Économistes contemporains - Frédéric Bastiat

ÉCONOMISTES
CONTEMPORAINS

FRÉDÉRIC BASTIAT.


Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, revues et annotées d’après ses manuscrits,
par MM. Paillottet et R. de Fontenay, Paris 1858[1].



Il n’est point de tâche plus douce que d’avoir à raconter la vie et à juger les œuvres d’un honnête homme, d’un de ces hommes chez qui le caractère est resté en complet accord avec le talent, et qui, après avoir choisi leur route, se sont fait un devoir de n’en jamais dévier. À ce titre, un nom justement cher à tous les défenseurs des saines doctrines économiques mérite l’attention et commande l’estime. Dans le cours d’une vie trop tôt brisée, Frédéric Bastiat a eu ce mérite, assez rare, de ne pas se donner de démenti, de demeurer jusqu’au bout fidèle à des croyances très contestées, de les défendre avec un courage égal à son désintéressement, et de montrer dans cette lutte un fonds de sincérité, de simplicité, qui désarmait ses adversaires. On lui a attribué après coup des ambitions qu’il n’avait pas ; on a voulu faire de Bastiat un chef d’école, un réformateur : sa modestie eût repoussé des prétentions si grandes. D’ailleurs, à en juger par les travaux qu’il nous laisse, des qualités essentielles lui eussent manqué. Il n’avait ni l’esprit de méthode, ni la sobriété, ni la justesse qui distinguent l’enseignement des maîtres ; il était plus ingénieux que solide, cédait trop à sa verve, et ne savait pas assez se défendre des emportemens de la composition. Les circonstances y entrent pour beaucoup sans doute, et avec l’âge cet esprit si fécond se fût probablement mieux réglé; mais tel qu’il se présente, et qu’il nous est permis de l’apprécier, Bastiat ne saurait sans exagération être mis au niveau des hommes dont le temps a consacré les titres. Il n’est pas même, en économie politique, ce que l’on peut appeler un général d’armée, menant au combat des forces régulières. C’est le plus brillant capitaine de partisans que l’on puisse voir, connaissant à fond la guerre de détail et y déployant de grandes ressources, payant toujours de sa personne et tenant à honneur d’être en avant de tout le monde, et au poste le plus périlleux.

En politique, ce fut également son rôle, quoique beaucoup plus effacé. Ni sa santé ni ses goûts ne lui permettaient d’y apporter des habitudes aussi actives. Ses opinions étaient d’ailleurs assujetties à des scrupules de conscience qui le vouaient à l’isolement, et dont il faut chercher la cause dans des doctrines très arrêtées. Trop conservateur pour les républicains, trop républicain pour les conservateurs, il ne fut pour ainsi dire d’aucun parti pendant les trois années agitées qu’il passa au sein des assemblées délibérantes, de 1848 à 1850. Le peu de bruit qu’il y fit se rattache à des projets où la droiture des intentions ne rachète pas la singularité des vues. Cela se conçoit : Bastiat n’était arrivé à la politique que par l’économie politique; malgré tout et en toute circonstance, il est resté fidèle à ses origines. Son point de départ était une confiance absolue et inébranlable dans l’exercice de la liberté, à quelque objet qu’on l’applique et dans toute la sphère des relations sociales. Il n’était pas de ceux qui font de la liberté moins un principe qu’un instrument, qui l’acceptent quand ils y entrevoient un profit et la repoussent quand ils en redoutent un préjudice, qui la présentent tantôt comme un bien, tantôt comme un mal, au gré de leurs passions ou de leurs intérêts. Bastiat savait quels risques court la liberté dans ces distinctions abusives; il la voulait en toute chose et pour tout le monde; il la croyait assez forte pour trouver en elle le remède à ses propres écarts; il se disait que les servitudes s’engendrent, et que, jaloux de s’en alfranchir lui-même, il ne devait pas y condamner autrui. En cela, il était conséquent; mais dans le monde politique, où tout se compose de transactions, où les faits tiennent plus de place que les idées, une telle disposition le laissait à l’écart des grands courans de l’opinion, presque seul de sa catégorie, comme un rêveur digne de respect, et qui, pour s’épargner des démentis, se résigne à une abdication volontaire.

I.

Quoique Bastiat soit mort à près de cinquante ans, sa carrière militante n’embrasse que six années, et il y fut jeté, comme on le verra, presque malgré lui et par le plus singulier des hasards. Né à Bayonne le 19 juin 1801, il resta orphelin de très bonne heure, sous la tutelle de son grand-père et d’une tante qui lui a survécu, après l’avoir entouré pendant son enfance de soins maternels. Son éducation, commencée au collège de Saint-Sever, s’acheva à Sorèze, et fut marquée par des succès. Au sortir de là, il entra dans le comptoir de son oncle, négociant à Bayonne, destiné, à ce qu’il semble, à lui succéder et à suivre la carrière du commerce. Une correspondance avec quelques amis[2], qui a été publiée dans le premier volume de ses œuvres, indique quelles étaient dès cette époque les préoccupations et les incertitudes de son esprit, Bastiat cherche sa voie; il s’adresse à la philosophie, puis à la religion, aux influences supérieures, comme à son véritable élément, peut-être aussi comme à une diversion nécessaire au milieu des travaux positifs auxquels il est assujetti. Il est artiste encore: il aime et étudie la musique, et se prend pour le violoncelle d’un goût qui ne l’abandonnera plus. Au fond, le maniement des affaires et la poursuite de la fortune lui conviennent peu : la vocation n’y est pas, il y apporte des sentimens trop libres, trop dégagés de calcul personnel; il se sent mal à l’aise dans un comptoir, et au premier prétexte il s’empressera d’en sortir. Ses besoins sont ceux d’un sage, il en a pris la mesure dès l’âge de dix-neuf ans, et il n’entend pas, comme il l’écrit à un de ses confidens, « s’imposer pendant de longues années le fardeau d’un travail ennuyeux pour posséder le reste de sa vie un superflu inutile. » Dans le commis, il y a toujours du philosophe, et l’un nuit à l’autre. En matière de commerce, mieux vaut agir que raisonner.

Cependant il a entrevu, au milieu de cette besogne aride, le but vers lequel ses efforts tendront plus tard, et dont la recherche mettra son nom en évidence. « Un bon négociant, dit-il, doit connaître l’économie politique, ce qui sort da domaine de la routine et exige une étude approfondie. » Deux auteurs, Jean-Baptiste Salvet et Charles Comte, semblent surtout avoir fait une profonde impression sur lui ; il s’empare de leurs idées pour les appliquer et les commenter: il y trouve ce charme et cet intérêt qui naissent d’une discussion méthodique et frappent d’une vive lumière les esprits disposes à la réflexion. Il y joint l’analyse de ses propres sentimens, et le premier qu’il éprouve est un démenti qu’il s’inflige à lui-même. Ainsi on a pu le voir, dès ses débuts, animé d’un dédain pour la richesse qui sera la règle de sa vie, et pourtant, en contact avec les écrivains qui en ont le mieux vérifié les lois, il se trouble, il hésite, il ne veut pas que son indifférence puisse être prise pour un point de doctrine. « Le vil métal, dit-il, n’est plus aussi vil à mes yeux... C’est un sot préjugé qu’on puise dans les collèges que celui qui fait mépriser l’homme qui sait acquérir avec probité et user avec discernement... Dans aucun temps, les hommes n’ont eu de renoncement à eux-mêmes, et selon moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de l’intérêt personnel... Le renoncement à soi-même est presque la destruction de la société. » Maximes qu’un casuiste taxerait de relâchées, et dont la meilleure critique se trouve dans la conduite de celui qui les a émises! Personne moins que Bastiat n’eut souci des biens de ce monde et ne fit preuve de plus de renoncement; il était en cela de la famille des économistes, qui, aux prises avec les définitions de la richesse, ont presque tous négligé les moyens de l’acquérir.

Dès ce moment aussi, les sentimens politiques de Bastiat s’éveillent et se dessinent. Il appartient à cette génération qui sut lutter pour le triomphe de ses droits, et les mit par sa fermeté au-dessus des atteintes de la violence. L’enthousiasme était grand alors, et il était sincère; on avait dans les institutions du pays une foi exempte de calcul, et qui a survécu dans bien des âmes aux plus douloureux mécomptes. Bastiat était ce que l’on nommait un libéral, et jusqu’au bout il est resté un libéral : il est mort avec toutes les croyances, ou, si l’on veut, toutes les illusions de sa jeunesse. Au moment où éclatèrent les événemens de juillet 1830, il était à Mugron dans les Landes, près de son grand-père; déjà il a rompu avec le comptoir et la spéculation maritime, et c’est vers l’agriculture qu’il dirige son activité. Il a sous sa main un domaine de deux cent cinquante hectares, qui comprend douze métairies et comporte une grande variété de cultures; il n’entend pas rester dans l’ornière, et veut se signaler par des améliorations qui seront un profit pour lui et un exemple pour ses voisins. Il parle d’aller en Angleterre et d’y étudier les bonnes méthodes, d’acheter du bétail, des instrumens perfectionnés, d’introduire l’assolement dans une province qui y est réfractaire, de faire, au prix de quelques sacrifices, des expériences qui frappent les plus incrédules et entraînent les plus irrésolus. Dans cette carrière nouvelle, tout l’attache, tout lui sourit; il n’a qu’une crainte, c’est d’être au-dessous de la responsabilité qu’elle impose et de manquer des connaissances nécessaires pour y réussir. Non-seulement il consulte les ouvrages spéciaux, mais il songe à s’initier aux sciences accessoires, l’histoire naturelle, la chimie, la minéralogie. En même temps il applique à l’administration rurale les habitudes exactes du commerce, cherche à établir une balance entre la dépense et le produit, non-seulement dans l’ensemble, mais dans le détail, et pour chaque nature d’exploitation : soins ingénieux qui ne le mettront pas à l’abri des écoles qui accompagnent un apprentissage! Il lui manque ce qu’aucune méthode ne remplace, l’amour du gain, l’esprit de défiance et la volonté de se défendre contre les petits pillages qui sont la plaie et l’écueil des cultures morcelées.

C’est au milieu de ces travaux que la chute de la branche aînée de Bourbon vient le surprendre. Il n’hésite pas, quitte Mugron et court à Bayonne pour s’y mêler au mouvement. La victoire du peuple l’enivre; il ne veut pas qu’elle demeure incomplète sur le petit théâtre où il lui est donné d’y concourir. Bayonne s’était prononcé; la citadelle seule tenait encore, le drapeau blanc continuait à y flotter, et on parlait en outre d’une concentration de troupes espagnoles sur la frontière. C’était un danger, et Bastiat ne fut pas des derniers à le signaler; la dynastie vaincue pouvait, en gardant Bayonne, s’appuyer sur l’Espagne et les Pyrénées, et s’en servir comme d’une base d’opérations pour soulever l’ouest et le midi. Il s’entendit avec quelques amis, rédigea une proclamation, forma un corps de six cents jeunes gens bien résolus, et ne désespéra pas de réduire la citadelle par un coup de main. Rien de plus animé, de plus martial que la lettre[3] où il expose ses plans et raconte ses craintes. « Il faut, dit-il, que le drapeau national soit arboré partout d’ici à ce soir; sans cela, je prévois dix ans de guerre civile, et quoique je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais volontiers jusqu’à ma vie pour épargner ce fléau à nos misérables provinces. » Même avec la perspective d’un échec, il ne se décourage pas; il ira remuer la Chalosse, pendant que ses camarades en feront autant pour les Landes, le pays basque et le Béarn ; par ruse ou par force, ils amèneront la garnison à merci. Heureusement ces ardeurs juvéniles ne furent pas mises à l’épreuve; devant l’effet moral des événemens, toute résistance avait désarmé, et dans la journée même la citadelle ouvrit ses portes. Au lieu d’un combat, il y eut une fête; au lieu de sang, il ne coula que du punch et du vin. « Les officiers, dit Bastiat, étaient plus chauds que nous, comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres. » Le sous-préfet, vaincu par l’opinion, s’était décidé à publier des ordres que, pendant quarante-huit heures, il avait tenus secrets; la révolution s’accomplissait paisiblement à Bayonne comme ailleurs, et le jeune économiste en fut pour ses plans de campagne. Il faut croire que la fermeté dont il avait fait preuve pendant cette courte crise ne fut pas entièrement perdue pour lui; il compta désormais parmi les hommes en vue. Pour peu cependant qu’on ait connu Bastiat, on sait qu’il mit à fuir les fonctions publiques le même soin que d’autres mettent à les rechercher. S’il fut en 1831 juge de paix du canton de Mugron et en 1832 membre du conseil général des Landes, c’est que l’estime locale le désigna, et que ces témoignages de confiance eurent un caractère spontané qui l’emporta sur ses scrupules. Déjà même, et quoiqu’il eût à peine l’âge requis pour l’éligibilité, on songeait à le charger d’un mandat plus important encore et à l’envoyer à la chambre des députés. A trois reprises, cette candidature fut mise en avant par des personnes notables sans qu’on exigeât de Bastiat d’autre concours qu’un acquiescement personnel, et en lui épargnant les démarches qui étaient si préjudiciables à la dignité de la fonction. Il faut ajouter que ses chances n’étaient pas grandes; il s’était rangé dans ce qu’on nommait le parti du mouvement, et, après avoir fait une brillante exception pour le général Lamarque, le département des Landes tendait à se rapprocher de plus en plus par ses choix de la politique du gouvernement. Le nom de Bastiat ne resta donc en évidence que pour fournir à la minorité, de temps à autre, les moyens de se rallier et de se compter. Plus tard seulement la lutte devint sérieuse : ce fut quand notre économiste, servi par le bruit qu’avaient fait ses premières publications, entra en concurrence avec un homme très estimable et très estimé[4], dont la position était un titre bien légitime auprès de la dynastie qui régnait alors. Il y eut à cette occasion des lettres échangées et une sorte de tournoi public dont les détails méritent une mention et reviendront à leur date.

Pendant les quinze années qui suivent, Bastiat semble se partager entre les devoirs de son modeste prétoire et l’étude de la science vers laquelle inclinent ses goûts. Mugron offre peu de ressources : on n’y trouve ni bibliothèques, ni cours, ni facultés, rien de ce qui anime et soutient un esprit avide de s’instruire ; Bastiat y suppléera par ses propres inspirations et par l’activité d’une intelligence qui peut se passer d’emprunts. Il n’est pas de ceux qui pâlissent sur des textes et s’endorment dans des compilations stériles. Les grands traits lui suffisent, et quand il les tient, il va du principe aux conséquences, moins soucieux de savoir ce que d’autres en ont pensé que ce qu’il en doit penser lui-même. C’est à ces signes que se reconnaissent les hommes vraiment doués, ceux qui sortiront des rangs et laisseront leur empreinte. Bastiat est de ce nombre; Mugron, si dépourvu qu’il soit, lui suffira pour se recueillir et se préparer. Il y a rencontré d’ailleurs dans un ami d’enfance, M. Coudroy, un confident et comme un écho de ses impressions. Le travail se fait dès lors à deux, et en communauté pour ainsi dire, un peu au hasard et d’une manière assez décousue, dans le cabinet ou dans une promenade à travers champs, par l’entretien plus que par la plume; mais de cette liberté même et de ce choc des opinions naissent une vigueur et une originalité, une abondance et une variété d’aspects qu’on demanderait vainement à une étude solitaire. L’un des deux amis a-t-il reçu de Paris un ouvrage nouveau, cette lecture devient un thème qu’on n’abandonne qu’après l’avoir épuisé; on prend et on quitte, on accepte et on combat les idées de l’auteur de manière à en dégager le fort et le faible et à pénétrer jusqu’au fond du sujet. C’est par de semblables exercices que Bastiat préludait aux combats qu’il devait soutenir plus tard; il se formait la main et se composait un arsenal de guerre.

Tout résigné qu’il fût à sa vie de province, il lui prenait de loin en loin des impatiences secrètes et le désir de viser plus haut. Si le hasard ou le soin de ses affaires le conduit à Bordeaux, il s’exalte au mouvement de la grande ville et se croit appelé à y jouer un rôle; de cette activité commerciale il voudrait dégager un peu plus d’activité intellectuelle. La ville est riche, les habitans sont ingénieux ; il lui semble que des cours publics y réussiraient. Il y aura une chaire d’économie politique, une chaire d’histoire, une chaire de mécanique; on arrivera à former un athénée, avec des salles et une bibliothèque ouvertes à la population lettrée; dût-il en faire les frais, il essaiera : illusions naïves qui, à l’épreuve, s’évanouiront, mais qui n’en témoignent pas moins de l’état de son esprit! Va-t-il en Espagne pour des intérêts particuliers, cette disposition persiste. Il s’y occupera moins de la compagnie d’assurances qu’il se propose d’y fonder que de l’étude des mœurs et du régime économique qui y prévaut. C’est dans le monde des banquiers que son projet l’introduit; au lieu de les solliciter, il les juge, et si bien qu’à vingt ans de distance son observation garde un caractère d’exactitude. Il distingue deux classes parmi eux : les hommes de la tradition, barricadés dans leurs maisons comme dans des châteaux forts, vivant d’emprunts, de monopoles et de fournitures, solides, mais défians, et ne livrant aux nouveautés ni leur oreille ni leur caisse; puis d’autres, plus hardis, plus européens, plus accessibles par conséquent, mais aussi moins accrédités. C’est la vieille et la jeune Espagne, il faut choisir : c’est à l’Espagne pure qu’il s’adresse, au risque de se fermer les portes de l’Espagne moderne. Les camps sont si tranchés, qu’aucun mélange n’est possible. Il échouera donc après avoir obtenu tout ce qu’il était possible d’obtenir, la formation d’un conseil et le concours de neuf noms, tous honorablement connus. En revanche il emportera de la Péninsule une notion très complète de la révolution qui vient de s’y opérer. Cette révolution lui semble prématurée; il ne partage aucune des illusions qu’elle a fait naître. On a chassé les moines et confisqué leurs biens avec le double espoir de rétablir les finances et d’éteindre la guerre civile, de rattacher par la division des terres une partie du peuple au régime nouveau, et de substituer à la propriété de main-morte, si indolente et si abusive, la propriété privée, dont l’énergie est bien plus grande et l’action bien plus judicieuse. Ailleurs le calcul serait juste et l’effet certain. En Espagne, on a contre soi les habitudes, les préjugés et les intérêts; toute réforme échoue ou devant des franchises locales qui résistent aux moyens les plus violens, ou devant les charges d’un passé qui n’est pas susceptible de liquidation. Met-on en vente les domaines du clergé, c’est la spéculation qui s’en empare, une spéculation étrangère qui n’a pas de racines dans le pays, et qui, odieuse par ses origines, le devient encore plus par ses procédés d’exploitation. L’état n’en tire presque rien, car on le paie avec ses propres valeurs, c’est-à-dire avec des titres avilis; la richesse territoriale n’en profite pas davantage, car les compagnies belges ou anglaises qui ont remplacé les moines ne visent qu’à revendre en détail ce qu’elles ont acheté en bloc, et en attendant appliquent le revenu non pas à améliorer le fonds, comme le ferait un détenteur à long terme, mais à amortir le capital employé, comme le fait un propriétaire de passage, jaloux de sortir le plus tôt et le mieux possible d’une opération aléatoire. Voilà ce qui se passe sous les yeux de Bastiat, ce qu’il découvre, ce qu’il constate. Quoique bien des années, et des années très agitées, se soient écoulées depuis lors, son jugement n’a pas reçu de démenti, il reste vrai dans ses traits essentiels.

De retour à Mugron après un séjour de quelques semaines en Angleterre, Bastiat y trouva un aliment pour un esprit comme le sien, toujours disposé à la controverse et à l’action. L’opinion locale s’était émue d’un projet de loi qui frappait les boissons de quatre contributions nouvelles, et il s’agissait d’organiser dans les départemens à vignobles une résistance qui mît le gouvernement en échec et déjouât la condescendance des chambres. A diverses reprises, la Gironde avait protesté, mais toujours sans fruit; il ne suffisait pas qu’une cause fût juste, il fallait qu’elle eût pour elle l’autorité du nombre, et la vigne ne l’avait pas. Avec son ardeur ordinaire, Bastiat se jeta en avant pour sa défense : sous le couvert d’un intérêt, il y avait là un point de doctrine à faire prévaloir et une égalité de traitement à réclamer. Les industries à privilèges abusaient de leur force contre une industrie qui ne tient le sien que de la nature; en plaidant pour l’opprimée, on avait pour soi la double autorité du droit et de la science. Bastiat voulait qu’on employât cette fois tous les moyens légitimes d’influence et d’opposition; il voulait que chaque département à vignobles eût un comité, et chaque comité un délégué, chargé de porter à Paris l’expression des doléances et des griefs des populations; il voulait combiner les élémens d’une agitation vigoureuse, non-seulement dans le bassin de la Garonne, mais dans toutes les provinces où le vin joue un rôle comme produit, et réunir ainsi dans une même ligue des intérêts que leur isolement condamnait à l’impuissance et livrait désarmés aux exigences de la fiscalité. Le plan était hardi, et, à raison de sa hardiesse, n’aboutit pas; resté seul sur la brèche, Bastiat n’en monta pas moins à l’assaut. Sous le titre de : le Fisc et la Vigne, il publia une brochure qui résume avec une verve singulière les argumens souvent invoqués en faveur d’une réforme de la législation des boissons, et où il rappelle entre autres faits une curieuse anecdote. Aux débuts de la régie, les droits couvraient à peine les frais de perception, et le ministre des finances crut devoir faire observer à l’empereur que la loi mécontentait les contribuables sans rien rapporter au trésor. « Vous êtes un niais, monsieur Maret, lui dit Napoléon; puisque la nation murmure de quelques entraves, que serait-ce si j’y avais joint de lourds impôts? Habituons-la d’abord à l’exercice; plus tard, nous remanierons le tarif. » Le grand capitaine, ajoute Bastiat, était aussi un habile financier, et cette histoire est celle de toutes les taxes.

Nous voici arrivé à une époque décisive dans cette vie laborieuse. Bastiat a quarante-trois ans, et son obscurité lui pèse; aucun des efforts qu’il a faits ne l’a complètement servi; il sent qu’il n’est pas sur son véritable théâtre, et bien des motifs l’y retiennent pourtant, ses fonctions, ses habitudes, sa santé chancelante, le soin de ses affaires, ses affections de famille, par-dessus tout une timidité naturelle et une grande fierté de sentimens. Si la destinée ne s’en mêle pas, il restera où il est, dans son humble sphère, avec des velléités qui se combattent et la conscience d’un but qui semble reculer devant lui; il finira comme il a commencé, conciliera les différends des paysans des Landes, sans que le moindre bruit se fasse autour de son nom, connu et goûté seulement par un petit nombre d’amis. C’est alors que le hasard intervient, et que cette existence tranquille se transforme. Il y avait à Mugron un cercle, connue il en peut exister dans un chef-lieu de canton, rendez-vous de la jeunesse du pays, où deux journaux défrayaient les entretiens et les controverses politiques. Un sentiment y dominait, c’était la haine du nom anglais, haine de tradition, et profondément enracinée dans ces provinces du littoral de l’Océan d’où sortirent nos plus audacieux corsaires. Mugron n’entendait pas raillerie là-dessus; tout ce qui venait de l’Angleterre y était pris en mauvaise part. Bastiat seul montrait un peu de tolérance et rompait des lances au besoin en faveur de ces pauvres insulaires mis au ban de l’opinion. Il aimait et cultivait la littérature anglaise, il admirait le bon sens de ce peuple qui sait s’arrêter à temps sans reculer jamais, mêle à l’égoïsme le plus raffiné une grandeur de vues et une habileté de conduite qu’on ne saurait méconnaître, et se garde bien de se nuire à lui-même, s’il se montre peu scrupuleux sur les moyens de nuire à autrui. De là des discussions interminables entre Bastiat et les habitués de l’établissement. Un jour, l’un d’eux l’aborde, et lui montrant le journal que le courrier venait d’apporter : « Ceci passe les bornes, s’écria-t-il; voyez comment vos amis nous traitent. » C’était la traduction d’un discours que sir Robert Peel avait prononcé dans la chambre des communes, et qui se terminait ainsi : « Si nous adoptions ce parti, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations. » L’insulte était directe, flagrante; il n’y avait pas un mot à répondre. Bastiat eut-pourtant des doutes; il lui sembla étrange qu’un pareil langage fût sorti d’une bouche ordinairement si mesurée, et il voulut en avoir le cœur net. Il écrivit à Paris, et se fit abonner à un journal anglais, en réclamant les numéros arriérés. Quelques jours après, le Globe arrivait à Mugron; vérification faite, les mots outrageans, comme la France, ne se retrouvèrent plus dans l’original : c’était un enjolivement de la traduction. L’incident était vidé, et n’aurait pas mérité une mention, s’il n’avait eu d’autres suites.

Abonné à un journal anglais, Bastiat prit goût à cette lecture, et y découvrit ce qui échappait à la publicité française, superficielle en général. Il s’opérait alors en Angleterre un mouvement qui, pour être simplement économique, n’en avait pas moins atteint de telles proportions que la politique du pays en devait être nécessairement affectée. La ligue contre la législation des céréales prenait par degrés le caractère d’une agitation en faveur de la liberté des échanges. Il n’y a pas à rappeler ici ce que fut ce mouvement, auquel les noms de MM. Cobden, Bright et Fox restent associés, et qui a renversé de fond en comble le vieux régime commercial de nos voisins, longtemps regardé comme inviolable, et abandonné aujourd’hui, même par ceux qui l’avaient défendu à outrance. Il suffit de dire que Bastiat, du fond de son département, jugea mieux les faits qu’aucun des hommes dont ils servaient les doctrines et consacraient les opinions. Pendant six mois, il en nourrit sa pensée et vécut pour ainsi dire au milieu de cette agitation étrangère dont la marche avait pour lui l’attrait d’un spectacle et le mérite d’un enseignement. Il assistait à ces réunions populaires, formidables par le nombre et par la vigueur des résolutions, suivait les orateurs à la tribune, se rendait familières les formes de cette éloquence appropriée à un auditoire pris dans tous les rangs, tantôt triviale, tantôt élevée, mais toujours marquée au coin d’un bon sens irrésistible, s’emparait des argumens les plus solides, et traduisait les passages les plus saillans pour en former la matière d’un volume qui pût initier notre public aux détails d’une révolution dont il ne soupçonnait pas encore l’importance. A l’appui, et comme prélude, Bastiat résuma la substance des faits dans un article auquel il mit tous ses soins, et qui avait pour titre : De l’Influence des Tarifs anglais et français. Cet article était écrit un peu à l’aventure, et n’avait pas de destination précise; il semble même que, faute d’occasion, l’auteur le garda pendant quelque temps dans ses cartons. Enfin il en risqua l’envoi, et l’adressa, sans autre recommandation qu’une lettre d’avis, à un recueil mensuel spécialement ouvert aux questions d’économie politique et de statistique.

Il n’est pas rare de voir s’élever parmi les écrivains éconduits des plaintes amères sur le délaissement dont ils sont frappés. A les entendre, c’est une faveur aveugle qui préside au choix des matières dont se compose une publication périodique en possession de quelque crédit, et le mérite inconnu n’y a d’accès que s’il est suffisamment appuyé. Bien des exemples prouveraient que cette accusation, pour être banale, n’en est pas plus juste, et le plus imposant sans contredit est celui de cette Revue, où beaucoup d’entre nous ont fait leurs premières armes, et qui, en produisant tant de noms nouveaux, a rendu manifeste cette vérité, que les œuvres se protègent elles-mêmes. L’article de Bastiat arrivait de la province, et n’avait aucun patron à Paris; il portait une signature qu’aucune notoriété n’accompagnait : il n’en fut pas moins accueilli, jugé et inséré. L’effet ne s’en fit pas attendre; la matière était neuve, le tour belliqueux; c’en était assez pour produire une certaine impression sur le petit groupe de savans qui défendaient les principes de l’économie politique contre le déchaînement des intérêts et l’indifférence du public. Un auxiliaire leur arrivait, qui montrait non-seulement du talent, mais du courage, et se jetait dans la mêlée avec le feu qui anime des troupes fraîches à leur premier engagement. Les rangs s’ouvrirent, et on donna au nouveau champion une place d’honneur. Des éloges, des encouragemens allèrent le surprendre dans sa retraite, et il s’en montra plus réjoui qu’enivré. On lui demandait des communications nouvelles; il s’y prêta volontiers, et commença la série de ses Sophismes économiques, qui resteront, à mon sens, comme la fleur de ce qu’il a écrit, et où l’ironie et l’enjouement se mêlent, dans la plus heureuse mesure, à la solidité de la doctrine et à la vigueur des démonstrations.

Après cette seconde épreuve, la place de Bastiat n’était plus à Mugron; l’intérêt de la science et le soin de sa renommée l’appelaient à Paris. On le pressa de s’y rendre, et il résista longtemps; il se sentait plus à l’aise dans sa résidence obscure, où il s’appartenait en entier et n’avait à compter qu’avec sa conscience, que dans ces grands centres de population, où les opinions s’énervent et dévient au gré d’influences qui ne sont pas toujours favorables ni légitimes. Plus d’un lien d’ailleurs l’attachait au département natal : quelques amis bien chers, et sa tante surtout, sa seconde mère, qui allait vieillir loin de lui. Ce ne fut donc ni sans regret, ni sans esprit de retour, qu’il consentit à un premier voyage.


II.

Lorsque Bastiat arriva à Paris, il se trouva naturellement en relations avec les personnes qui s’étaient occupées des mêmes études que lui. Je me souviens de l’impression qu’il produisit comme si c’était d’hier : impossible de voir un échantillon plus caractérisé de l’érudit de province, simplicité de manières, simplicité de costume; mais sous ce costume un peu dépaysé et sous ces airs de bonhomie perçaient des éclairs d’intelligence et une véritable dignité de maintien. On devinait bien vite un cœur droit et une belle âme. L’œil surtout était animé d’une ardeur et d’un éclat singuliers; les traits amaigris et le teint plombé trahissaient déjà les ravages de la maladie qui devait l’emporter à quelques années de là; la voix était sourde et formait un contraste avec la vivacité de la pensée et la pétulance du geste. L’entretien s’animait-il, l’organe de Bastiat allait se voilant de plus en plus, et la poitrine ne remplissait sa fonction qu’au prix d’un certain effort. Mieux ménagée, cette constitution, si frêle qu’elle fût, aurait duré longtemps. Bastiat ne prit conseil que de son énergie; il ne compta pas les heures qu’il avait à vivre et s’attacha seulement à ce qu’elles fussent bien remplies. Cette voix, qui le servait si mal, il la prodigua pour une cause qui n’était jamais qu’à demi gagnée et qui se plaidait devant des juges inattentifs ou prévenus, suppléant par le zèle à la force qui lui manquait, et n’éprouvant qu’un regret au moment suprême, celui de laisser sa tâche inachevée.

L’accueil qu’on lui fit fut des plus empressés, et sa correspondance en témoigne. Il se trouvait, comme il l’écrit à M. Coudroy, au milieu d’hommes bienveillans, fort unis entre eux, quoique différant d’opinions à beaucoup d’égards : les uns contenus par des engagemens politiques, les autres plus libres, mais ayant moins d’autorité. « Si notre isolement de province, ajoute-t-il, nous a empêchés de meubler beaucoup notre esprit, il nous a donné du moins, sur une question spéciale, une justesse que des hommes mieux doués et plus instruits ne possèdent peut-être pas. » La conclusion de Bastiat était qu’il ne voyait pas à ses côtés un parti ferme et homogène, et son premier coup d’œil ne l’avait pas trompé; il n’en éprouvait pas néanmoins du découragement. Ce que d’autres n’ont pu ni voulu faire, il l’essaiera; les élémens existent, il ne s’agit que de les réunir et de leur imprimer le mouvement : il y a des soldats et des soldats éprouvés; d’armée proprement dite, il n’y en a pas; il faut en créer une et la mener à l’ennemi. Quant aux moyens, ils sont indiqués : un journal d’abord, et à côté d’un journal des publications spéciales; une chaire ensuite, avec un caractère officiel, si c’est possible, ou, faute de mieux, avec un caractère privé; enfin une agitation publique pour éveiller dans le pays le sentiment d’intérêts qui s’ignorent et, par suite de cette ignorance même, sont impunément et implacablement sacrifiés. voilà le programme de Bastiat, et, à vrai dire, ce programme n’avait de nouveau que la volonté d’y persévérer; d’autres l’avaient conçu avant lui; c’était en outre un emprunt à l’école anglaise. Pour se rendre compte des obstacles que la réalisation de ce programme devait rencontrer parmi nous, il convient de voir comment les choses se passent.

Sans doute, à en faire le dénombrement exact, il existe en France une plus grande masse d’intérêts à qui la liberté serait profitable qu’il n’y en a d’enchaînés à la jouissance de privilèges abusifs. On peut compter d’une part les industries qui se protègent elles-mêmes et vivent du débouché étranger : l’agriculture, engagée pour une portion de ses produits et pouvant rester neutre au sujet des autres; la marine, qui est pour un état autant une richesse qu’un instrument de défense; le commerce des ports, auquel se rattachent l’activité coloniale et les développemens de la circulation intérieure; le fisc lui-même, dont la fonction est de viser à l’accroissement du revenu plutôt qu’au maintien d’une surveillance stérile; le consommateur enfin, qui doit garder le premier rang, et pour qui le bien-être se mesure au prix plus ou moins élevé des objets qui défraient ses besoins. D’autre part figurent des industries considérables, il est vrai, et dignes de beaucoup de ménagemens, mais dont la prétention ne saurait être de transformer leur convenance particulière en un droit général et définitif, ni de contraindre éternellement le pays à se conformer à leurs allures, comme si, dans une armée en campagne, le pas des hommes valides se réglait sur celui des traînards. Voilà les deux intérêts en présence, et, récapitulation faite, il est permis de se demander, avec Bastiat, comment et pourquoi le plus fort a reculé jusqu’ici devant le plus faible, le plus considérable par le nombre devant le moins nombreux.

C’est qu’à côté et au-dessus de la question du nombre il y en a une autre qui domine, c’est l’activité. Ces intérêts si divers, auxquels la liberté devrait servir de drapeau, n’ont pas tous la conscience des avantages qu’ils pourraient en recueillir, tandis que les intérêts couverts par un privilège ont au plus haut degré la conscience du dommage qu’ils éprouveraient à s’en dessaisir. Les premiers sont épars, isolés, sans lien entre eux; les seconds ont puisé dans le besoin d’une défense commune les élémens de la plus savante et de la plus puissante association. On a pu le voir à la manière dont l’effort s’est partagé. Si les chambres de commerce des ports, si les pays à vignobles ont de loin en loin exprimé leurs griefs et élevé quelques protestations, c’est d’une manière timide, sans unité, sans suite, sans vigueur. De leur côté, les industries dont l’accroissement des échanges favoriserait l’essor semblent se contenter du lot que leur supériorité naturelle leur assigne, et ne sont animées ni de l’esprit de conquête, ni de la manie de se plaindre qui distinguent les industries jalouses d’un marché réservé. Quant au consommateur, c’est un être abstrait qui ne s’émeut guère de ce qui le touche, subit en silence la loi qu’on lui fait, ne se dérobe à l’exaction qu’en retranchant sur sa dépense, et, au lieu d’appuyer ceux qui parlent en son nom, serait plutôt tenté de leur infliger un désaveu. Et pendant que tous ces intérêts s’oublient et s’abandonnent, les intérêts opposés s’agitent et veillent sans relâche, ne cèdent pas une position sans combat, y reviennent quand la circonstance les sert mieux, se multiplient par le bruit et rallient autour d’eux les esprits qu’ils égarent et les opinions qu’ils abusent. Telles sont les deux forces au moment décisif, l’une inerte, l’autre douée au plus haut degré d’élan et d’action. Peut-être Bastiat ne se rendait-il pas suffisamment compte de ce déplacement des rôles, et, préoccupé de ce qu’ils devraient être, ne voyait-il pas assez nettement ce qu’ils sont.

Il avait une autre illusion qui fut bientôt dissipée, c’était de croire que la réforme anglaise pouvait seconder la nôtre, et que l’occasion était bonne pour se prononcer. Le sentiment contraire eût été plus juste. Au nombre des préjugés qui règnent parmi nous, il n’en est point de plus enraciné que la défiance vis-à-vis de l’Angleterre. Il suffit qu’elle incline d’un côté pour que nous soyons tentés d’incliner de l’autre; tout ce qu’elle imagine nous semble suspect, et au bout de chacun de ses actes nous signalons volontiers une embûche. C’est en matière de commerce surtout que se manifeste cette disposition. A tort croirait-on que, dans les réformes que l’Angleterre accomplit, elle n’a en vue que ses propres affaires : le véritable objet de ces réformes est de nous pervertir et de nous ruiner par voie d’entraînement! Si nous y cédions, nous serions des insensés ou des dupes. — Ainsi parle l’opinion nationale, et quoique les esprits éclairés y résistent, elle n’en domine pas moins et se reproduit en toute circonstance. Mieux éclairé sur ce penchant de l’opinion, Bastiat aurait dû reconnaître que le moment était peu opportun, et qu’en face de l’agitation anglaise il valait mieux ajourner que hâter toute agitation qui semblerait s’inspirer de son esprit et se poursuivre à son exemple.

Il existait d’ailleurs, entre les deux agitations, une différence qui a déjà été signalée et qui sert à expliquer comment d’une part le succès a été si complet, de l’autre le résultat si insignifiant. En Angleterre, c’est du sein de la manufacture qu’est parti le signal de la réforme; c’est la manufacture qui, faisant bon marché de ses propres privilèges, établit la brèche devant le vieux privilège territorial et se déclara prête à supporter les charges d’un régime de liberté, pourvu qu’on lui en assurât les bénéfices. Peu lui importait l’entrée de quelques produits de fabrication étrangère, pourvu que les produits du sol, admis en franchise, vinssent adoucir la condition des hommes qui vivent d’un travail manuel et influer sur les taux des salaires. Le débat était donc très net, très tranché, sans équivoque ni confusion possibles; il avait lieu de puissance à puissance, entre la terre et l’industrie, l’une défendue par la tradition, l’autre représentant le droit moderne, qui demande, pour toutes les classes, l’égalité de traitement. En France, rien ne se prêtait à une combinaison semblable; la manufacture et l’agriculture y vivaient en paix sur la foi d’un pacte commun, maintenu par l’habitude et rendu plus étroit par la crainte de l’inconnu. Leur seule préoccupation, et elle était vive, consistait à se préserver de nouveautés dont elles exagéraient le péril et à répondre à cette manifestation extérieure par un surcroît de précautions, en vue d’un plus complet isolement. Que restait-il dès lors pour déterminer parmi nous un mouvement analogue à celui dont l’Angleterre était le siège? Quelques hommes convaincus, plus dévoués à leurs doctrines que soucieux de leur popularité, et essayant de répandre un peu de lumière sur ces problèmes qu’on obscurcissait à dessein. C’était assez pour l’honneur des principes, ce n’était pas assez pour le succès.

Quoi qu’il en soit, Bastiat entra en campagne et publia sur la Ligue anglaise le volume dont il avait préparé les matériaux en province, et qu’il accompagna d’une introduction où les faits sont résumés avec une force et une lucidité remarquables. On y voit, on y suit les progrès de cette association, qui, d’économique qu’elle est, devient peu à peu politique, dispose d’un fonds de 8 à 10 millions, s’empare d’un certain nombre de sièges dans le parlement, contraint sir Robert Peel à s’infliger un démenti public, à compléter de ses mains une réforme qu’il avait longtemps combattue, et disperse si bien les élémens du parti tory qu’ils n’ont pu se reconstituer depuis lors dans leurs anciennes conditions de puissance et d’intégrité. Cette histoire a été écrite par M. Guizot, et avec une autorité trop grande pour qu’il soit utile d’y insister[5]; elle est restée dans tous les souvenirs. Le mérite de Bastiat est d’en avoir retracé les débuts et d’y avoir ajouté ses impressions personnelles. Il ne se borna pas en effet à traduire les documens émanés de la ligue, il voulut la voir à l’œuvre, connaître ses principaux acteurs, assister aux réunions qu’elle multipliait dans les districts manufacturiers. Vers le milieu du mois de juillet 1844, il arrivait à Londres; sa première visite fut pour M. Cobden, qui l’accueillit comme l’un des siens et sur-le-champ lui offrit l’hospitalité. « Voici une maison, lui dit-il, que nous avons louée pour recevoir nos amis; il faut vous y installer. » Et comme Bastiat faisait quelques façons : « Cela peut ne pas vous être agréable, ajouta-t-il, mais c’est utile à la cause; Bright, Moore et autres ligueurs passent ici leurs soirées; il faut que vous soyez au milieu d’eux. » Dès ce moment commença, entre ces deux hommes qu’animaient des convictions communes, une intimité qui ne s’altéra jamais, et qu’entretint la correspondance la plus active.

De cette correspondance, une partie n’a pas été publiée, et l’intérêt en eût été grand : ce sont les lettres de M. Cobden. Il me souvient d’en avoir lu plusieurs; elles frappaient par leur touche vigoureuse et cette solidité de raison qui est inhérente au génie anglais. Point de phrases, point de digressions, point de prétention au style, mais des argumens simples, précis, bien enchaînés, bien déduits. Les réponses de Bastiat sont l’histoire des efforts qu’il fait et des travaux qu’il entreprend pour la cause. Quelquefois elles expriment des espérances; le plus souvent elles portent l’empreinte de l’amertume et du découragement. La tâche lui semble plus lourde à mesure qu’elle traîne en longueur, et les ardeurs du début s’éteignent devant les difficultés qu’il rencontre. Il voit autour de lui bien des défaillances; il assiste à des déchiremens intérieurs; les uns ne veulent que des fractions de liberté, d’autres acceptent la liberté en principe, mais parlent de la mettre sous la remise jusqu’à une meilleure occasion. Sur les moyens d’exécution, sur les principes mêmes, il y a des dissentimens; on ne sait pas nettement où l’on va ni par quelle route s’avancer. Ce qui manque surtout, c’est l’argent, et Bastiat est presque honteux d’être pauvre. « Si, au lieu de courir de l’un à l’autre, dit-il, à pied, crotté jusqu’au dos, pour n’en rencontrer qu’un ou deux par jour et n’obtenir que des réponses évasives, je pouvais réunir tout ce monde à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient surmontées! » Et sur ce point délicat son scrupule est tel qu’il repousse tout concours qui paraîtrait suspect. La ligue anglaise dispose de sommes considérables; elle pourrait, par une subvention ouverte ou détournée, aider à un mouvement continental inspiré par son exemple et venant à l’appui de ses idées. Bastiat n’en veut à aucun titre ni sous aucune forme; sa fierté y répugne, et quand M. Cobden lui propose de faire traduire son livre à ses frais, il répond à cette offre gracieuse par un refus plein de dignité.

Cependant, au milieu de ces épreuves, le nom de Bastiat commence à se répandre, et c’est pour lui un dédommagement. Le volume sur la Ligue s’est rapidement écoulé, et quelques mois après la publication de ce livre l’Académie des sciences morales et politiques désigne l’auteur pour remplir une vacance parmi ses membres correspondans. Son titre le plus décisif fut le zèle qu’il déployait pour la défense des saines doctrines. Bastiat ne savait rien faire à demi; son tempérament le portait à devenir le martyr des causes qu’il avait adoptées. Il lisait tout, surveillait tout; on ne pouvait toucher à l’économie politique, l’attaquer, la dénigrer, sans qu’il n’intervînt; sa plume était toujours prête et sa vigilance n’avait pas de trêve. Découvrait-il, même dans des journaux sans crédit, des diatribes dont le dédain eût fait justice, il sentait son indignation s’allumer et y opposait de vertes répliques. Il n’épargnait ni les démarches ni le temps, allait droit aux agresseurs et engageait avec eux des négociations où il mettait seul une bonne foi qui souvent devait les faire sourire; puis, quand les moyens de conciliation étaient épuisés, il rompait en visière, cherchait à droite et à gauche un organe où il eût accès, ne se rebutait pas des refus, et finissait par trouver un débouché pour des réfutations aussi vives que péremptoires. Ce fut l’origine de ces petits volumes intitulés Sophismes économiques, et qui, nés de la circonstance, écrits au jour le jour, montrent le talent de Bastiat sous son véritable aspect. La verve, l’ironie, n’y manquent pas, et la pétulance du style est un agrément, une qualité de plus. Tous les lieux communs sur lesquels a vécu et vit encore l’école qui se prétend nationale y sont relevés de main de maître; l’auteur en montre le vide, en signale les inconséquences : il ne laisse aucune erreur debout, et, s’il s’arrête aux injures, c’est pour les rejeter sur ceux qui y ont recours et en homme qui n’en est pas atteint. Il faut que l’effet de ces opuscules ait été grand, même hors de France : on les a traduits en quatre langues; ils rappellent, par le tour et le mouvement, ceux que l’abbé Galiani publia vers le milieu du siècle dernier et qui lui firent une réputation parmi les premiers économistes.

Bastiat, on le voit, était déjà bien mêlé à la vie de Paris, et pourtant il n’y séjournait qu’au pied levé. De temps en temps il lui prenait de violens désirs de revoir ses landes, et les motifs ne lui manquaient pas : ses fonctions, qu’il n’avait pas abandonnées, le besoin de repos et de recueillement. « Cette Babylone n’est pas ma place, écrivait-il à M. Cobden, et il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude. » « Je suis ici, à Mugron, écrit-il ailleurs, dans une position honorable et tranquille, quoique modeste... A Paris, je ne pourrais me suffire qu’en tirant parti de ma plume, chose que je ne blâme pas chez les autres, mais pour laquelle j’éprouve une répugnance invincible. » Un autre espoir, plus vague, mais toujours persistant, se joignait à ces accès de misanthropie, et l’enchaînait au pays natal : c’était une candidature politique. On n’y avait pas renoncé pour lui, et il n’y renonçait pas lui-même. Deux fois, en 1845 et en 1846, l’occasion se présenta. L’arrondissement avait un député à nommer, et l’administration appuyait ouvertement M. de Larnac. Bastiat se jeta dans la lice, et distribua une profession de foi où, au milieu de considérations économiques, il abordait une question politique qui partageait alors les chambres et causait une certaine émotion dans le pays. C’était une réforme parlementaire qui eût frappé d’incompatibilité les fonctions publiques et le mandat législatif. Vis-à-vis de M. de Larnac, la querelle n’était pas très fondée; il n’appartenait à aucune administration, et on ne pouvait lui opposer que des services rendus à la famille régnante, les plus dignes dont un homme de cœur et d’esprit puisse s’honorer. Bastiat n’en prit pas moins à partie le précepteur d’un des enfans du roi Louis-Philippe. Il y eut un échange de lettres qui furent livrées à la publicité, et où l’avantage resta à celui des deux concurrens qui avait montré le plus de modération et de goût. M. de Larnac fut élu, et sous l’empire de chances telles que Bastiat ne poussa pas l’épreuve jusqu’au bout, et se désista avant le scrutin. Il est à croire que cet échec lui fut sensible, et quand plus tard la révolution de 1848 l’envoya à l’assemblée constituante, il essaya d’y prendre une revanche, et d’obtenir de la république une satisfaction que la monarchie lui avait refusée. Il porta à la tribune une motion qui n’était que le commentaire de ses lettres à M. de Larnac, et qui tendait à exclure les représentans des fonctions publiques sans distinction, sans exception, depuis le siège le plus humble jusqu’au banc des ministres. Dans sa candeur, Bastiat s’imaginait que les hommes changeaient avec les régimes, et qu’un appel au désintéressement serait entendu dans un pays qui avait pris les armes contre tous les abus. Un nouveau mécompte l’attendait : après un moment de surprise, l’assemblée écarta sa proposition, Bastiat raconte lui-même comment ce revirement eut lieu. « Quand je suis monté à la tribune, dit-il[6], je n’avais pas dix adhérens; quand j’en suis descendu, j’avais la majorité. Ce n’était pas la puissance oratoire qui avait opéré ce phénomène, mais la puissance du sens commun. Les ministres et ceux qui aspirent à le devenir étaient dans les transes; on allait voter quand la commission, M. Billaut en tête, a évoqué l’amendement : il a été renvoyé de droit à cette commission. Dimanche et lundi, il y a eu une réaction de l’opinion, d’ailleurs fort peu préparée, si bien que mardi chacun disait : les représentans rester représentans ! mais c’est un danger effroyable, c’est pire que la terreur... Bref, je suis resté avec la minorité, composée de quelques exaltés, qui ne m’ont pas mieux compris que les autres. » Cet incident, qui donne la mesure des dispositions que Bastiat apportait dans la carrière politique, explique le rôle assez effacé qu’il y joua.

A la suite de sa déconvenue électorale de 1846, il se rejeta avec plus de chaleur que jamais vers les études qui lui étaient familières, et où sa droiture était moins dépaysée. Depuis quelque temps, Bordeaux était le siège d’une agitation en faveur de la liberté des échanges, dans laquelle figuraient les notabilités du commerce local, et qui avait recueilli un fonds de 100,000 francs à l’aide de souscriptions volontaires. Marseille et Le Havre avaient suivi l’impulsion, et à la ligue des ports répondait, dans Paris même, un mouvement qui s’appuyait d’un côté sur quelques noms honorablement connus, de l’autre sur un petit nombre d’hommes appartenant à l’industrie et à la haute finance. Bordeaux, Le Havre et Marseille avaient constitué leurs comités; Paris songeait à former le sien, et Bastiat devait en être le secrétaire. Il y revint pour assister à cet enfantement, qui fut des plus laborieux. Bien des personnages sur lesquels on avait compté refusèrent leur concours quand il s’agit de se mettre en évidence ; il ne resta que les plus déterminés, ceux qui ne faisaient pas fléchir leurs doctrines devant de petites considérations. Même ainsi réduite, l’association ne marcha pas sans entraves, ni sans tiraillemens. Il fallait rédiger un manifeste, et la patience de Bastiat, qui tenait la plume, fut mise à de rudes épreuves dans ce travail délicat; les uns en trouvaient les termes trop vifs, les autres n’admettaient pas de concessions sur les principes. On disait d’une part qu’il convenait de ménager l’opinion, de l’autre qu’il valait mieux mourir de la main de l’ennemi que de se prêter à un suicide. Cette difficulté franchie, il en survint une nouvelle. L’association, pour marcher enseignes déployées, attendait une autorisation du gouvernement, et cette autorisation n’arrivait pas : souvent promise, elle était toujours différée; des influences mystérieuses arrêtaient la main du ministre au moment où il allait la signer. Ce ne fut qu’après de longs délais, et les élections achevées, que l’association reçut une constitution définitive et put faire un appel au public. Quelques petites réunions à huis-clos avaient préparé les voies et formé un groupe d’adhérons parmi les négocians et les fabricans de Paris. Une fois en règle avec l’autorité, on ouvrit les portes à la foule, et la salle Montesquieu devint le siège de conférences périodiques où les orateurs du libre échange s’essayèrent avec des succès variés. C’était pour la première fois que Bastiat affrontait les chances de l’improvisation, et il n’était pas sans inquiétude. «Je devais parler le dernier, dit-il, et devant un auditoire harassé par trois heures d’économie politique, et fort pressé de décamper. Moi-même j’avais été très fatigué par une attente si prolongée; je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne me fournirait rien. J’avais bien préparé mon discours, mais sans l’écrire; juge de mon effroi. Comment se fait-il que je n’aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion, si ce n’est aux jarrets? C’est inexplicable. Je dois tout au ton modeste que j’ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu’il ne devait pas s’attendre à une pièce d’éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l’aise... Voilà une grande épreuve surmontée! » Et plus loin, joyeux d’avoir croisé le fer pour la première fois et avec un certain bonheur, il en tire un augure favorable pour la cause; les perspectives lui sourient; il parle en homme qui se sent une force de plus. « Mon cher Félix, ajoute-t-il, nous vaincrons, j’en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins contre ce qu’ils désireront; la Chalosse renaîtra à la vie[7]. » Enthousiasme naïf que colore le prisme d’un début, et qui ne devait pas être à l’abri des défaillances !

La glace était pourtant rompue, et depuis ce moment Bastiat fut aussi peu ménager de sa parole qu’il l’avait été de sa plume. Il était l’âme de l’association de Paris, son bras le plus actif, son organe le plus résolu. Plus on allait, plus ce rôle exigeait de constance et de courage. Les passions contraires s’étaient allumées avec une ardeur qui aujourd’hui encore n’est pas éteinte, et dont en toute occasion elles fournissent des témoignages significatifs. Le préfet de Rouen écrivait à un pair de France membre du comité, M. Anisson-Duperron, « qu’il eût soin de passer de nuit dans la ville, s’il ne voulait pas être lapidé. » De Mugron, on disait à Bastiat « qu’on n’osait plus parler de lui qu’en famille. » De toutes parts on répandait cette opinion, que la manifestation française en faveur du libre échange n’était qu’une intrigue à la solde de l’Angleterre, qui ne laissait de choix à ceux qui y trempaient qu’entre la complicité et la duperie. Bastiat lui-même s’aperçut alors de ce que la coïncidence des deux agitations offrait de périls et de pièges. « Le cri contre l’Angleterre nous étouffe, écrivait-il à M. Cobden; on a soulevé contre nous de formidables préventions. Si cette haine n’était qu’une mode, j’attendrais patiemment qu’elle passât; mais elle à de profondes racines dans les cœurs. Elle est universelle, et, je vous l’ai dit, elle existe dans mon village même. De plus, cette aveugle passion est si bien à la convenance des intérêts protégés et des partis politiques, qu’ils l’exploitent de la manière la plus éhontée... » Pour déjouer cette manœuvre, Bastiat ne trouve qu’un moyen, et l’indique à son correspondant. Que l’Angleterre ne fasse pas les choses à demi, et sacrifie ses derniers privilèges, l’acte de navigation, le monopole colonial, par exemple; qu’elle abaisse les droits sur les vins de manière à en rendre la consommation populaire, surtout qu’elle renonce à cet armement maritime exagéré qui est pour la France une perpétuelle menace et une cause de ruine pour les deux états. On enlèvera ainsi à la calomnie ses prétextes les plus spécieux, et on donnera une force réelle à ceux qui, au milieu de ces déchaînemens, soutiennent le drapeau de la liberté commerciale. Cobden était fait pour comprendre ces conseils, et il l’a bien prouvé; mais il a pu se convaincre aussi que l’Angleterre ne franchit pas la juste limite des concessions, et qu’au-dessus de ses intérêts elle place le soin de sa prépondérance.

Aucune vie ne fut plus agitée que celle de Bastiat pendant les dix-huit mois que dura l’association à laquelle il avait consacré ses forces, souvent chancelantes. Il ne se contentait pas d’assister aux conférences de la salle Montesquieu, il se mettait en route pour la province dès qu’une manifestation y avait lieu. Les résistances et les embarras se multipliaient cependant. Les comités des ports ne savaient que faire de l’argent qui avait été versé dans leurs caisses, et d’un autre côté on manquait de fonds pour donner une existence sérieuse au journal fondé par le comité central, et qui, vu sa périodicité restreinte, ne pouvait acquérir d’influence sur l’opinion. Cet instrument même trahissait les efforts de Bastiat; il n’en était pas suffisamment maître ; il se plaignait d’être responsable d’articles qu’il ne pouvait complètement avouer. A diverses reprises il voulut donner sa démission de rédacteur en chef, et il l’eût fait sans la crainte de briser une entreprise déjà ébranlée. Il résultait d’ailleurs de cette publicité spéciale un inconvénient que comprendront ceux qui sont initiés aux petites susceptibilités de la presse. Tant que Bastiat n’avait pas eu d’organe à lui, les colonnes des journaux en crédit lui étaient ouvertes, et ses opinions arrivaient ainsi sous les yeux de nombreux lecteurs ; dès qu’il eut attaché son nom à une feuille naissante, tout autre moyen de communication avec le public lui fut enlevé, et il resta en face de quelques rares abonnés, qui n’étaient ni à ramener ni à convaincre. Une sorte de conspiration s’ourdit par la force des choses pour le laisser à l’écart et le condamner à l’oubli. Les choses en vinrent au point qu’il écrivait à M. Cobden : « Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d’audace et d’ardeur; nos amis se découragent et deviennent indifférens. Que nous sert d’avoir raison, si nous ne pouvons pas nous faire entendre? »

Ces lignes étaient écrites le 15 février 1848. A huit jours de là éclatait cette révolution qui devait emporter l’association pour la liberté des échanges au milieu de bien d’autres débris. Déjà Bastiat s’était attaqué, et d’une manière très vive, à ces sectes qui, sous les emblèmes divers du socialisme, avaient tant contribué à l’événement, et se disposaient de si grand cœur à en tirer parti. Non-seulement il leur avait jeté le gant par écrit, mais aussi du haut d’une chaire ouverte à ses frais et à l’intention des élèves des écoles, que corrompaient alors tant de faux docteurs. Le coup de main de février donnait l’empire à ces hommes : nous allons voir Bastiat plus directement aux prises avec eux; il change d’adversaires sans changer de drapeau; c’est encore la liberté qu’il défend contre les usurpations de la rue.


III.

Par ses opinions, Bastiat touchait de très près à l’une des fractions politiques qui venaient de triompher; il y avait en lui l’étoffe d’un républicain de l’école américaine prise à ses débuts. Il comptait des amis parmi les membres du gouvernement; les exaltés même rendaient justice à sa sincérité et à sa droiture. Quelques titres d’ailleurs parlaient en sa faveur et recommandaient son nom au suffrage populaire. Pendant dix-huit ans, il s’était prodigué dans les luttes électorales, avait combattu ce qu’on nommait alors les députés du château, et fait de nombreuses campagnes sous les auspices de la gauche. Cependant il ne se mit point en avant et resta pendant plus d’un mois à l’écart. La curée des places avait commencé, et ce spectacle lui inspirait moins d’envie que de dégoût. Comme il le dit lui-même, il regardait le mât de cocagne et n’y montait pas. Ce ne fut qu’à la demande d’un comité local qu’il consentit à figurer sur la liste des représentans du département des Landes. Aucune opposition ne lui vint ni de la part des conservateurs, trop heureux quand ils rencontraient de pareils noms, ni de la part du commissaire du gouvernement provisoire, qui était un homme de cœur et d’honneur. L’élection réunit ainsi une sorte d’unanimité; Bastiat passa en très bon rang et vint siéger à l’assemblée constituante.

Il y eut là pour lui une des plus rudes épreuves auxquelles il ait été soumis. Par de certains côtés il se rattachait au régime nouveau, par d’autres il s’en séparait avec une répugnance invincible. L’idée d’une république lui souriait; mais sa république à lui n’avait rien de commun avec cette république turbulente et envieuse qui ne se rendait manifeste que par ses égaremens. Il appartenait à une petite école qu’animaient des intentions droites plutôt qu’un exact sentiment des faits, et qui espérait tirer quelque chose de raisonnable d’un événement dénué de toute raison, et que la saine partie du pays jugea d’abord pour ce qu’il était, une surprise et une violence. Il croyait à un arrangement fondé sur le respect des droits et à la conciliation des esprits dans un retour vers des idées de justice; il s’imaginait que la république, délivrée des factieux et des insensés qui la déshonoraient, redeviendrait ce qu’elle aurait dû être, la forme la plus utile au développement des intérêts, sous l’égide de la liberté. Voilà quelle était sa chimère et ce qui fit dévier son coup d’œil ; voilà comment, au milieu de services très réels, il resta sans autorité et sans influence. Il y avait alors en France une conscience qui devait dominer toutes les consciences individuelles, c’était celle de la nation, honteuse de voir à quels maîtres on l’avait livrée, épouvantée du désordre qui régnait, et se refusant à chercher son salut dans les institutions qui avaient causé tant de ruines. Bastiat resta donc dans la pire des situations où puisse se trouver un homme politique, l’isolement : suspect aux meneurs populaires, à qui il arrachait leur masque, non moins suspect au parti qui s’efforçait de faire succéder un peu d’ordre et de repos à tant d’angoisses et de bouleversemens.

Il n’en resta pas moins fidèle aux idées qui honorent sa vie, et marcha d’un pas ferme dans une route semée d’écueils où il ne devait compter que sur lui-même. Nommé membre et vice-président du comité des finances, il y défendit les vrais principes du crédit, et contribua à nettoyer le terrain de ces projets empiriques dont l’assemblée était assaillie, et qui aboutissaient à une spoliation plus ou moins déguisée. L’état de sa santé ne lui permettait pas toujours de porter à la tribune le développement de ses opinions; mais si l’orateur fut quelquefois empêché, le publiciste ne fut jamais en défaut, La presse était son véritable instrument, et il se servait de cette arme familière avec une dextérité et une intrépidité infatigables. A toutes les erreurs, à toutes les subtilités des sectes, il répondit par des pamphlets qui firent quelque bruit, et dont plusieurs ont survécu à la circonstance. L’un des honneurs des économistes sera d’avoir les premiers parlé le langage du bon sens à une nation qui semblait frappée de démence, et l’un des titres de cette Revue sera de leur avoir ouvert ses pages malgré les périls et les clameurs de la rue. Dès le 15 mars 1848, M. Michel Chevalier publiait une série d’articles où le courage rehaussait le talent; M. Léon Faucher et plus tard M. Léonce de Lavergne se jetaient à leur tour dans la mêlée avec non moins de fermeté et de succès, tandis que M. Wolowski se rendait l’interprète des vérités méconnues en face des ouvriers eux-mêmes et dans ce concile populaire qui siégeait sur les bancs du Luxembourg. Bastiat ne vint qu’ensuite; mais une fois engagé, il montra son opiniâtreté habituelle et ne quitta plus la partie. Il s’attaqua successivement aux chefs de secte, depuis les plus furibonds jusqu’au plus cauteleux, aussi insensible aux diatribes sournoises de M. Pierre Leroux qu’aux invectives triviales de M. Proudhon.

Le plan général de ces pamphlets est très simple, et les détails répondent à la simplicité du plan. Toutes les sectes qui prétendaient alors à l’empire avaient un objet commun : c’était de substituer à nos civilisations positives une civilisation de leur choix et de leur goût, plus idéale chez ceux-ci, plus sensuelle chez ceux-là, c’est-à-dire des combinaisons artificielles dans toutes leurs variétés. En fait, Bastiat se proposait deux choses : prouver d’abord que ces combinaisons ne soutenaient pas l’examen, que non-seulement elles s’excluaient l’une l’autre, et qu’après avoir vidé leur querelle avec les vieilles sociétés, elles auraient à régler entre elles un différend bien autrement épineux, mais qu’elles étaient en désaccord avec la nature de l’homme, avec ses instincts, ses besoins, ses sentimens, tels qu’ils résultent de l’étude du cœur et de l’expérience des siècles. Cette démonstration achevée et après avoir mis à nu l’incohérence et la vanité de ces systèmes, Bastiat en venait à dire qu’il était superflu de se mettre l’esprit à la torture pour trouver ce qu’on avait sous la main, et qu’il y a dans l’organisation naturelle des sociétés de bien autres ressources que dans les procédés artificiels. Il montrait alors comment des positions acquises on pouvait marcher, sans désordre, sans violence, aux positions à acquérir, comment à l’exercice plus étendu de la liberté s’attachaient une notion plus vraie et une application plus réfléchie de la responsabilité, comment, à mesure que ses entraves tombent, l’homme s’élève et puise dans son indépendance les élémens d’une activité mieux entendue et d’une plus grande dignité. Il prouvait que c’est ainsi, et ainsi seulement, que le niveau s’établit parmi les classes dans la mesure où il peut régner, que la richesse se répand avec plus de justice, que les travaux utiles se multiplient, que les fonctions parasites s’éteignent, qu’enfin la misère s’amoindrit, faute de prétexte et d’aliment. Pour cela que fallait-il? Précisément l’opposé de ce que poursuivaient toutes ces sectes. Au lieu de renchérir sur l’artificiel, il fallait élaguer de nos sociétés ce qui garde encore ce caractère et les rendre à leurs élémens naturels, leur donner plus de liberté de mouvement et forcer le privilège dans les institutions où il se retranche.

Tel est l’esprit de ces opuscules et l’unité qui y prévaut au milieu de leur diversité. Chacun d’eux répond à l’un des vertiges dont l’air était plein et à l’un des noms en qui ce vertige se personnifiait. Propriété et Loi est la réfutation des doctrines de M. Louis Blanc et la censure des ateliers nationaux. Capital et Rente a en vue une de ces absurdités que les révolutions seules peuvent faire prendre au sérieux, et dont M. Proudhon s’était constitué le défenseur, la gratuité du crédit, c’est-à-dire la suppression de l’intérêt dans les prêts d’argent. Bastiat n’eut pas de peine à prouver que l’argent dispose de lui-même, et que de toutes les formes de la propriété il n’en est point qui se dérobe plus facilement à la violence et à l’exaction. L’Etat touche à une thèse plus délicate, et où les socialistes ne sont pas seuls impliqués. C’est un préjugé commun que l’on doit tout attendre et tout exiger de l’état, et que ses engagemens sont toujours en raison directe de ses attributions. Bastiat s’efforçait d’établir qu’un gouvernement ne doit à ses administrés que la sécurité, et qu’il n’est ni dans son rôle ni dans son pouvoir de leur procurer la richesse, que sa fonction consiste à tenir la balance égale entre les intérêts et non à la faire pencher dans un sens ou dans l’autre, ni à ménager à ceux-ci des moyens commodes de réussir tout en imposant des entraves à ceux-là. Il soutint que l’intervention du gouvernement, quand elle n’est pas contenue dans de justes limites, tend à énerver l’activité du pays, et qu’en s’habituant à compter sur lui, les individus perdent l’habitude de compter sur eux-mêmes. Paix et Liberté est une étude financière où, sous des couleurs très vives, l’auteur met à nu la plaie de ces armemens exagérés que les nations maintiennent en défiance les unes des autres, et qui sont une cause d’affaiblissement cachée sous une prétention à la force.

Toutes ces études, inspirées par une intention saine et marquées d’un courage réel, devaient être pour Bastiat autant de recommandations auprès du département qui lui avait confié un mandat, et pourtant il touchait au moment où sa position allait y être ébranlée. L’opinion du pays avait marché, celle de Bastiat restait la même. On le lui fit bientôt comprendre, et assez rudement. Vers les derniers jours du mois d’août 1848, l’assemblée constituante fut investie de la mission la plus délicate qui puisse échoir à un corps délibérant, celle de dépouiller deux de ses membres du privilège qui les couvrait et de les abandonner aux poursuites de la justice ordinaire. L’acte était grave; le gouvernement le réclamait comme une mesure de salut public; le pays y voyait une protestation contre des désordres qui avaient trop duré. Pourtant plus d’une conscience hésitait; celle de Bastiat fut du nombre. Il tint trop compte de ses propres sentimens et pas assez de l’état des esprits; il ne vit pas qu’on lui demandait un acte politique, et qu’il s’agissait moins de juger cet acte en lui-même que dans ses effets. Il refusa l’autorisation de poursuivre et indiqua les motifs de son refus dans une lettre qu’il écrivit à M. Coudroy. « Tu sais, lui disait-il, que les doctrines de M. Louis Blanc n’ont pas un adversaire plus décidé que moi; mais fallait-il pour cela livrer deux de nos collègues? Je ne l’ai pas pensé... » Et il entrait dans quelques détails sur la séance et sur le vote qui l’avait terminée. Ceux qui se souviennent de l’énergie des passions qui régnaient alors en province peuvent se faire une idée de la manière dont fut jugée la conduite de Bastiat. C’est de Mugron, son pays natal, que partit le premier anathème : ni ses services, ni son dévouement à l’ordre ne furent plus comptés pour rien; ses amis mêmes n’osaient le défendre. Son cœur en fut navré; il envoya sa démission de membre du conseil-général, et il parlait de résigner ses fonctions de représentant. Le coup fut si rude que sa santé en éprouva une grave atteinte.

Ce qui troublait le jugement de Bastiat, c’est que le département se donnait un démenti, tandis que lui restait conséquent. « Reportons-nous aux élections d’avril, écrivait-il; quel était alors le sentiment universel? Il y avait un certain nombre de vrais et honnêtes républicains, puis une multitude qui n’avait ni demandé ni désiré la république, mais à qui la révolution de février avait ouvert les yeux. Elle comprit que la monarchie avait fait son temps, elle voulait se rallier à l’ordre nouveau et le soumettre à l’expérience. » Les illusions de Bastiat sont toutes dans ces lignes : il prenait pour l’expression de volontés libres un acte où la contrainte avait eu une grande part ; en réagissant contre cet acte, le pays ne se déjugeait pas, il se relevait de cette contrainte. Si Bastiat avait été et demeurait sincèrement républicain, le pays ne l’avait jamais été, et il l’a bien prouvé depuis. Aussi y eut-il dès lors entre le département des Landes et son représentant un malentendu qui aboutit à une leçon bien rigoureuse, quoique momentanée. Les nouvelles élections approchaient, et Bastiat pressentait que ses chances étaient fort amoindries. Il ne s’agissait plus cette fois de l’unanimité, mais d’une majorité douteuse. « Je devais déplaire aux deux partis, dit-il, par cela seul que je m’occupais plus de les combattre dans leurs torts que de m’enrôler sous leur bannière ; moi et tous les hommes de conciliation scientifique, je veux dire de la justice expliquée par la science, nous resterons sur le carreau. » Il ne se trompait pas ; il resta sur le carreau, et pour le ramener dans le sein de l’assemblée législative, il fallut qu’à quelques semaines de là la mort créât une vacance dans la députation de son département. Les opinions étaient alors plus calmes : il rentra en grâce.

On peut dire qu’à partir de ce moment sa carrière politique était terminée ; sa santé d’ailleurs ne lui eût point permis de porter, comme il l’eût voulu, le poids des débats oratoires. Ce n’est pas qu’il n’éprouvât des impatiences et le désir de s’y jeter. « M. Thiers, écrit-il, provoquait l’autre jour ceux qui croient tenir la solution du problème social. Je grillais sur mon banc… » Dans une seule occasion et sur une question familière, il sortit de sa réserve : ce fut au sujet d’une loi sur les boissons. L’assemblée l’écouta avec recueillement et en lui tenant compte des efforts qu’il était obligé de faire. Il est curieux de voir comment il se juge dans une lettre à M. Coudroy : « Je n’ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le dire ; notre volubilité méridionale est un vrai fléau. Quand la phrase est finie, on pense à la manière dont elle eût dû être tournée. Cependant, le geste et l’intonation aidant, on se fait comprendre. » Ce discours fut le dernier ; sa voix le trahissait, et il se vit même obligé d’interrompre le cours qu’il avait commencé devant la jeunesse des écoles. Sa plume seule lui restait, et il ne la ménagea pas. M. Proudhon venait de lancer un nouveau défi à propos du crédit gratuit ; il s’en déclarait le père, et ajoutait fièrement : «Je suis cela ou je ne suis rien. » Bastiat relève ce défi, et, dans une série de lettres, cherche à saisir au corps le plus insaisissable des argumentateurs. M. Proudhon avait beau changer de forme à chaque réplique et sonner des fanfares en son propre honneur ; Bastiat ne se tenait pas pour battu, et avec une patience évangélique rétablissait les termes de la discussion. Dieu sait dans quel dédale de subtilités les champions furent entraînés à la suite l’un de l’autre ! A relire aujourd’hui ces vieilles querelles, on s’étonne que tant d’encre ait été dépensée en un tel sujet. L’esprit est plus satisfait de trois autres brochures qui remontent à la même date : Baccalauréat et Socialisme, la Loi, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. La dernière surtout est pleine de grâce et de vigueur : elle est la sœur légitime des Sophismes et rappelle les meilleurs jours de Bastiat. Il y montre les réalités à côté des apparences, le fond des choses opposé à la surface, les conséquences réelles des faits près des conséquences accidentelles, le bien durable près du bien précaire. L’un est ce qu’on ne voit pas, l’autre ce qu’on voit; l’un se nomme la vérité, l’autre le préjugé. La donnée est heureuse, et le développement ne l’est pas moins. Bastiat y passe en revue, et avec une rapidité entraînante, toutes les matières en litige, l’impôt, les consommations, les subventions, les travaux publics, les restrictions industrielles et commerciales, les fonctions des intermédiaires, les machines, le crédit; c’est un petit traité d’économie politique où rien ne languit et où chaque page a son attrait.

Au milieu de tant de travaux qu’animait l’esprit de lutte et qui en gardaient l’empreinte, Bastiat sentait lui-même qu’il lui manquait un titre sérieux, plus réfléchi, plus recueilli, plus susceptible de durée, et qui résumât, sous une forme dogmatique, les idées pour lesquelles il avait si longtemps et si vaillamment combattu. Sa préoccupation et aussi sa douleur sont de n’avoir ni la force ni le temps de conduire cette tâche jusqu’au bout; il compte les heures qu’il a encore à vivre, et il entrevoit qu’elles seront insuffisantes; il s’en ouvre à ses amis, et ces épanchemens ne sont pas la partie la moins attachante de cette correspondance qui a été livrée à la publicité. Il avait pourtant son plan, un plan net, simple comme tous les siens, et qui n’eût demandé, pour aboutir à une œuvre de maître, qu’un peu plus de loisir et une main plus ferme. Bastiat, dont le cœur était aussi élevé que la raison, n’avait pu prendre son parti d’un reproche qu’on adresse communément à l’économie politique, celui de disserter sur les faits sans tenir compte des hommes, de s’occuper de ce qui est plutôt que de ce qui doit être, de l’utile plus que du juste, d’opérer sur la matière vivante comme sur la matière inanimée avec la précision et aussi avec l’insensibilité d’une machine. A l’appui de ces accusations, les preuves apparentes n’avaient pas manqué, et tels en étaient le nombre et la puissance que des économistes mêmes, comme Sismondi, avaient reculé devant leurs propres doctrines, au spectacle des misères qu’engendrent les révolutions de l’ordre industriel. C’était là le levier dont se servaient les écoles factieuses ou chimériques pour soulever les passions de la multitude et la détourner à leur profit des voies sûres, mais sévères, où l’économie politique lui conseillait de marcher. On la dépeignait comme une science sans entrailles, inclinant à justifier le mal plutôt qu’à le guérir, n’y opposant dans tous les cas que l’indifférence, voyant la fin sans tenir compte des moyens, plus occupée d’elle-même que d’autrui et plus féconde en préceptes qu’en soulagemens, ce qui faisait dire à Dupont (de Nemours) dans sa rude franchise, et lorsque de son exil il écrivait à J.-B. Say : « Vous avez trop rétréci la carrière de l’économie politique en ne la traitant que comme la science des richesses ; elle est la science du droit naturel, appliqué, comme il doit l’être, aux sociétés civilisées….. » Et dans un autre passage : « Sortez du comptoir, promenez-vous dans les campagnes... Votre génie est vaste, ne l’emprisonnez pas dans les idées et la langue des Anglais.»

Bastiat pesait ces objections et ne restait pas insensible à ces reproches; il voyait bien qu’il n’y avait là-dessous qu’un malentendu, et que l’économie politique pas plus que la médecine n’est responsable de nos erreurs de conduite et de nos infirmités. Elle a des principes qui sont indépendans des faits, des principes qu’on peut contester dans leur essence, et qui à ce titre sauront se défendre, mais qu’on ne peut accuser sans injustice de ce qui s’est fait et se fait encore sous l’empire d’autres erremens. Singulière objection que d’imputer à une science les torts des régimes qu’elle désapprouve et qu’elle combat! Bastiat comprenait la force de cette position dans laquelle s’étaient retranchés des hommes d’une autorité reconnue, Bossi entre autres. Cependant il voulait aller plus loin, prendre à partie ces préventions et n’en rien laisser debout, dégager surtout sa doctrine de ce cachet d’égoïsme qu’on avait cherché à lui imprimer. Pour cela, il se proposa d’établir que l’économie politique n’a pas seulement pour base l’utilité, mais la justice, et qu’elle est la gardienne du droit autant que l’interprète du fait; que, loin de briser avec la morale, elle en est la sœur jumelle, s’occupe de l’homme à un degré égal, et en veillant sur ses intérêts s’inquiète aussi de sa dignité, élève sa condition en affranchissant le travail de ses dernières servitudes, aboutit à la plus avouable des égalités, celle qui résulte du libre exercice des facultés et des forces de l’individu sans privilège pour personne et avec les moindres charges pour tous. Certes ce n’était là ni de la dureté ni de l’indifférence : d’autres pouvaient faire de plus belles promesses pour ne pas les tenir, exciter des désirs qu’il leur était interdit de satisfaire, flatter les passions et s’en servir comme d’un instrument, montrer en perspective un bien-être chimérique pour pousser vers l’abîme des populations égarées et abusées. L’économie politique se respectait trop elle-même et respectait trop la raison et la conscience publiques pour descendre à de pareils moyens; elle restait dans les réalités, ne conseillait pas l’impossible, et tenait un langage conforme à la nature des choses.

Voilà ce que Bastiat se proposait d’établir, et ce qu’il enveloppa dans une vue ingénieuse qui est la véritable originalité de ses Harmonies économiques. Il est difficile de dire ce qu’eût été cet ouvrage, si l’auteur l’avait achevé, et si la mort n’avait pas glacé sa main avant qu’il en eût écrit la seconde partie. Tel qu’il est, il ressemble à ces constructions frustes dont chacun peut compléter l’ordonnance, tant la pensée de l’artiste est visible et se dégage des parties qui sont debout. Bastiat part de ce principe, que dans les phénomènes économiques le désaccord n’est jamais qu’apparent, et qu’au fond l’harmonie se retrouve. Toutes ces oppositions d’intérêt qui semblent exister entre le producteur et le consommateur, le patron et l’ouvrier, le capital et le travail, celui qui possède et celui qui ne possède pas, ne sont pas des oppositions profondes, radicales, mais des oppositions secondaires, accidentelles, qui viennent se confondre dans l’harmonie générale qui régit les sociétés. Le tort de ceux qui s’appuient de ces oppositions, c’est de les isoler et de les grossir, de méconnaître surtout l’équilibre qui les règle et les compensations qui en modifient les effets, d’où il conclut comme axiome que « le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun. » C’est par suite de cette loi que l’humanité marche vers ses destinées, et que les classes tendent à une égalité chaque jour plus grande et à un bien-être dont tous les témoignages historiques montrent l’accroissement. Quant aux moyens, il n’y a point à choisir ni à hésiter : le seul qui soit efficace et vérifié par l’expérience, c’est le champ laissé à la recherche et à l’action, c’est-à-dire la liberté. Elle est la pierre de touche des civilisations, d’autant plus avancées qu’elle y règne davantage, et qu’en élevant l’individu, elle donne à l’association humaine plus de relief, plus de force et plus de grandeur.

Entrant dans l’analyse et cherchant à rendre son idée sensible, Bastiat étudie alors les phénomènes économiques au triple point de vue de l’intérêt particulier, de l’intérêt général et de la justice abstraite, et il n’a pas de peine à prouver que derrière les dissidences passagères il y a accord formel et définitif. Partout l’harmonie domine, une harmonie d’ensemble, bien supérieure aux troubles de détail. Plus il marche dans cette voie, plus les perspectives s’agrandissent, plus il découvre de conséquences auxquelles il n’avait pas d’abord songé. Ce n’est plus de l’économie politique seulement, c’est la science de l’humanité tout entière. Il en est ébloui et enivré; son sujet l’écrase, et il en convient lui-même. Il regrette alors de n’avoir pas compris dans son livre ce qui touche plus directement à l’homme, la responsabilité, la solidarité, le moteur social. Dans tout cela, que d’harmonies, et qu’il eût été facile de les mettre en évidence ! Il voulait refondre l’ouvrage, et plus que jamais se prenait à ne le regarder que comme un cadre et une ébauche. Était-ce un de ces éclairs heureux qui traversent les intelligences qui sont à la veille de s’éteindre, ou bien faut-il y voir l’illusion d’un auteur qui n’est pas maître de lui et marche à des empiétemens exagérés ? On ne saurait le dire, c’est le secret de la tombe ; mais, à juger les choses avec sang-froid, il est permis de supposer qu’en reculant les limites de son livre, Bastiat n’en eût pas augmenté la valeur, et que le principal écueil de son sujet était sa richesse même.

Dans les sciences, il n’y a de vraiment utile, de vraiment fécond, que ce qui est bien ordonné et bien défini. Bastiat avait une idée ; de plan, il n’en avait pas, et ses hésitations le prouvent. L’idée elle-même ne lui appartient que sous la forme saillante qu’il lui a donnée ; elle existait chez d’autres économistes, et plus d’un pourrait prétendre à une revendication. Aucun ne sera tenté de le faire ; l’idée est du domaine commun, et quoique l’économie politique soit de date récente, on a assez écrit sur cette science pour que la part de l’originalité y soit petite et qu’on n’y arrive qu’aux dépens de la justesse. Cette idée d’ailleurs, Bastiat ne semble pas la gouverner ; il lui obéit. Vainement chercherait-on entre ses divers chapitres le lien qui les unit et l’ordre qui les règle. On dirait en outre que le souci qui le domine, c’est de désarmer ses adversaires du socialisme par quelques concessions faites à propos, et qui n’engagent pas l’économie politique au-delà des limites raisonnables. Il a été ainsi conduit à quelques propositions plus spécieuses que solides, et particulièrement à une autre définition de la valeur. Là-dessus les auteurs n’ont jamais pu s’entendre. Say la place dans l’utilité, Ricardo dans le travail, Senior dans la rareté, Storch dans le jugement qu’on en porte ; Bastiat raffine sur le tout, il veut qu’on distingue l’utilité de la valeur, et qu’au lieu de produits on n’échange plus que des services. Par voie de conséquence, il ajoute que les dons de la nature sont toujours gratuits, et qu’il ne faut voir dans la rente du sol que la simple rétribution des avances faites sous forme de capital et de salaire. Son motif, et il ne s’en cache pas, c’est de laisser sans excuse les hommes qui jettent un œil d’envie sur la fortune d’autrui, et pour mieux y parvenir, il déprécie cette fortune. Je doute que le moyen soit bon ; les gens qui ont de ces convoitises ne prendront pas le change, et ont sur la valeur des choses des opinions que les théories de Bastiat n’ébranleront pas. Ainsi de ces deux innovations l’une est subtile, l’autre est erronée. La formule consacrée : « les produits s’échangent contre des produits, » avait peut-être l’inconvénient de ne point embrasser tout ce qui n’est ni tangible, ni matériel; mais la formule : « les services s’échangent contre des services, » a un inconvénient plus grave encore : c’est de qualifier de la manière la plus impropre la généralité de la production, car on ne saurait imaginer, sans une grande contention d’esprit, qu’une balle de café soit un service, une tonne d’huile un service. Quant aux dons gratuits du sol, c’est une question jugée, et bien jugée, depuis les savantes analyses qu’en a faites M. Hippolyte Passy[8]. La rente foncière y est étudiée dans ses élémens, dans ses traditions historiques, dans le rôle qu’elle joue et l’utilité dont elle est, avec une force et une profondeur qui ne laissent désormais de place qu’aux erreurs ou aux redondances.

Il me reste une observation à faire sur ce que l’on peut appeler le testament économique de Bastiat; c’est à propos du style. Pour les brochures, je n’ai pas ménagé les éloges; elles ont le tour et le ton qui conviennent. Les Harmonies reproduisent, à quelques nuances près, ce tour et ce ton; l’emploi en est moins heureux. L’enseignement dogmatique est astreint à des formes plus sévères, plus précises; il doit se montrer plus sobre de détails et moins chargé de fausses couleurs. La remarque est d’autant plus opportune, qu’à l’imitation de l’auteur, de jeunes écrivains, entraînés sur cette pente, altèrent leur talent dans la recherche de l’effet. C’est bien assez que la littérature sacrifie à ce goût équivoque ; il convient que la science s’en défende. Elle a plus à instruire qu’à briller, et la propriété de l’expression doit rester son premier mérite. Plus d’une fois, dans le volume de Bastiat, on rencontre de ces mots auxquels nul vocabulaire n’a jusqu’ici donné asile, et qui, s’ils n’ont pas l’improvisation pour excuse, témoigneraient qu’il n’avait pas un sentiment bien juste des délicatesses de la langue. Ce n’est pas ainsi que l’entendait Rossi, dont le style peut être cité comme un modèle d’exposition méthodique, élégant dans sa sobriété, d’une concision et d’une clarté rares, rendant sensibles les raisonnemens les plus abstraits, et s’emparant de l’attention avec une autorité irrésistible.

Jusqu’à son dernier jour, Bastiat veilla sur ses Harmonies; il les défendait contre la critique, il en commentait et en expliquait la pensée : c’était son enfant de prédilection. Je doute que la postérité partage cette faiblesse, elle portera ses préférences ailleurs. Il y a plus de sève réelle dans toute la série des publications où règne l’ardeur de la bataille, et qui mettent en relief les qualités les plus incontestables de Bastiat, la verve et l’intrépidité. S’il est du petit nombre des auteurs que leurs œuvres défendront contre l’oubli, il le devra à ses pamphlets, à ses sophismes, où il dit ce qu’il veut dire, où il se limite et se contient, où dans un cadre ingénieux il ne fait entrer que les matières qui y sont appropriées. Il le devra aussi à cette correspondance que d’intelligens amis ont recueillie et classée avec un soin dont on ne saurait trop les louer, et qui fait connaître et aimer Bastiat mieux qu’aucun des écrits qu’il multipliait au gré de la circonstance. On y voit bien ce qu’il est et quelle sincérité il apportait dans tous les actes de sa vie; on assiste à ses combats, à ses doutes, à ses accès de découragement, et tel est l’accent de conviction qui anime ces confidences qu’on les lit jusqu’au bout avec une émotion mêlée de respect. Ce qui y frappe par-dessus tout, c’est une passion pour la vérité qui ne se dément jamais et une solidité de croyance que ne ternit pas l’ombre d’un calcul.

Dans cette correspondance et dans des notes recueillies par un ami qui lui a fermé les yeux[9], on peut suivre Bastiat jusque sur son lit de mort. Depuis longtemps, sa vie n’était pour ainsi dire que l’effort de sa volonté; il s’y rattachait comme un ouvrier, quand le jour tombe, s’acharne après une tâche qui n’est pas remplie. Il sentait qu’il avait encore des services à rendre, des positions à défendre, des idées à exprimer; le corps s’en allait tandis que la pensée était toujours vigoureuse. De là cette dernière lutte à laquelle on ne peut assister sans attendrissement. Dès le printemps de 1850, sa maladie de poitrine avait pris une telle gravité que toute occupation suivie lui fut interdite. On l’envoya aux eaux des Pyrénées, qui à diverses fois l’avaient soulagé, mais qui aggravèrent son état; sa voix s’éteignit complètement; la respiration et l’alimentation même devinrent douloureuses. Il partit alors pour l’Italie, et on le savait si mal que le bruit de sa mort se répandit à Paris : les journaux le lui apportèrent, et ce fut lui-même qui le démentit. « Grâce au ciel! dit-il, je ne suis pas mort, ni même guère plus malade; mais enfin, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l’accepter et se résigner. Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir à cet égard la philosophie que j’ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je pouvais être sûr de laisser après moi, à ceux qui m’aiment, non de cuisans regrets, mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. » Ce n’était qu’un répit, et l’heure de la séparation devait bientôt sonner. Il languit quelque temps à Pise, puis à Rome, et vers la fin de l’année il s’alita pour ne plus se relever; sa fin fut des plus simples et des plus dignes; il voulut mourir en chrétien. « J’ai pris, disait-il, la chose par le bon bout et en toute humilité. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne; je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain. » Ce fut dans ces sentimens qu’il s’éteignit le 24 décembre 1850, assisté par son cousin l’abbé de Montclar. Ses funérailles furent célébrées à Saint-Louis-des-Français par les soins de l’ambassade et avec un grand concours de monde.

Bastiat est mort sans avoir pu assurer le triomphe d’aucune des idées dont il s’était constitué le défenseur, et aujourd’hui, après une assez longue période écoulée, les choses en sont encore à peu près au point où il les a laissées. Des deux adversaires qu’il a combattus, le socialisme et le privilège, l’un continue ses menées souterraines, l’autre marche le front plus haut que jamais, et ne met ni limites ni trêve à ses prétentions. Tous deux ont été et demeurent funestes à la liberté : le premier en la poussant vers les excès, le second en l’enrayant dans son mouvement le plus inoffensif et le plus naturel. Cependant, en dépit de tout, la raison publique n’en a pas moins marché, et il règne, on peut le dire, un sentiment chaque jour plus juste au sujet des problèmes que l’économie politique soulève et qu’elle a pour mission de résoudre. On commence à comprendre que c’est une science vraiment sérieuse que celle dont les lois ne reçoivent point de démenti des faits, et dont les principes se vérifient tous au creuset de l’expérience. Plus nous irons, plus cette conviction passera dans les esprits, et l’économie politique sera alors ce qu’elle doit être, la règle équitable et désormais reconnue des intérêts. Ce n’est pas le seul service qu’on doive attendre d’elle; il en est d’autres, et d’un ordre plus élevé, par lesquels elle se recommande déjà. Elle moralise autant qu’elle instruit, elle pacifie autant qu’elle éclaire, et parmi les conclusions qu’on peut tirer des écrits comme de la vie même de Bastiat, c’est celle-là surtout que j’aime à signaler en terminant. Vis-à-vis des appétits désordonnés qui convoitent la société comme une proie, l’économie politique est le frein le plus puissant et la diversion la plus sûre. En augmentant par l’échange la somme des besoins qui unissent et associent les peuples, elle contient ou tempère les écarts de l’esprit de nationalité, rend les ruptures d’autant plus difficiles qu’elles sont plus préjudiciables, et devient ainsi l’une des meilleures et des plus solides garanties du repos du monde.


LOUIS REYBAUD, de l’Institut.

  1. 6 vol. in-8o, Guillaumin et Cie.
  2. MM. Félix Coudroy et M. V. Cahuètrs, aujourd’hui président de la cour d’appel de Bastia.
  3. Lettre à M. Coudroy du 5 août 1830.
  4. M. de Larnac, ancien précepteur de M. Le duc de Nemours.
  5. Voyez la Revue du 13 mai, 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1856.
  6. Lettres à M. Coudroy.
  7. Lettres à M. Coudroy.
  8. Rapport à l’Académie des sciences morales et politiques. — Concours de 1858 sur la rente de la terre.
  9. M. Paillottet.