. Il avait poursuivi une pie d’arbre en arbre, bien loin dans la campagne. Strenou courait toujours, et la pie sautillait devant lui en le narguant. Strenou courait toujours et pourtant la chaleur pesait si lourde, qu’il tirait la langue péniblement. Mais il voulait atteindre la pie. “Elle se fatiguera”, pensait-il. Strenou courait toujours.
Le vent s’était levé et soufflait dans ses poils. Là-bas, la pie lissait ses plumes. “Bah, se dit Strenou, je l’attraperai tout de même.” Le vent était chaud et humide, il secouait rudement les feuilles. La pie s’était perchée sur un arbre. Strenou s’assit pour la surveiller. Mais voilà, Strenou avait des puces. Il se retourna pour se gratter. Plap ! la pie avait disparu. Et Strenou ne le croyait pas ; il restait toujours assis là et regardait et regardait.
Mais le soir arrivait avec ses grandes ombres et son vent frais — les feuilles des arbres frissonnaient et la nuit sortait des haies comme un brouillard. Et les grandes herbes ondulaient sous le souffle de la nuit — les feuilles tombées volaient en tourbillons et Strenou courait après. Il aboyait en secouant la queue, et les feuilles mortes sautaient autour de lui. Maintenant les oiseaux piaillaient dans le taillis et le vent soufflait la tempête. Alors Strenou, flairant l’orage, se mit à courir la queue entre les jambes. Il traversait les ronces et les épines, et les branches mortes craquaient sous sa course. Et dans un coup de vent humide, la pluie se mit à tomber.
Le ciel était noir, tout couvert de nuages, et de grandes masses d’ombres s’étendaient à la place des haies et des bouquets de bois. La pluie clapotait par terre dans les mares et les poils de Strenou se collaient sur son dos. Dans les troncs des arbres le vent gémissait et pleurait, et les branches craquaient sourdement.
Alors Strenou se mit à hurler la mort vers le ciel. Et ses aboiements lugubres se répétaient d’écho en écho, au milieu du crépitement de la pluie sur les feuilles. Et Strenou courait en hurlant pendant que le tonnerre grondait derrière lui, au fond du ciel. Il était trempé par l’averse et les cailloux avaient mis ses pattes en sang. Péniblement, il trottait et gémissait aux chocs de la route…
Le bouscou vicou était noyé dans le soleil. Sur les toits plats, les ombres des cheminées s’allongeaient démesurément. Devant les fenêtres grillées, les mouches bourdonnaient dans le silence de la ville endormie. L’air, surchauffé, tremblotait ; les chiens, qui erraient dans les rues s’avançaient pesamment. Et tout à coup la porte du Paedagogium s’ouvrit. La classe était finie — le maître faisait sa sieste.
Sur la chaussée du bouscou vicou, autour du temple de Romoulou, sous les galeries en bois du Foro une foule bruyante s’avança. Le soleil tombait verticalement sur les têtes rasées. Les enfants passèrent vivement leurs tablettes dans les plis de leur tunique, et s’élancèrent sous les galeries. Tout était fermé. — Les étalages des argentarii, tout à l’heure si brillants de pièces d’or et d’argent, — étaient vides ; les joailliers ambulants avaient quitté les galeries. Et sur l’immense place vidée, les moustiques et les grosses mouches bleues bourdonnaient autour des chiens étendus.
Là-bas, se disaient les enfants, dans le vicou Djanou, il devait y avoir de l’ombre. Ils passèrent près du temple de Castor et longèrent le palais de Djoulia : on voyait, à travers les grillages, les riches tentures qui arrêtaient l’insupportable rayonnement du soleil. Le vicou Djanou s’allongeait dans l’ombre du Capitole, sombre et abandonné.
Déjà les rondes d’enfants se formaient — ils dansaient en chantant. Et comme d’autres s’amusaient à lever les marteaux des portes pour réveiller les dormeurs, un grand eunuque mitré descendit pour les chasser. Il s’avançait, empêtré dans sa longue robe : “Voulez-vous vous sauver ! graine de voleurs, rats d’égout, gibier de corbeaux ! En voilà de jolis fruits pour se moquer des autres ! Que Jupiter vous emporte de réveiller d’honnêtes gens !” — Mais déjà les enfants s’accrochaient à sa robe en criant : Gynépatrono ! gynépatrono ! Et aussitôt ils entonnèrent le refrain connu :
Plane mago.
Valde spado.
L’eunuque se réfugia dans la maison et referma la porte. Puis ils jouèrent à par impar. Ils se lançaient leurs poings à la figure en ouvrant les doigts et en criant : quot ! quot ! Et ils se disputaient en se criant que les autres trichaient, qu’ils avaient ouvert quatre doigts et non pas trois. Bientôt la dispute fut générale — on allait en venir aux coups — mais un petit qui avait l’air futé, proposa de jouer au testament de Marcou Grounniou Corocotta, le petit porc — et on accepta.
Alors l’un d’eux monta sur le seuil d’une porte et commença d’une voix nasillarde : “Magirou le cuisinier a dit au petit porc : “Viens ici, démolisseur de maisons, destructeur du sol, vilain porc fugitif, c’est aujourd’hui que tu vas perdre la vie !
“Corocotta, le petit porc, a dit : “Si j’ai commis un méfait, si j’ai commis un crime, si j’ai cassé de la vaisselle, je t’en prie, maître cuisinier, donne-moi la vie, je t’en supplie !” Magirou le cuisinier a dit : “Esclave, viens ici : va me chercher mon couteau à la cuisine, afin que je répande le sang de ce petit porc.” — Voilà que tous les marmitons saisissent le petit porc — et comme Marcou Grounniou Corocotta vit que sa mort était proche, il demanda une heure au cuisinier pour faire son testament. Il fit venir ses parents et leur dit :
“A mon père, Verrat le gros, je donne trente boisseaux de glands ; à ma mère, la vieille Truie, je donne quarante boisseaux de farine, et à ma sœur Quirina, je donne trente boisseaux d’orge. Et de mon corps…”
Alors tous les enfants se mirent à crier ensemble. D’un côté on entendait : “Je donne mes soies aux cordonniers, mes oreilles aux sourds, ma langue aux avocats” — de l’autre : “Je donne mes muscles aux femmelettes, mes pieds aux coureurs, mon estomac aux joueurs de cornemuse.” — C’était un grand tumulte où chacun voulait placer son mot. Et comme cela les amusait, ils recommencèrent une seconde fois, tandis que d’autres marchaient bras-dessus, bras-dessous, en causant du maître et des leçons du jour. Fanniou avait reçu trois coups de férule sur les doigts pour avoir mal récité l’alphabet ; le maître lui avait même dit : “Attends, attends ! essaye de recommencer, et je te ferai plus de taches sur la peau qu’il n’y en a au manteau d’une nourrice !”
Et jamais un instant de liberté ! S’ils avaient pu sortir aujourd’hui, c’est que le maître avait sommeil — et qu’ils avaient ouvert la porte, sans faire de bruit. Mais le matin, il fallait venir à la Palestre — puis revenir avec le maître, et on restait chez lui jusqu’au soir. Comme ce serait long avant qu’ils puissent plaider au foro — mais quel bonheur quand on n’aurait plus de coups de férule !… (6)
La soirée avait été bonne. Elles rentraient joyeuses, satisfaites. Et Djounia donnait le bras à Roudia en se serrant contre elle. Elles logeaient un peu loin, derrière la voie Sacra, dans un dédale de petites rues boueuses. Mais l’appartement était si joli ! Perché au sixième, sous le toit, les fenêtres rondes, trop petites pour être grillées, s’ouvraient sur la campagne bleue. Sous le soleil étincelant, le matin, le Tibre jaune avait l’air d’un ruban d’or. Le matin la brise fraîche secouait le chaume qui pendait du toit devant les fenêtres. — Souvent les hirondelles y bâtissaient leur nid. — C’était là que demeuraient les deux “sœurs”. Le père de Djounia était acteur au Cirque. — La petite était vicieuse dès onze ans. Elle se roulait dans l’escalier avec les garçons et se faisait pincer dans les coins sombres. Le père la vendit deux fois — mais comme elle s’émancipait, il en eut assez et la jeta à la rue.
Deux mois elle vécut sur le trottoir — ramenant la nuit les passants attardés sous le péristyle des maisons fermées — fuyant les délateurs à travers les ruelles et les passages — couchant dans la banlieue, sous un hangar, sur la paille, pêle-mêle avec les pioches et les râteaux. Le jour, elle le passait vautrée dans l’herbe, au bord du fleuve, dans le soleil. Elle adorait l’odeur de l’herbe fraîche — l’anéantissement où on ne pensait à rien et où on dormait délicieusement, réveillée parfois par une bête qui vous courait sur la figure. Et puis, un soir, en rentrant dans la ville, elle avait rencontré Roudia au coin d’une galerie du foro. Sa figure lui avait plu tout de suite. Le vice de l’union proposée attira Roudia. Elle fut l’homme et Djounia la femme. Roudia avait l’argent. Djounia lui faisait des cadeaux. Elle l’adorait. Elle lui donnait tout, — ses bijoux, ses beaux vêtements neufs — elle l’embrassait nerveusement. Dès qu’elle était sortie, elle tremblait. Il y avait tant de délateurs dans les rues ! Et peu à peu elle sentait sourdre en elle une grande haine de l’homme. Ce qu’elle avait fait par plaisir au commencement lui paraissait un travail insupportable. Tout ce qu’elle aimait c’était sa Roudia chérie. Pour elle, elle gagnait de l’argent — pour lui acheter des robes, pour pouvoir lui donner des colliers, des bagues, des bracelets.
Roudia était brune, — Djounia blonde et mince. Roudia n’était pas méchante, — mais brusque. Parfois elle faisait des scènes abominables, déchirant les vêtements, brisant les meubles, fracassant la vaisselle. Mais elle avait bon cœur, donnant elle aussi tout ce qu’elle avait, ne pouvant voir un mendiant devant la porte sans lui jeter une poignée d’as — les larmes dans les yeux au récit d’une injustice ou d’une cruauté. Elle était vive et colère — battant souvent Djounia dans ses bouffées de folie qui la saisissaient parfois. Et alors c’était un torrent d’injures : “Fille de chien, loupa defoutouta, vieille charogne — que la malédiction de ta mère retombe sur toi !”
“Chut ! Poupoula, chut ! Il ne faut pas parler ainsi. El l’a défendu. Sais-tu comment nous vivons, nous ? Mille fois, nous sommes mille fois plus malheureux que toi ! Regarde Rahel ici et Abimelek. Crois-tu qu’ils triment, eux ? Ah, vois-tu, El nous a abandonnés. Malédiction sur Roum et leurs Goïïm. Mais aussi, nous savons leur jeter des sorts ; nous connaissons les herbes, nous pouvons les tuer par nos enchantements, ces fils de chien, qu’El les maudisse ! Mais, voyez-vous, Rahel et Abimelek, El n’est plus avec nous. Il est avec les révoltés, avec les Goïïm et leur damné Ieschau. On dit que ce Ieschau est mort là-bas en Kenaan. Ma foi, il était trop savant pour un rebbi : voyez-vous, mes enfants, il n’a fait que du mal. Nous ne sommes plus ensemble. Comme autrefois, nous autres Ioud. Voilà pourquoi cela va mal. Ah, qu’El les confonde, ceux qui adorent Ieschau. Ils sont contre nous avec les Roum — ah malheur ! malheur ! Sommes-nous encore ce que nous étions ? Nos hommes ont-ils encore la Mekilla ? Depuis ces damnés de Goïïm, nous sommes malheureux et poursuivis. Avant, les Roum nous laissaient en paix. Mais depuis Reb Ieschau (qu’El confonde — et pourtant il connaissait les saints livres) — depuis que ce fils de chien s’est levé, les Roum nous ont chassés et traqués comme des bêtes — et pourtant nous, nous étions tranquilles ; c’étaient eux, les Goïïm qui s’étaient révoltés ! Et maintenant, les Roum disent que nous buvons le sang des enfants le premier jour de Païsar, avec le premier morceau de matse et que nous adorons la bête impure, le porc, parce que Mosche le Voyant nous a défendu de le manger ! Et pourtant Rahel, Abimelek, nous n’adorons qu’El. — Vous savez comme on chantait dans la Mekilla :
Schema, Israel ! Adonaï elohaïnou, Adonaï ekhot. Ah, malheur sur eux ! malheur ! que Iahweh les confonde.
“Qu’El me pardonne pour l’avoir nommé — je ne l’ai pas invoqué en vain. Malheur sur les Goïïm et les Roum, malheur !”
Ce soir-là, sous le pont de Soublikiou, tout était en fête. Les mendiants dépenaillés, les voleurs silencieux, les étrangleurs féroces s’animaient dans l’orgie. Sous les arches des rondes couraient, folles : les loupae dansant aux bras des foures, entrelacées et rythmant leurs pas. Les feux de sarments qui brûlaient en pétillant éclaboussaient de lueurs soudaines les groupes épars ; le long des piliers, le feu rouge jetait ses langues de flamme qui montaient, fourchues, et s’accrochaient aux blocs de pierre. Dans un coin, accroupi sur un tas de cailloux, un mendiant buvait silencieusement dans sa coupelle. Ses jambes sortaient tordues des bandelettes qui les entouraient jusqu’aux chevilles ; les morceaux rapiécés de son manteau tombaient entre ses genoux ; la tête appuyée sur ses deux mains, il songeait. Entre ses gros doigts noueux la peau rouge bouffait, pincée, et des poils blancs de sa barbe en jaillissaient par bouquets. Il pensait au vieux temps où il était jeune — où les loupae affolées par la brise des soirs d’été s’accrochaient à ses vêtements au détour des rues — où il demeurait avec sa Souccouve dans la Soubourre. Il pensait à toutes ces petites filles qu’il avait dressées dans cette Soubourre, au fond de ce gynécée que sa Loukia chérie avait si bien mené — dans cette Soubourre où les maisons silencieuses se réveillaient pendant la sieste et quand la nuit tombait — où des hommes masqués se confondaient avec l’ombre, appuyés contre les murs. Là, derrière les fenêtres grillées, à l’abri des tapis de Perse et des tentures d’Asie Mineure, que d’heures passées dans la volupté ! — Et ces filles lâchées avaient séduit des imperatores — et c’était lui, le pauvre, l’humble Virgou qui le leur avait appris — lui avec Loukia.
Mais les delatores avaient fermé sa maison et emmené Loukia — loin — très loin. Virgou ne savait pas au juste où, mais c’était dans quelque souterrain sinistre, plus sombre que les Latomies, où elle devait cuire, par ordre des Seigneurs, des poisons aux saveurs excitantes pour réveiller leurs sens engourdis, en accompagnant le bruissement aigu des préparations bouillantes de son incantation monotone et lente.
Sans doute elle veillait près du feu, les cheveux épars flottant sur ses épaules nues et elle agitait toujours sa baguette au-dessus du mélange bouillonnant.
Mais lui, Virgou, s’était usé après toutes ces petites filles ; il avait langui dans la pauvreté, puis dans la misère ; et maintenant il tendait la main. Son sang vicié lui apportait de hideux ulcères aux jambes et la lèpre commençait à gonfler la peau de sa tête.
Et là-bas sa Loukia l’avait oublié au milieu de ses boîtes à encens respirant l’achante, ses aerizoulae azurées aux oreilles, dans les odeurs d’agloophotis et d’ivraie, tandis que les alloukitae venaient voltiger en rangs pressés autour de sa lampe fumeuse.
Dans le frissonnement des rideaux d’étoffe syrienne dont les lourds plis s’abattaient pesamment sur les coussins brodés, elle se roulait légèrement. La lumière des lampes d’argent éclairait du plafond, et des taches lumineuses cerclaient les tapis et flottaient le long des tentures. Elle déliait la zonoule qui s’enserrait au-dessus de ses hanches et la chair blanche des seins transparaissait sous les volutes de la tunique qui maintenant glissait le long des cuisses.
Et sur les sombres couleurs des tapis où elle s’allongeait en s’étirant, son corps blanc se détachait, merveilleusement.
Ah, comme il était beau avant ! Et maintenant, où était-il ? Parti ! parti. Le Tibre jaune roulait ses eaux sombres rejaillissant sous le Soublikiou ; les fanaux des barques amarrées perçaient la nuit de points lumineux. Tout était mort dans la grande ville ; tout était mort dans le cœur de Poupa. Comme l’eau était noire là, sous le pont. Comme elle était attirante avec ses replis et ses tournoiements et ses bouillonnements sinistres. Un plongeon — tout serait fini — Variou — Mannia — partis avec l’être aimé. Plus rien ! plus rien !
Mais de durs crocs saisirent la robe qui fuyait ; un joyeux aboiement courut sous les échos sonores des arches : Strenou était là ; Strenou avait sauvé sa maîtresse. Quels frissons de plaisir ! quelles étreintes de pattes ! Sa langue courait sur la figure de Poupa. Et Poupa fermait les yeux : car l’horreur de la mort l’avait saisie.
Elles dansaient sous les statues entrelacées des Faunes grimaçants. Au loin, la blancheur mate des marbres pâlissait l’obscurité, derrière les torches. Et sous le portique du temple, le long des vases à offrande, sur le parapet large et usé, c’étaient des ricanements et des chatouillements silencieux. Les robes blanches s’étalaient, filant et reparaissant, se repliant et se déployant dans les courses folles ; les souffles haletaient, les poitrines brûlaient — et c’était si bon. Une atmosphère chaude montait de la ville endormie vers la colline ; l’air bourdonnait et étouffait.
À cette heure, les loupae étaient rentrées — elles devaient dormir, vautrées, ou sangloter dans un galetas. Mais là haut, ces dames s’amusaient. Les eunuques attendaient, assis sur les dalles, accroupis, les jambes croisées, et tourmentant leurs mules du bout de leur canne à pomme d’argent. Leurs robes couleur de safran se détachaient sur les dalles grises et une odeur de cinnamome se dégageait d’eux. Et d’autres, la tête penchée vers les genoux, rêvaient de la brûlante Syrie ou de l’Hibernie aux mines d’argent.
Comme ils étaient venus de loin ! À quinze ans, ils vaguaient encore dans les montagnes neigeuses, avec les chèvres et les boucs. Ils buvaient du lait — ils vivaient dans l’air vif, dans le soleil pur et dans le ciel bleu. Là haut, les rayons tapaient droit sur la tête. On s’étendait sous quelque vieux rocher ombreux et, le museau du bon chien entre les jambes, on regardait dans ses yeux longuement, en rêvant. Et il vous léchait les mains, il vous donnait un regard fidèle et il pensait avec vous.
Et le soir, quand les ombres s’allongeaient, on descendait avec les chèvres le long du petit sentier ; les chauves-souris s’envolaient des buissons et les oiseaux réveillés piaillaient. Sous les herbes on entendait les frôlements du serpent qui allait retrouver son trou ; le grillon chantait dans les dernières flammes dorées du jour mourant ; les rochers devenaient gris et le premier frisson de la nuit secouait le feuillage des arbres. Un vent frais ballonnait le manteau et frisait le poil des chèvres ; le chien, le nez en l’air, humait le souffle parfumé, et les genêts secouant leurs têtes jaunes ondulaient comme les vagues de la mer.
Lorsqu’on descendait plus bas, les lapins fuyaient dans les broussailles et l’ombre s’amassait autour des vieux chênes, donnant déjà à la montagne un aspect sinistre. — Mais bientôt la chaumière était là, la mère sur la porte, la cuiller à la main, et le père remontait du champ, lassé, la pioche sur l’épaule.
Où étaient-elles, Seigneur du Ciel, ces broussailles espagnoles — et la chaumière du père et le troupeau ami ? — Tout — les Romains avaient tout ravagé. Ils étaient venus, ces durs Italiens, à la tête rasée, au rire gouailleur. Ils avaient brûlé la maison et mangé le troupeau. Le père était crevé de fatigue le long de la route et la mère était morte de faim dans les broussailles de la montagne. Elle n’avait pas voulu suivre les soldats, elle avait fui avec des cris rauques de bête sauvage, échevelée, féroce, — jetant des pierres à ceux qui l’approchaient.
Eux, on les avait emmenés, pêle-mêle. Ils avaient les cheveux frisés et la peau douce, un peu brune. Alors on les soigna — on les nourrit bien. On les avait pris dans les montagnes près d’Osca. Le long de la Cinca, les soldats descendirent et traversèrent la plaine de Sourdao pour les mener à Ilerda, d’où ils étaient partis. Et puis de là, sans répit, des marchands les avaient emmenés à Tarraco, à travers les montagnes noires de Iakketa et d’Ilercao. Il y avait là de rudes étapes pour gagner la mer. Les montagnes étaient arides et pelées — le vent sec et salé — et le soleil brûlait dur. Arrivés à Tarraco, ils avaient subi la honteuse mutilation, sans souffrir. On les avait endormis, on leur avait fait boire une infusion de graines de pavots. Et ceux qui étaient déjà formés devaient servir aux plaisirs des dames romaines.
On les avait embarqués, entassés comme du bétail. Beaucoup étaient restés le long des côtes italiennes, à Popoulonia, à Cosa, ou à Alsion — les autres avaient débarqué à Ostia. Et ils étaient venus à Rome, chez le marchand. Bien vite, les dames romaines les achetèrent. Ils étaient si jolis avec leurs dents blanches et leurs yeux noirs. Et ils parlaient latin avec un petit accent guttural qu’on trouvait charmant. Maintenant ils étaient vidés, usés. La longue robe flottait autour d’eux ; ils grasseyaient d’une voix enrouée comme les filles, abrutis, avachis. Quelquefois, des traînées de soleil leur traversaient la tête. Et ils pensaient alors à la vieille montagne et à ses genêts verts, et à la maison, si loin, si loin. Au lieu de vivre robustement, comme des hommes, comme des montagnards, dans la patrie aride, dans les broussailles sèches de la montagne noire, ils se flétrissaient dans l’ombre des tentures, dans la mollesse des coussins, comme des fleurs sauvages arrachées du sol.
Brusquement, les tambourins sonnèrent, les grelots s’agitèrent. La danse reprenait. — Les femmes riaient en se poussant, se serrant et se tâtant. Des couples fuyaient derrière les colonnes. Le souffle chaud ne montait plus d’en bas. Déjà le vent frais du matin faisait frissonner les étoffes légères. Et les femmes allumées par cette nuit de danse lascive se faisaient porter dans leurs litières.
Tout rentra dans le silence. Le veilleur de nuit vint pousser ses trois cris sur la place. Des chiens aboyèrent — et près des édifices sombres, le long des murs se glissaient des ombres furtives. La police de l’empereur fonctionnait ; les mouchards faisaient leur service — et au loin, sur les grandes dalles, les pas cadencés de la patrouille impériale résonnaient sourdement.
Des fanaux la précédaient. Arrivé sur la place, le chef commanda : “Sta !” et demi-tour. Les porteurs de torches éclairèrent le long des murs. Le gardien du temple sortit. [Rien ne s’était passé ce soir-là.]
Alors la patrouille reprit sa marche. L’obscurité régnait de nouveau. On entendait au loin des pas sourds et cadencés, les soldats s’en allaient. Et, au milieu du silence de la ville, un coq chanta dans la campagne.
Sur la route poudreuse, le long des sentiers ombreux, Poupa courait toujours, Strenou après elle, la robe serrée entre les jambes pour sauter les haies. Dans les prairies vertes, les mouches faisaient des rondes folles au-dessus des mares et les grenouilles coassaient dans le silence de la campagne. Comme c’était bon de courir ! Strenou le pensait aussi ; il remuait la queue et se passait la langue sur les lèvres. Mais Strenou était un sournois. Il pinçait sans doute quelque râle dans une haie, en passant à travers, pendant que Poupa courait en avant. Elle était gentille avec son chapeau de paille rejeté en arrière et son fichu de paysanne sur les épaules ! Et Roufou la trouvait bien à son goût.
Il la guettait entre les branches quand elle devait venir ; il lui taillait des sifflets dans du bois de sureau. Souvent il apportait des pois chiches qu’il volait dans la grange, chez Variou. Ces jours là, on creusait un trou avec les mains et on y portait des branchilles et des feuilles sèches. On allumait un petit feu et puis, gravement assis l’un en face de l’autre, ils faisaient rôtir leurs pois chiches au bout d’une baguette pointue — ou ils jouaient au roi et à la reine. On faisait un trône avec des pierres plates, à l’ombre, quelque part. La reine s’asseyait là et le roi partait en expédition pour surveiller les moutons. Souvent la reine, après avoir joué avec son chapeau de paille, s’endormait sur son trône. Alors, quand le roi revenait, il lui faisait un oreiller de mousse et l’étendait doucement dessus (7).Fougère
Écoute, mon petit, tu sais, quand j’ai de l’estime pour quelqu’un, moi, je ne regarde pas au reste. Y en a-t-il qui sont pingres, de ces vieux à qui on ne voudrait pas donner deux sous ! Oh, d’abord, moi, tu sais, quand quelqu’un me déplaît, je ne me gêne pas pour le lui dire. Y en a un, comme ça, un soir — je logeais encore rue de Maubeuge — il me rencontre — il était déjà tard. Voilà qu’il me dit : “Ma petite, veux-tu venir chez moi ?” — Tu sais, moi je n’ai pas l’habitude d’aller chez les hommes, mais, je lui dis : “Vous pouvez monter chez moi.” Voilà qu’il monte. Je lui dis : “Allons, fais-moi ton petit cadeau.” — “Je n’ai pas l’habitude de payer avant,” qu’il me dit. — Je ne trouvais pas ça encore très bien — mais enfin, passe pour cette fois. — “Eh bien, tu me payeras après”.
Eh bien, après, tu ne sais pas ce qu’il me dit ? “Ma petite, j’ai oublié mon porte-monnaie.” Vois-tu ça ? Monsieur avait oublié son porte-monnaie. Une autre se serait fichue en rage, n’est-ce pas ? Berthe, par exemple, — elle est brusque — eh bien, elle lui aurait lâché une jolie engueulade. Eh bien, moi, pas du tout. Je suis très froide, vois-tu, j’ai dit seulement : “Ah, mon petit, tu as oublié ton porte-monnaie ! Très bien, tu peux t’en aller.” — Au moment où il s’en va, dans le couloir sombre, je lui fiche une clef dans la figure, de toutes mes forces. Il a dit seulement : “Oh !” Ça lui avait brisé la figure depuis le haut du nez jusqu’au coin de la bouche.
Le sang lui dégoulinait tout le long. Tu parles pas que j’en avais une jolie peur. Je me dis : il va chercher un sergot dans la rue et il remonte m’arrêter. J’étais blanche comme un linge. — Voilà que je me dis : il n’a pas dû beaucoup voir ma figure ; je vais mettre une autre robe et m’emmitoufler dans mon fichu, il ne me reconnaîtra pas. Je m’habille ; je descends, et juste voilà mon individu qui faisait le pied de grue devant la porte, avec son mouchoir sur la figure. Il m’a laissée passer, il ne m’a pas reconnu.
Mais figure-toi, qu’à peu près un an après, j’ai été ramasser un homme rue Auber. Il voulait rester avec moi toute la nuit. Quand je le ramène, je me dis : “Tout de même, je connais cette figure-là.” Tout à coup, vers le matin — j’étais couchée avec lui — je me dis : “J’y suis, c’est le particulier à qui j’ai fichu un coup de clef rue de Maubeuge.” Écoute, je ne suis pas méchante, mais tout mon sang n’a fait qu’un tour. Penser que j’avais couché et fait deux fois l’amour avec un homme qui m’avait volée comme ça ! — Je le secoue et je lui crie : “Allons, mon petit, il est cinq heures, faut nous en aller !” Il était endormi — il se frottait les yeux, et puis il me disait : “Voyons, ma petite chatte, tu ne vas pas me mettre dehors comme ça à cette heure-ci.“ — Si, si, je lui dis, faut démarrer, j’attends quelqu’un.”
Il se lève et il s’habille. Alors, quand j’ai vu qu’il était habillé et prêt à partir, voilà que je lui dis : “Te rappelles-tu la femme qui t’a f.... une clef dans la gueule, un soir, rue de Maubeuge, parce que tu l’avais filoutée ?
— Ah, la rosse ! qu’il me dit, je garderai la marque de ce coup-là toute ma vie. Si je l’avais retrouvée, je l’aurais étranglée.
— Eh bien, c’est moi, mon petit, que je lui dis, et tu vas filer, et plus vite que ça.”
Je te promets qu’il n’a pas demandé son reste — il a filé et je ne l’ai jamais revu depuis.Vos Humbugs (8)
Je suis venu à Paris voir l’Exposition. Je suis venu avec mon rifle, mon bowie-knife, un excellent derringer et plusieurs tomahwaks. Cette dernière arme n’est plus très usitée chez nous ; mais j’ai pensé qu’elle serait plus familière aux Parisiens à cause des romans de Gustave Aimard. Je n’ai pas l’intention d’assister à un meeting. Toutefois, la date des élections n’étant pas fixée, et les réunions électorales se tenant maintenant sur la voie publique, j’ai tenu à prendre des précautions pour mon scalp.
Je me suis muni aussi de quelques morceaux de savon, parce qu’il est à remarquer qu’on n’en trouve jamais dans les hôtels. Mais on rencontre dans les bains publics et différents autres établissements des peignes et des brosses à tête qui sont assez bien fournis pour offrir de larges bénéfices aux fabricants de fausses nattes. J’appelle l’attention des Français sur ce point parce que depuis quelques années ils me paraissent animés d’une émulation remarquable à l’égard de notre esprit pratique américain. Quelques perfectionnements ne leur seront néanmoins pas inutiles. Ainsi ils ont essayé de persuader à leurs compatriotes que le linge en papier venait de chez nous. Ceci est une simple absurdité. Si nos faux-cols étaient confectionnés avec des feuilles de carnets, les reporters seraient à peine présentables dans les salons de New-York. J’ai été peiné de cet abus de crédulité publique.
Mais sur d’autres points, l’Exposition m’a paru donner des preuves frappantes de progrès très importants. Le Dôme central, les pavillons des porcelaines, la galerie des machines et la Tour Eiffel sont de bons essais de Humbug. Les fontaines lumineuses sont une excellente mystification. Les parterres en lampes électriques ont été imaginés par un humouriste remarquable. Vos arbustes avec des oranges Edison ne manquent pas de gaieté. La rue du Caire est une bonne charge. La farce d’enfermer les visiteurs de la Tour Eiffel dans une boîte à double fond, sous prétexte de les aider à monter, serait tout à fait digne d’Artemus Ward. L’idée de faire lire le Petit Journal en public par un cheikh arabe, d’habiller les Canaques avec des blouses et les grisettes avec des casques d’or hollandais n’est pas plus mauvaise que celle de faire broder des mocassins par des Irlandais sur les rives du Niagara.
Croyez que nous prendrons bonne note de tout cela. J’ai cru que les rampes de la Tour Eiffel étaient en bois et j’ai voulu me mettre à les déchiqueter avec mon couteau, en manière de distraction : elles sont en tôle. Persuadés que le remplissage des piliers dans la Galerie des Arts Libéraux était en céramique, Jonathan et moi, nous avons eu l’idée d’en éprouver la solidité à coup de canne. Nous l’avons crevé, parce qu’il est en toile peinte. Après, nous avons admiré le feu d’artifice du Grand Bassin, jusqu’à ce qu’on nous ait expliqué que c’était un ingénieur placé dans la cave, et qui envoyait de la lumière électrique dans des jets d’eau. Vous auriez, pu croire que les piliers de la Tour et les supports de la Galerie des machines sont des merveilles de fonte, en fer massif. Ils sont simplement creux. Deux ou trois coups de poing vous suffiront pour vous en assurer. La clef de voûte de cette gigantesque galerie vue d’en bas, nous a remplis d’épouvante. C’est une énorme fumisterie. Si vous montez, vous verrez qu’il n’y a que deux crochets.
Dans le Palais Hindou, il y a de la bière de Munich. Les Hindous sont d’un noir magnifique. Presque tous portent la décoration d’officier d’Académie. Si vous demandez du sôma, de l’eau-de-vie, du koumyss, des boissons glacées, et autres curiosités qu’affectionnent les étrangers, on vous met infailliblement dehors. Mais on vous servira avec empressement du thé anglais et du chocolat à l’espagnole. Les Hongrois ont du schlikovitz. Et si vous en buvez, vous êtes immédiatement frappés de l’analogie que possède cette liqueur avec de l’eau-de-vie de marc. En sortant, je me suis égaré dans une série de petites maisons qui représentent l’histoire de l’habitation. J’ai adressé quelques paroles émues, en son langage, à un Noble Homme Rouge de la Forêt qui vendait du nougat sous son wigwam. Il a affecté de ne pas me comprendre. Lorsque je lui ai demandé, en français, s’il était venu du grand pays des lacs, de la patrie de Mudjekeewis, où planent les Shu-shu-gahs, qui battent tristement des ailes — il m’a répondu qu’il était de “Chaint-Flour”.
Ceci me suffit. Vous nous avez reproché de fabriquer des œufs mécaniques et des escargots en tripe de lapin. Maintenant vous faites du feu avec de l’eau et du bois avec du fer. Venez à notre prochaine “American Exhibition” — et je vous promets du plaisir.
Uncle SAM
Articles d’Exportation
Comme je terminais les échos de la Mode des Batignolles, je vis entrer une longue créature pâle et décharnée qui posa son chapeau par terre et y glissa une liasse de manuscrits. Il murmura : “Vous rédigez un Journal de modes, je crois ?” Je répondis que notre rédaction était au complet.
Alors il reprit son chapeau et ses paperasses d’un air découragé, se dirigea vers la porte et mit la main sur le bouton — comme s’il voulait sortir — mais revint vers moi et balbutia d’une voix suppliante : “Dites-moi, je vous en prie, si vous avez des abonnés dans l’Archipel des Pomotou ?”
Je consultai mon registre et je lus : “Dix demi-abonnements, dix-huit tiers, trente-deux quarts, soixante-douze huitièmes.”
Il me demanda d’un air inquiet : “Est-ce que les habitants ne sont pas entiers ?”
— “Si, lui dis-je, mais ils se réunissent par groupes.”
Il poussa un soupir de soulagement, puis il continua doucement : “Je travaille pour l’exportation. J’ai ici des chroniques sur un chapeau crevette à double voilette, une pour la figure, l’autre pour le faux chignon ; une réclame pour un nouveau busc démontable, et un corset à double fond pouvant servir de portefeuille, porte-carte et boîte aux lettres ; un article de fond sur une tournure articulée avec ressort à boudin pour grandir la taille des dames assises ; une étude en faveur d’une excellente invention : des fausses gorges en caoutchouc, qui forment biberon et où l’on peut introduire toutes les préparations remplaçant avantageusement le lait pour la première enfance… Croyez-vous que ce genre réussirait aux Pomotou ?”
Je fis un geste — il m’arrêta. “Vous doutez, Monsieur, me dit-il. Permettez-moi de vous désabuser. Les meilleures années de ma vie sont celles que j’ai passées à Honolulu. La Polynésie consomme vos journaux de modes avec ardeur. J’ai perdu une situation d’or par un malheur digne de commisération.”
“J’avais quitté la province, Monsieur, pour venir faire de la littérature à Paris. Vous devez avoir des manuscrits de moi dans votre panier. Mes œuvres de poésie sont considérables. Elles m’ont coûté un immense travail. Mais les éditeurs m’ont découragé. J’ai alors publié — dans le vide, je dois le dire — une série de travaux sur la parfumerie, la confection et la mode. Je dois à ma conscience de reconnaître que je n’ai jamais recommandé un produit sans l’avoir expérimenté. Mon infortune présente est née d’une infraction à cette règle. La bande blanche qui traverse mon cuir chevelu est le résultat d’un essai de Pâte Epilatoire. Mon front est criblé de petits trous — vous les voyez peut-être — c’est un effet de l’Anti-Bolbos. L’usage du lait Mamilla a fait de moi un être presque surnaturel. J’ai porté des corsets de tous les calibres, ce qui a détruit l’élégance de ma taille et massé mes intestins. La Pâte des Princes a réduit mes mains à l’état d’une gélatine informe. Grâce à l’usage quotidien de diverses poudres de riz, j’ai l’air de porter mes gants sur ma figure. Mais, tout cela n’est rien, Monsieur : si j’avais essayé les tournures qui ont causé mon désastre aux îles Sandwich, je ne serais pas ici.
“Après avoir fourni pendant de longues années une somme d’énergie intense, je constatai avec douleur que je n’avais pas fait un pas vers la célébrité. On n’apprécie plus aujourd’hui mes qualités littéraires ; la Pâte Regnault et la Revalescière Dubarry ont tellement gâté le métier que nous sommes tombés aux pastilles Géraudel. C’est la lettre qui frappe maintenant, ce n’est plus l’esprit. Des majuscules de trois pouces de long sur deux de large plaisent plus au lecteur que l’anecdote la plus romantique.
“La misère hantait mon logis. Les araignées vivaient dans mon assiette. Les cloportes sortaient des murs pour admirer ma détresse. Les cancrelats venaient emporter les feuillets sur ma table et leur faisaient un cortège funèbre. La vie en Europe m’était devenue odieuse : je résolus de m’expatrier.
“Triste et abandonné je me rendis, sous la pluie, au Havre et je m’embarquai pour la Polynésie. Ma misanthropie réclamait des cannibales. Voir dévorer de la chair humaine, entendre craquer sous les dents de sauvages féroces les stupides lecteurs qui me laissaient mourir de faim, ce serait au moins une atroce volupté.
“Lorsque j’arrivai devant l’île d’Oahu et que j’entrai dans la rade d’Honululu, le vent de la délivrance souffla dans mon âme. Et lorsque je mis le pied sur la terre des îles Sandwich, ma joie déborda quand je pensai que j’allais prendre part à des festins d’anthropophages.
Je vis à mon approche que les cocotiers portaient d’énormes grappes qui se mouvaient. J’étais étonné de ces fruits extraordinaires. Mais lorsque j’arrivai tout près, je vis que c’étaient des créatures humaines, qui s’étaient accrochées là. Leurs cris remplissaient l’air. Je fus entouré par ces êtres enthousiasmés. Ils avaient tous quelque chose qui ne m’était pas inconnu. Une jeune dame qui ressemblait de dos à un dromadaire parce qu’elle portait une tournure entre les épaules et une autre au bas des reins se précipita sur moi et m’entoura de ses bras :
“Laisse-moi, oh laisse-moi te contempler ! s’écria-t-elle, quel front piqué par les soucis !
Une vieille la repoussa ; elle traînait une robe Directoire fendue sur la cuisse ; elle me dévorait les mains de baisers. Du coup la vérité jaillit dans mon cerveau comme un éclair : cette robe, c’était moi qui l’avait recommandée. L’article avait paru dans la Bretelle à Ressorts familiale. Quelle vilenie avais-je commise ! J’aurais toujours maintenant devant les yeux cette cuisse grivelée.
“Alors s’étendit sous mes pieds un océan d’articles de modes, de bolivars articulés, d’oiseaux mécaniques montés sur chapeaux, de cravates automatiques, de cols incassables ; une mer de linge américain s’épanouit à mes regards ; tous les hommes sentaient la moelle de bœuf ; toutes les femmes exhalaient un terrible parfum mêlé d’Opoponax, de Patchouly, d’Ylang-Ylang et de New-Mown-Hay. Et de ces vagues mouvantes de têtes qui se relevaient et se baissaient tour à tour, entraînant dans leur reflux les chapeaux crevette, les capotes roses, les feutres mousquetaire, les coiffures amazone, les gibus, les panama et les melon, s’élevaient des hymnes d’actions de grâces et des odes de remerciements ; les chants gracieux flottaient dans l’air parfumé des Sandwich. Les jeunes filles, bombées dans leur crinolines et raides dans leurs corsets mécaniques, m’encensaient sur mon passage. Il me sembla que je frappais les cieux de la tête quand j’entrai comme un monarque dans Honolulu.
“J’avais fui la misère en Europe ; je trouvais la gloire aux Sandwich. Eux, Monsieur, les habitants d’Oahu, avaient apprécié au moins mon style puissant. Ils portaient en mon honneur mes sujets de nouvelles. Le peuple des Sandwich aime les journaux de modes. Il essaye volontiers de tout, sans reculer devant les parures excentriques. Ma fertilité d’imagination l’avait séduit.
“Honolulu a été pour moi le paradis terrestre. J’ai commis une faute : j’ai voulu renchérir sur ma réputation. Je tenais à montrer à ces insulaires combien peu d’efforts il me fallait pour produire des chefs-d’œuvre. Alors j’envoyais en manière de correspondance au Shampooing Quotidien une charmante chronique sur la nouvelle tournure à ressort. Mais je ne pouvais pas essayer l’article : c’est la seule fois que j’aie fait du reportage.
“Monsieur, les gens d’Oahu arrivèrent à ce point d’enthousiasme qu’ils firent venir une cargaison de ces tournures. Et une corvette russe ayant mouillé en rade d’Honolulu, le consul de Russie donna une soirée où les dames étrennèrent leurs tournures neuves.
“Lorsqu’elles se levèrent pour commencer à danser, une effroyable détonation se produisit, une pétarade, une fusillade, un feu roulant. Le capitaine russe et son second tombèrent à terre, se croyant dynamités. Je fus, en moins d’un moment, entouré, hué, menacé, vilipendé ; deux matelots russes me mirent aux fers. Et pourquoi ? pourquoi ? Parce que mes tournures avaient été fraudées. Parce qu’on y avait glissé de vieux ressorts à gibus.
“Monsieur, je quittai l’Archipel des Sandwich. Je ne pus pas y rester, je suis revenu en France traîner ma chaîne de misère. Mais pour l’amour de Dieu, laissez-moi essayer les Pomotou. Cinq ou six articles leur suffiront. Je voudrais y finir paisiblement mes jours.”
Alors cette créature pâle essuya son front où perlait une sueur d’angoisse. Je lui dis que la Mode des Batignolles ne faisait pas le genre Polynésien et je lui donnai une lettre d’introduction pour le Pulvérisateur Hebdomadaire. Je lui souhaite sincèrement de réussir.Récit véridique de l’incroyable Apparition de mon ami Tom Bobbins (9)
J’ai couché une fois dans une maison hantée. Je n’ose pas trop raconter cette histoire parce que je suis persuadé que personne ne la croira. Très certainement, cette maison était hantée, mais rien ne s’y passait comme dans les maisons hantées. Ce n’était pas un château vermoulu, perché sur une colline boisée au bord d’un précipice ténébreux. Elle n’avait pas été abandonnée depuis plusieurs siècles. Son dernier propriétaire n’était pas mort d’une manière mystérieuse. Les paysans ne se signaient pas avec effroi en passant devant. Aucune lumière blafarde ne se montrait à ses fenêtres en ruines quand le beffroi du village sonnait minuit. Les arbres du parc n’étaient pas des ifs et les enfants peureux ne venaient pas guetter à travers les haies les formes blanches à la nuit tombante. Je n’arrivai pas dans une hôtellerie où toutes les chambres étaient retenues. L’aubergiste ne se gratta pas longtemps la tête, une chandelle à la main et ne finit pas par me proposer en hésitant de me dresser un lit dans la salle basse du donjon. Il n’ajouta pas d’une mine effarée que de tous les voyageurs qui y avaient couché aucun n’était revenu pour raconter sa fin terrible. Il ne me parla pas des bruits diaboliques qu’on entendait la nuit dans le vieux manoir. Je n’éprouvai pas un sentiment intime de bravoure qui me poussait à tenter l’aventure. Et je n’eus pas l’idée ingénieuse de me munir d’une paire de flambeaux et d’un pistolet à pierre ; je ne pris pas non plus la ferme résolution de veiller jusqu’à minuit en lisant un volume dépareillé de Swedenborg ; et je ne sentis pas vers minuit moins trois un sommeil de plomb s’abattre sur mes paupières.
Non, rien ne survint de ce qui arrive toujours dans ces terrifiantes histoires de maisons hantées. Je débarquai du chemin de fer à l’Hôtel des Trois Pigeons ; et le maître d’hôtel me donna à manger. J’avais très bon appétit, et je dévorai trois tranches de rôti, du poisson en sauce, un poulet sauté et une excellente salade ; je bus une bouteille de bordeaux. Après avoir pris mon café, je fis une partie de billard avec un couple de commis-voyageurs qui m’avaient tout de suite tapé sur le ventre. Je demandai au patron s’il n’y avait pas de punaises dans mon lit ; la maîtresse d’hôtel se tordit les mains en m’assurant que tout avait été recrépi trois semaines avant.
Là-dessus je pris ma bougie et je montai dans ma chambre au no 21. Ma bougie ne s’éteignit pas et je trouvai mon verre de grog sur la cheminée sans qu’aucun fantôme y eût trempé ses lèvres spectrales.
Mais lorsque je fus sur le point de me coucher et que j’allai prendre mon verre de grog pour le mettre sur ma table de nuit, je fus un peu surpris de trouver Tom Bobbins au coin du feu. Il me parut très maigri ; il avait gardé son chapeau haut de forme et portait une redingote très convenable ; mais les jambes de son pantalon flottaient d’une manière extrêmement disgracieuse. Je ne l’avais pas vu depuis plus d’un an, de sorte que j’allai lui tendre la main en lui disant : “Comment vas-tu, Tom ?” avec beaucoup d’intérêt. Il allongea sa manche et me donna à serrer quelque chose que je pris d’abord pour un casse-noisette ; et comme j’allais lui exprimer mon mécontentement de cette stupide farce, il tourna sa figure de mon côté et je vis que son chapeau était planté sur un crâne dénudé. Je fus d’autant plus étonné de lui trouver une tête de mort que je l’avais positivement reconnu à sa façon de cligner de l’œil gauche. Je me demandais quelle terrible maladie avait pu le défigurer à ce point. Il n’avait plus un cheveu vaillant ; ses orbites étaient diablement creuses et ce qui lui restait de nez ne valait pas la peine d’en parler. Vraiment j’éprouvais une sorte d’embarras à l’interroger ; je craignais de réveiller des souvenirs pénibles. Mais il se mit à causer familièrement, et me demanda le dernier cours du Stock Exchange. Après quoi il exprima sa surprise de n’avoir pas reçu ma carte en réponse à sa lettre de faire-part. Je lui dis que je n’avais pas reçu de lettre, mais il m’assura qu’il m’avait inscrit sur sa liste et qu’il avait passé tout exprès chez l’Entrepreneur des Pompes Funèbres.
Je m’aperçus alors que je parlais au squelette de Tom Bobbins. Je ne me précipitai pas à genoux et je ne m’exclamai pas : “Arrière, fantôme, qui que tu sois ! âme troublée dans ton repos, expiant sans doute quelque crime commis sur la terre, ne viens point me hanter !” — Non, mais j’examinai mon pauvre ami Bobbins de plus près et je vis qu’il était bien décati ; il avait surtout un air mélancolique qui me touchait au cœur ; et sa voix ressemblait à s’y méprendre au sifflement triste d’une pipe qui jute. Je crus le réconforter en lui offrant un cigare ; mais il s’excusa sur le mauvais état de ses dents qui souffraient extrêmement de l’humidité de son caveau. Je m’informai naturellement avec sollicitude de sa bière ; et il me répondit qu’elle était de fort bon sapin mais qu’il y avait un petit vent coulis qui était en train de lui donner un rhumatisme dans le cou. Je l’engageai à porter de la flanelle et je lui promis que ma femme lui enverrait un gilet tricoté.
L’instant d’après, Tom Bobbins, le squelette, et moi, nous avions posé nos pieds sur la tablette de la cheminée et nous causions le plus confortablement du monde. Je ne vois vraiment pas en quoi la conversation d’un squelette, quand on est seul et qu’on éprouve le besoin de s’épancher, pourrait être désagréable. Il vint aussi une chauve-souris des poutres du plafond. Je ne la pris pas pour une âme en peine ou un démon échappé. La chauve-souris est un animal qui m’est sympathique. Elle a l’œil vif et l’oreille tendre. Son pelage est agréable et doux. Elle mange ses mouches exactement comme un chat mange du mou. Si mon chat se mettait à voler, je ne le conjurerais pas comme un esprit. Je ne sais pas pourquoi la chauve-souris est un animal fantastique ? J’en ai gardé une pendant longtemps et je l’avais appelée Anastasie. Elle avait de bien-grandes qualités d’intérieur. Malheureusement, elle s’est noyée un jour dans son verre parce qu’elle avait la fâcheuse habitude de dormir la tête en bas. L’autre chauve-souris vint se percher sur le pied de Tom Bobbins et je trouvai que cela lui donnait une apparence tout à fait familiale.
La seule chose qui m’offusquait était que Tom Bobbins persistait… Notes et Pensées
(vers 1889)
Avoir la jalousie des points de vue différents de généralisation.
Les rayons par les volets fermés marquent la figure comme avec de longs doigts rouges.
On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme. Ce sont des orgues, à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feront pas d’accords sur celles-là. Il faut savoir où sont les tuyaux.
Qui voudrait jouer de l’orgue sur Pascal ?
HAMLET. Will you play upon this pipe ?
GUILDESTEIN. My lord, I cannot.
HAMLET. Why, look you now, how unworthy a thing you make of me. You would play upon me ; you would seem to know my stops ; you would pluck out the heart of my mystery ; you would sound me from my lowest note to the top of my compass : and there is much music, excellent voice in this little organ ; yet cannot you make it speak’. Sblood, do you think, I am easier to be played on than a pipe ? Call me what instrument you will, though you can fret me, you cannot play upon me.
La vie est une nutrition — assimilation physique — assimilation morale.
La composition des Eginètes et d’Eschyle. Le primitif symétrique.
L’influence de l’objet sur le sujet.
Emerson. Le gnôthi seauton.La Littérature personnelle au XIXe Siècle
Il y a en Europe un petit pays, conservateur de mœurs et d’habitudes, autant que de régime, malgré l’agitation des États qui l’environnent, qui a tenu la tête du commerce pendant une période de l’histoire, où l’art a pu atteindre du premier coup au réalisme, où la liberté de penser n’a pas cessé de régner. C’est le pays de Rembrandt, de Van Dyck et de Téniers ; parmi les inventeurs des premières denrées d’exportation, de la conserve du fromage et du hareng, parmi les hardis navigateurs au cabotage qui firent de leur contrée sillonnée de canaux l’entrepôt du monde, il se développa une race d’artistes doués de la vue des choses. Ils échappaient au symbolisme de la mode, à la considération abstraite de la réalité ; ils s’attachaient à peindre autour d’eux les choses qu’ils voyaient, mais avec une profondeur qui allait jusqu’à l’âme ; ils étaient vraiment artistes, enfin, par la liberté dont ils usaient dans le choix et la représentation.
Ce peuple de commerçants pratiques, d’artistes libres, reçut les novateurs de la pensée qui craignaient les gouvernements d’ailleurs. Descartes et Spinoza trouvèrent en Hollande un asile si paisible que le premier hésita longtemps avant de se laisser séduire par les propositions d’une reine, que le second préféra vivre, juif chassé de sa communauté, chez une hôtesse chrétienne et pieuse, mais tolérante, que briller à une cour d’Europe en professant des doctrines moins hardies. Là encore la pensée trouva la pleine liberté dont elle avait besoin dans un siècle d’oppression religieuse où il était dangereux de philosopher contre l’autorité.
Nous ne souffrons plus d’aucune contrainte, ni pour l’art, ni pour la conscience. Mais notre siècle a été si bouleversé, par de continuelles révolutions dans la société et dans la littérature, qu’on se demande parfois si la critique est en pleine liberté de jugement. On a pu dire encore récemment que la Révolution n’était pas terminée ; que nous nous battions encore. Le romantisme n’est pas devenu classique que déjà il est attaqué, renversé ; une autre école a surgi, puis une autre déjà ; et, comme on voit monter à l’horizon des sociétés nouvelles, infiniment différentes de celles qu’avaient rêvées les hommes de 1789, on voit s’établir aussi des Ecoles littéraires, des coteries exclusives qui ont sectionné la littérature. Dans ce tourbillon d’idées politiques et littéraires, où nous avons tous nos préférences, nos passions et nos haines, il est difficile d’abandonner toute partialité pour jeter un coup d’œil en arrière ; il ne faut peut-être pas, comme les uns, juger “en bloc”, ni, comme les autres, ne peindre qu’une moitié du tableau ; il faut être en dehors des dîners de gens de lettres, des salons de gens de lettres, des attaches révolutionnaires, napoléoniennes ou orléanistes ; il faut cependant être assez près pour tenir compte de tout cela, assez libre pour en parler sincèrement, en bonne et saine raison…Descente dans une Houillère (10)
Nous étions arrivés jusqu’aux bords embourbés de la mine. Des machines rouillées dressaient dans l’air enfumé leurs ossements de fer ; des wagons abandonnés, couverts de bâches défoncées par de lourdes flaques d’eau, écrasaient de leur poids des rails brisés ; une pluie fine, habituelle aux pays miniers du Nord tombait continuellement et nous glaçait les os. L’ingénieur qui nous accompagnait nous fit approcher du puits, un long boyau noir, vertical, qui semblait s’enfoncer jusqu’au centre de la terre, au fond duquel tremblotait une lumière vacillante. Comme nous étions penchés, haletants, sur le bord, d’où nous entendions des murmures confus qui montaient jusqu’à nous, un choc et un cri nous avertirent que la benne était arrivée. Un panier noir de charbon bouchait maintenant le précipice. Non sans quelque courage nous y entrâmes : il nous semblait que nous quittions le ciel pour toujours.
La benne a un mouvement lent et régulier, rythmé par un cliquetis de chaînes ; on se sent tout étonné quand on s’enfonce sous le sol. D’abord, après quelques minutes, on lève la tête, et au bout d’un tuyau noir le morceau rond de ciel gris qu’on y trouve découpé, surprend. Le panier cependant descend toujours, avec une précision méthodique qui vous rend la confiance ; vers le milieu de la course on a le silence profond au-dessus, et au fond du puits un bruit vague semblable au ressac de la mer. Les murs noirs et suintants du puits sont rayés de traits lumineux, allumant les facettes de mica et les tranchants schisteux des roches qui le tapissent ; nous nous regardons sous une clarté pâle qui nous donne un air livide avec nos grands chapeaux, et nos petites chandelles à la main, plantées dans une motte de terre glaise. Puis un sentiment de mélancolie profonde nous envahit : la vie et la civilisation se sont enfuies ; on est dans la gueule de l’inconnu.
Un nouveau choc nous avertit de notre arrivée. Cette fois, nous sommes tout à fait effarés. Des lumières tremblantes se promènent çà et là ; on entend des voix sans apercevoir de visage ; des corps nous frôlent dans l’obscurité, et en étendant les mains, on touche des blouses humides et qu’on sent être encrassées d’eau charbonneuse. Mais les yeux s’habituent vite à la demi-lumière, et bientôt on se trouve avec surprise dans une sorte de carrefour d’où partent des galeries en pente légère, soutenues par des piliers. Cependant un bruit monotone remplit l’air opaque, bruit de cascade ou de torrent : c’est la benne d’épuisement qui fonctionne toujours pour vider les eaux d’infiltration. Ici nous n’avons plus de bougies, mais des lampes Davy, entourées d’un treillage de fer, contre lequel brûle presque tout le temps une petite flamme bleue ; croirait-on que c’est là le terrible grisou ? Dans les galeries des coups lents et sonores ébranlent les murailles, et un roulement périodique de chariots vous force à vous ranger pour laisser passer les rouleurs avec leurs wagons chargés de blocs de charbon.
Des ombres fantastiques se dressent souvent le long du mur : ce sont les piqueurs qui détachent la houille avec leur pioche ; étendus sur le dos, ils attaquent le plafond de la mine. À l’extrémité des galeries il faut presque ramper : nous commençons à étouffer et notre guide nous ramène.
Voici la benne qui va nous rendre au jour, nous tirer de cet enfer où semblent errer les pâles damnés de Michel-Ange, nous sauver de cette atmosphère explosive où à chaque pas on craint un danger, nous permettre d’être mouillés par la pluie : oui, nous aimons mieux cela que de vivre comme des taupes, à couvert, sous la terre. Elle nous remonte, cette benne libératrice, de son même mouvement doux et réglé : le pan de ciel que nous voyons au bout de notre gigantesque lunette s’élargit de plus en plus ; au fond du puits ce n’était qu’une pâle étoile — voici maintenant qu’il nous semble embrasser un grand morceau d’horizon. Puis sur le rebord du puits se penchent des figures roses et souriantes, qui nous attendent et nous fêtent au retour : ce sont les figures de gens qui vivent d’air libre et de lumière : tandis que les pauvres mineurs qui nous accompagnent vont rejoindre leurs femmes d’un pas lent, affaibli, et tournent une dernière fois vers nous des visages pâles et des traits tirés.Eschyle et Aristophane (11)
Lorsque nous étudions, à plus de deux mille ans de distance, les œuvres de l’antiquité, nous éprouvons un peu la même illusion que les gens qui regardent la terre de la nacelle d’un ballon. Pour eux les hauteurs s’aplanissent, les montagnes sont des taches brunes, et les forêts des taches noires ; les prairies prennent l’apparence de carrés verts et les champs de blé de carrés jaunes ; fleuves à rives plates ou torrents encaissés ne donnent plus que l’impression de fils d’argent courant sur une surface plane. Les reliefs particuliers disparaissent et l’horizon semble limiter une immense cuvette où plonge l’œil du voyageur. De même, pour les ouvrages des anciens, les différences individuelles s’effacent ; les qualités littéraires de celui-ci le rapprochent de l’intérêt archéologique de celui-là ; nous ne saisissons, pour ainsi dire, entre Eschyle, Sophocle et Euripide, entre la Comédie ancienne, la Comédie moyenne et Ménandre qu’une distinction de couleurs ; nous ne percevons nullement les hauteurs relatives. Les grammairiens latins et grecs favorisent nos erreurs ; ils ont tout jugé en se plaçant au point de vue de l’éducation d’un orateur ; nous partons de là pour tout peser au taux du romantique ou du classique. Ce qui nous frappe, par exemple, dans le théâtre d’Eschyle, c’est la fatalité qui plane sur toutes ses pièces ; et nous jugeons que le théâtre d’Euripide en diffère principalement par le rôle qu’y joue la liberté humaine. Nous distinguons Aristophane de Ménandre parce que les comédies du premier sont politiques et sociales, tandis que celles du second étaient plutôt des peintures de mœurs, de caractères, de travers humains.
Mais, combien de différences nous échappent ! Les grammairiens nous ont enseigné à distinguer les dialectes — mais qui nous enseignera à distinguer l’usage que chaque écrivain faisait de ses mots ? Comment reconnaître si Aristophane a employé en certains endroits des locutions triviales, des expressions populaires, des mots de “l’argot” d’Athènes ? Que dirons-nous des expressions techniques de Polybe et d’Elien, si nous les comparons aux mots de la langue usuelle dont se sert Thucydide pour les mêmes idées ? Où prendre la mesure qui a servi aux critiques Alexandrins pour rejeter des passages entiers dans les poëmes d’Homère ? À moins de contradictions manifestes dans les faits, la langue et l’esprit, dans ces interpolations, nous semblent les mêmes. Dans l’Odyssée une partie de la Nekuya est repoussée par les meilleurs éditeurs ; c’est celle où Odysseus a une sorte de vision qui lui montre, dans l’Erèbe, Tantale, Sisyphe et les grands criminels qui subissent leur supplice : ces soixante-dix vers peuvent être rangés parmi les plus beaux de l’Odyssée. Un exemple fera encore mieux comprendre quel est le sens qui nous manque. Tout Européen qui n’a pas longtemps vécu dans le Céleste Empire est d’avis que les Chinois se ressemblent ; il lui sera difficile de reconnaître un individu désigné parmi des hommes de même âge. Cependant, les Chinois reconnaissent entre eux autant de dissemblances que les Français parmi les Français. Nous sommes ainsi disposés, quand nous ne possédons pas la vue ésotérique des choses, à nous contenter de la vue exotérique ; c’est en particulier ce qui est arrivé pour Eschyle et Aristophane.
Une bonne “mise au point” est d’abord nécessaire. Ce n’est pas par des dates que l’on pourrait l’obtenir. La marche des événements et des idées n’est pas la même dans l’Antiquité que dans les temps modernes. Tantôt les évolutions sont plus rapides, tantôt elles sont plus lentes. Le siècle de Périclès compte trente ans. L’histoire connue du monde Romain tient en quelques centaines d’années. Le maître de Socrate est Anaxagore ; son disciple est Platon. Nous avons mis trois cents ans pour arriver de Bacon à Stuart Mill. Mais la République romaine a été, une fois pour toutes, remplacée par l’Empire : combien de fois, en moins de cent ans, avons-nous transformé notre Démocratie en Monarchie ? L’instruction généralisée, les communications commerciales et la rapidité des voyages ont bouleversé non seulement la face du monde mais l’histoire des sociétés. Seule une soigneuse comparaison des œuvres pourra fournir quelques données pour l’histoire de l’Art Dramatique en Grèce.
On a cru pendant longtemps à l’épanouissement subit de la poésie homérique après la guerre de Troie. Les travaux récents font pressentir qu’on abandonnera de plus en plus cette théorie. Sans doute l’Iliade et l’Odyssée ont été précédées d’une multitude de chansons de geste. M. Georges Perrot en voit la preuve dans des allusions fréquentes à des personnages qui paraissent aimés du public comme le vieux Nestor. De là à supposer une geste de Nestor, il n’y a qu’un pas. On pourrait, il me semble, trouver des indications encore plus précises sur la poésie cyclique antérieure à Homère dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Une de celles-ci serait le contraste si souvent remarqué des commentateurs entre l’idée qu’Homère se fait des dieux et le refrain où il les décrit. Dès son époque les dieux sont des êtres un peu vagues, très surnaturels, propres à prendre toutes les formes et, partant, sans image précise. Néanmoins on trouve partout dans l’Iliade et l’Odyssée : Héra boôpis — Glaukôpis Athéné — Leukôlenos Héra — Thétis argyropoza, etc. Les traducteurs, après mainte hésitation, expliquaient : Junon aux grands yeux, au regard doux ; Minerve aux yeux pers, glauques ou clairs ; Junon aux bras blancs ; Thétis aux pieds brillants. Il serait sans doute plus simple et plus vrai de rapporter ces refrains consacrés aux chansons de geste qui existaient depuis des temps fort anciens, où les dieux n’étaient guère pour les hommes que des statues plus ou moins richement ornées. Dès lors il faudrait expliquer : Héra à la tête de génisse (12) ; Athéné à la tête de chouette ; Héra aux bras d’ivoire ; Thétis aux pieds d’argent. Sans doute ce n’était pas comme de semblables idoles qu’Homère considérait ces dieux ; peut-être même ne comprenait-il plus le véritable sens des refrains qu’une tradition artistique et religieuse le contraignait à employer.
Ainsi l’Art Homérique n’est pas une floraison spontanée ; l’hexamètre n’a pas jailli soudain des lèvres du plus grand des poètes ; une longue génération d’artistes avant lui s’étaient essayés aux mêmes sujets et avaient consacré la même forme. — Il ne serait pas plus rationnel de soutenir que Thespis, Phrynichos et Susarion sont les seuls prédécesseurs d’Eschyle et d’Aristophane. Nous sommes tellement habitués à faire d’Eschyle le premier degré du temple que Racine et Corneille ont élevé à Sophocle et à Euripide, que nous examinons surtout son procédé dramatique pour mettre en lumière la supériorité des deux autres. Si on nous pousse, nous dirons que le drame d’Eschyle est primitif et lyrique, que la fatalité souffle dans toutes ses tragédies ; que ce poëte est un sombre visionnaire ; enfin, qu’on trouve dans sa trilogie, “l’Orestie” des “scènes shakespeariennes”.
Si on nous demande ce que nous pensons d’Aristophane, nous répondons que c’est un pamphlétaire spirituel, grand poëte lyrique, qu’il possède une force comique irrésistible ; que le plan de ses comédies en général est assez faible ; que les Nuées, qui sont le mieux exécutées, ont fait condamner Socrate ; que d’ailleurs son théâtre est semé d’ordures, fort grossières ; qu’il est homme fin mais borné, mais aristocrate ; qu’enfin ses pièces “sont le régal des délicats et le charme de la canaille”.
Une étude sincère de ces deux poètes nous montrera ce qu’il y a de vrai ou de faux dans ce jugement sommaire des gens du monde. Cette étude ne saurait être complète ici ; aussi ne faudra-t-il lui demander qu’une sorte de “mise au point” et la justification du rapprochement de deux noms aussi éloignés l’un de l’autre que ceux d’Eschyle et d’Aristophane. L’alliance de leurs noms a pour raison la grande analogie du système dramatique chez le tragique et le comique ; le but de ce travail sera de montrer la ressemblance.
I
“Eschyle, dit Aristote dans sa Poétique, fut le premier qui mit deux acteurs en scène, car il n’y en avait qu’un avant lui ; il diminua les chants du chœur et inventa l’idée d’un principal personnage. Sophocle ajouta un troisième acteur aux deux d’Eschyle et orna la scène de fort belles décorations(13).”
Voici maintenant le témoignage de la légende historique. Eschyle naquit en 525 à Eleusis, siège des mystères. Son père Euphorion, était pythagoricien. À trente-cinq ans, il fut blessé à Marathon ; puis il combattit à Salamine, à Platées. Son frère, Amynias, remporta le prix de valeur à Salamine. Son autre frère, Cynégire, se fit tuer à Marathon d’une manière héroïque. Enfin, Eschyle mourut à Géla, en Sicile, tué par une tortue qu’un aigle lui avait laissé tomber sur la tête. Il avait composé cette épitaphe :
“Sous cette pierre gît Eschyle, fils d’Euphorion, né dans Athènes, il mourut aux plaines plantureuses de Géla. Au bois si fameux, au bois de Marathon, au Mède à la flottante chevelure à dire s’il fut vaillant : ils l’ont vu.”
Cette tradition nous a été transmise par Hérodote et Justin. Il n’y a pas de raisons particulières pour en douter ; mais il faut remarquer l’adaptation merveilleuse de tous les événements de la vie d’Eschyle aux idées qui se dégagent de son œuvre. Sa réputation est celle d’un poëte religieux, initié, mystique même : il naît à Eleusis ; son père est pythagoricien. Il compose les Perses ; on le voit combattre à Marathon, à Salamine, à Platées ; ses frères sont Amynias et Cynégire. Son voyage en Sicile serait inexplicable sans sa pièce des Etnéennes. Il meurt à Géla et le nom du roi de Syracuse, près duquel il se réfugia, est Gélon.
N’affirmons donc rien : c’est Hérodote qui reste responsable. Les Grecs aimaient à symboliser les existences des hommes célèbres. L’île des Phéaciens, dans l’Odyssée, avec son roi “Esprit-fort” (Alkinoos) et sa reine “Vertu” (Arété) est une allégorie. On reste étonné lorsqu’on voit réduire par Thucydide à une simple amourette l’histoire d’Harmodios et d’Aristogiton ; Callimaque les avait célébrés dans un hymne enthousiaste qu’on pourrait appeler la Marseillaise des Grecs (14). On est peiné d’apprendre que les terribles Perses, contre lesquels Léonidas a succombé aux Thermopyles, étaient armés de flèches en silex et de boucliers d’osier. Il est fort possible qu’Eschyle ait combattu à Salamine ; le récit du messager dans les Perses semble bien d’un témoin oculaire. D’ailleurs l’existence libérale des Grecs leur permettait toutes les carrières. Sophocle fut deux fois stratège. Socrate avait sauvé la vie d’Alcibiade pendant la campagne de Sicile ; il s’était distingué au siège de Potidée. Thucydide n’écrivit son histoire qu’après une opération malheureuse à Amphipolis ; il était général commandant et les Athéniens l’exilèrent — ce qui correspond à une mise en disponibilité. Pour ce qui est du reste, les convictions sont libres.
Quant au témoignage d’Aristote, force est bien de le retenir, quoiqu’il ne prouve pas grand’chose. Pour le Stagyrite, le système dramatique d’Eschyle à Sophocle n’a changé que par le nombre d’acteurs qui sont en scène. Ou du moins il n’avait besoin que de cette constatation. Il n’est pas improbable qu’Eschyle ait modifié les chœurs dramatiques en dramatisant précisément quelques parties lyriques : mais le procédé de composition est resté le même, quoique, sans aucun doute, Eschyle l’ait extrêmement perfectionné.
Il faut considérer l’art dramatique d’Eschyle comme infiniment supérieur à celui de Sophocle et d’Euripide. Mais pour apprécier cette différence, il convient de se placer au point de vue grec et d’abandonner nos idées modernes. Pour nous, un drame consiste essentiellement dans une suite d’événements découpés en tranches ; nous admettons que dans les tranches antérieures on nous serve les causes des événements, dans les tranches postérieures leurs conséquences ; ou bien c’est une existence partagée en péripéties, ou encore l’analyse d’une nature humaine dans ses différents moments : enfin les réalistes demandent qu’on reproduise les événements tels qu’ils surviennent et dans leur succession naturelle. Pour l’artiste grec, le drame ne comprenait qu’un moment ; et la pièce, pour ainsi dire, décrivait un cercle autour de ce moment jusqu’au dénouement qui amenait un second moment et terminait ainsi la pièce. On pourrait fort bien comparer un drame d’Eschyle à un temple symétriquement construit en toutes ses parties et dont le chapiteau serait la catastrophe. M. Émile Burnouf a fait remarquer l’analogie qui existe entre la structure du Parthénon, où une multitude de courbes sont juxtaposées ou fondues, et la quatrième Pythique de Pindare où une multitude d’éléments mythologiques sont groupés autour du mythe de la Toison d’Or. Mais dans une pièce d’Eschyle les différentes parties sont symétriques par rapport à leurs propres parties comme par rapport à la construction entière ; mieux encore, dans une trilogie, les développements se correspondent et se font équilibre.
À la longue justification de Clytemnestre dans l’Agamemnon correspond la plaidoirie finale d’Oreste dans les Choéphores ; le discours d’Athéné unit les deux thèses et les concilie dans les Euménides (15). À la digression géographique sur le voyage d’Io dans le Prométhée enchaîné répondait sans aucun doute un développement analogue sur les pérégrinations d’Hercule dans le Prométhée délivré.
Examinons attentivement ce Prométhée enchaîné ; nous n’y trouvons qu’une situation brusquement dénouée. Aristote disait que c’était le chef-d’œuvre de la tragédie simple. Mais les tragédies implexes appartiennent à un système dramatique tout différent. Ici on pourrait dire que toute la pièce est dans la crise, dans le clou ; le drame est continuellement à l’état aigu. L’état des choses ne change pas ; Prométhée vaincu reste en présence de Zeus tout-puissant jusqu’à ce que la foudre le précipite dans l’Erèbe. Mais cette situation est appréciée par Héphaïstos, par la Force, par le bonhomme Océan monté sur son griffon, par Io, par les Océanides, par Hermès. La bienveillance brutale, l’obéissance aveugle, la bonté bébête et craintive, la sympathie malheureuse, l’innocence inquiète, la volonté de Zeus viennent se mêler tour à tour au malheur de Prométhée. Il y a de la symétrie, de l’équilibre jusque dans la résistance de l’orgueil du Titan à la force du dieu. Le dénouement n’est que la rupture de l’équilibre (16).
Les Sept contre Thèbes ne contiennent également qu’une situation. Thèbes est assiégée par sept chefs, parmi lesquels Polynice ; Etéocle, roi de la cité de Cadmos, se défend dans sa citadelle ; les femmes et les filles thébaines ont peur. La ville est sauvée ; Ismène et Antigone pleurent leurs frères qui se sont entre-tués. L’équilibre de la pièce est dans la résistance de la ville aux sept chefs. Lorsqu’il aura été rompu, la pièce sera terminée. La symétrie dans ce drame est parfaite : La ville de Thèbes à sept portes ; il y aura un chef à chacune des portes ; à chacun des chefs ennemis s’oppose un chef thébain ; la description de ces chefs occupe la plus grande partie de l’œuvre ; les tirades du messager qui décrit les chefs ennemis correspondent exactement comme longueur, comme allusions, comme sens des vers, aux tirades d’Etéocle qui décrit les chefs thébains ; d’un côté on trouve Etéocle, de l’autre Polynice ; enfin, Ismène et Antigone achèvent la symétrie et forment contraste. La rupture de l’équilibre général cause un équilibre particulier ; d’une part Ismène s’attache au corps d’Etéocle, de l’autre Antigone au corps de Polynice. Le chœur se sépare en deux demi-chœurs ; l’un suit Ismène, l’autre Antigone. La construction est d’une symétrie parfaite (17). Remarquons ici un point sur lequel nous reviendrons plus tard : les Sept contre Thèbes sont la pièce préférée d’Aristophane (18).
Dindorf a été tellement frappé de la perfection d’équilibre de ce drame que la plupart de ses corrections, de ses rejets, ont pour explication la symétrie primitive.
La tragédie des Perses, non moins que celle d’Agamemnon, a soulevé des critiques sur la longueur de l’exposition. Le point de vue auquel on se plaçait pour juger ces deux pièces devait nécessairement amener un tel résultat. Quoiqu’on en puisse dire, les Perses et l’Agamemnon sont des tragédies simples, auxquelles on ne peut pas, sans une faute évidente de goût, appliquer les règles des tragédies de Sophocle et d’Euripide. Il n’y a point d’exposition à proprement parler dans les Perses, ou plutôt le fond de la pièce est son exposition. L’attente du peuple perse et sa déception — voilà le contraste symétrique du drame. Si l’une de ces deux parties était écourtée, l’équilibre serait détruit. La chute de la pièce se produit sur le retour de Xerxès. L’arrivée de Xerxès elle-même trouve son contre-poids dans l’apparition de l’ombre de Daréios.
La défaite de Marathon est ainsi mise en présence du désastre de Salamine ; l’une a préparé l’autre. Il ne faut donc nullement attribuer à une sombre vision d’Eschyle l’évocation du spectre de Daréios. Le poëte y a trouvé l’élément d’un contraste ; et en artiste consommé, il a magistralement bâti son drame. La symétrie des vers est continuelle dans les Perses. On peut dire que la moitié de cette tragédie est composée de plaintes rythmées (19). Le personnage d’Atossa unit les deux défaites des Perses ; elle a souffert de Marathon comme femme de Daréios ; elle pleure Salamine comme mère de Xerxès.
On a voulu expliquer la longue exposition de l’Agamemnon, et on a excusé Eschyle en alléguant que cette exposition est en réalité celle de l’Orestie tout entière. Mais je crois qu’Eschyle n’aurait pas accepté cette interprétation. Il n’aurait pas compris ce que nous entendons par une exposition. Cette manière de composer n’appartient pas à son art tragique. La trilogie dont Agamemnon est le début a son unité parfaite ; mais chacune des tragédies dont elle se compose doit être parfaitement équilibrée dans ses parties. C’est ainsi que chaque fragment d’un cristal que l’on fend suivant ses plans de clivage garde la forme et les rapports géométriques du cristal tout entier. Dans l’Agamemnon l’équilibre est entre l’attente du retour d’Agamemnon et les préparatifs de ses assassins. Cette symétrie est nettement indiquée dès le début du drame, par le veilleur : “Puissé-je avoir le bonheur de toucher avec cette main la main bienveillante du maître de ce palais, à son arrivée. Pour le reste, je me tais : j’ai un grand bœuf qui me pèse sur la langue : mais cette maison, si elle voulait parler, en dirait long”(20). La catastrophe de la mort d’Agamemnon termine la pièce. Je ne fais remarquer que pour mémoire l’admirable disposition de la scène où Cassandre prédit le dénouement. Du vers 1.071 au vers 1.176, l’alternance des répliques de Cassandre et du chœur est parfaite. Au moment de la catastrophe, double cri d’Agamemnon. Le chœur se sépare en deux demi-chœurs qui se répondent par une distichomythie (21). Le discours de Clytemnestre qui correspond aux tirades d’Oreste et d’Athéné dans les Choéphores et dans les Euménides est relevé symétriquement dans l’Agamemnon par le discours d’Egisthe (22) ; la pièce se suffisait ainsi à elle-même. Un double contraste existe entre Agamemnon et Egisthe d’une part, entre Clytemnestre et Cassandre de l’autre et les personnages sont mutuellement liés, Agamemnon à Clytemnestre et à Cassandre, Clytemnestre à Agamemnon et à Egisthe.
L’analyse des Choéphores et des Euménides nous entraînerait trop loin. La loi de symétrie dans la tragédie simple a été suffisamment esquissée pour que l’on puisse facilement dégager le procédé de composition d’Eschyle. Dans les Choéphores on trouve d’une part Oreste et Électre, de l’autre Clytemnestre avec Egisthe ; le tombeau d’Agamemmon unit ces deux groupes. Cette pièce, avec les Suppliantes, est une de celles où la stichomythie est la plus développée. La scène où Agamemnon est supplié par son fils et sa fille est d’un art consommé ; les invocations s’appellent et se répondent (23). L’horreur profonde du moment où Oreste va tuer sa mère n’a pas empêché Eschyle d’encadrer le dialogue dans une rigoureuse stichomythie. Les fureurs d’Oreste qui voit les “chiennes vengeresses de sa mère” s’exhalent dans une distichomythie admirablement ouvragée.
Dans les Euménides l’équilibre existe entre l’acte de justice divine accompli par Oreste et le crime de famille pour lequel les Euménides le poursuivent. D’un côté Apollon et Athéné ; de l’autre l’ombre de Clytemnestre et les Furies ; entre les deux se trouve Oreste. La catastrophe est la délivrance d’Oreste par Athéné. L’alternance de la distichomythie de Clytemnestre avec les ronflements et les cris entrecoupés des Euménides est encore une preuve de l’art qu’Eschyle apporte dans les crises les plus aiguës du drame (24).
Enfin dans les Suppliantes, il y a équilibre entre la poursuite des filles de Danaos par les fils d’Aegyptos et la protection que peut leur accorder Argos. La catastrophe est l’hospitalité que leur accorde Pelasgos (25).
La recherche d’une symétrie tragique est tellement visible chez Eschyle, que les anciens eux-mêmes l’ont critiquée. Dans les Grenouilles, Euripide reproche à Eschyle ce qu’on pourrait appeler un procédé : l’évolution du chœur ou de personnages secondaires devant le personnage principal qui restait muet. Les exemples choisis par Aristophane sont Achille et Niobé ; de ces deux tragédies nous n’avons rien conservé. Mais le Prométhée enchaîné nous donne à la fois un exemple et une explication de cet artifice dramatique. Le contraste entre la puissance de Zeus et l’orgueil insoumis de Prométhée est d’autant plus violent que Prométhée reste muet pendant les quatre-vingt-sept premiers vers. Ce qu’Euripide accuse d’être un procédé pour attirer l’intérêt serait bien plutôt le résultat d’une ordonnance symétrique et d’un système dramatique.
La langue d’Eschyle est si particulière qu’on se refusait au xvie siècle à le lire, parce qu’il était plein de syrianismes (plenus syranismis). Plus tard on y a vu des alliances de mots incompréhensibles, et on a soutenu qu’elles étaient le résultat d’une sorte de vision mystique. Si on étudie le style d’Eschyle sans idées préconçues, on s’aperçoit rapidement que ses images sont d’une excessive recherche poussée au plus haut point de l’art, absolument analogues aux comparaisons de Victor Hugo (26).
Dans une étude aussi sommaire, il serait difficile d’espérer avoir tout dit. Beaucoup de points très obscurs dans les tragédies d’Eschyle demanderaient à être éclaircis. Les questions de métrique n’ont pu être abordées ici. Ce qu’il importait de montrer, c’est que le point de vue auquel on juge généralement Eschyle n’est pas le vrai. Un des derniers traducteurs, M. Bouillet, appliquait au poëte une citation de M. Taine :
“ …Dans un tel état, l’ordre régulier des mots et des idées est à chaque pas brisé. La suite des pensées dans le visionnaire n’est pas la même que dans le raisonneur tranquille. Une couleur en attire une autre, d’un son il passe à un autre son… Pêle-mêle les idées s’enchevêtrent. Tout d’un coup, par un souvenir brusque, le poëte fait irruption dans la pensée qu’il prononce, en reprenant la pensée qu’il a quittée… La passion mugit ici comme une bête énorme, et puis c’est tout ; elle surgit et sursaute en petits vers abrupts”.
L’exposition rationnelle du système dramatique d’Eschyle prouve que ce n’est pas ainsi qu’il faut le comprendre. Rien chez lui n’est inconscient ; aucun mot, aucune scène qui n’ait vu sa place marquée dans la construction générale ; les cris de la passion sont réglés et rythmés.
Plus tard Sophocle et Euripide modifieront le drame. Chez Sophocle la symétrie première reste encore assez développée ; Œdipe roi participe des deux systèmes. Mais il y a désormais une action dramatique. L’action se meut par rapport à Œdipe ; tandis que dans les tragédies d’Eschyle le premier pas de l’action est sa conclusion. Philoctète marque un pas de plus ; le héros ne reste plus muet ; il crie, il hurle et sa douleur ne trouve dans la tragédie aucun contre-poids. Euripide, introduisant de plus en plus dans le drame l’image de la vie réelle, en détruit à mesure l’art et la symétrie.
Comparer Eschyle à Shakespeare, c’est tenter de réunir deux arts complètement différents. Rien d’analogue entre la scène d’Oreste et de Clytemnestre et celle d’Hamlet et de sa mère. Shakespeare n’avait nulle préoccupation de stichomythie, de mesure, ou de symétrie. C’est chez lui, si l’on veut, que la passion peut “mugir” à l’aise. S’il fallait rapprocher Eschyle d’un poëte des temps modernes, il semble que Dante lui serait quelque peu semblable. Le symbolisme obscur du poëte italien, son grand souci de la symétrie, du sujet et de la forme, la sobriété des épisodes enfermés dans un nombre donné de tercets — (l’apparition de Françoise de Rimini, par exemple), — font de lui un artiste eschylien. Mais c’est la statue de Laocoon qui fixerait encore le mieux l’idée de l’art grec au temps d’Eschyle. Elle montre bien en quoi cet art diffère du réalisme plus ou moins avancé, par la recherche exclusive de l’harmonie des rapports dans la forme. Laocoon souffre et se tord sous les deux serpents qui l’enlacent, et cependant, contrairement à toutes les lois de la vie, il ne pousse pas un cri, — sa bouche n’est qu’entr’ouverte, — parce que s’il criait, il ne serait pas parfaitement beau.
Comme il est assez difficile de situer dans leur ordre les fragments de cette nouvelle, nous publions une page qui semble donner la suite des épisodes de Poupa.
La Vie dans la campagne latine :
Arrivée de : Poupa, Variou, Mannia, Roufou, Strenou, Couprou.
Départ de Poupa. Strenou. La vie luxueuse à Rome. L’abandon. La misère. Le Pont Soublikiou. Les juifs à Rome. Le retour. Tout est parti.
On lit à la suite cette phrase :
“Et Strenou se coucha aux pieds de la (petite morte) pour ne plus se relever.”
À la suite, dans le manuscrit, de nombreuses pages sont couvertes de notes linguistiques et topographiques.
Date de l’exposition de 1889. Cette fantaisie, et les morceaux qui suivent, sont écrits sous l’influence de Mark Twain.
Vers 1889, sous la double influence des Contes d’Edgard Poe et de Mark Twain.
Cet écrit doit dater de vers 1884, d’après l’écriture encore enfantine.
Ce bel essai doit dater de 1890, au temps où Marcel Schwob préparait son agrégation.
Deux raisons principales appuient cette interprétation : le rapprochement qu’on a fait entre Héra et Isis, que les monuments égyptiens représentent avec une tête de vache ; et les curieuses figures des déesses à tête de chouette trouvées par le Docteur Schliemann à Troie. On sait d’ailleurs que la chouette (glaux) était l’oiseau consacré à Athéné. Quant à l’influence religieuse que l’Égypte a eue sur la Grèce, il est impossible de la nier. Une difficulté philologique se présente encore ; c’est l’interprétation de ôps par visage, tête. Mais on trouve dans Homère fréquemment des expressions comme eis ôpa, en face ; ou eis ôpa tini eoikesthai, ressembler à quelqu’un de figure. La métaphore est tout à fait analogue à celle qui a fait du mot latin os, bouche, le synonyme de visage. L’argot français emploie la même image dans le terme “gueule”.
On ne peut pas accepter à la lettre les assertions d’Aristote. Dans Prométhée enchaîné trois personnages sont en scène avec Prométhée : Héphaïstos, Bia et Kratos. Il est vrai que Bia est un personnage muet. Quoi qu’il en soit, puisque les personnages sont là, il n’y a dans cette réforme aucune question d’art et elle ne doit nous intéresser que si nous considérons Eschyle et Sophocle comme didaskaloi, c’est-à -dire directeurs de théâtre, non comme poëtes. Sans doute les frais accordés aux didaskaloi ne permettaient pas d’instruire un tétragonistès, mais du moins Eschyle a dû se servir de trois acteurs, à moins que Prométhée muet n’ait été représenté par un mannequin. Il est d’ailleurs peu probable que les acteurs, chargés du rôle d’Héphaïstos ou de Kratos, aient joué celui de Prométhée, qui appartenait de droit au prôtagonistès : celui-ci ne tenait jamais que le rôle principal. Ainsi dans Œdipe roi, le prôtagonistès jouait le personnage d’Œdipe ; le deutéragonistès tenait le rôle du grand prêtre de Zeus, de Jocaste, du Serviteur et de l’Exangelos, le tritagonistès représentait Créon, Tirésias et le Messager.
En murton kladi to xiphos phorâsô — Hôsper Harmodios k’Aristogeithôn — teide ton turannon ktaneton — Isonomous t’Athènas epoièsaton, etc.
Comparer dans Agamemnon : la longueur totale du discours de Clytemnestre, interrompu d’une manière rythmique par le chœur, est de 63 vers (v. 1372-1447). Dans les Choéphores, la justification d’Oreste, coupée par trois chants du chœur de quatre vers chacun, occupe 65 vers (v. 973-1043). Dans les Euménides, l’explication finale d’Athéné a 73 vers (v. 794-915). La plaidoirie d’Athéné pendant le jugement n’est pas la partie symétrique qu’il faut considérer ; c’est au vers 794 seulement que la conciliation entre la justice divine et la vendetta se manifeste, par la fondation d’un tribunal de justice humaine.
Cf. dans Prométhée enchaîné : v. 35, alternance entre la distichomythie de Kratos et la stichomythie d’Héphaïstos jusqu’au vers 82 ; v. 127, dialogue symétrique entre Prométhée et le chœur ; v. 246, stichomythie ; v. 376, distichomythie. — Stichomythie : id., v. 515, encadrée entre des strophes de quatre vers alternant ; v. 615, v. 756 à 781, v. 927, 974 ; v. 1036, dialogue symétrique entre Prométhée et le chœur.
Voir dans les Sept contre Thèbes : le chœur (v. 220 à 224) : quatre vers ; Etéocle : trois vers ; le chœur : quatre vers ; Etéocle : trois vers. Du vers 230 au vers 245 les répliques se succèdent de trois en trois vers. Du vers 245 au vers 264 stichomythie. Vers 369, séparation par demi-chœurs : répliques de trois vers. Première tirade du messager (v. 375 à 396) : vingt-et-un vers ; réplique d’Etéocle (v. 396 à 416) : vingt vers ; le chœur : quatre vers ; seconde tirade du messager (v. 421 à 436) : quinze vers ; réplique d’Etéocle (v. 437 à 451) : quatorze vers ; le chœur : 4 vers. — Entre 455 et 480 un passage altéré. — Troisième réplique du messager (v. 485 à 499) : quatorze vers ; réplique d’Etéocle (500 à 514) : quatorze vers, etc., etc. — Cf. la symétrie parfaite des plaintes d’Antigone et d’Ismène (v. 960 à 1.004). Séparation du chœur en deux demi-chœurs : premier demi-chœur (v. 1.066 à 1.071) : six vers ; second demi-chœur (v. 1.072 à 1.077) : six vers.
Grenouilles (v. 1.019 à 1.025). Les Perses sont également qualifiés d’ergon ariston : œuvre de premier ordre (v. 1.026).
Cf. v. 255. Le chœur 2 v. ; le messager 2 v. ; le ch. 2 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. ; le m. 2 v. ; le ch. 4 v. (v. 290). — De même, du vers 906 jusqu’à la fin, un chant alternatif s’engage entre Xerxès et le chœur.
Agamemnon : vers 34 à 38.
Agamemnon : vers 1.343 à 1.371.
Cf. Choéphores, pour la stichomythie : v. 107 à 124, 164 à 184, encadrée dans une distichomythie d’Électre et du chœur ; v. 211 à 225 ; v. 488 à 496 ; v. 525 à 535 etc… v. 908 à 930 ; enfin la distichomythie de 1.050 à 1.063 entre Oreste et le chœur. Pour l’invocation d’Agamemnon, cf. v. 305 à 510 ; on remarquera les appels symétriques et l’alternance entre les vers dits par Oreste, Électre et le chœur.
Cf. Euménides : vers 116 à 130.
Cf. Les Suppliantes, pour la stichomythie : v. 207 à 221 ; entrée du roi Pélasgos (v. 234 à 245) : 12 vers ; le chœur 3 vers, le roi 25 vers ; le roi 14 vers. Ainsi le discours du roi est symétriquement encadré entre le prooimion et la conclusion par une coupure rythmique ; distichomythie : v. 290 à 295, puis stichomythie jusqu’au v. 321 ; stichomythie : v. 334 à 345 ; chant alterné du roi et du chœur (cinq et six vers) : v. 345 à 406 ; stichomythie : v. 455 à v. 467 ; id., v. 507 à 515 ; chant alterné de Danaos et du chœur (cinq et deux vers) : v. 734 à 764 ; scène rythmique du héraut et du chœur : v. 835 à 901 ; stichomythie : v. 916 à 930 ; v. 1.051 : séparation en demi-chœur, stichomythie, et apo skènès sur deux strophes de quatre vers par hemikhorion.
Cf. dans Prométhée enchaîné : pontiôn kumatôn anèrithmon gelasma (sourire innombrable de la mer) ; panoptes kuklos hèliou ; passim : Nux poikileimon (nuit au manteau bariolé) ; panselenos, nuktos ophtalmos (la pleine lune, œil de la nuit), etc., etc… Voir les critiques d’Aristophane sur les mots “empanachés” d’Eschyle “aux sourcils froncés, aux aigrettes dressées”. (Grenouilles, v. 925 et suiv.)