Écrit sur de l'eau/Chapitre IV

Éditions du feu (p. 75-96).

CHAPITRE IV


DÉJEUNER D’AFFAIRES


Moi-même, quand j’étais jeune, j’ai passionnément fréquenté le Docteur et le Saint, et j’écoutais de grands arguments sur ceci ou cela ; mais toujours je suis sorti par la mên e porte par où j’entrai.

Omar Khayyam.

Peut-être un lecteur se sera-t-il demandé quelle profession, ou sinon quel rôle ou quelle place mon ami Jacques de Meillan occupait dans la vie. Il me serait facile de répondre qu’il était littérateur, d’autant plus facile qu’on le verra bientôt entouré de quelques-uns des plus brillants et des plus variés spécimens de cette race étrange, improductive et amorale. Mais je n’ose pas. Pour être littérateur, il ne suffit point, comme les apparences portent à le croire, d’avoir été rejeté de toutes les catégories sociales, ou de s’être soi-même reconnu incapable de quoi que ce soit, il faut encore avoir écrit. Or, mon ami Jacques de Meillan avait composé péniblement quelques sonnets dont le plus beau avait paru dans La Côte bleue, petit journal d’annonces que dirigeait M. Tintouin, dont le nom reparaîtra plus tard, au cours de ce récit. Entre une réclame sur le savon Mikado et l’éloge d’une villa à Saint-Raphaël, avec eau et gaz à tous les étages, ce sonnet avait été imprimé, enjolivé de deux coquilles importantes au dernier vers. Personne ne lisant La Côte bleue, il n’y avait aucun danger qu’on appréciât d’une manière quelconque, en bien ou en mal, cette œuvre lyrique. Mais comme deux précautions valent mieux qu’une, et qu’on ne saurait trop se défier de l’indiscrète curiosité du public, l’auteur avait adopté le pseudonyme déconcertant de Manfred. Habileté suprême et qui lui avait permis de passer auprès de tous ses amis pour un talent qui n’a pas encore dit son premier mot. Il voulait débuter par un chef-d’œuvre, et ces prétentions-là entraînent bien loin.

À part cela, il profitait de tous les instants de loisir que lui laissait sa vie surmenée de riens pour s’abandonner au remords de ne pas écrire, là, tout de suite, sur sa manchette, à la rigueur, les conceptions exquises et si originales qui lui traversaient le cerveau… Oui, mais cette maladie de l’hésitation !… Il attendait que tout fût mûr, complet, prêt à l’encens universel et lorsqu’il allait se décider… voilà qu’une nécessité urgente le ravissait aux douceurs de la méditation : il avait promis de voir Lanturlut chez Madame Bombard à cinq heures juste, ou bien son gantier l’attendait depuis trois après-midi, et ni le gantier ni Lanturlut n’admettaient de retards.

Donc, mon ami Jacques de Meillan n’était littérateur qu’en puissance, et il n’y avait que Madame Morille au monde pour lui décerner l’épithète de poète. Elle ne le faisait d’ailleurs que par hasard et par fantaisie. Je ne puis pas tout de même affirmer qu’il était rentier, car si le rentier ne fait rien, il a des rentes. Mais autre chose est d’avoir de temps en temps jusqu’à des vingt sous à dépenser en quelques jours, autre chose est de toucher des coupons du Métropolitain. Fils de famille ? Mais a-t-on bien le droit de considérer comme une qualité particulière un trait qui vous est commun avec tous les gens qu’on n’a pas trouvés, nus et enfants, sous des porches ?

Il existait, voilà. Et c’est déjà bien beau dans une époque comme la nôtre. Seule, la manière dont il s’acquittait de cette fonction lui était strictement personnelle et n’avait que de lointains rapports avec les moyens choisis par une foule de gens sérieux, pour le même but. On a peut-être compris, et on comprendra de plus en plus en lisant ce petit roman combien une définition brutale telle que littérateur, ou rentier, ou étudiant serait insuffisante. Disons donc, et plus vaguement, que Jacques de Meillan était un jeune homme, et un jeune homme qui se levait tard.

Il se levait tard, parce qu’il se couchait relativement encore plus tard et que le sommeil repose. Il se levait tard, parce que la matinée ne contient que des heures ingrates et difficiles à occuper avec intelligence. Il se levait tard, parce qu’il était infiniment mieux couché que debout. Il se levait tard, parce qu’il avait à se venger des dix ans de supplice où, sous prétexte d’un baccalauréat à obtenir, on l’avait obligé à s’habiller à cinq heures et demie tous les matins.

Excepté quand il déjeûnait en ville, il ne quittait donc jamais son lit avant onze heures, et il employait à des projets ou à des rêves le temps qui s’écoulait entre son réveil et cet instant fatidique. Le lendemain du bal des Morille, il ne revint à la conscience du monde réel qu’à dix heures. Il sonna furieusement Eugénie qui, n’attendant que ce signal, apparut avec un bol de café au lait tiède, qu’elle déposa sur les genoux de son jeune maître. Puis, comme elle s’esquivait discrètement, il la retint d’un geste de la main, et lui désignant un fauteuil :

— Asseyez-vous, ma fille, et répondez à mes questions.

Eugénie obéit. Elle était tout-à-fait fatiguée de la soirée de la veille et il fallait l’inconsciente cruauté de M. de Meillan pour exiger de cette pauvre fille un service aussi dur que celui de l’entretien de son ménage. Jacques, sur le point de lui demander des nouvelles de sa santé, l’ayant regardée, se tût :

— Où est mon père ?

— Monsieur est parti ce matin de bonne heure en disant qu’il ne rentrerait qu’à midi, avec plusieurs messieurs.

— Alors, c’est un grand déjeûner ?

— Oh ! Monsieur Jacques, ne m’en parlez pas, voyez-vous. Je ne tiens plus debout. Si cette vie devait durer plus longtemps, j’aimerais mieux donner mes huit jours à Monsieur, et le quitter… Parole d’honneur, si ce n’était pas ce pauvre Coco, que personne ne pourrait soigner comme moi, je partirais. Il y a trop de travail ici… On peut le dire, c’est bien pour lui que je reste… et pour vous aussi, Monsieur Jacques, qui avez toujours été si bon pour moi.

— Eugénie, je vous remercie. Mais ne pensez-vous pas que si vous rentriez un peu moins tard ?…

— Oh ! que Monsieur ne me parle pas de çà !… Une fois ma vaisselle finie, je redeviens une femme comme les autres, n’est-ce pas ? Eh bien ! je suis libre, je sors. Et encore on peut dire que je me tiens… Mais si vous aviez vu Ernestine, et Antoinette la Gavotte, une fille que j’ai connue cuisinière chez Madame Bombard, autrefois… En plein jour, monsieur… C’est des choses qui ne se font pas, quand on a un peu de chic…

— Bref, les messieurs que va ramener mon père dévoreront leur déception…

— Oh ! pour ça non. J’ai promis à Monsieur qu’on mangerait, et même qu’il y aurait une surprise. Il m’a donné cent sous en me disant : « Surtout, qu’il ne manque rien, nous serons six ou huit personnes. » Je vais leur faire un beefsteak de cheval au beurre d’anchois, un beefsteak monstre. Ça fait de l’effet et du profit, et ça vous a un arôme qui flatte l’odorat… j’ai promis, je m’exécute : seulement il ne faudrait pas me demander un œuf à la coque après que j’aurai enlevé le couvert. Je sens qu’à ce moment-là, la tortue me jetterait par terre d’un coup de patte.

Jacques avait fini son café au lait. Il tendit le bol à Eugénie qui disparut, puis il contempla sa chambre. Occupation facile. Sujet de méditation éternellement nouveau et indéfiniment fécond.

C’était une très jolie chose que sa chambre, par un doux soleil d’hiver, comme ce matin de février. Les rayons jaune-pâle entraient par les deux fenêtres à ras de plancher, éveillant la vie des poussières dansantes, semblables à des vols de moucherons dans les beaux soirs du mois d’août. Ils allumaient de minces éclairs au dos des livres de la bibliothèque entr’ouverte, ils venaient mourir en briques d’or sur la cuirasse de la tortue. Une subtile gaieté vibrait dans l’atmosphère. Les bibelots de l’étagère s’animaient comme de petits personnages. Ils se racontaient leurs souvenirs et Jacques suivait leur conversation, la plupart du temps ironique.

— On aime les bibelots, pensait-il, on ne les comprend pas. On les estime pour leur valeur d’art ou leur intérêt de curiosité. Mais ils vivent, les bibelots, ils aiment qu’on s’occupe d’eux. Qui donc n’a remarqué leur air de satisfaction lorsqu’on les met à leur vraie place, l’exaltation pour ainsi dire de leur physionomie, et au contraire, leurs reproches muettement terribles quand on les exile ou que l’on se met à oublier les souvenirs charmants ou graves, que leur destinée de bibelots est d’éveiller ? Ils pardonnent une mutilation, pour peu que la malice ne s’en soit pas mêlée, mais l’oubli et la négligence les ternissent, comme les perles que ne réchauffe plus la douce chair féminine. Bibelots, bibelots, je vous aime. Vous n’êtes pas nombreux ici et vous n’avez pas de valeur, mais si vous m’étiez enlevés, il me faudrait au moins les joies suprêmes de l’amour pour me consoler de votre perte… Encrier qui de loin parais une bonne petite grenouille de cristal gavée d’encre, chandelier couvert de taches de bougie anciennes et vénérables, porte-montre qui me viens de mon grand-père, et si intimement uni à l’existence de ta compagne que si tu disparaissais, je ne saurais où la coucher la nuit, et toi-même, tocante chérie, invraisemblablement arrachée tant de fois, — et au prix de quels sacrifices ! — à l’avidité d’une tante redoutable, tocante chérie dont les taches même et les fêlures d’émail me sont précieuses, vous avez tous un peu de ma vie… Mais, bibelots, j’ai parlé d’amour. Excusez-moi. Ma pensée encore vous quitte. Elle vous reviendra… Soyez tranquilles, hélas ! je vieillirai bientôt.

Il pensa de nouveau à la jeune femme blonde et à son rendez-vous, mais cette fois avec espoir et avec joie. Son attendrissement avait changé d’objet et il attendait, perdu dans une molle rêverie, que la minute sonnât du lever.

À onze heures, il s’agitait dans l’obscur réduit qui lui servait de cabinet de toilette, puis passait à l’élaboration d’un habillage savamment en rapport avec la gravité précoce qu’on se plaît à supposer chez un jeune homme qui va prendre part à un repas de gens sérieux. Il mit un complet sombre et une cravate sévère, aux tons amortis de minerai pas encore entièrement extrait d’une carrière nouvelle, divisa ses cheveux d’une raie correcte, mais discrète, chaussa les souliers confortables de quelqu’un qui pourrait aussi bien avec entrer dans un salon que prospecter en Californie, s’il le fallait ; enfin dans une disposition d’esprit bienveillante et souple, se disposa à plaire aux nouveaux amis de M. de Meillan, Puis, il fut à la salle à manger donner le coup d’œil suprême.

Cette servante avait plus que du tact : elle avait du génie. Sur une table à toutes rallonges épanouies, une nappe de toile fine et huit couverts agréablement disposés, des hors-d’œuvres variés, du beurre contourné en coquillages marins, des verres innombrables, comme s’il avait plu de quoi les remplir et un bouquet de chrysanthèmes au centre de ces merveilles attestaient combien cette jeune femme, à tant d’égards fantaisiste, était précieuse en ses ressources, lorsque les circonstances exigeaient une improvisation éblouissante. Jacques ne perdit pas une seconde à se demander comment la cave ou l’office feraient honneur à tant de promesses : il avait confiance.

À midi, un bruit terrible retentit dans la maison. On pouvait croire qu’un cent de billes d’agate poursuivi par les clameurs d’une foule, rebondissait sur le marbre des escaliers. C’était M. de Meillan et ses amis qui rentraient. Lorsque la trombe eut forcé la porte de l’appartement, il se produisit une telle trépidation que le vautour, trébuchant sur son perchoir, vint donner de la tête sur le fourneau brûlant, puis tomba, évanoui, sur le carreau. Comme personne n’avait le temps de s’occuper de ses faiblesses, il ne revint à lui que longtemps après, couché dans le couvercle d’une vieille valise où il avait été déposé en grande hâte.

— Entrez, entrez, mes amis, disait M. de Meillan. Il y a ici un cordon-bleu dont vous allez me dire des nouvelles. Par ici, par ici, à gauche… Là ! nous y sommes. Cette table fait plaisir à voir. Messieurs, je vous présente mon fils. D’ailleurs pour une moitié d’entre vous cette formalité est inutile. Paillon, Cabillaud, et ce cher Renaud Jambe-d’Or sont de vieilles connaissances. Jacques, approche, que je te présente à M. Tintouin directeur de La Côte Bleue, ancien chef de musique militaire à Cassis, un de nos plus riches capitalistes, et dont je compte bien doubler la fortune avec l’affaire des alcools du Caucase. J’ai aussi amené ces deux messieurs, tu sais, dont je t’ai dit tant de bien hier soir, deux cœurs d’or et qui ont l’oreille de Mazarakis : M. Pam… Pamplemousse…

— Pampelunos, rectifia en s’avançant un homme âgé, espagnol d’allures et d’accent, et dont le regard était éteint de scepticisme et d’expérience.

— Pampelunos, parfaitement. Un homme étonnant, qui, après avoir été un des chefs de l’insurrection carliste, s’est retiré des affaires publiques, et vit comme un sage, dans un petit magasin du Vieux-Port, en vendant des asticots et des cannes à pêche… Et M. Mic… Micmac…

— Micaëlli, souffla un petit vieillard propre et aimable, monsieur Micaëlli, ancien secrétaire de M. Francisque Sarcey et actuellement inventeur d’un instrument destiné…

— À révolutionner l’industrie mécanique, interrompit M. de Meillan… j’ai étudié son dossier, ses plans, ses devis, c’est extraordinaire… Allons, messieurs, à table ! à table ! L’huître ouverte n’aime pas attendre.

Il retira lui-même d’un panier quatre douzaines de Portugaises prêtes et les disposa sur un grand plat.

— C’est bien peu, n’est-ce pas, Messieurs, c’est bien peu. Mais un homme en a tout de même sa charge. Et puis, je ne pouvais pas supposer que je vous rencontrerais tous. Je n’avais primitivement invité que MM. Tintouin, Micmaquelli et Pamplemonos, mais, par un hasard comme… moi seul en rencontre, j’ai trouvé successivement, échelonnés à divers coins de rue, ces excellents amis : Paillon, Cabillaud et Renaud Jambe-d’Or. Messieurs vous vous connaissez maintenant : asseyez-vous. Le repas que je vous offre est très simple, mais l’affaire que nous allons y élaborer nous permettra bientôt d’en faire d’autres plus succulents. Je vous promets, au lancement de la cent-millième bouteille, un banquet à la Maison-Dorée, où nous ferons valser la mère Clicquot comme si elle avait vingt ans. Allons, messieurs, prenez vos places au hasard. L’étiquette n’entre pas ici.

Par respect pour le capital, on laissa M. Tintouin s’asseoir le premier. Il le fit avec une gravité bienveillante. Toute sa figure aux joues rasées de près respirait la santé et la quiétude. Il était vieux, mais frais encore et ses moustaches blanches semblaient un paradoxe, un paradoxe aussi son bégaiement.

Le lecteur connaît déjà M. Paillon, le médecin élégant dont toutes les femmes raffolaient. Mais quels que fussent le chic et les manières de M. Paillon et de M. Tintouin, rien n’approchait de la suprême aisance de M. Cabillaud, que son abondante barbe d’argent faisait ressembler à un sage de la Grèce, affublé d’un complet de La Grande Maison. Ses mains soignées, ses gestes parfaits, sa diction tour à tour familière et grave attestaient une habitude de la haute vie, contre laquelle rien n’avait pu prévaloir, ni l’adversité, ni la menace d’une paralysie courageusement d’ailleurs envisagée ; tant il est vrai qu’une grande âme se rit des circonstances qui se flattent de la faire déchoir. Assis à ses côtés, l’exubérance de Renaud Jambe-d’Or, sa moustache terrible sur ses joues bleues, ses yeux de cavalier maure dans une fantasia étaient évidemment les signes d’une âme ingénue, mais manquaient de ce je ne sais quoi qu’on acquiert par un long mépris des hommes et un exclusif amour de ses aises : la distinction.

Pampelunos et Micaëlli, que l’huître fraîche étonnait, se taisaient, humant l’odeur marine. M. Tintouin, tout à coup et sans autre raison qu’entretenir la causerie sur un ton badin, s’informa :

— Je vous demande pardon, monsieur Renaud, ce nom… que vous portez… si particulier… perpétue-t-il un souvenir ? En vous voyant marcher si allègrement…

— Jambe d’Or, monsieur, est le sobriquet sublime donné à mon grand’père par les Turcs eux-mêmes dont un boulet lui enleva la cuisse au ras du tronc, à la bataille de Navarin. On la remplaça par une jambe d’or, et tous ses enfants sont fiers d’ajouter à leur patronymique cette appellation héroïque et commémorative. Renaud place des becs d’acétylène, monsieur, mais il est Renaud Jambe d’Or.

M. Tintouin acquiesça dans un sourire. Eugénie, correctement ceinte d’un tablier blanc, et une couche de poudre de riz dissimulant sur ses joues les cernures et les plis de ses fatigues nocturnes, vint remplacer les coquilles d’huîtres par une tranche colossale de cheval au beurre d’anchois qui souleva un murmure d’admiration.

— Eugénie, cria M. de Meillan, allez dans mon bureau me décrocher de la panoplie le grand couteau péruvien.

Eugénie obéit et revint fièrement armée d’un poignard à large manche de cuivre, incrusté de dessins bizarres. M. de Meillan l’ouvrit et découpa en huit morceaux pareils l’énorme beefsteak proposé à sa force.

— Ce poignard, dit-il, est authentique. Il a été trouvé dans la tombe d’un Inca par le frère du docteur Chaudelier, l’oculiste, dont les soins ont guéri mon fils lorsqu’il pensa perdre la vue à l’époque de ses douze ans.

— Chandelier n’est qu’un imbécile, protesta Paillon ; il rend aveugles deux malades sur trois.

— Et j’ai bien peur que ton poignard n’ait été fabriqué par un faiseur de tiares, dit Cabillaud en souriant.

— Tais-toi, mon poignard vient directement du Pérou, l’évidence saute aux yeux. Ne l’écoutez pas, messieurs, son scepticisme est un abîme. Il verrait brûler nos gisements de mines d’alcool qu’il en discuterait la composition chimique.

— Pourtant, dit Pampelunos, on ne peut pas les mettre en doute.

— C’est clair, résuma M. de Meillan, avec un léger haussement d’épaules à l’adresse de toute personne fictive qui eût osé ne point admettre son alcool, c’est clair. Il coulera ici des millions. Et tant mieux pour les ouvriers de la première heure, qui auront cru en même temps que moi. D’ailleurs, je les avertis, les parts de fondateurs sont pour eux, et non pour les opportunistes.

— Vous avez parfaitement raison, s’écria Jambe d’Or, et pour moi, je crois à vos mines comme si je les avais vues.

— Jambe d’Or, voilà qui est parler… Ce que vous venez de dire là vous sera compté plus que vous ne pensez à l’époque très prochaine où… Mais je m’arrête, j’en ai déjà trop dit.

— Du tout, du tout, monsieur de Meillan, susurra Micaëlli, nous sommes impatients d’entendre la fin de votre phrase…

— Aussi bien, pourquoi me cacherai-je ?… je compte suspendre les premiers mois le partage des dividendes et affecter les fonds de la recette à la construction d’un magasin monstre, d’une sorte de bazar colossal, en plein centre marseillais, où l’on vendrait l’alcool Mazarakis-Meillan et Compagnie dans des conditions d’élégance toutes particulières. Vous voyez d’ici l’entreprise. Cinq étages de services, de bureaux, de salles d’exposition et de vente, des comptoirs supplémentaires de parfumerie et d’épicerie pour appâter le gros public, et tout l’attirail imaginable : salles de dépêches, bureau de poste, salon d’auditions musicales et de phonographes, un petit théâtre genre musée Grévin avec cinématographe dans les sous-sol, un atelier de photographie délivrant une carte-album à chaque acheteur au-dessus de dix francs, enfin une série d’attractions admirables et bien propres à nous taire une réclame immense. Et je ne fais que vous entr’ouvrir des perspectives. Mais vous n’êtes pas sans deviner combien d’idées fécondes nous suggéreront les circonstances et le succès : comme, par exemple, d’adjoindre à la maison un service d’informations parallèle à celui des grands quotidiens, et au besoin d’avoir un journal à nous dont le rôle peut être formidable dans une crise électorale, et mille autres inventions semblables dont votre ingéniosité ne sera pas en peine. L’argent ? vous n’aurez même pas à vous baisser pour le prendre, il montera en flots jusqu’à la portée de votre main…

Pour l’instant, ajouta-t-il avec plus de calme, nous n’en sommes qu’à la période d’expectative, et j’ai plus besoin de dévouements que je ne puis distribuer de subsides.

— Ah ! vous ne pouvez pas encore ?… interrompit le méfiant M. Tintouin.

— Permettez-moi de vous dire que vous êtes renversant, mon cher et estimable monsieur Tintouin. Vous voudriez que je vous distribuasse des revenus de vingt pour cent avant d’avoir reçu le quart de votre quotité ? Mais alors…

— Cependant…

— Il n’y a pas de cependant, monsieur Tintouin, rectifions les faits. Par amitié pour vous, je consens à recevoir votre argent au même titre que celui du tout puissant Mazarakis, au risque de me fâcher avec lui, et vous réclamez déjà ?

— Je n’ai pas réclamé.

— Votre étonnement était pire qu’une exigence formelle. Monsieur Tintouin, cette conduite me navre. C’est me faire payer bien cher quelques annonces parues dans votre gazette, et que je ne vous avais pas encore réglées… Au surplus, vous avez tous les droits, mais si vous exigez vos dividendes les deux premières années, il est clair que du même moment vous perdez toute participation à l’affaire autrement importante du bazar. C’est cinquante ou soixante mille francs par an que vous abandonnez.

— Mais enfin, protesta suprêmement M. Tintouin, cette mine d’alcool du Caucase, où est-elle ?

— Dans le Caucase, certes ! s’écria M. de Meillan. Une mine d’alcool du Caucase n’a pas l’habitude de se trouver dans la République Argentine.

— Je veux dire : est-on bien sûr de son existence ?

— Si l’on est sûr de son existence ! s’indigna l’amphitryon, ah ! c’est trop fort ! Douter de l’existence de ma mine !

Étouffant, il se leva, puis se rassit, puis but un verre plein d’eau pour se remettre d’une telle alarme.

— Pourtant, reprit M. Tintouin, je ne l’ai pas vue.

— Voilà une preuve ! Et moi, croyez-vous que je l’aie vue ? Et Mazarakis, qui l’achète de compte à demi avec moi, pensez-vous qu’il l’ait vue ? Depuis quand a-t-on besoin de voir une marchandise pour l’acquérir, la préparer, la débiter, la vendre ? Comme capitaliste, monsieur Tintouin, vous manquez d’envergure. Moi qui ne suis qu’un modeste découvreur d’affaires, je possède autrement d’audace.

— Vous n’avez rien à perdre.

— Rien à perdre ! Mais, vous moquez-vous de moi ? Et mes parts de fondateur ? et mes engagements vis-à-vis de mes prêteurs pour arriver à payer le quart de ma quotité de frais d’achat. ? et mon travail ? C’est-à-dire que si cette entreprise échouait, je n’aurais plus qu’à disparaître loin d’ici…

M. Tintouin, terrifié d’engager ses fonds sur les chances d’exploitation d’une mine que personne n’avait vue, ne savait comment offrir sa démission. Ce fut M. de Meillan lui-même qui vint à son secours, avec un rire de pitié :

— Écoutez, je comprends vos hésitations. Elles vous sont communes avec des milliers de rentiers de France, et ce sont elles qui ont tari notre énergie et stérilisé notre expansion nationales. Je ne vous en veux pas : on ne peut pas demander à un ancien chef de musique l’intuition d’un fondateur de trusts. Je vous en veux si peu que j’ai en réserve à votre choix une demi-douzaine d’autres affaires, infiniment plus modestes et d’un succès plus immédiat : une carrière de portor dans les Pyrénées, un verrou automatique, enfin une invention que j’ai abandonnée depuis longtemps : le simili-marbre. On trempe une dalle de pierre de taille dans des bains successifs, et elle sort avec les veines et le poli du marbre. L’inventeur est mort depuis six ans, mais je suis le parrain de ses enfants, et la veuve me céderait le brevet pour un morceau de pain. Je vous ferai passer les dossiers.

— C’est cela, dit M. Tintouin, évidemment satisfait d’échapper à la mine d’alcool, je les étudierai de près.

Cependant, à mesure que le déjeûner s’avançait, la conversation échappait au maître de la maison et se fragmentait à l’infini. Chacun parlait successivement à tous et leur répondait. Seuls, Pampelunos et Micaëlli se taisaient, de peur de laisser perdre une bouchée de ce repas magique, servi sur une table blanche, dans une salle chauffée et abritée des courants d’air. Ils ne rompirent le silence que lorsque, le café distribué, on fut bien sûr qu’il ne s’évanouirait point. Alors, ils se firent leurs confidences mutuelles, sans en comprendre un mot, puisque l’un parlait français avec une rapidité vertigineuse et une voix suraigüe et que l’autre mâtinait son discours d’une foule de locutions espagnoles, de barbarismes et d’allusions inintelligibles à des événements obscurs et sans la plus petite importance. Ils avaient beaucoup vu tous les deux, quoique dans des sphères d’observation étrangement différentes. Pampelunos avait fait la campagne de guérillas comme aide de camp du général Zumalacarregui, avait couché à la belle étoile, tiré sur ses compatriotes, attrapé des rhumatismes et enfin subi l’exil. De désespoir il vendait des vers de vase et faisait la commission. Son illustre client Mazarakis n’achetait que chez lui ses imlangrottes, — car il était amateur fou de la pêche. Micaëlli avait connu l’humanité dans l’antichambre de Sarcey, et Sarcey lui-même en recopiant ses manuscrits. Il était fier d’avoir, pour sa modeste part, contribué à répandre tant de chefs-d’œuvre de critique dramatique, et ne parlait qu’avec attendrissement de cette époque de sa vie. Depuis, ses efforts n’avaient abouti qu’à une succession de désastres et il n’avait eu de joie un instant qu’à la publication d’une plaquette de vers composée de trois acrostiches : l’un sur Sarcey précisément, l’autre sur le tzar de toutes les Russies, et l’autre sur Déroulède. Mais de ses inventions, pourtant géniales, il n’avait tiré nul profit, par impossibilité de s’offrir un brevet. Il rencontrait tous les jours des gens qui roulaient en huit ressorts, pour avoir en toute impunité, dérobé et exploité ses secrets. La vie était bien triste.

Ce n’était l’avis de M. Cabillaud que dans l’acception strictement métaphysique. Il expliquait à Renaud Jambe d’Or que, évidemment, à un certain point de vue, comparée à l’éternité, notre existence n’a ni valeur ni charme. Mais, considérée en elle-même, elle ne manque pas de saveurs : l’amour des femmes, les bons repas, les conversations distinguées, les livres, les cigares et la paresse. Il vaut même mieux ne pas penser que tout cela se résout en maladies, comme cette satanée ataxie qui menace les organismes les mieux trempés… Mais enfin… ne nous faisons pas de bile avant le temps.

Et il lançait fortement sa jambe sous la table, afin de se rassurer sur son bon fonctionnement.

Tous, sauf M. Tintouin qui avait des villas au soleil de la côte d’Azur, se félicitaient d’avoir rencontré ce matin M. de Meillan et faisaient des vœux sincères pour que sa prospérité ne diminuât point ses généreux sentiments. Quant à M. de Meillan lui-même, il parlait éperdûment, enivré de bienfaisance et du désir de plaire. Son imagination, surexcitée parle cheval au beurre d’anchois, le vin blanc et le café sombre et fort dominait par-dessus la médiocrité risible du présent, un avenir merveilleux de fortune, de luxe et d’activité.

— Ah ! mes enfants, disait-il, presque à lui-même, car personne ne l’écoutait, ah ! mes enfants, quelle existence nous mènerons dans mon château de Cassis !… Et d’abord, j’édite les œuvres complètes de mon fils à mes frais.

— Mais, protesta le jeune homme, je n’ai rien écrit.

— Tu écriras ; à ce moment, tu auras la tranquillité nécessaire pour me poudre des chefs-d’œuvre. Je t’enfermerai dans un cabinet de travail vaste et bien aéré, devant un bureau en chêne massif, au milieu de tous les livres que tu voudras, et si tu ne me sors pas de là avec une pile de manuscrits de génie, je te renie comme mon fils, et je te déshérite.

— Mais, papa…

— Tais-toi, ne contrarie pas ton père. J’ai fait un rêve dans la vie… — j’en ai même fait plusieurs autres, mais ceux-là ont échoué, et c’est pourquoi je mérite une compensation — …je veux que mon fils devienne un littérateur extraordinaire, un romancier dans le genre de Joseph Méry, ou de Jules Moinaux. Mais ça, mon petit, avant que tu écrives comme Méry, tu pourras en noircir, du papier à huit sous la rame. Quel moëlleux ! quelle sûreté ! quelle grâce dans les descriptions ! Vous n’avez pas lu Méry, M. Tintouin ?

Mais M. Tintouin n’entendait pas. Plongé dans des méditations et de glorieux souvenirs de meneur d’hommes, il battait avec son cigare la mesure d’un orchestre idéal, avec les jeux de physionomie, tantôt d’extase, tantôt de supplication qu’il réservait jadis le dimanche, au trombone égaré ou aux clarinettes soumises et parfaites.

— C’est à vous que je parle, mon cher et estimable monsieur Tintouin.

— Excusez-moi, répondit le rêveur avec le tressaillement que cause toute chute dans le réel.

— Je vous demandais si vous aviez lu Méry…

— Méry ! questionna M. Tintouin, avec un vague effroi. Non, je ne pense pas. D’ailleurs, je lis très peu. Le soir, quelquefois, pour m’endormir, et c’est toujours Le nez d’un notaire, que, du reste, voilà cinq ans que je n’ai pu terminer. À la dixième ligne, je n’ai plus conscience de rien… Ah ! les affaires sont bien absorbantes !

— Terriblement absorbantes ! déclara avec componction M. Cabillaud, après une caresse discrète à sa barbe magnifique.

Il ne s’expliqua pas autrement et, de fait, il en eût été fort empêché, car on ne lui connaissait pas d’affaires à gérer ou à lancer. Il cherchait, sans trop d’insistance, une carrière où déployer son activité ingénieuse et, en attendant qu’on la lui offrît, il se promenait sans relâche, à travers les rues de la ville. Fort de l’ancienne amitié qui le liait à M. de Meillan, il passait la plupart de ses après-midi avec son fils, à jouer aux échecs. Jacques l’aimait beaucoup à cause de cette complaisance et écoutait avec un respect infini les phrases dans lesquelles — ainsi d’une drogue dans une pilule et du sucre — le noble vieillard enveloppait son expérience de la vie.

Sa réflexion creva les digues qui retenaient encore la causerie de dériver vers la métaphysique. Pampelunos aussi bien que Tintouin brûlaient d’envie de s’élever vers ces considérations sublimes qui prétendent concerner l’humanité et même le cosmos, mais où nous déguisons notre irrépressible besoin de parler de nous, de nous encore et toujours, de nous jusqu’à extinction de pensée.

— Et quand nous quittons les affaires, soupira Renaud Jambe d’Or, c’est pour retomber dans le tourment de l’idéal.

— Parlez pour vous, mon cher ami, objecta Augustin Paillon, qui était un esprit scientifique. Il y a d’autres cerveaux, pour lesquels l’idéal n’est qu’une chimère et qui réprouvent les hallucinations de l’arrière-monde.

— Cependant, protesta Jambe d’Or, quand j’ai fini de placer mon carbure et mes lampes d’acétylène et que je rentre chez moi, je sens que quelque chose en mon être est insatisfait. Mon âme s’élève, et je sens qu’elle me parle.

— Vous avez une maladie d’estomac, dit le médecin avec un ricanement.

— Pas la moindre. C’est mon âme qui parle et… et j’ai bien tort de ne pas l’écouter.

— Vous me faites pitié. L’idéal est une maladie. Ceux qui en guérissent sont les forts, les maîtres. Pour eux, le réel seul existe. Je voudrais bien savoir ce que vous dit votre âme.

— J’incline à penser comme M. Renaud Jambe d’Or, déclara M. Tintouin avec énergie. Si M. Paillon n’a pas dame, c’est un malheur pour lui. Mais, quant à moi, je n’ai qu’à me rappeler l’époque où mon orchestre entier, incliné sous ma baguette, laissait pénétrer en lui la volonté que j’avais de lui entendre jouer L’Ouverture de l’Africaine ou la Valse de Faust, pour qu’aussitôt il me soit impossible de douter que nous ayons une âme.

— Une âme ! murmura M. Cabillaud d’une voix suave, une âme ! Quel problème ! Il y a des moments où je crois que j’en ai une, il y a d’autres moments où je suppose que les autres n’en ont pas… Monsieur Pampelunos, reprendrez-vous un petit verre de rhum ! On ne sait jamais ce que nous réserve l’avenir.

M. Pampelunos — qui le savait, au contraire — obéit, empressé et il but, avec la hâte retenue d’un homme qui a été habitué de bonne heure à constater que même quand la distance de la coupe aux lèvres est franchie, il peut encore arriver bien des choses.

— Tout cela est fort bien, messieurs, dit enfin M. de Meillan, mais ce sont les occupations de gens oisifs. Votre conversation me prouve que, malgré tout, vous avez encore du temps à perdre. Mon âme, chez moi, fait chambre à part, et se tire d’affaire toute seule.

— Sarcey, annonça M. Micaëlli, mon maître Sarcey me disait fort souvent : « Une bonne digestion, voilà l’image la plus approchante et la meilleure preuve de l’existence de l’âme. Tout le reste n’est qu’inquiétude inutile, billevesées, vapeurs noires ».

Paillon, dégoûté d’avoir affaire à tant de personnes évidemment dénuées de culture scientifique, avait entrepris Jacques sur le transformisme et tâchait de lui prouver, en le regardant attentivement, que l’homme descend du singe.

— D’ailleurs, reprit encore M. de Meillan, âme ou pas âme, il n’y a pas moyen d’être heureux, ni d’être tranquille. M’expliquera-t-on pourquoi je cours, travaille et me surmène ? je n’en sais rien moi-même. Car enfin il est difficile d’admettre que ce soit uniquement pour assurer à ce garnement un bien-être qu’il n’a pas mérité, puisqu’il n’a encore rien fait.

— Personne ne l’explique, répondit M. Cabillaud. C’est pourquoi, mon cher ami, nous ferions tous bien mieux de jouir paisiblement du moment présent sans jamais nous inquiéter de l’avenir, fût-ce le nôtre.

Il dit, plia sa serviette avec méthode et y fit au moyen d’une épingle noire ce signe qui marque chez un convive l’intention de revenir parfois l’utiliser. Puis il se leva, souriant d’une façon exquise, comme quelqu’un qui n’ose faire entendre à haute voix que… tout de même… et sans vouloir le moins du monde… il se fait tard.

Effarés à l’idée d’avoir dépassé la mesure, Pampelunos et Micaëlli prirent congé. Paillon se découvrit une malade qui l’attendait d’urgence à deux heures et demie ; Renaud Jambe d’Or, était l’esclave de l’acétylène. M. Cabillaud lui-même parla d’un monsieur très distingué avec lequel il avait négocié, jadis, la vente d’un stock de crevettes d’Algérie sur quoi il lui était encore dû quatre francs que peut-être, avec de l’adresse, on pourrait… M. de Meillan entraîna M. Tintouin dans son cabinet de travail et Jacques, demeuré seul, regagna sa chambre pour y échanger sa cravate sombre contre un satin plus tendre, plus féminin, mieux adapté au rôle d’ami des jeunes filles, qu’il allait remplir.