Économistes modernes - Michel Chevalier



ÉCONOMISTES CONTEMPORAINS.
M. MICHEL CHEVALIER.
(COURS D’ÉCONOMIE POLITIQUE.)

Si le livre dont nous entreprenons l’examen était présenté comme un cours d’administration pratique, il n’y aurait que des éloges à donner à M. Michel Chevalier. Il suffirait de montrer dans son œuvre l’abondance et la précision des faits, la conception nette et vive, le bon sens pratique, et surtout un rare talent de vulgarisation. Il serait facile de justifier le succès et l’influence de l’auteur, en constatant que peu de publicistes ont possédé à un égal degré le secret d’intéresser le public aux choses utiles. Malheureusement ce livre, recommandable à tant d’égards, est intitulé : Cours d’économie politique[1]. Son auteur a pour mission de continuer au Collége de France le solide enseignement fondé par J.-B. Say et par M. Rossi. Ces deux circonstances nous obligeront à ne plus considérer seulement M. Michel Chevalier comme un homme de riche expérience et d’heureux conseil ; il faudra sonder la valeur théorique des doctrines qu’il émet, et limiter exactement la place qu’il occupe dans la science économique. De cet examen résultera pour nous la nécessité de proposer quelques doutes et de tempérer parfois l’éloge par des restrictions.

Les sciences positives, aussi bien que la littérature et les arts, admettent chez ceux qui les cultivent deux genres opposés d’aptitudes, deux nuances d’esprit dont le contraste est vivement prononcé. D’une part se rangent les savans exacts et réfléchis, qui, sans entraînement, sans illusions, retournent froidement contre eux-mêmes l’instinct critique dont ils sont doués, et ne produisent leur œuvre qu’après l’avoir éprouvée de toutes manières. Il y a, d’autre part, des natures vives et aventureuses qui n’ont de puissance que par leur spontanéité, et qu’une méditation trop intense énerverait. M. Michel Chevalier doit être classé dans ce dernier groupe. C’est un homme de sentiment et d’imagination qui a l’avantage de posséder les plus utiles ressources de la science positive. Son éducation littéraire eut pour complément le sérieux enseignement de l’École polytechnique. Lorsqu’il se trouva lancé dans le monde avec le titre d’ingénieur pour toute fortune, une révolution qui venait de faire éclat, volcan mal éteint, avait imprégné l’air d’on ne sait quels principes subtils et dissolvans qu’on respirait malgré soi, et qui enivraient comme l’odeur de la poudre après une bataille ; c’était un vague besoin de réforme, une irritabilité maladive au contact de tout ce qui existait. M. Michel Chevalier n’échappa point à cette contagion. Il fit acte d’adhésion au saint simonisme et ne tarda pas à devenir un des promoteurs les plus influens de cette doctrine. L’heure du désenchantement sonna, hélas ! bientôt. Les esprits qu’un fiévreux enthousiasme n’avait pas définitivement faussés reconnurent que l’ancienne loi morale trouvait dans sa sévérité même la raison nécessaire de son existence ; qu’une hiérarchie sociale ne se bâcle pas à la tâche, par des réformateurs improvisés ; qu’il n’est pas facile de discerner les capacités, et que le fonds commun d’un pays ne fournit pas toujours les moyens de récompenser chacun selon ses œuvres. De tout le symbole saint-simonien, une seule maxime résistait à l’examen de la froide raison ; c’était celle qui avait séduit tant de nobles cœurs, et qu’on formulait ainsi : « Amélioration matérielle et morale du sort du plus grand nombre. » M. Michel Chevalier est resté fidèle à cette devise ; il en a fait un thème qu’il ne se lasse pas de paraphraser dans ses divers écrits, et le cours d’économie politique qu’il professe n’est, dans sa pensée, qu’un plan pour en faciliter la réalisation.

Loin de garder rancune aux rêveurs qui avaient si naïvement comploté sa ruine, la société leur ouvrit ses rangs les plus honorables. Il y avait alors, aux départemens réunis de l’intérieur et des travaux publics, un ministre doué de la qualité à laquelle on reconnaît les hommes nés pour le gouvernement, c’est-à-dire, de ce tact qui sait deviner et classer les gens de mérite en les arrachant à la passion qui les absorbe ou à la nécessité qui les enchaîne. M. Thiers envoya M. Michel Chevalier dans l’Amérique du Nord, avec mission d’y étudier les travaux publics, et en particulier les chemins de fer. Cette exploration dura deux années, de la fin de 1833 à celle de 1835. Lorsque l’ex-saint-simonien fit voile pour le Nouveau-Monde, il devait être, nous le supposons, dans la situation d’esprit de ces amans qui sont désabusés plutôt que guéris d’une folle passion, et qui voyagent pour faire diversion à l’idée qui les obsède. Ce problème dont la solution est le secret de la Providence, ce solennel espoir d’une émancipation des classes pauvres, pesait encore sur son intelligence d’un poids accablant. Pénétrons-nous bien d’un sentiment de cette nature, et essayons de nous représenter l’émotion du jeune voyageur au spectacle, ou, pour mieux dire, à ce vaste et continuel enchantement qui le fascina dès qu’il eut touché le sol des États-Unis.

Ce qui le frappe à la première vue, c’est l’aspect d’aisance universelle que présente le pays. En se promenant dans les rues de New-York avec la curiosité béante d’un nouveau débarqué, il se demande s’il n’est pas arrivé à une époque de vacances, « si tous les jours seraient des dimanches » dans ce pays dont la population lui semble tous les jours endimanchée. Point de ces visages flétris par les privation ou par les miasmes pestilentiels des vieilles cités ; rien de semblable à ces êtres dégradés qui affichent dans nos carrefours leur misère et leur infamie. « Tout homme était chaudement enveloppé dans son surtout ; toute femme avait son manteau et son chapeau au dernier goût de Paris. »

Les investigations scientifiques du publiciste ne font qu’accroître son premier étonnement. Ce pays, qui compte (en 1835) près de 13 millions d’habitans, en possédait à peine 4 millions cinquante ans plus tôt. Dans les grands centres d’activité, les progrès en tous genres tiennent du prodige. New-York, par exemple, a vu pendant cette période d’un demi-siècle sa population décupler et ses richesses centupler Depuis quinze ans que l’Union américaine s’est appliquée d’une manière sérieuse aux travaux d’utilité publique, elle a sillonné son vaste territoire de canaux et de chemins de fer dans toutes les directions, de l’Atlantique aux prairies de l’Ouest, de la vallée du Mississipi à celle de Saint-Laurent, le long de l’Océan, dans le rayonnement des métropoles, autour des diverses exploitations. L’ensemble des travaux donne 1364 lieues de canaux et 758 de chemins de fer, accomplis au prix de 660 millions : d’autres canaux, d’autres chemins, auxquels on destine 300 millions, doivent être entrepris, sur un développement de 900 lieues, et l’on n’en doit pas rester là. À cette même époque, la marine à vapeur de cette nation née d’hier compte 386 bâtimens représentant 96,648 tonneaux, tandis que la vieille France ne possède encore que 119 bâtimens, en y comprenant ceux de l’état. Quel est le secret de cette puissance ? C’est que « la république des États-Unis n’est pas une seconde édition de la république romaine. C’est une colossale maison de commerce qui tient une ferme à céréales dans le nord-ouest, une ferme à coton, à riz et à tabac dans le sud ; qui possède des sucreries, des ateliers de salaisons et de beaux commencemens de manufactures ; qui a ses ports du nord-ouest garnis d’excellens navires bien construits et mieux montés encore, avec lesquels elle entreprend les transports pour le compte de tout l’univers, et spécule sur les besoins de tous les peuples[2]. »

Le mouvement général et perpétuel du travail dans cette région cinq fois grande comme la France donne l’idée d’une monstrueuse fourmilière, où chaque être s’agite pour amasser. Comme il y a de la besogne pour tous, et de la besogne largement rétribuée, rien n’est plus aisé que de vivre en travaillant, et de fort bien vivre. Les objets de première nécessité, pain, vin, viande, sucre, thé, café, chauffage, sont également à plus bas prix qu’en France, en raison de la modicité des impôts, et les salaires y sont doubles ou triples. Un homme de peine, dans nos campagnes, gagne tout au plus 1 franc 25 centimes, avec lesquels il doit pourvoir à tous ses besoins. L’Irlandais qui débarque aux États-Unis, sans autre mérite que la vigueur de ses muscles, trouve un salaire qui varie de 2 à 4 francs, plus une nourriture succulente et copieuse, trois repas avec abondance de pain et de viande, avec du café, du sucre, et du beurre, sans compter les distributions de wiskey six à huit fois, par jour. Aussi, n’y a-t-il pas de pauvres dans les États-Unis, du moins dans ceux qui ont su se préserver de la plaie de l’esclavage. Enfin, pour dernier trait de ressemblance avec cette terre promise que tout saint-simonien a entrevue dans ses rêves, la prospérité des Anglo-Américains est particulièrement profitable à la femme. Depuis l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’à celle du Mississipi, on chercherait en vain un de ces monstres féminins que la misère a abrutis et défigurés. « Affranchie d’occupations incompatibles avec sa constitution délicate, la femme a été affranchie aussi de cette repoussante laideur et de cette grossièreté de complexion que la pauvreté et la fatigue lui infligent partout ailleurs. Toute femme a les traits aussi bien que la mise d’une dame. Toute femme ici est qualifiée de lady, et s’efforce de paraître telle. »

Dans la naturelle extase de son admiration, M. Michel Chevalier se persuada que le problème si tristement agité dans la vieille Europe avait trouvé sa solution dans le Nouveau-Monde. L’étude de la société anglo-américaine fut entreprise avec cette croyance. On sent, dans les Lettres sur l’Amérique du Nord, une verve de contentement, une jeunesse de sentiment et de style, une confiance sympathique dans l’avenir, qui relèvent les qualités scientifiques de l’ouvrage, et en ont consacré le succès[3]. La prospérité phénoménale de ce pays, où l’on ne trouvait pas encore de pauvres il y a dix ans, a eu pour causes, selon M. Michel Chevalier, l’activité infatigable des Américains et leur production illimitée, la célérité et l’économie établies dans les rapports commerciaux par les innombrables moyens de transport, la puissance du crédit appliquée à toutes les espèces de transaction, enfin certaines habitudes d’éducation qui préparent les citoyens, depuis le riche jusqu’au prolétaire, à l’exercice d’une industrie profitable. Ces résultats, en se classant, en se formulant à la longue dans l’esprit de l’observateur, lui ont fourni les principaux traits d’un plan d’économie sociale, dont ses divers écrits ne sont que le développement, et dont il a fait le programme de son enseignement au Collége de France. Ce système, d’une lucidité attrayante, peut être résumé en peu de mots.

M. Michel Chevalier cherche dans le développement des intérêts matériels la garantie du progrès social qui nous reste à accomplir, c’est-à-dire de l’élévation morale, intellectuelle et physique des classes ouvrières. L’homme qui a faim n’est pas libre, répète-t-il souvent. La liberté promise à tous par les lois ne serait donc qu’un mensonge, si on ne s’efforçait pas d’affranchir le plus grand nombre du joug dégradant de la misère. La cause principale de la misère, selon l’auteur, c’est l’insuffisance de la production. Qu’on ne déplore pas la fécondité de l’industrie, dit-il, qu’on s’applique au contraire à l’augmenter indéfiniment. « Lorsque l’agriculture donnera plus de pain, plus de viande, plus de vin, lorsque l’industrie des tissus fournira une beaucoup plus grande quantité de toiles, de draps, de cotonnades, de soieries, lorsque toutes les branches primordiales de la production auront suivi la même loi, il y aura des produits pour tout le monde, et chacun en aura sa part en échange de son travail. » Suivant ce principe, la question de la création d’une plus grande masse de produits domine et résout celle de la répartition de ces mêmes produits. Quels sont donc les moyens d’accroître la puissance productive de notre société ? Le professeur en signale trois, dont il garantit la vertu souveraine : 1o l’exécution d’un système complet de communications et de transports, depuis les chemins vicinaux jusqu’aux canaux et aux chemins de fer, de manière à faciliter, à provoquer toutes les transactions sociales ; 2o l’établissement de diverses institutions de crédit, qui mettraient à la portée de toutes les classes les instrumens du travail, ou, pour reproduire les expressions de l’auteur, « les capitaux qui sont aujourd’hui inaccessibles non-seulement à l’ouvrier et au cultivateur, mais encore à une grande partie de la bourgeoisie ; » 3o un programme d’éducation professionnelle, complétant les études indispensables par un enseignement commercial en faveur de la bourgeoisie, et par l’apprentissage d’un métier pour la classe ouvrière. Avec une telle organisation, on produira beaucoup, on produira bien et à bon marché, et la pauvreté disparaîtra comme la lèpre a disparu. »

Personne ne contestera qu’un ensemble de mesures propres à vivifier notre industrie ne doive procurer quelque soulagement à ceux qui vivent de leur travail ; mais avancer d’une manière vague et absolue qu’il suffit d’accroître la production pour que les pauvres soient nécessairement appelés au partage des produits, ce n’est plus parler le langage scientifique. Autant vaudrait dire que si les deux tiers des Français ne lisent pas, c’est qu’on n’imprime pas assez de livres. L’axiome favori de M. Michel Chevalier est si tristement démenti par les faits, que, si l’on s’en tenait aux apparences, on pourrait croire que le paupérisme se développe au sein des nations en raison de leurs progrès industriels. Ce n’est pas, certes, la puissance productive qui fait défaut à la Grande-Bretagne. M. Michel Chevalier, au contraire, prend toujours pour en parler le ton du dithyrambe. Dans une de ces pages piquantes où il donne à l’aride statistique l’attrait d’un récit pittoresque, il nous montre l’Angleterre proprement dite obtenant sur une même superficie, et avec un même nombre de travailleurs, trois ou quatre fois autant de denrées que sur le continent européen. Elle a assez de fabriques pour inonder tous les marchés de l’univers, assez de vaisseaux pour faire tout le commerce du monde. Que le feu du ciel détruise toutes les filatures existantes, à l’exception des siennes, et les consommateurs s’en apercevront à peine. Certains maîtres de forges pourraient fournir à la France la moitié du fer que réclament ses 35 millions d’habitans. L’énergie créatrice, en un mot, est tellement exagérée en Angleterre, qu’il semblerait urgent de la restreindre. Le même pays n’est-il pas celui où la misère se présente sous l’aspect le plus hideux ? La Prusse commence à peine à se classer parmi les puissances industrielles, et déjà la détresse des ouvriers est devenue un sujet de tristesse et d’effroi. Ce résultat semble tellement inévitable dans les conditions présentes de l’industrie, que beaucoup d’hommes sans cœur ont fini par l’accepter comme un décret de la fatalité. Le mépris du salarié est devenu pour le bourgeois anglais un trait de caractère, comme jadis le mépris de l’esclave pour le citoyen romain.

M. Michel Chevalier attribue à l’insuffisance de la production chez les anciens les douleurs et la servitude de la plus grande partie de l’espèce humaine. La honte de ne pas s’appartenir à soi-même, la privation de la famille, l’impossibilité de choisir son travail, sa résidence, son genre de vie, rabaissaient l’esclave grec ou romain bien au-dessous du dernier de nos prolétaires ; mais, à ne considérer que le fait matériel de la subsistance, il ne me paraît pas prouvé qu’en général, les ouvriers de l’antiquité eussent eu plus à pâtir que les dernières classes de nos artisans ou des cultivateurs de nos campagnes. Les planteurs des colonies nourrissent convenablement leurs nègres, parce qu’en les affaiblissant par des privations, ils se porteraient préjudice à eux-mêmes. Chez les anciens, les soins donnés aux troupeaux serviles étaient également recommandés par les agronomes, comme un acte de bonne administration. Quelques malheureux pouvaient, par exception, devenir victimes de l’avarice, de la pauvreté ou de la méchanceté de leurs maîtres. Le fait général était qu’un esclave reçût par mois quatre à cinq boisseaux (modii) de blé, environ 40 litres, plus une mesure d’huile, des olives, quelques salaisons ; aux laboureurs, c’est-à-dire à l’immense majorité des ouvriers, on accordait en outre une ration considérable d’une espèce de vin frelaté dont la recette a été conservée par Caton. Cette prévoyance ne doit pas nous étonner. La société était alors constituée de telle sorte que la principale richesse du propriétaire consistât dans le nombre et la vigueur des malheureux qui lui appartenaient corps et ames, valeurs échangeables sur les marchés et de réalisation facile. Bien que l’industrie fût alors très peu féconde comparativement aux temps modernes, elle pouvait alimenter un assez grand nombre de travailleurs, parce que le produit brut était presque entièrement absorbé. La société, prise dans son ensemble, n’avait pour s’enrichir que les profits de la conquête. L’industrie moderne, qui a pour mobile l’intérêt personnel, spécule sur l’épargne d’un produit net, c’est-à-dire sur des bénéfices qui se capitalisent dans certaines mains privilégiées. Assez souvent ce bénéfice n’est obtenu qu’au moyen d’une pression exercée sur les classes pauvres : c’est ce qui arrive présentement en Angleterre, et malheureusement cette situation finirait par se généraliser, si les gouvernemens européens n’avisaient pas sérieusement aux remèdes.

S’il suffisait d’augmenter la masse des marchandises disponibles pour que tout le monde obtînt la satisfaction de ses besoins, la tâche des hommes d’état serait bien simplifiée. Avec les moyens que les arts chimiques et mécaniques mettent à la disposition des capitalistes, il n’est presque pas d’industrie dont la fécondité ne puisse être accrue indéfiniment. La seule limite opposée aujourd’hui aux entrepreneurs, c’est la possibilité du placement. M. Michel Chevalier n’explique pas assez nettement comment les pauvres pourraient être mis en mesure de se procurer ce qui leur manque. Il s’en tient à recommander vaguement que toutes les industries doublent leur fabrication à la fois. « Car, dit-il, pour qu’un industriel puisse acheter les produits de son voisin, il faut qu’il en crée lui-même, et c’est pour cela qu’une augmentation de production, lorsqu’elle est partielle, peut fort bien ne pas constituer une augmentation de richesse pour ceux à qui elle est due. » Au fond, la pensée du professeur est juste et féconde ; mais elle semble entachée d’erreur par la façon dont elle est formulée. Nous nous permettrons de la rectifier en la discutant. C’est dans l’élucidation de ces problèmes que l’économiste peut faire apprécier la vertu des principes abstraits et l’utilité d’une bonne méthode analytique.

Les acquisitions du salarié sont réglées sur les ressources de son modeste budget. Si, par prodige, la production se trouvait tout à coup doublée dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui, on accumulerait deux fois plus de marchandises dans les magasins, mais les ouvriers ne pourraient pas acheter davantage, à moins que cet encombrement ne produisît une baisse de prix qui aboutirait bientôt à une crise commerciale. Si tous les salaires étaient augmentés à la fois, tous les prix de revient et de vente s’élèveraient dans une égale proportion, et, en définitive, rien ne serait amélioré. L’erreur de M. Chevalier provient de ce qu’il confond, sous la dénomination générale d’industriel, les agens très divers de l’industrie, qui sont les capitalistes, promoteurs du travail, les entrepreneurs, représentans de l’intelligence, et les ouvriers qui vendent leur force physique. Or, ce titre d’industriel suppose un spéculateur libre ; il est applicable aux individus des deux premières classes ; il devient impropre par rapport à l’ouvrier. Dans l’organisation présente du travail, l’homme qui vit au jour le jour de son salaire n’est, dans l’atelier, qu’une machine de plus, mise en mouvement par la fatalité, comme la navette par la vapeur. Sa misère dépend beaucoup moins de la quantité plus ou moins grande des produits fabriqués que des conditions dans lesquelles la production est opérée, que des vicissitudes commerciales et des tiraillemens de la concurrence.

On ne peut améliorer le sort des classes laborieuses qu’en changeant la relation établie entre le prix des salaires et celui des objets de première nécessité. Pourquoi les salaires sont-ils sans cesse réduits ? C’est qu’il y a trop de bras qui s’offrent pour peu de travail. Pourquoi les alimens augmentent-ils de prix ? C’est, indépendamment de la dépréciation du numéraire, qu’ils n’arrivent pas assez abondamment sur les marchés pour le nombre des acheteurs. Diminuer la concurrence que se font les ouvriers, augmenter en leur faveur les facilités de l’existence, tels sont les deux termes de la proposition. Il n’est pas nécessaire, on le conçoit, il serait même dangereux de doubler dans son ensemble la production nationale. De même qu’on rend la vigueur à tout le corps humain en guérissant la partie malade, il suffit, pour accélérer généralement le mouvement productif, de provoquer certaines exploitations négligées, de ranimer certaines industries souffrantes.

Nous n’avons qu’à ouvrir le Cours de M. Chevalier pour trouver des faits qui nous serviront à expliquer notre pensée. Il y a encore dans le Doubs, le Jura, le Var, l’Isère, les Hautes et Basses-Alpes, des populations tellement engourdies, qu’elles ne cuisent leur pain qu’une fois l’an, et ce qu’elles appellent leur pain, ce sont des masses de mauvaises pâtes qu’on laisse durcir, et qu’on dépèce à la hache. Certains départemens, comme la Dordogne, la Lozère, sont si pauvres, que la race humaine tend à s’y abâtardir. On peut le supposer du moins, puisque ces contrées ont été régulièrement hors d’état de fournir leur contingent à notre armée, et qu’ainsi tout homme valide qui n’a pas droit à l’exemption légale, ou qui est trop pauvre pour se faire remplacer, n’a aucune chance d’échapper au recrutement. Il est évident que ces misérables paysans doivent être à peine comptés parmi les tributaires de notre industrie. Supposons au contraire qu’une administration prévoyante eût entrepris de stimuler ces populations qui dépérissent dans la torpeur ; qu’on indiquât, qu’on facilitât au milieu d’elles les exploitations profitables, en y dirigeant les capitaux par les canaux du crédit, et bientôt on verrait les campagnards de la Franche-Comté ou du Périgord envoyer des produits agricoles à Mulhouse, à Rouen, à Reims, et demander en retour des vêtemens. Cet échange donnerait lieu à un double phénomène. Un surcroît de vente, animant la fabrication, élèverait le prix de la main-d’œuvre : en même temps, les denrées envoyées pour payer les objets manufacturés feraient baisser sur les marchés le prix des substances alimentaires. Ainsi, se trouverait réalisée la seule condition qui puisse améliorer le sort des ouvriers, la hausse des salaires, coïncidant avec l’abaissement du prix des subsistances.

Ordinairement, lorsqu’on augmente la production, c’est surtout en vue du commerce extérieur. Cette vieille habitude a survécu à l’une des erreurs dont l’économie politique a fait justice. À l’époque où l’on appréciait la richesse d’un pays par la somme des métaux précieux qu’il renfermait, les hommes d’état dédaignaient le commerce intérieur, parce que, disait-on, ce trafic ne peut que déplacer l’argent déjà répandu dans le pays, et non pas en augmenter la masse. On ignorait alors que ce déplacement de l’argent provoque la création de mille produits variés qui comptent autant dans le bilan d’une nation que les trésors métalliques. Le commerce extérieur, qu’il ne faut certes pas négliger, dégénère presque toujours en une guerre de concurrence que l’entrepreneur soutient en réduisant les salaires. Il y a au contraire profit pour tout le monde à augmenter la consommation interne en vivifiant les entreprises stagnantes. L’industrie qui souffre le plus chez nous est celle qui constitue notre véritable richesse, l’agriculture. Les moindres perfectionnemens dans cet ordre de spéculations ont cependant des résultats merveilleux. Le revenu quotidien que donnent les moutons est environ de 2 centimes par tête. Suivant nos agronomes, il serait facile de porter ce bénéfice à 4 centimes. Or, M. Michel Chevalier a calculé qu’à cette insignifiante augmentation de 2 centimes par mouton et par jour, la France gagnerait annuellement 235 millions ! Cette richesse nouvelle contribuerait à entretenir l’activité dans nos ateliers, tout en procurant aux pauvres une nourriture plus substantielle.

Le principal instrument des réformes économiques est un bon système de communications. Sur ce terrain, M. Chevalier triomphe : les divers moyens de locomotion et de transports, telle est son étude de choix, son titre spécial. Chacun de ses livres lui fournit à ce sujet un point de vue différent. Les Lettres sur l’Amérique respirent l’étonnement du voyageur, le premier enthousiasme d’une grande découverte ; le côté pittoresque y est le plus saisissant. Le livre consacré aux Intérêts matériels de la France[4] est une étude positive adressée aux hommes d’état. L’ingénieur reparaît dans une volumineuse Histoire des voies de communication aux États-Unis et des travaux qui en dépendent[5]. Dans le cours professé au Collége de France, l’économiste prend la parole. C’est par une sorte d’instinct que son regard suit dans l’espace tous les véhicules, depuis la charrette, embourbée dans l’ornière d’un chemin vicinal jusqu’à l’étincelante locomotive qui glisse en sifflant sur les rails. Cette préoccupation est d’ailleurs assez naturelle. L’usage de la vapeur appliquée à la locomotion ne sera-t-il pas l’un des principaux titres de notre siècle à la sympathie des siècles à venir ? Quelle conquête du génie humain sur le temps et sur l’espace ! Quels merveilleux courans d’hommes et d’idées ! Pour apprécier le progrès réalisé chez nous dans cet ordre de travaux, il faut se reporter à l’époque où, en annonçant l’arrivée à Paris de monsieur de Pourceaugnac, Molière faisait dire à l’adroit Sbrigani : « Je l’ai vu à trois lieues d’ici, où a couché le coche. » Cette phrase fut écrite et prononcée au milieu des magnificences de Versailles, il y a 175 ans.

M. Chevalier a consacré les deux tiers de son cours à l’étude spéciale des questions relatives aux chemins de fer, et il y revient incidemment dans chacune de ses leçons. Les calculs sur la puissance de la vapeur, sur les bénéfices qu’elle procure, le jettent dans une exaltation communicative : c’est la poésie de la statistique. Nous en donnerons une idée en reproduisant quelques-unes de ses supputations. Dans le département de la Sarthe, les routes ont été améliorées au point de réduire à deux pour cent du poids de la charge l’effort nécessaire à la traction. Supposons que la France fût assez riche pour pousser au même degré de perfectionnement ses 117,000 kilomètres de routes publiques, sans parler des chemins vicinaux, l’économie sur les frais de traction procurerait au pays un bénéfice annuel de 250 millions. Quant aux chemins de fer, M. Chevalier estime qu’ils assurent aux voyageurs une réduction des deux tiers sur les frais de voyage, et des trois cinquièmes sur le temps ; que l’avantage obtenu sur le transport des marchandises est d’un tiers ; que des économies de cette nature ont déjà procuré au public belge un bénéfice équivalent au septième des impôts ; qu’enfin, si les mêmes résultats se produisaient en France, l’avantage équivaudrait, pour nous, à un dégrèvement annuel de 200 millions sur le budget. Dans une leçon sur l’utilité stratégique des chemins de fer, on voit manœuvrer les chiffres d’une manière non moins victorieuse. En supposant pour chacune des sept grandes lignes projetées un matériel représentant 10,000 chevaux de vapeur, on aurait en disponibilité, pour le train, une force équivalente à celle de 4,200,000 chevaux d’écurie. « Que ne transporterait-on pas, je vous le demande, s’écrie le professeur, avec 4,200,000 chevaux ? »

On pourrait craindre, nous l’avouerons, que ces élans d’enthousiasme n’eussent faussé quelquefois les calculs du statisticien. Nous montre-t-il, par exemple, un chemin de fer aux environs de Philadelphie pour le service duquel deux hommes suffisent, il ajoute, sur un ton admiratif, qu’à l’époque de la conquête du Nouveau-Monde par les Espagnols, tous les fardeaux étant alors portés à dos d’hommes, il eût fallu une armée de 23,000 hommes pour la tâche opérée aujourd’hui par les deux chauffeurs pensylvaniens, qu’ainsi, de compte fait, « la puissance productive de l’homme s’est accrue, dans cette partie du globe, dans la proportion de 1 à 11,500. » M. Michel Chevalier oublie que les deux conducteurs de la locomotive ne sont pas les seuls agens du transport ; qu’à leur labeur, il faudrait ajouter le nombre des journées représentées par l’énorme capital engagé dans des ouvriers employés pour la construction de la voie et des machines, l’extraction du combustible, pour les soins divers d’une vaste administration. Après ce calcul, le bénéfice sur l’emploi des forces humaines, quoique considérable encore, paraîtrait beaucoup moins prodigieux.

L’opportunité de l’intervention de l’état dans les travaux publics, question à l’ordre du jour, a fourni le texte de plusieurs leçons. Chez les nations modernes, dont la vitalité est entretenue surtout par le mouvement industriel, cette dénomination de travaux publics est principalement appliquée aux moyens de communication. La somme des sacrifices que chaque état s’impose pour cet objet doit augmenter de jour en jour. Ce seul chapitre de notre budget, de 54 millions qu’il absorbait en 1830, s’est élevé rapidement jusqu’à la somme de 152 millions, sans compter les cotisations locales. Les voies tracées sur le sol pour un usage public, étant la propriété indivise d’un peuple, doivent être confectionnées et entretenues non par des péages, comme on le fait dans certaines provinces anglaises, mais par un prélèvement sur le trésor public. Il y a d’autres voies, comme les canaux et les chemins de fer, sur lesquels les voyageurs et les marchandises sont transportés, et dont l’exploitation donne lieu à des pertes ou à des bénéfices. Convient-il qu’un gouvernement se fasse commerçant, même dans un intérêt commun ? ou bien ne serait-il pas préférable de concéder ces entreprises à des sociétés commerciales disposées à subir toutes les chances de leur spéculation ? Dans quelles proportions l’état doit-il venir en aide pour hâter l’exécution des travaux ? M. Michel Chevalier a sondé profondément ces questions, et il a conclu en faveur du système adopté par les chambres en 1842, celui qui combine l’action tutélaire de l’état avec l’énergie de l’industrie privée. Cette solution n’a pas néanmoins pour lui la valeur d’une théorie constante et absolue. L’expérience prouve que chaque pays est obligé de subordonner son système de travaux publics aux nécessités éventuelles de sa politique, de ses finances, de son industrie. En Angleterre, où toute initiative appartient à une aristocratie de capitalistes, le double réseau de la navigation artificielle et des chemins de fer est sans partage la propriété des compagnies. La Belgique se trouvera fort bien d’avoir exécuté, aux frais de l’état et avec les ressources de l’emprunt, un système complet de chemins de fer qui relie toutes les parties de son territoire, surtout s’il arrive, comme on l’espère, que les chemins belges donnent bientôt un revenu net égal à l’intérêt des emprunts contractés pour leur exécution. En Autriche, en Bavière, en Russie, l’exécution par l’état a été la règle générale. Dans l’Amérique du Nord, les gouvernemens, poussant les travaux aux frais du trésor, ou provoquant l’industrie privée par toutes sortes d’avantages, ont, en somme, contribué pour les trois quarts à la dépense générale de l’œuvre. Chez nous-mêmes, le système de 1842, basé sur un plan d’association moins favorable au gouvernement qu’aux compagnies, a déjà reçu diverses modifications au profit du trésor. La durée des concessions a été réduite d’une façon inespérée par la concurrence que se font les capitalistes : des charges assez nombreuses, imposées aux adjudicataires, assurent à des conditions très avantageuses l’usage des chemins de fer pour plusieurs services publics, comme le transport des dépêches ou celui des troupes. On dit enfin que des compagnies déjà formées se préparent à solliciter certaines lignes, en assumant la portion des dépenses que la loi attribuait au gouvernement, et en réduisant le terme des concessions à moins de 60 ans, au lieu du maximum de 99 ans. L’abondance des capitaux, la rivalité des spéculateurs, chez les uns l’engouement et chez les autres l’espoir de brusquer la fortune suggèreront des combinaisons de plus en plus favorables et dont le public devra profiter.

Les chemins de fer seraient d’un faible avantage pour les classes laborieuses, si l’autorité négligeait d’opposer une vigilance tutélaire à la cupidité des compagnies. L’établissement d’une voie desservie par la vapeur a pour effet d’annuler les autres services de transports, et constitue un monopole dont l’abus serait une calamité publique ; on doit donc veiller à ce que les concessionnaires ne lèvent pas un impôt forcé sur les pauvres en les obligeant, par des vexations, à prendre des places d’un prix supérieur à celles qu’ils auraient choisies par économie. Certaines compagnies anglaises ont donné en ce genre l’exemple d’une rapacité scandaleuse. La réduction du nombre des places de dernière classe n’ayant produit qu’une diminution des recettes, on a spéculé sur l’inquiétude des voyageurs économes en ne répondant plus de leurs bagages, et on a imaginé pour eux des espèces de caisses (stanhopes) où ils doivent se tenir debout, parqués comme du bétail et ballottés les uns sur les autres. Chez nous-mêmes, les wagons découverts ont donné lieu aux plaintes les plus vives. Récemment, l’opinion publique s’est émue d’une pièce signée par plusieurs médecins de l’Alsace pour déclarer que l’usage des voitures découvertes sur la ligne de Strasbourg à Bâle a occasionné un grand nombre de maladies.

Une question incidente, celle de l’application de l’armée aux travaux d’utilité publique, a inspiré au professeur une série de leçons d’un solide intérêt. C’est encore un de ces problèmes qui relèvent plutôt de la politique générale que de la science économique. Le régime social, la protection due aux classes ouvrières autant par prudence que par sympathie, fournissent alors des considérations de plus grands poids que les calculs du financier. Dans les sociétés anciennes, où l’existence des pauvres réduits en servitude était du moins assurée, indépendamment de la quotité de leur travail, il était heureux pour ceux-ci que les nobles citoyens des armées se chargeassent, par point d’honneur, des corvées les plus pénibles, telles que la confection des chemins. Dans des pays où la circulation n’a pas encore établi la vie commerciale, où les bras manquent au travail, il devient souvent avantageux de mettre la pioche et la truelle aux mains faites pour manier le sabre. On conçoit les colonies militaires dans les contrées où les défrichemens seraient trop peu profitables pour tenter l’industrie privée. L’Autriche, la Russie, la Suède, trouvent à cette combinaison le double profit de mettre en rapport des terres vagues et d’économiser sur la solde des troupes. Mais, dans les conditions où le principe de la liberté commerciale place communément l’industrie, il serait inique de déprimer les salaires en opposant aux ouvriers libres la concurrence des soldats nourris par l’état. Quand se présentent des travaux d’urgence et considérables comme les fortifications de Paris, la demande subite d’un très grand nombre d’ouvriers pourrait exagérer le prix de la main-d’œuvre et déranger l’équilibre ordinaire des transactions. C’est alors seulement que l’appel à l’armée devient légitime. Au surplus, les bénéfices que le gouvernement trouve à l’emploi des ouvriers militaires paraissent assez contestables. M. Chevalier a rassemblé sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres des chiffres très curieux : on nous saura gré de les reproduire.

En 1842, le nombre des journées fournies par les ouvriers militaires employés aux fortifications de Paris a été de 1,325,130, nombre qui se décompose ainsi : travaux de la rive droite, 967,146 journées ; travaux de la rive gauche, 150,981 journées ; constructions de Vincennes, 200,000 journées environ. Sur la rive droite seulement ont été employés 12,000 hommes d’infanterie, formant 24 bataillons, et 870 soldats du génie, distribués en 6 compagnies. Les travaux de terrassemens et de maçonnerie qu’ils ont accomplis, confiés à des ouvriers civil et payés aux prix courans[6], eussent coûté au trésor 989,799 francs. La paie des ouvriers militaires ne s’est élevée qu’à 551,447 francs. À ce compte, il semblerait que l’armée eût procuré, sur la rive droite seulement, une économie de 429,322 francs ; mais on eût risqué d’altérer l’esprit militaire, si les soldats n’avaient pas retrouvé en plein champ le régime sain et la discipline exacte de la caserne. Les frais de campement qu’il a fallu faire, les indemnités de déplacement se sont donc élevés à la somme de 1,500,000 francs, de sorte que, déduction faite du bénéfice obtenu par l’état sur le prix de la main-d’œuvre, la spéculation se résout par une perte de 1,070,678 fr. M. Chevalier se hâte de faire observer que, sans l’intervention des militaires, la demande exceptionnelle d’un très grand nombre de travailleurs eût fait surenchérir la main d’œuvre ; que le prix des journées se fût élevé de 50 c., de 1 fr. peut-être, et qu’ainsi le résultat eût été encore plus onéreux au trésor. Mais, demanderons-nous à notre tour, avec tous les moyens d’action dont un gouvernement dispose, n’eût-il pas été possible d’attirer une affluence d’ouvriers civils assez grande pour que le taux des salaires restât dans une mesure équitable ? Le nombre des militaires appliqués aux fortifications de la rive droite a été en moyenne de 5,620 par jour, et ils auraient pu être remplacés avec avantage par 4,000 ouvriers à la journée. N’aurait-on pas pu recruter dans les ateliers qui chôment, dans les campagnes sans industrie, assez de bras inoccupés pour représenter 4,000 bons travailleurs ? Si le trésor devait subir quelques sacrifices, n’était-il pas plus convenable qu’ils profitassent à ces malheureux, dont l’inaction et la misère sont un danger permanent, plutôt qu’à des soldats à qui le nécessaire est assuré par le budget ? Nous ne présentons ces observations qu’avec la réserve du doute. Nous insisterons seulement sur ce point que, dans la disposition présente des esprits, la politique la plus saine, la plus vraiment digne du nom de conservatrice, sera celle qui acceptera sincèrement la tutelle des classes pauvres.

Le second moyen recommandé par M. Michel Chevalier, pour augmenter la prospérité nationale, est le perfectionnement de nos institutions de crédit. Le professeur n’a pas encore abordé spécialement ce sujet dans les volumes imprimés de son cours ; mais il le touche incidemment dans ses divers ouvrages. On retrouve dans le peu qu’il en dit les qualités constitutives de son talent, la pénétration un peu aventureuse unie au bon sens pratique. Il a été heureux pour M. Chevalier de visiter l’Amérique à une époque où il était possible d’étudier doublement le crédit dans les prodiges de sa puissance et dans ses abus désastreux. Ces populations opulentes substituées à des hordes sauvages, ces grands fleuves subjugués et enchaînés les uns aux autres par des canaux, ces chemins de fer gigantesques sillonnant des déserts, ces riches cultures, ces usines, ces chantiers, cette marine formidable, racontaient au voyageur les merveilles du crédit. En même temps, le reflet de cette splendeur éclairait un étrange spectacle. À voir ces mêmes populations déjà souffrantes du présent et effrayées de l’avenir, on éprouvait ce serrement de cœur que cause, à l’approche d’un orage, l’assombrissement du ciel et le malaise général de la nature. Les discussions de tribunes, la publicité périodique, composaient une confusion de cris et d’injures, un pêle-mêle où chacun bataillait pour ou contre les banques. Un parti politique, le plus puissant par le nombre et par la conformité de ses principes avec la constitution du pays, avait pour mot de ralliement : Plus de banques ! Au haut des arbres de liberté dressés sur les places publiques, sur les bannières promenées dans les rues par une foule menaçante, on lisait : No bank ! no rag-money ! À bas les banques ! plus de monnaies de chiffons ! L’irritation, en un mot, était arrivée à tel point qu’elle présentait déjà des symptômes de guerre civile, et que la rupture du lien fédéral semblait à craindre.

Ce contraste n’a rien de surprenant pour quiconque connaît la véritable nature du crédit. Un économiste du siècle dernier qui émerveilla ses contemporains en décrivant l’un des premiers les phénomènes de la circulation, le Hollandais Pinto, a osé dire que le crédit est l’alchimie réalisée. Cette parole est encore article de foi pour beaucoup de théoriciens en Amérique, en Angleterre et chez nous. Une telle exagération est plus dangereuse que l’erreur. Le crédit est un excitant à la production ; comme tous les remèdes de cette nature, il détermine une fièvre mortelle, s’il est employé sans ménagemens. Tout le monde sait que le capital d’une société se compose de deux espèces de valeurs : les unes ne sont pas de nature à être réalisées immédiatement ; les autres sont transmissibles, comme la monnaie, ou certains objets qui peuvent être facilement et sans perte convertis en monnaie. Les valeurs de cette dernière espèce sont les alimens, les outils du travail. Le propriétaire du plus riche fonds de terre ne peut exploiter, faire bâtir, qu’à la condition d’avoir de l’argent en main. Qu’est-ce donc que le crédit, à le considérer dans son essence ? Un procédé au moyen duquel on communique à des valeurs non transmissibles, la vertu des valeurs mobiles. Supposez un pays mobilisant ainsi en une seule année, au moyen de ses comptoirs d’escompte, une somme de 6 milliards[7] ; ces flots d’or et d’argent, répandus dans la circulation, provoqueront toutes sortes d’entreprises, et, si ce pays se trouve dans une situation exceptionnelle comme celle des États-Unis jusqu’en 1830, si tout y est à créer, toutes les opérations tourneront forcément à bien. Non-seulement il y aura profit pour les chefs d’industrie comme pour les capitalistes, mais la concurrence établie entre ceux-ci élèvera le prix de la main-d’œuvre et procurera aux ouvriers un bien-être réel. À la longue cependant, les besoins exceptionnels de cette société naissante seront satisfaits ; la veine des spéculations deviendra moins féconde, et une sourde irritation éclatera contre les détenteurs du crédit, parce que seuls ils paraîtront n’avoir pas à souffrir de la crise imminente.

« La possession d’un gros capital, dit M. Chevalier, confère un avantage semblable à celui du baron féodal, qui, du haut de son château-fort, dominait les paysans de la vallée. » De toutes les puissances, l’argent est la plus libre. Il plane sur le monde et s’abat partout où il voit un bénéfice à saisir. Citons, d’après M. Chevalier, un exemple de ce despotisme. On sait que dans les mines d’argent, on dégage ce métal des corps hétérogènes au moyen du mercure. Les mines de mercure sont très rares. Il en est deux seulement qui donnent des produits abondans : celle d’Almaden, en Espagne, et celle d’Idria, dans la Carniole. Eh bien ! depuis quelques années, les grands spéculateurs se sont emparés de ces deux mines, et, par suite de ce monopole, ont fait renchérir l’exploitation des métaux précieux d’environ 10 francs par kilogramme. Or, comme la France reçoit chaque année, en échange de ses productions, 360,000 kilogrammes d’argent, elle est tributaire d’une rente annuelle de 3,600,000 francs, que se partagent d’heureux capitalistes. La production totale des mines d’argent de l’ancien et du Nouveau-Monde étant évaluée à 825,000 kilogrammes, le bénéfice net des accapareurs de mercure doit dépasser annuellement 8 millions.

Un accroissement exagéré de circulation au moyen du crédit peut tourner au détriment de la classe pauvre. Dans les pays où une trop grande somme de valeurs mobilisées fonctionnent comme la monnaie dont elles augmentent la masse, la puissance commerciale de l’argent se trouve amoindrie, et le prix des denrées nutritives s’élève en raison de cet avilissement. C’est ce qu’on observe en Angleterre, où l’existence est fort dispendieuse : on peut encore citer ce même pays en exemple aux théoriciens qui affirment que le taux des salaires s’élève toujours proportionnellement au prix des subsistances. La surabondance des richesses mobiles peut même devenir préjudiciable à une nation. Lorsque le capital disponible ne trouve pas dans le pays même des bénéfices assez certains, non-seulement il cesse de féconder l’industrie nationale, mais il se retourne contre elle, en se transportant à l’étranger pour lui créer des concurrences. Vers 1729, l’argent abondait à tel point en Hollande, que le taux de l’intérêt y flottait entre 1 et 2 pour 100. Le capital disponible ayant cherché des placemens à l’extérieur, favorisa de toutes parts les spéculations rivales. Une seule province, celle de Frise, ayant résisté par esprit national à la manie de placer ses capitaux à l’étranger, fut forcée, pour les utiliser, d’augmenter sa marine marchande, de sorte qu’en 1778 on y comptait 2,000 vaisseaux de commerce, appartenant à des particuliers. Dans les autres provinces, l’agriculture, l’industrie, la navigation, négligées par les riches qui vivaient nonchalamment de leurs revenus, laissèrent sans ressources les classes ouvrières. Vers la fin du siècle, la population hollandaise, si renommée anciennement pour sa prodigieuse activité, n’était plus, dit un historien, qu’un peuple de rentiers et de mendians. À en juger par un tableau du prix courant des actions cotées à la bourse d’Amsterdam, en date de 1783, le taux moyen de l’intérêt était remonté jusqu’à 5 pour 100, et le sceptre du commerce avait été ravi par l’Angleterre. Ce dernier pays ne présente-t-il pas à son tour quelques symptômes d’un phénomène de même nature ? Tandis que la population inférieure s’abrutit dans la misère, les capitaux anglais se répandent avec avantage sur les marchés étrangers : ils s’y convertissent en chemins de fer et en fabriques, et favorisent ainsi le soulèvement de l’Europe contre la souveraineté industrielle de la nation britannique.

Nous croyons, avec M. Michel Chevalier, que dans l’état actuel des sociétés, l’organisation du crédit est le plus pressant intérêt dont puissent se préoccuper les économistes et les hommes d’état ; c’est aussi, de tous les problèmes économiques, le plus complexe et le plus difficile à résoudre. Le crédit, on ne saurait trop le répéter, n’est qu’un excitant dont il faut savoir user avec circonspection. Gardons-nous de contracter cette fièvre dangereuse qu’on appelle en Amérique la bancomanie ; notre constitution vieillie n’y résisterait pas, comme celle de la jeune république du Nouveau-Monde. Généraliser autant que possible les secours du crédit, découvrir les points sur lesquels il doit être dirigé dans un intérêt commun, et même, au prix de quelques sacrifices supportés par l’état, déterminer dans quelle proportion la richesse acquise peut être mobilisée avec avantage, rechercher surtout jusqu’à quel point un avilissement de l’argent par la profusion des papiers de crédit, une circulation précipitée par des moyens factices, tournent au préjudice des classes pauvres en faussant l’équilibre nécessaire entre le prix des alimens et le taux de la main-d’œuvre, tels sont les points qui doivent exercer la sagacité des théoriciens. Au reste, la déclaration de principes qu’a faite M. Michel Chevalier avant d’entrer d’une manière spéciale dans cet ordre d’études nous semble digne de sympathie. : « Je crois, a-t-il dit dans ses Lettres sur l’Amérique que, pour être en harmonie avec notre caractère et nos aptitudes, les institutions de crédit devront, en France, s’appuyer sur le gouvernement, combiner leur action avec la sienne, être, en un mot, des institutions publiques, et dans leur objet, faire une large part à l’agriculture. ».

Le troisième ordre d’améliorations recommandées par M. Michel Chevalier est cette réforme de l’enseignement public dont la formule est déjà passée à l’état de lieu-commun, avant d’avoir été bien exactement définie : éducation professionnelle. Notre époque, un peu trop préoccupée des affaires positives pour descendre dans les problèmes de la pédagogie, tend à confondre, nous le craignons, deux opérations bien distinctes dans le développement des intelligences : l’éducation générale, qui a pour but d’élever l’ame et de fortifier les esprits, de créer ce qu’on appelait naïvement autrefois des bonnes têtes ; ensuite, l’éducation spéciale qui, dans la plupart des carrières, ne saurait être qu’une étude pratique, qu’un apprentissage manuel. Ce sont les philosophes seuls, et non pas les économistes, non pas les praticiens de l’industrie qu’il faut interroger sur cette double question de savoir quelles sont les études les plus propres à déterminer le résultat qu’on doit espérer de l’éducation générale, et si les anciennes méthodes conservées dans nos universités sont susceptibles de quelques modifications. Quant à l’éducation spéciale, on n’a pas assez réfléchi sur la difficulté de l’approprier à chaque profession. Les Américains n’ont pas même tenté de le faire, de l’aveu de M. Chevalier : « En fait d’éducation industrielle, est-il dit dans les Lettres sur l’Amérique, il n’y a ici que l’apprentissage : point d’écoles d’arts et métiers, point d’instituts agricoles ou de manufactures modèles ; quand l’Américain veut apprendre une profession, il se met en apprentissage chez un artisan, dans une manufacture ou dans un comptoir. En voyant pratiquer, ou en pratiquant lui-même, il devient artisan, manufacturier, commerçant. » Si la confusion venait à s’introduire entre les deux ordres d’études nécessaires au parfait développement de l’intelligence, on ne tarderait pas à constater chez nous une sorte d’affaissement intellectuel. Ce qui manque aujourd’hui à la France, c’est moins le savoir-faire que le vrai savoir, ce sont moins les hommes habiles dans l’art de faire fortune que les hommes de grand esprit et de grand cœur. Nous ne pousserons pas plus loin ces observations, que l’on pourrait prendre pour une critique adressée à M. Chevalier, critique injuste, puisque le professeur n’a pas encore eu occasion de se prononcer dogmatiquement. Nous attendons avec une légitime impatience les leçons spéciales qu’il prépare sur cette thèse : les aperçus d’un esprit alerte et subtil comme le sien ne sont jamais sans importance.

D’après le grand nombre de points que nous avons dû toucher à la suite de M. Michel Chevalier, on peut aisément se représenter le véritable caractère de son enseignement. Pour lui, l’économie politique est avant tout une science d’application, et il a défini assez exactement sa méthode en disant : « Je rechercherai quel contingent de lumières la science économique peut fournir, pour éclairer les grandes questions dont le siècle est saisi. » Il cherche, il expérimente : il a plus de penchant à procéder par l’audacieuse hypothèse que par la sévère analyse qui a fait la force de ses devanciers. Dans sa course un peu capricieuse, il sème une infinité de détails instructifs sur les conseils de prud’hommes, sur les caisses d’épargne, sur le régime des fabriques, sur l’emploi des machines. Il aime à décrire, par forme d’épisode, les procédés industriels ; il détaille enfin, avec une parfaite connaissance de cause, tout ce qui a été fait depuis le commencement du siècle pour répondre à ce besoin d’activité, à ce soulèvement des intérêts, qui a trouvé aujourd’hui son mot de ralliement : organisation du travail ! Le style[8] est en harmonie parfaite avec la méthode du professeur ; il en a l’indépendance et les défauts séduisans ; la précision, la solidité dogmatique, y sont sacrifiées à la métaphore saisissante, et plus d’une fois le lecteur s’étonne des traits d’imagination qui scintillent comme des rayons lumineux dans une forêt de chiffres.

Cette ambition de réunir, comme dans une encyclopédie sociale, tous les faits qui peuvent intéresser l’administrateur, a eu pour M. Chevalier un inconvénient que nous devons lui signaler. L’économie politique, dans son livre, perd quelquefois le caractère qui fait sa force, celui de science exacte ; ses aperçus, même lorsqu’ils sont justes, sont trop rarement présentés à l’auditeur avec l’autorité d’une démonstration scientifique. Le seul moyen de faire ce qu’on appelle aujourd’hui de l’économie appliquée, c’est d’appliquer, dans toute la rigueur du terme, les axiomes théoriques aux faits, de prévoir dogmatiquement les phénomènes, de vérifier la pratique par les principes abstraits et par l’analyse. Sans ces conditions, on peut être un administrateur fort intelligent, mais on n’est pas un économiste : on fait de l’empirisme et non pas de la science. Ce n’est pas sans raison que nous insistons sur ce point. L’économie politique, dont l’autorité est si généralement invoquée, nous semble aujourd’hui en péril. Ses ennemis sont nombreux et de plusieurs espèces. Certains esprits, de constitution trop chétive pour saisir les notions abstraites, déclarent que l’ancienne méthode n’est qu’une phraséologie pédantesque et sans portée. D’autres lancent l’anathème contre les disciples d’Adam Smith, en les déclarant responsables de la détresse des classes pauvres et des désordres du monde industriel. Les ennemis les plus dangereux sont ces disciples maladroits qui croient naïvement avoir fait de l’économie politique chaque fois qu’ils ont groupé des chiffres de finances, ou délayé des phrases sur quelqu’une des innombrables questions relatives au gouvernement de la société. Un enseignement aussi haut placé que celui du Collége de France doit être une protestation continuelle contre tout ce qui tend à altérer la science. Que M. Michel Chevalier ne craigne plus d’appesantir sa parole par de fréquens retours aux principes ; qu’il soumette sa propre pensée aux lois d’une sévère analyse, et ses leçons gagneront plus en précision savante qu’elles n’auront à perdre en éclat et en vivacité.


A. Cochut.
  1. Première et deuxième année (1841-43) ; 2 vol. in-8o, chez Capelle, rue de l’Odéon, 21.
  2. Lettres sur l’Amérique du Nord, tome II, page 218.
  3. Ce beau livre, qui est en même temps un livre utile, est à sa quatrième édition.
  4. 6e édition ; 1 vol. grand in-18, chez Gosselin.
  5. 2 gros vol. in-4o, avec un atlas in-folio ; 50 fr. Chez le même éditeur.
  6. Le prix normal de la journée d’un ouvrier civil a été, en 1842, de 1 fr. 82 c. Les soldats ne font que les deux tiers de la tâche et ne reçoivent, à titre de paie supplémentaire, que les deux cinquièmes du salaire des ouvriers civils.
  7. C’est au moins, suivant l’estimation de M. Michel Chevalier, la somme des escomptes faits en 1833 par les banques de L’Union américaine.
  8. Le premier volume a été rédigé par M. Auguste Broët sur les notes sténographiques de M. Prévost, et c’est justice de dire qu’il ne fait pas disparate avec celui qui appartient pleinement à l’auteur.