Économistes contemporains/M. Rossi



ÉCONOMISTES CONTEMPORAINS.

M. Rossi
Cours d’Économie Politique[1]

L’esprit de révolte contre les idées sanctionnées par l’expérience était naguère si général, que peu de sciences sont demeurées à l’abri de ses atteintes. À mesure que le goût des aventures devenait plus vif, il devait se faire un peu de vide autour des doctrines qui s’appuient sur le passé. C’est ce qui est arrivé pour l’économie politique. En butte à des attaques nombreuses et diverses, elle a essuyé une crise et traverse une période d’affaissement dont chaque jour elle tend à se remettre. Des esprits éminens et judicieux ont concouru, il est vrai, à cette réaction ; mais ce qui a surtout préservé la science et la préservera toujours, c’est sa force propre et l’ascendant des vérités qu’elle enseigne.

Il suffit, en effet, de jeter un coup d’œil sur les travaux essentiels qu’a inspirés l’économie politique pour se pénétrer de ce qu’elle vaut, et voir quels noms glorieux s’y rattachent. Dès la fin du XVIIe siècle, le maréchal de Vauban lève l’étendard d’une réforme, et, en place des mille impôts abusifs qui, sous des noms différens, écrasaient les classes pauvres, il conseille une taxe unique, uniforme, inspirée par un principe alors bien nouveau, celui de l’égalité proportionnelle des charges. Bois-Guillebert vient ensuite, et parle de ces graves intérêts avec une entière liberté d’esprit. En face du monarque le plus vain et le plus absolu, il ne ménage ni la soif des conquêtes ni la manie des prodigalités, montre l’abîme où de telles passions conduisent le trésor, et conclut à un renouvellement complet dans le mécanisme administratif de la France. Avant lui, les plus fortes têtes en matière d’économie publique s’étaient accordées à voir dans les métaux précieux la cause et le signe de la richesse d’un peuple : l’art de gouverner consistait dès-lors à attirer et à retenir chez soi l’or et l’argent, en leur assurant des facilités à l’entrée du royaume et en leur opposant des obstacles à la sortie. Bois-Guillebert comprit et démontra la vanité de ce système ; il expliqua le rôle que jouent les métaux comme agens de circulation, et, sans méconnaître les services qu’ils rendent, il en limita la portée. Law poussa cette réaction plus loin, et naturalisa en France, avec le papier-monnaie, les excès de l’agiotage.

Ainsi les élémens de la science s’amassaient peu à peu. Des discussions sur les valeurs métalliques, on passa à l’étude des forces productives. Au milieu des écrits qu’engendra la crise de la rue Quincampoix, ceux de Melon et de Dutot se firent remarquer par quelques aperçus curieux sur l’industrie et le commerce. Un malaise profond pesait alors sur ces deux branches du travail. La prospérité un peu artificielle que l’administration de Colbert avait vu éclore venait de disparaître au milieu des dilapidations du grand règne et des témérités financières de la régence. On eut vainement cherché, à cette époque, les quarante-quatre mille métiers à laine que laissa, en mourant, le ministre de Louis XIV, cette population de cent mille marins sortie à sa voix de notre littoral. Tout dépérissait, et chacun se préoccupait des motifs de ce dépérissement. Melon crut les entrevoir dans le mouvement et l’équilibre des échanges avec l’étranger ; il imagina une loi, connue depuis sous le nom de balance du commerce, qui constituait l’état en bénéfice toutes les fois que la somme des sorties dépassait celle des entrées, et en perte dans l’hypothèse contraire. En cela, Melon s’appuyait sur Colbert, comme Quesnay, chef de l’école des physiocrates, s’appuya ensuite sur Sully. Le règne de ces derniers ne tarda pas à venir. Les déceptions du papier-monnaie et les mécomptes industriels avaient lassé les esprits ; par un sentiment de défiance, les physiocrates se rejetèrent vers le sol, et proclamèrent l’agriculture comme la seule richesse. À leurs yeux, l’industrie et le commerce étaient des occupations stériles, des travaux improductifs C’était quitter un excès pour l’autre, et changer d’exagération.

Cependant nulle école ne rendit à la science des intérêts, encore au berceau, de plus grands services que l’école des physiocrates. L’attention qu’elle accorda aux échanges agricoles réagit sur l’ensemble des transactions et sur tous les modes d’activité. C’est un de ses membres, Gournay, qui, à l’aspect des entraves auxquelles était assujettie la circulation intérieure des grains, ne put un jour s’empêcher de s’écrier : « Laissez faire, laissez passer ! » cri inspiré par un abus partiel et qui n’avait pas la prétention de devenir une formule générale, cri d’unité, cri de liberté, au bout duquel se trouvaient l’adhérence des diverses parties du royaume et le principe de la centralisation actuelle. L’école des physiocrates eut un honneur plus grand encore ; elle porta Turgot, l’un des siens, au pouvoir. On sait quelles pensées généreuses animèrent cet homme de bien., et quelles réformes signalèrent son passage dans cette haute position. Par une contradiction singulière, le ministre s’occupa d’abord de l’industrie et du commerce, c’est-à-dire de deux professions stériles, selon Quesnay. Turgot y appliqua ses premiers efforts, et il se créa deux titres immortels, d’un côté en supprimant les servitudes de la circulation, de l’autre en abolissant les maîtrises et les jurandes, qui constituaient le travail à l’état de privilége.

Les choses en sont là quand Adam Smith paraît : un demi-siècle a suffi pour cette enquête préparatoire de l’économie politique. Vauban a proclamé l’égalité de l’impôt, Bois-Guillebert a assigné aux métaux précieux leur véritable rôle, Law a fait connaître le papier-monnaie, Melon a donné une théorie des échanges, Quesnay et Turgot ont fondé la liberté du travail. Voilà tous les élémens d’une science complète ; il suffit désormais qu’un esprit puissant les anime, les éclaire et les résume. Adam Smith aura cet honneur. Jusqu’ici, la France a été le théâtre de ces études, et c’est une injure gratuite que l’on fait à l’économie politique lorsqu’on la traite chez nous en étrangère. L’Angleterre continuera ce mouvement ; la théorie industrielle se complètera sur le sol où doit fleurir la pratique. Chaque secte a eu sa devise ; Smith aura aussi la sienne, le travail, c’est-à-dire l’action de l’homme sur la nature. Dès ce moment, le travail prendra sur ce globe le rang qui lui appartient ; il deviendra l’honneur et la noblesse des peuples modernes. À côté de Smith, Verri et Galiani auront quelques éclairs au milieu de beaucoup d’ombres, et après lui s’élèvera l’école dont il est le chef, et qui compte une suite de disciples éminens. Dans l’ordre des dates et des mérites, Jean-Baptiste Say commence cette série : il apporte sur le terrain économique les ressources d’un esprit net et sensé, une sûreté rare dans la conception, une lucidité parfaite dans le style. David Ricardo a les qualités opposées, et les pousse jusqu’à l’abus ; il est le métaphysicien de la science, comme Sismondi en est le critique. Ce dernier semble même incliner vers le schisme ; mais il est au fond plus orthodoxe qu’il n’affecte de le paraître, et, après avoir proposé ses doutes, il avoue l’impuissance où il est d’en tirer aucune conclusion. Quant à Malthus, à part son problème de la population, qui n’est guère qu’une digression économique ; il demeure fidèle à Adam Smith, comme Mac-Culloch, Mill, Storch, Senior et Thomas Tooke. C’est alors le beau temps de la science ; elle règne dans les livres et dans les chaires, elle fait même un pas de plus et entre, avec Huskisson et Henri Parnell, dans les conseils de la couronne. La France ne reste pas en arrière de cette impulsion, et il s’y forme un groupe d’économistes dont nous aurons ici à apprécier successivement les titres.

La science est donc fondée ; rien ne lui manque, ni la sanction du temps, ni l’autorité des noms. Elle a rallié sous son drapeau des esprits spéculatifs, comme Smith et Say, des hommes pratiques comme Huskisson et Turgot. D’où vient que ce cortège de célébrités, cette suite de livres et d’écrivains, n’ont pu la défendre contre les dédains des uns et les attaques des autres ? Comment se fait-il qu’une doctrine qui a de tels précédens soit encore remise en question et contestée dans son ensemble ? Cela tient à plusieurs causes, les unes extérieures, les autres intérieures, pour ainsi dire.

Parmi les obstacles extérieurs, il faut oublier les effervescences juvéniles et la prétention de tout refaire qui semble être l’une des maladies du siècle. Si l’économie politique n’avait eu à combattre que de pareilles révoltes, son autorité n’en aurait reçu que d’insignifiantes atteintes. Malheureusement, au bruit que menaient autour d’elle de petites vanités sont venues se joindre des agressions sourdes de la part des intérêts privilégiés qu’elle menace. Pendant que l’orage grondait sur sa tête, on minait le terrain sous ses pieds. Pour quiconque a étudié, ne serait-ce que superficiellement, les problèmes économiques, il est démontré qu’en livrant les intérêts à leur marche naturelle, la science n’accomplit pas seulement une œuvre de justice, mais encore de prévoyance. Tôt ou tard le privilège s’expie : ce n’est pas impunément que l’on sort des voies de la vérité. Tantôt la loi brise elle-même l’arbitraire qu’elle a établi, tantôt les évènemens politiques s’en mêlent et opèrent un violent retour au droit commun. Même pour les intérêts cantonnés dans le privilège, la liberté est donc une condition meilleure et plus sûre ; ils devraient le sentir et moins s’en défendre. C’est le contraire qu’ils font, et de là une lutte ouverte.

Rien n’est plus fâcheux que cette situation. L’empire et la restauration nous ont légué un régime industriel et agricole basé sur une protection presque sans limites, et il en est sorti une multitude d’intérêts artificiels qui se sentent mal à l’aise, se nuisent mutuellement et cherchent leur voie à tâtons. Les uns demandent en excès précisément ce qui constitue leur faiblesse, les autres réclament, comme remède à leurs maux, ce qui doit causer du tort au voisin. On ne sait à qui entendre, ni qui secourir ; si l’on se porte vers celui-ci, on froisse celui-là ; l’immobilité est aussi douloureuse que le mouvement. À bien étudier le mécanisme de la protection, on s’assure qu’à chacun de ses prétendus bienfaits correspond un dommage réel, et tout ce que l’on peut se promettre d’un tel système, c’est que les bienfaits et les dommages se fassent équilibre. Ainsi la protection accordée aux produits du sol élève le prix des denrées nécessaires à la vie et frappe les manufacturiers en réagissant sur le taux du salaire tandis que la protection accordée aux produits de l’industrie atteint à son tour les consommateurs agricoles, obligés de payer une prime au privilège manufacturier. Tel est le jeu de la protection ; elle détruit d’une main ce qu’elle fait de l’autre, et cela dans toutes ses applications : d’où il est naturel de conclure que l’on se donne un mal infini pour obtenir des résultats au moins nuls et substituer partout une vie précaire au libre développement de nos forces. Ces vérités élémentaires, l’économie politique a le tort de les proclamer, et les intérêts protégés ne le lui pardonnent pas.

D’autres causes d’affaiblissement ont pris naissance dans son sein même. Il fut une heure où la science avait le champ libre devant elle. Avec les derniers physiocrates venait de disparaître la seule hérésie considérable ; rien ne troublait plus l’horizon ; toute protestation semblait éteinte, toute inimitié désarmée. C’était le cas de se mettre hardiment à l’œuvre et d’agir avec concert. Au lieu de prendre ce parti, que font les économistes et les plus éminens d’entre eux ? Ils engagent des querelles sans fin pour des subtilités d’école. Ricardo se jette dans des formules abstraites sur la valeur et sur la rente du sol ; Malthus pose son problème de la population ; Sismondi se réfugie dans le scepticisme et se déclare sans force contre les doutes qui l’assiègent. La discussion s’échauffe, et au lieu des clartés qu’on devait en attendre il se fait dans ces questions une obscurité telle que Jean-Baptiste Say écrit à Ricardo[2] : « Je suis un peu confus qu’avec la prétention que j’ai eue de me mettre à la portée des esprits les plus ordinaires, je ne sois pas compris des hommes les plus distingués. » Et plus loin il ajoute : « Ce que je crains, c’est que nous ne rebutions le commun des hommes par des raisonnemens trop abstraits. C’était ainsi que procédaient les disputeurs du moyen-âge, et c’était, je crois, la raison pour laquelle ils ne s’entendaient jamais. » Or, quand les savans pensent et disent ceci d’eux-mêmes, que veut-on qu’en dise et pense le public ?

Un dernier tort des économistes, c’est d’avoir maintenu leur doctrine sur les hauteurs de la théorie et de s’être défendus de l’application comme d’un piége. Pour eux, l’économie politique n’est qu’une étude spéculative ; ils semblent la désintéresser des faits existans, ou bien ils imaginent deux sortes de science, l’une pour le monde réel, l’autre pour un monde imaginaire. En cela, il faut le croire, les économistes ont voulu se ménager un terrain libre pour le débat, loin du bruit des passions et du déchaînement des priviléges. Ce calcul, en supposant qu’ils l’aient fait, n’est pas heureux — ils se sont volontairement affaiblis et n’ont désarmé personne. Il était bien plus sage d’entrer dans la région des intérêts, d’y porter hardiment le flambeau, et d’y gagner à la cause du bon sens les esprits éclairés et les consciences droites. Si le combat devait être plus vif ainsi, il avait du moins un but, une sanction. C’était toucher aux réalités, au lieu de s’égarer à la poursuite d’une métaphysique de la richesse. Même erreur, même faute pour les questions morales qu’effleure l’économie politique. Sans doute, prise abstractivement, la science peut considérer les hommes comme des rouages et oublier les misères qui se cachent sous le mécanisme des intérêts ; mais cette donnée, juste à la rigueur, ne saurait être sans péril poussée jusqu’au système. Il est dangereux de faire d’une doctrine quelque chose de semblable au char du dieu indien, qui ne s’avance vers le temple qu’en teignant ses roues du sang des victimes. Certes, personne n’accuserait l’économie politique d’avoir dérogé à sa mission et méconnu son objet, si elle avait su aborder les problèmes du travail et faire comprendre aux classes nécessiteuses tout ce qu’elle renferme de solutions secourables et de résultats féconds. Voilà un souci qui n’a point, avant ces derniers temps, assez préoccupé les hommes qui ont traité ces matières. Sismondi seul s’en montre touché, quoique d’une manière désespérante et négative. Les autres se contentent de dire qu’une science d’observation n’est pas une science de sentiment, et que le rôle du médecin au chevet du malade consiste à guérir et non à s’apitoyer. Soit ; mais de son côté le malade se confie en raison de l’intérêt qu’on lui témoigne, et quand la guérison se fait attendre, il s’impatiente et ferme sa porte au médecin. C’est l’histoire des économistes : ils ont voulu convaincre et ont négligé de se faire aimer ; ils en portent aujourd’hui la peine.

Voilà par quelles phases a passé l’économie politique avant d’arriver jusqu’à nous. Si elle a eu à souffrir de son propre fait et du fait de ses ennemis, aucun coup sérieux ne lui a été néanmoins porté. Ses grands principes restent intacts ; ses analyses n’ont rien perdu de leur valeur. Déjà des esprits éminens, et parmi eux M. Rossi, l’ont remise sur la voie de l’avenir et ont su lui ménager une seconde période qui s’annonce avec quelque éclat. C’est de ce mouvement que nous aurons à nous occuper ici, et parmi les noms qu’il met en relief s’offre, en première ligne, celui de l’ancien professeur au collége de France. Sa vie est de celles qui méritent qu’on s’y arrête : elle est pleine d’excellens travaux et d’infatigables excursions dans tous les champs de la pensée.

Né à Carrare en 1787, M. Rossi commença ses études dans la ville qui a donné son nom à un peintre illustre, à Correggio, dont le collége jouissait alors d’une vogue méritée, et vint les achever dans les universités de Pavie et de Bologne. On sait ce que furent jadis ces grands foyers de l’enseignement italien, et quels hommes supérieurs en sortirent. En mettant même Vico à part, on est embarrassé pour le choix des noms, tant ils abondent. Ce sont des criminalistes comme Beccaria, des moralistes comme Filangieri, des économistes comme Galiani et Verri. M. Rossi devait marcher sur les traces de ces penseurs célèbres, et les continuer en les rectifiant. Ses progrès furent si rapides, qu’à l’âge de dix-neuf ans il obtenait, à l’unanimité des suffrages, le grade de docteur en droit. Le programme des études n’était, dans les écoles d’Italie, ni étroit ni exclusif ; il embrassait la connaissance des sciences exactes. Aussi le jeune légiste put-il donner carrière à toutes ses facultés et développer les diverses aptitudes de son esprit. Il poussa les mathématiques jusqu’aux premières notions du calcul intégral et différentiel, et s’initia aux sciences morales et économiques, qui formaient un cours obligatoire, compris dans la matière des examens. À ce point de vue, la faculté de Paris est encore en arrière des universités de Bologne et de Pavie. M. Rossi se trouva donc en contact, dès son début, avec cette économie politique dont il devait être l’un des interprètes les plus judicieux ; il en aborda les problèmes avec tant de sûreté et d’aisance, que son professeur Valeriani ne voulait pas croire que cette étude lui fût nouvelle.

Quand il s’agit de choisir une carrière, M. Rossi se décida pour le barreau. Après avoir rempli pendant deux ans les fonctions de secrétaire du parquet près la cour royale de Bologne, il revêtit la robe d’avocat et se voua à la plaidoirie. Dès ses premiers pas, il fut aisé de voir que rien en lui ne se ressentait du praticien vulgaire, et qu’il ne se traînerait pas dans l’ornière de la profession. L’esprit du jurisconsulte, le souffle du criminaliste, animaient ses travaux et le suivaient jusque dans les minutieux détails de la procédure. Une maturité précoce, un jugement solide et net, la faculté d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble d’une controverse et de la résumer en quelques traits rapides et concluans, une dialectique aussi impénétrable qu’acérée, vive dans l’attaque, vigilante dans la défense, un essor élevé même en des sujets qui n’y semblaient pas compatibles, une dignité réelle, une tenue parfaite, une parole sûre d’elle-même, ornée, éloquente, souvent ingénieuse, parfois énergique, telles furent les qualités dont le jeune avocat fit preuve à la barre des tribunaux de Bologne, et le souvenir de quelques affaires qu’il soutint avec un talent réel n’est pas encore effacé en Italie. — Cependant le barreau ne pouvait être, pour une intelligence de cette trempe, qu’une sorte de gymnastique et de préparation. Il est rare que les hommes vraiment supérieurs puissent vieillir dans cette profession : beaucoup la traversent, peu s’y fixent. Ainsi fit M. Rossi, et en Italie même il aborda la carrière de l’instruction publique, y occupa deux chaires, et professa les élémens du droit civil au lycée de Bologne, et ensuite la procédure civile et le droit pénal à l’université de la même ville.

Il venait à peine de se consacrer à l’enseignement, que les évènemens de 1814 et de 1815 éclatèrent et modifièrent profondément le sort des états Italiens. À l’unité éphémère et au joug uniforme que Napoléon y avait fait prévaloir succédèrent les douleurs du fractionnement et les excès des tyrannies locales. Désormais plus d’indépendance pour la pensée et peu de sûreté pour les personnes. Il faut croire que cette perspective exerça une grande influence sur les déterminations de M. Rossi : ce n’est jamais sans combat que l’on dit adieu au sol de la patrie et que l’on cherche un ciel plus clément. S’il se résigna à l’exil, c’est que l’exil lui parut moins odieux que les servitudes de l’intelligence. Le choix qu’il fit de Genève comme lieu d’asile témoigne de cette disposition d’esprit. À travers bien des vicissitudes, cette petite république avait toujours su conserver à sa tête un noyau d’hommes éclairés pour qui le savoir était une recommandation et le malheur un titre de respect. Sans y jouir d’une liberté entière, un étranger s’y trouvait à l’abri de la persécution. Nulle part d’ailleurs un esprit de quelque étendue ne pouvait se créer des relations d’un ordre plus élevé et se trouver en contact avec des hommes plus éminens. Genève, par une fortune singulière, réunissait alors dans ses murs MM. Sismondi, écrivain si érudit et si ingénieux ; Dumont, l’ami et l’interprète de Bentham ; Pierre Prévost, le traducteur de Malthus ; Bellot, jurisconsulte distingué ; le naturaliste de Candolle ; les deux Pictet, l’un physicien, l’autre polygraphe ; De la Rive, Lullin de Châteauvieux, Bonstetten, puis d’autres noms, célèbres à divers titres. Non loin de là, le château de Coppet gardait l’empreinte qu’y avait laissée sa glorieuse châtelaine, et conservait encore pour hôtes MM. de Broglie et Auguste de Staël. Ainsi cette hospitalière vallée du Léman, où s’étaient abrités au jour de leur disgrace Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et l’auteur de l’Allemagne, pouvait s’enorgueillir d’une famille de penseurs et de savans, éclose aux rayons de leur génie.

Ce fut dans ce foyer restreint, mais choisi, que M. Rossi devait trouver sa route et prendre le sentiment d’une direction. Il est un caractère commun à tous les écrivains qui nous sont venus de la Suisse française, et dont peu d’entre eux ont su se défendre : c’est un esprit de méthode poussé à l’excès et un penchant vers les idées dogmatiques. Ceux même qui, comme M. Guizot, n’ont fait que traverser les écoles genevoises, se ressentent du ton sentencieux qu’y affecte l’enseignement et d’une sorte de raideur inhérente aux mœurs locales. Cette tendance donne à la pensée quelque chose de systématique, de tranchant, d’impérieux. M. Rossi fut préservé de cet écueil par la souplesse de son talent et par la verve dont s’inspire le génie méridional ; il associa, dans un mélange heureux, ses qualités originelles aux qualités acquises, et se créa une profondeur qui n’allait pas jusqu’à la sécheresse. Rien n’égale l’ardeur qu’il apporta à étendre alors la sphère de ses connaissances. Les évènemens avaient bouleversé toutes ses perspectives ; il fallait s’ouvrir une nouvelle carrière, changer d’idiome comme de résidence. De semblables métamorphoses ne s’opèrent qu’au prix de longs efforts. La langue natale est pour l’homme un instrument familier, acquis sans peine, assoupli par l’usage : on dirait presque un sixième sens. Dans ces conditions, la pensée se fait jour sans embarras, sans travail ; les mots qui la rendent arrivent naturellement sur les lèvres. Il n’en est pas de même quand on a recours à un dialecte étranger : à l’instant l’émission des idées se complique d’une opération de plus ; il y a traduction mentale, rapide si l’on veut, mais forcée.

Voilà l’une des difficultés contre lesquelles eut à lutter M. Rossi : elle fut promptement vaincue. La langue française n’eut bientôt plus de secrets pour lui ; il en pénétra les délicatesses, en devina les ressources, et acquit peu à peu ce style ferme et correct, élégant et précis, qui distingue ses ouvrages. Il est rare qu’un étranger puisse prétendre à des résultats si complets, et parmi les Français, les très bons écrivains seuls y arrivent. Cependant une autre difficulté subsistait encore, difficulté purement mécanique, celle de l’accent et de la prononciation. Malgré tous ses soins, M. Rossi ne put en triompher entièrement : aujourd’hui encore il sacrifie parfois à la prosodie et à la mélopée italiennes, et porte à la tribune et dans sa chaire ce témoignage de sa première nationalité. Cela surprend d’abord, mais facilement on s’y habitue. Ce débit a quelque chose de musical qui en relève la singularité, et la parole est d’ailleurs si choisie, si transparente, en un mot si française, qu’on oublie sans peine l’accent qu’elle emprunte.

En même temps qu’il se formait ainsi un instrument nouveau, M. Rossi fortifiait l’ensemble de ses études. L’histoire, le droit public, l’économie politique, attirèrent successivement son attention ; il se mit au courant des travaux les plus récens, les jugea avec sa pénétration ordinaire, et se sentit bientôt en mesure de les dominer. Les langues l’attirèrent ensuite ; l’allemand et l’anglais lui devinrent familiers. Ces exercices ne l’empêchaient pas de cultiver l’idiome natal ; en 1817, il publia une traduction en vers italiens du Giaour de lord Byron : excursion singulière dans le domaine de la fantaisie, et qui semble être le seul tribut qu’un esprit si sérieux ait payé au culte de l’imagination.

À mesure que M. Rossi prenait racine à Genève, ses amis éprouvaient un désir plus vif d’y assurer sa position. Il avait ouvert en 1818 Un cours libre de droit public : on s’entremit pour le convertir en cours officiel, et en 1819 il fut reçu à l’académie de Genève comme professeur de droit romain et de législation criminelle. Ce choix était presque un évènement. Jamais spectacle pareil n’avait été donné dans cette enceinte où régnait toujours l’esprit sombre de Calvin. Un catholique venait pour la première fois d’en forcer les portes ; le poison pénétrait dans le sanctuaire. Les puritains crièrent, comme on le pense, à la profanation ; le reste de la ville accueillit avec faveur ce témoignage de tolérance. On ne chercha même pas à s’assurer de quelques garanties contre la croyance du nouveau professeur, et ce fut sur sa seule et expresse demande qu’on l’autorisa à s’abstenir des délibérations du corps académique, lorsqu’elles n’auraient pour objet que le développement de l’instruction et de la théologie protestante. Ainsi M. Rossi appartenait au corps enseignant de cette petite république : il allait payer par des services rendus à la jeunesse l’hospitalité qu’il avait reçue. Ses leçons attirèrent un nombre considérable d’auditeurs, et quand il y eut joint des cours libres d’histoire, de droit public et d’économie politique, cette affluence ne fit que s’accroître.

À tout autre cette tâche de professeur eût pu suffire ; l’activité de M. Rossi ne s’en contenta pas, et chercha de nouveaux alimens. Il existait et il existe encore à Genève un recueil jouissant d’une estime méritée, la Bibliothèque universelle ; M. Rossi l’enrichit de remarquables articles. Plus tard, M. de Broglie, dont il avait fait la connaissance au château de Coppet, lui ouvrit la Revue française, dans laquelle il traita divers sujets de critique historique, de législation, d’économie sociale et d’administration publique. Cependant il s’attacha d’une manière plus intime et plus suivie à une publication ayant d’abord pour titre : Annales de législation et de jurisprudence, et qui se nomma ensuite Annales de législation et d’économie politique. Les fondateurs et collaborateurs de ce recueil étaient avec lui MM. Sismondi, Dumont et Bellot. De ces trois noms, c’est le dernier qui est resté le plus cher à M. Rossi. Le souvenir du professeur Bellot semble avoir laissé de profondes traces dans son esprit ; il n’en parle qu’avec émotion et avec respect. Bellot était un de ces cœurs droits, une de ces intelligences d’élite qui ne dévient jamais du chemin de la justice et de la vérité. Il occupait à Genève une chaire de droit, et s’est fait connaître en France par de fort bons travaux sur l’organisation judiciaire, la procédure civile et le système hypothécaire. Personne n’a rendu à sa patrie des services plus réels, et n’y a causé plus de vide par une mort prématurée.

C’est surtout dans les Annales de législation et d’économie politique que M. Rossi fit ses premières armes comme écrivain. Rien n’exerce mieux le jugement et la plume que ces résumés substantiels, assortis au cadre des revues. Le livre permet des développemens qui n’ont pas toujours l’intérêt nécessaire, et délaient l’idée sans l’éclaircir. La revue, au contraire, exige des aperçus toujours concluans, des expositions lumineuses et rapides, une critique qui va au but. Un livre peut transiger sur la forme, une revue ne le peut pas ; on feuillette l’un pour en connaître la portée, tandis que l’autre est lue phrase à phrase. Le livre renferme tout un sujet, la revue n’en donne que l’essence. Aussi est-il peu d’apprentissages plus féconds, de travaux plus fortifians que ceux dont les revues sont la cause et l’objet. L’auteur s’y sent en présence du public ; il est contenu par l’attention même qu’on lui prête, excité par le désir de ne rester inférieur ni à ses collaborateurs, ni à lui-même. On citerait aujourd’hui peu d’hommes de quelque valeur qui n’aient passé par cette épreuve et qui n’y aient souvent recours pour se retremper la main. Personne n’en a mieux compris les avantages que M. Rossi et n’a puisé de plus grandes forces dans ces exercices de la pensée et du style.

Parmi les travaux qui parurent dans les Annales de législation et d’économie politique, il faut distinguer une suite d’appréciations sur les principes et les tendances de cette école historique en jurisprudence qui venait de se produire à grand bruit de l’autre côté du Rhin. On ignorait encore en France les détails de ce mouvement ; les Annales s’en emparèrent, l’expliquèrent au monde savant, et donnèrent l’impulsion aux études qui se firent dans cette voie. C’est dans les Annales également que M. Rossi posa les bases de ses principes dirigeans en législation, qu’il ne faut pas confondre avec les principes généraux et philosophiques du droit. Il y a là une indication précieuse : malheureusement ce n’est qu’une indication. L’auteur a eu dans sa carrière plusieurs de ces bonnes fortunes trop négligées ; il se contente d’émettre l’idée et l’abandonne à mi-chemin, sans prendre la peine d’en tirer les développemens qu’elle comporte. D’autres travaux considérables marquèrent l’existence des Annales et en auraient assuré le succès, si un coup imprévu n’eût frappé cette publication. À la suite des troubles de 1820 et 1821, la sainte-alliance prit ombrage du régime de liberté sous lequel vivait la confédération helvétique ; elle voulut y comprimer l’essor de la pensée et imposer une sorte de censure politique. À cette violation des franchises locales, les cœurs indépendans se révoltèrent, et plutôt que de donner l’exemple d’une soumission blessante, les fondateurs des Annales aimèrent mieux sacrifier leur entreprise.

Désormais le nom de M. Rossi était placé en évidence ; il avait conquis, à force de services, son droit de bourgeoisie et de cité. Aussi l’appela-t-on bientôt à remplir des fonctions politiques. Nommé membre des conseils, il put s’initier au mécanisme des états représentatifs, en connaître le fort et le faible, les grandeurs et les misères. Dans un cadre étroit et sur une échelle réduite, Genève voyait s’agiter dans son sein toutes les questions qui passionnaient les gouvernemens constitutionnels de l’Europe. M. Rossi se mêla à ces discussions ; il y apporta sa rectitude d’idées et cette application soutenue dont il a fourni tant de preuves. Avec MM. Bellot et Girod, il concourut à la réforme du système hypothécaire ; avec MM. Dumont et Rigaud, il poursuivit diverses améliorations judiciaires, et surtout le rétablissement du jury. En 1815, Genève, tout en conservant les codes français, avait cédé à l’esprit de réaction sur quelques points essentiels, entre autres sur le jury, qui avait été supprimé. Cette institution, il est vrai, n’est pas sans inconvéniens au sein d’un petit état, et exige, dans la pratique, des combinaisons ingénieuses. Il s’agissait de vaincre ces difficultés, de combattre une foule de préventions et de triompher d’opiniâtres résistances. C’est ce que M. Rossi essaya de faire dans un rapport étendu adressé au conseil d’état, et qui ébranla fortement les opinions. Sans les vicissitudes politiques, il est à croire que le plan exposé dans ce document aurait reçu une application immédiate. Ce ne fut néanmoins que plus tard et sur de nouveaux efforts de M. Rigaud-Constant, esprit ferme et judicieux, que s’opéra ce changement dans la juridiction criminelle.

Ces travaux législatifs mettaient peu à peu M. Rossi sur la voie d’un ouvrage qui devait fonder sa réputation et lui assurer un rang élevé parmi les criminalistes de ce siècle. Depuis long-temps les questions de l’ordre pénal lui étaient familières ; il les avait étudiées plutôt avec sa conscience qu’avec des livres. Sans être tourmenté du désir de produire du nouveau et d’imaginer un système, il n’avait pu s’empêcher de reconnaître que la réaction provoquée par Bentham franchissait peu à peu ses justes limites et aboutissait à une sorte d’égoïsme social où se perdait toute initiative morale. C’était moins de la philanthropie qu’une obéissance à la fatalité. Au lieu d’accepter sans contrôle des idées qui exerçaient alors un très grand empire, M. Rossi entreprit de les discuter, et dans le cours de 1828, il vint à Paris où il publia, en trois volumes, son Traité du droit pénal.

Le droit pénal s’était développé en Europe sous l’influence exclusive de l’une ou de l’autre des deux grandes écoles philosophiques qui se partagent le monde savant, l’école spiritualiste et l’école sensualiste. Vers la fin du XVIIIe siècle, l’école sensualiste avait pris le dessus, et tous les criminalistes de quelque valeur s’étaient rangés sous sa bannière. Sous des noms divers, on ne donnait plus à la justice sociale non-seulement d’autre mesure, mais d’autre principe que l’intérêt. Elle n’était plus qu’une application tempérée, il est vrai, par les mœurs, de ces tristes maximes qui excusent tous les excès et justifient toutes les tyrannies.

C’est cette doctrine que M. Rossi se proposa de combattre dans son Traité du droit pénal. Il s’y sépara résolument de la donnée sensualiste, et la poursuivit sous les divers déguisemens qu’elle avait pris ; mais, tout en repoussant ce principe dangereux, il ne se laissa point emporter par le principe contraire. On l’a accusé de ne voir dans la justice sociale qu’une expiation et d’en faire ici-bas la réalisation de la justice éternelle ; ce reproche porte à faux, il ne peut provenir que d’un malentendu. M. Rossi a expliqué nettement et à plusieurs reprises que, si la loi morale est le principe souverain de la justice sociale, l’intérêt de la société en est le mobile et la mesure. Le pouvoir social n’a pas le droit, quelles que soient les suggestions de l’intérêt, de qualifier de crime et de punir un acte louable ou indifférent. Voilà quelle est la règle suprême. Mais il n’a pas non plus l’obligation de punir tous les actes immoraux, de calquer la répression sur le modèle de la loi morale. Le pouvoir social ne réprime que les faits immoraux dont l’impunité ici-bas serait incompatible avec l’ordre matériel, il laisse les autres à la sanction morale et religieuse. L’intérêt social n’est donc pas le principe, il est seulement la mesure de la loi pénale. Le législateur doit se renfermer dans le cercle que la loi morale lui trace, il n’a pas le droit d’en sortir ; mais il n’est pas tenu de l’embrasser tout entier dans les prescriptions du droit positif. C’est sous l’inspiration de ce principe que M. Rossi a développé toutes les parties du droit pénal et donné la théorie de la responsabilité, de la tentative, de la complicité, ainsi que de la peine et de la loi pénale.

On voit combien ce thème est fécond ; M. Rossi en a tiré un parti très grand. Rien de plus lumineux que les analyses dont son livre est semé ; il y règne un attrait bien rare en des sujets aussi arides. La discussion y est soutenue avec une solidité et une vigueur extrêmes ; parfois même elle va jusqu’à des conclusions trop sévères. L’école que M. Rossi était appelé à combattre avait eu sans doute le tort de s’enivrer d’une idée juste au début, mais dégénérée en erreur depuis qu’on en avait forcé les conséquences. Il importait de faire la part de l’excès, tout en rendant hommage au mérite de la découverte. Au moment où Beccaria et Bentham écrivirent, il s’agissait moins d’une organisation définitive que d’une protestation contre le passé. Voilà quel fut le titre des criminalistes du dernier siècle. Le nôtre a des devoirs différens, et c’est ainsi que tout système a une valeur relative qu’il ne faut isoler ni des temps, ni des lieux, ni des circonstances. Quoiqu’il en soit, les blessures que M. Rossi porta à l’école dont il se séparait durent être bien vives, puisque Jean-Baptiste Say écrivait à Dumont de Genève : « Je suis furieux contre quelques docteurs qui nous représentent comme des espèces de coquins, et qui ont l’air de nous faire grace en nous appelant des sensualistes, après avoir eu bien soin de faire comprendre qu’ils entendent par là matérialistes. Singuliers scélérats, en vérité, qui consacrent leur vie au plus grand bien du plus grand nombre ! »

M. Rossi se partageait ainsi entre le soin d’importantes publications et les devoirs de la vie politique, lorsque les évènemens de 1830 lui imposèrent un nouveau rôle. À la chute de l’ancienne dynastie qui régnait en France répondit en Suisse la chute du gouvernement aristocratique. Le lien qui unissait les cantons entre eux fut ébranlé, et il fallut songer à mettre les institutions fédérales en harmonie avec la situation nouvelle. C’était un temps d’épreuve, presque une crise, et le choix des hommes chargés de délibérer sur d’aussi graves intérêts devait exercer une influence décisive sur le repos actuel et les destinées futures de la Suisse. Genève délégua trois fois M. Rossi pour la représenter à la diète, sûre de sa prudence et de sa fermeté.

De tous les états européens, la confédération suisse est peut-être celui dont l’organisation est la plus compliquée et la plus difficile à connaître. Composée d’états souverains qui diffèrent entre eux par la langue, par la religion, les mœurs, les lois, autant que par le climat, la configuration physique et toutes les conditions économiques et sociales, d’états qui n’ont ni la même origine, ni la même histoire, ni les mêmes besoins, ni les mêmes intérêts, la confédération helvétique n’existe que par une sorte de miracle qui se renouvelle tous les jours, qui honore le patriotisme des Suisses, mais dont la durée, sans cesse compromise, n’éveille pas assez leur sollicitude. Au XVIIIe siècle, la Suisse n’eut pas d’histoire. Elle paraissait s’amoindrir, s’affaisser sur elle-même, comme si elle eût été fatiguée de ses anciens exploits. Des aristocraties sans lumières et sans grandeur, des démocraties encore peu éclairées, des nobles et des paysans opprimant comme souverains des populations nombreuses et asservies qui les valaient à tous égards, voilà le spectacle qu’offrait ce pays lorsque la révolution de 1789 éclata au pied de ses montagnes. On connaît l’histoire de ce temps. Des patriotes suisses, poursuivant un plagiat malencontreux, rêvèrent une république une et indivisible, tandis que les hommes du privilége voulaient continuer le moyen-âge. Après des luttes sanglantes et d’affreux déchiremens, un bras puissant intervint, et Napoléon dicta aux cantons ce que l’on a nommé l’acte de médiation, transaction assez tolérable entre le passé et le présent, et qui promettait à la confédération, sinon un brillant développement et des jours glorieux, du moins un repos honorable et un accroissement de prospérité matérielle.

Ce système tomba avec son fondateur, et l’esprit de réaction envahit la Suisse en 1815. La sainte-alliance ne pouvait permettre qu’un foyer d’idées démocratiques subsistât au centre de l’Europe. L’Autriche prenait ombrage d’un pareil voisinage, la Prusse y avait un intérêt plus direct encore à cause de Neufchâtel, et la Russie devait embrasser la défense des principes aristocratiques, ne fût-ce que par position et par calcul. L’empereur Alexandre s’empara donc de cette question et la trancha à son gré. Napoléon avait dicté l’acte de médiation, Alexandre dicta le pacte de 1815, qui plaçait sous l’influence des grandes puissances les délibérations de la diète fédérale, et jusqu’à un certain point le régime intérieur de chaque canton. C’était une servitude déguisée, un vasselage indirect dans lequel plusieurs grandes familles du pays jouèrent un triste rôle, mais quel qu’en fût l’instrument, ce joug n’en était pas moins odieux aux populations, et incompatible avec la vieille indépendance helvétique.

Aussi la révolution de 1830 fut-elle pour la Suisse le signal d’une métamorphose fondamentale Tous ces gouvernemens, qui n’avaient d’autre appui que la sainte-alliance, tombèrent au bruit des trois journées. Le principe démocratique s’empara de la confédération entière, et surtout des cantons où le principe contraire avait été dominant. Rien de plus radical aujourd’hui que le canton de Berne, naguère le foyer principal de l’absolutisme Cependant, au sein de la diète, le changement de régime ne s’opéra pas sans de profondes résistances. Il était évident que le pacte ancien s’adaptait mal au nouvel ordre de choses, et que les démocraties de 1830 et 1831 ne pouvaient porter sans gêne le manteau fédéral des aristocraties de 1815. Au lieu d’accepter cette nécessité et d’adoucir la transition, les états stationnaires se refusèrent à toute réforme. De leur côté, les radicaux, héritiers des patriotes de 1798, voulaient un état presque unitaire, une confédération où les petits cantons auraient été asservis par les grands, puisque le droit devait se proportionner à la population. C’est sous l’empire de ces circonstances qu’une demande de révision fut portée à la diète.

On a vu que M. Rossi y figurait au nombre des députés de Genève. Les circonstances étaient graves, difficiles. À la question du pacte qui dominait toutes les autres, qui menaçait de briser la Suisse et fixait par conséquent l’attention de l’étranger, venaient se joindre les déplorables affaires de Neufchâtel, de Bâle, de Schwitz, cantons où la guerre civile était toujours imminente, et où elle devait laisser de si profondes et douloureuses traces. Au milieu de ces conjonctures délicates, les députés de Genève n’eurent qu’une pensée : se séparer de la faction qui poussait à une résistance aveugle, faire au temps et aux évènemens des concessions raisonnables, sans se laisser emporter par les exagérations du parti radical. Les opinions extrêmes reprochaient avec une égale aigreur, aux députés de Genève, cette politique de tempéramens ; ils ne s’en laissèrent point détourner et gardèrent résolument leur ligne. Cette sagesse porta ses fruits. Peu à peu leurs intentions furent mieux comprises, et leurs idées, gagnant chaque jour du terrain, finirent par triompher devant la diète. Nommé membre de la commission fédérale chargée de la révision du pacte, M. Rossi continua à y défendre les plans de transaction qui lui semblaient être la seule issue possible de ce débat, et il eut la satisfaction de les voir adopter même par des commissaires qui avaient appartenu au parti radical. Une fois dans cette voie, il devint facile de s’entendre et de poser les bases d’un pacte nouveau. Ce fut à M. Rossi qu’on délégua le soin de résumer la discussion et de rédiger le rapport.

Il s’agissait de concilier les principes avec l’histoire, et de conserver l’existence politique des petits cantons sans rendre impossibles les améliorations et les progrès que les grands cantons avaient raison de désirer. C’est le problème que M. Rossi essaya de résoudre dans un travail fort étendu où il aborde les plus hautes questions de politique, de droit public et d’économie sociale. Il commença par distinguer deux ordres bien différens de confédérations : celles où les états particuliers n’ont que la portion de droits qu’un pouvoir central préexistant leur dispense et leur abandonne, et celles où au contraire le pouvoir central ne prend naissance et n’existe que par les concessions que les souverainetés locales et préexistantes veulent bien lui faire. Or, le plus simple calcul indique que la Suisse appartient à la seconde de ces catégories, et qu’il serait dès-lors ridicule de vouloir en faire tout à coup un état unitaire, ou quelque chose de semblable à une confédération américaine. La Suisse, d’après M. Rossi, n’est et ne peut être un véritable état fédératif ; elle est plutôt une confédération d’états.

On devine maintenant quelles conséquences devaient découler d’un principe ainsi posé. Il en résultait évidemment le respect des régimes particuliers et pleins d’anomalies qui constituent la vie des divers cantons et l’obligation de contenir les réformes fédérales dans de telles limites qu’elles ne portassent point atteinte à l’organisation intérieure des états confédérés. M. Rossi apporta dans la solution de ce problème tant de mesure, de précautions et de soins, il ménagea si bien toutes les répugnances et tous les scrupules, que son rapport et le projet qui le couronnait furent adoptés par la commission à l’unanimité. Elle en ordonna la traduction en italien et en allemand, et il fut publié à un grand nombre d’exemplaires dans les trois langues officielles de la confédération suisse. Le projet fut discuté ensuite et accueilli par la diète assemblée à Zurich.

Rien ne semblait s’opposer à la promulgation du nouveau pacte, qui avait pris et a conservé dans le pays le nom de pacte Rossi. Il avait passé par les épreuves des pouvoirs législatifs et renfermait la somme des améliorations compatibles avec l’état de la république, alors livrée à des dissentimens profonds. L’affaire semblait donc marcher vers une issue heureuse, quand une dernière formalité vint tout remettre en question. D’après la loi suisse, le vote de chaque commune doit sanctionner celui de la diète pour les mesures qui touchent aux grands rapports de la confédération. Le pacte fut soumis à cette épreuve définitive, qui ne lui fut pas favorable. Dans le canton de Lucerne, il fut repoussé par les communes rurales sous l’empire des intérêts locaux, et par suite de l’opposition combinée des partis extrêmes qu’appuyait une faction monacale. Cet échec dans le canton qui devait être le siége permanent de l’autorité fédérale paralysa tout : le projet fut retiré, et aujourd’hui la Suisse regrette d’avoir laissé échapper cette occasion, unique peut-être, de sortir de l’état de faiblesse et de tiraillement où elle se trouve.

Cet échec ne semble pas avoir été sans influence sur une détermination que prit alors M. Rossi. Il comptait en France des amis dévoués, qui depuis long-temps l’engageaient à se produire sur un théâtre plus vaste et devant un auditoire plus nombreux. Deux d’entre eux, MM. de Broglie et Guizot, venaient, à la suite de la révolution de 1830, d’être portés aux affaires, et tout conseillait à M. Rossi de se rapprocher d’appuis aussi précieux, aussi sûrs. Avec de pareilles sympathies et la conscience de sa valeur, il n’aurait pas dû hésiter ; il hésita pourtant : cette perspective ne l’éblouit pas. Il aimait Genève, pour lui si hospitalière ; il en était l’enfant adoptif. Tout y avait adouci, charmé son exil ; il y avait trouvé les joies du cœur, les plaisirs de l’intelligence, il y avait fait, agrandi sa position. Son nom devenait de plus en plus inséparable des intérêts de la cité, de son rôle en Europe, de sa politique fédérale ; il aurait pu s’en tenir là et faire le calcul de César. Recommencer ailleurs, sur d’autres frais, une carrière scientifique et politique, se créer un nouveau public, une nouvelle clientelle, lui semblait une entreprise grave et chanceuse. Peut-être la prudence eût-elle été chez lui plus forte qu’une légitime ambition, si l’état précaire de la Suisse et les fluctuations politiques auxquelles le pays était en butte n’eussent jeté dans son esprit quelque lassitude et quelque découragement. Il était fatigué de ces tempêtes dans un verre d’eau, de ces batailles qui ne terminaient rien, de ces agitations sur place. Un dernier motif le décida : la mort de Jean-Baptiste Say venait de laisser vacante la chaire d’économie politique au Collége de France. Il songea à se mettre sur les rangs pour lui succéder, et, vers les premiers mois de 1833, il se rendit à Paris où ses amis avaient déjà préparé les voies à sa candidature. On sait que ces choix se font sur une présentation double, l’une de l’Institut, l’autre du Collége de France. Le Collége désigna M. Rossi, et l’Académie des sciences morales et politiques, M. Charles Comte, son secrétaire perpétuel. Le ministre se rallia au premier de ces suffrages, et M. Rossi fut nommé, en 1833, professeur au Collége de France, puis, en 1834, professeur de droit constitutionnel à la faculté de Paris. Des lettres de grande naturalisation suivirent de près ces deux investitures.

Depuis ce temps, M. Rossi appartient à notre pays, qui a fait en lui une acquisition précieuse. Il apportait dans l’enseignement des facultés solides et supérieures, un esprit exercé, judicieux, maître de lui-même, et en outre une fermeté de convictions qui prenait sa source dans un sens droit et de longues études. Jamais ces qualités n’avaient été plus nécessaires qu’au moment où il monta dans sa chaire d’économie politique. L’esprit d’aventures faisait alors de grands ravages ; de divers côtés, on voyait s’élever des écoles qui traitaient la science comme un spectacle et n’avaient pas assez de dédains pour les économistes restés fidèles à la tradition. Toute poursuite semblait vaine, toute amélioration puérile, quand elles n’embrassaient pas la société entière et n’avaient pas le caractère d’une métamorphose. Il ne s’agissait plus de définir la richesse, mais de la répandre par torrens ; il ne s’agissait plus d’expliquer les ressorts qui règlent le jeu des intérêts, mais d’en briser les élémens, afin de les soumettre au creuset d’une transformation complète. Personne ne voulait accepter comme point de départ le monde réel ; on ne rêvait que des mondes imaginaires. Quelques formules hermétiques allaient suffire pour régénérer la société, la délivrer des maux qui l’assiégent, y fonder à jamais l’empire du bonheur et le règne de l’aisance. Désormais plus de misères, plus de souffrances ; il ne devait y avoir de place ici-bas que pour une félicité sans limites.

On devine quels dangers peut engendrer une semblable disposition des esprits. Sans doute le devoir des classes favorisées est de penser à celles qui vivent sous une sorte de tutelle, et dans une société qu’animerait un mobile élevé, le dévouement devrait se produire en raison de la position. Ce devoir est impérieux, il ne souffre point d’exception et n’admet pas de privilége ; mais, en le remplissant dans toute son étendue, il convient aussi de ne pas s’égarer dans les régions de l’impossible et de se défendre contre des illusions funestes. C’est jouer avec le malheur que de le bercer de rêves, de faire des promesses qui se seront pas tenues, d’exciter des désirs qu’aucun pouvoir humain ne saurait satisfaire. Il y a là-dedans une ironie cruelle, un abus de l’imagination vis-à-vis des réalités. Si l’intention est louable, l’effet en est triste. Quand on aura long-temps échauffé le peuple au récit exagéré de ses propres douleurs, quand on lui aura promis des réparations chimériques, par exemple, plus de salaire en retour d’un moindre travail et un bien-être indépendant de ses efforts, pourra-t-on s’étonner de le voir un jour changer ses désappointemens en colères et continuer l’utopie dans le sens d’une rébellion ? Peut-être serait-il sage de réfléchir plus qu’on ne le fait à cet avenir gros de menaces et de s’occuper ardemment du bien qui peut se réaliser sans épuiser sous toutes les formes l’histoire et le roman du mal.

Cette prudence a été l’un des plus beaux titres de M. Rossi ; il a su résister, et en résistant il a préservé la science. Ni le bruit ni les attaques ne le troublèrent dans la ligne de ses études, dans les voies de son enseignement. Il sut préparer et attendre l’heure d’une réaction. Convaincu de la force que l’expérience ajoute aux idées, il reprit l’économie politique au point où ses devanciers l’avaient laissée, et tout en expliquant Smith, Say, Ricardo et Malthus, il les discuta avec la liberté d’un esprit puissant, mais respectueux. Il se fit l’interprète de la tradition, mais ce fut un interprète indépendant, discutant les problèmes économiques en homme habitué à les dominer, n’abdiquant pas son initiative, quoiqu’il sût la contenir. Ainsi, d’une part résister au choc des idées turbulentes et téméraires, de l’autre ne rien accepter du passé sans contrôle, tels furent le double mérite du professeur et le caractère de ses leçons.

Les cours publics de M. Rossi, en donnant la mesure de son savoir, devaient naturellement lui ouvrir les portes de l’Institut. Il y entra en 1836, lorsque la mort de Sieyes eut laissé un siége vacant à l’Académie des sciences morales et politiques, dans la section d’économie politique et de statistique. Il n’eut pas, à proprement dire, de concurrent. Sur 22 votans, il réunit 21 suffrages. Quoiqu’il existât un peu de froideur entre lui et M. Charles Comte, secrétaire perpétuel, ce fut pourtant ce dernier qui lui fit donner l’avis de se mettre sur les rangs, et, au jour de l’élection, M. Comte, alors presque mourant, se fit porter à l’Institut pour y déposer son bulletin en faveur de M. Rossi, qui s’en montra vivement touché. À peine admis, le nouvel académicien prit une part active aux travaux du corps, le présida en 1840 et y fit plusieurs lectures, dont la plus importante est un travail sur les rapports de notre droit civil avec l’économie nationale. Ce n’est là toutefois qu’une esquisse et le germe d’une idée qui appellerait de nouveaux développemens. Un travail plus essentiel a empêché M. Rossi de s’y livrer. Une ordonnance royale ayant chargé l’Académie des sciences morales et politiques de publier l’histoire de ces sciences en France depuis 1789, et cela pour compléter le travail que l’institut avait entrepris par ordre de Napoléon, M. Rossi a été nommé rapporteur pour l’économie politique et la statistique. Toute grave quelle est, cette tâche ne forme à ses yeux qu’une partie d’une entreprise plus considérable où il compte embrasser l’économie politique soit dans le monde ancien, soit dans le monde moderne.

Il est à craindre pourtant que cette idée, ainsi qu’une foule d’autres émises et quittées par M. Rossi, ne demeure à l’état de projet et d’embryon. Le compte de l’arriéré est facile à faire. Voici d’abord la théorie des principes dirigeans en législation, puis l’examen des rapports du droit civil avec l’économie nationale, qui attendent des commentaires. Ce n’est pas tout : le Traité du droit pénal appelle un complément indispensable dans l’analyse des diverses catégories de crimes et les principes de l’instruction criminelle. Quant au Cours d’économie politique, il n’embrasse que la moitié de la science, la formation des richesses ; l’autre moitié, qui en expose la distribution, est encore à publier. En outre, l’Académie compte sur un rapport constatant les progrès des sciences morales et politiques depuis 1789, et l’auteur n’envisage cette tâche que comme un simple extrait d’une histoire générale de l’économie politique. Ce sont là de bien séduisantes promesses ; mais les promesses des hommes qu’emporte le tourbillon des affaires sont sujettes à tant d’ajournemens !

Que d’esprits élevés ou délicats les travaux politiques ont ainsi ravis à l’étude de la science et à la culture des lettres ! Combien en pourrait-on citer qui font aujourd’hui un vide irréparable parmi les érudits et les écrivains, et dans le nombre à peine en est-il deux ou trois qui ont la force de suffire à un double devoir et mènent de front les succès de la parole et ceux de la plume ! Rien n’aura été plus fatal au monde scientifique et littéraire que cette attraction exercée sur lui par la politique. En divisant son effort, l’esprit perd toujours une portion de sa puissance, et il arrive un moment où il succombe sous sa tâche sans pouvoir fournir en aucun point l’entière mesures de sa valeur. Le dommage est réel, reste à savoir s’il présente une compensation suffisante. En se recrutant dans l’élite des savans et des lettrés, la politique gagne-t-elle ce qu’y perdent les sciences et les lettres ? C’est un problème d’arithmétique sociale qu’il est plus facile de poser que de résoudre.

Nommé pair de France en 1839, M. Rossi a pris depuis lors une part très active aux travaux législatifs, et il est peu de débats importans auxquels il n’ait été mêlé, soit comme orateur, soit comme rapporteur. En cette dernière qualité, il a préparé diverses lois, entre autres celles des sucres, de la banque de France et du régime financier des colonies : il s’occupe actuellement de la loi sur la réforme pénitentiaire. À la tribune, M. Rossi a révélé un talent rare de dialecticien et une méthode qui éclaire et élève les discussions. Ses connaissances aussi vastes que variées, la sûreté et la promptitude de son coup d’œil, lui assurent une influence qui ne dépend ni des vicissitudes de l’opinion ni des hasards de la parole. C’est une voix écoutée parce qu’elle ne sacrifie ni aux lieux-communs ni aux sophismes. S’il est un reproche que l’on puisse faire à M. Rossi, c’est de ne point conserver sur le terrain de la politique la rigidité d’opinion qu’il apporte dans la science, et de ne pas toujours mettre ses conclusions en harmonie avec les principes qu’il pose. Un homme qui sait si bien reconnaître la vérité, et qui fait si prompte justice de l’erreur, ne saurait s’abuser ni sur les voies que l’on suit ni sur les moyens que l’on emploie en matière de gouvernement. Il est même des fautes si dangereuses, des déviations si fatales, que le dévouement et la reconnaissance ne sauraient justifier le concours qu’on y attache. Exprimer ce regret, c’est prouver à M. Rossi le cas que l’on fait de son caractère et de son talent : en politique comme ailleurs, il gagnerait à obéir à ses inspirations, à ne relever que de lui-même. Il est peu d’esprits que la nature ait mieux traités : personne n’a des vues plus nettes en droit public, en administration, en économie sociale ; il sait à fond la jurisprudence, le mécanisme des intérêts et la langue des affaires ; rien ne lui est étranger, ni les petits effets, ni les grandes causes, ni l’ensemble, ni le détail. Pourquoi ne donne-t-il pas à ces facultés éminentes une direction, un essor plus libres ? pourquoi les laisse-t-il s’énerver, s’amoindrir dans une condescendance fâcheuse ? Les hommes qui ont apprécié ce qu’il vaut sont en droit d’attendre beaucoup de lui et d’y compter le jour où il se livrera davantage à son initiative.

Comme économiste, M. Rossi est à l’abri de toute accusation de ce genre. Personne n’a envisagé avec plus d’indépendance les problèmes qui se rattachent au régime des intérêts, exposé les faits avec une conscience plus entière, ne cachant, ne déguisant rien, ni ses convictions ni ses doutes. En lisant ces belles pages où le bon sens parle une langue si claire, on n’éprouve qu’un regret, c’est que l’œuvre soit restée à moitié et qu’il faille en attendre la fin. On l’a vu, M. Rossi est un économiste orthodoxe, mais ses croyances s’appuient sur un examen raisonné. Les théories de Smith et de Ricardo ont pris, en passant par sa plume, une force et une autorité qui n’y étaient qu’en germe : M. Rossi les rectifie et les agrandit en les expliquant. Cependant il évite avec soin tout ce qui ressemble à de l’indiscipline, et au milieu des folies du temps, c’est là une preuve d’un bon sens exquis. Pour être prise au sérieux, une science a besoin d’apporter quelque mesure dans les modifications qu’elle subit : elle ne peut pas se laisser reconstruire, tous les dix ans, de fond en comble. La liberté d’une époque n’est pas enchaînée sans doute par le point de vue des époques antérieures, et il serait ridicule de vouer la pensée humaine à l’immobilité ; mais l’usage du droit de réforme, quand il porte sur l’ensemble d’une science, ne saurait être accompagné de trop de ménagemens ni entouré de trop de réserve. Le passé lègue à l’appui des idées qu’il recommande, outre leur valeur propre, l’impression qu’elles ont produite, l’ascendant qu’elles ont acquis, la clientelle qu’elles se sont faite. Dans un système de destructions successives, ces résultats s’évanouissent, et un jour arrive où l’on ne trouve plus que le néant en place d’une science, et des ruines pour tout abri.

M. Rossi n’a pas voulu que son nom fût impliqué dans une œuvre d’effervescence et d’étourderie. En demeurant sur le terrain de l’expérience, il a infligé une leçon à ceux qui s’égarent à la poursuite de chimères et prennent pour des symptômes de force les éblouissemens de la vanité. Certes, une intelligence comme la sienne aurait eu plus de droit qu’aucune autre à présenter un système qui lui fût propre et des combinaisons personnelles. Sans aller jusqu’au pays des aventures, il pouvait, en restant dans la science, y marquer son passage par un contrôle sévère et des dissentimens plus profonds. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il y a vu un péril pour les doctrines vérifiées. Il a voulu se montrer d’autant plus discret qu’autour de lui on l’était moins, donner, au milieu du désordre des opinions, l’exemple de l’obéissance, et rester soldat quand tout le monde aspirait à devenir général. Voilà quel motif en a fait un traducteur si fidèle des économistes qui l’ont précédé, et l’a rendu si sobre en matière d’innovation. L’originalité de M. Rossi consiste dans la façon dont il expose et compare les théories des maîtres, en sachant faire la part de l’erreur et celle de la vérité, en ajoutant à leurs idées ce qui peut les mettre en relief, en éclairant ce qu’elles ont de trop vague ou de trop obscur. Une science a beaucoup à gagner dans cette étude comparée, traitée de haut, et sous la double autorité de la position et du talent ; elle est heureuse d’avoir à son service une de ces plumes qui laissent un sillon partout où elles passent, et communiquent à ce qu’elles touchent de la lumière, de la sève et de la vie. Ce qui distingue le travail de M. Rossi, c’est une admirable clarté, un jugement qui ne bronche jamais, une méthode sans égale. Son style fait passer dans les abstractions même la transparence qui le distingue ; rien de plus nerveux que sa polémique. L’ordonnance générale y est si rigoureusement calculée, qu’on n’en saurait distraire aucun détail sans nuire à l’harmonie de l’ensemble. Ce signe est un de ceux qui trompent le moins ; il caractérise les œuvres fortes et durables.

On a vu à quels combats de mots l’économie politique était naguère livrée, et que de tempêtes se sont élevées autour de ses définitions. Ce sont là des joûtes à armes courtoises que toute science aime à se ménager pour tenir en haleine l’ardeur de ses champions. Les coups portent un peu dans le vide, mais on s’y exerce la main. Parmi les points qui ont défrayé cette gymnastique, il en est trois ou quatre surtout dans lesquels les notabilités de la science sont intervenues, et que M. Rossi ne pouvait, à raison de ce fait, retrancher de son examen. Tels sont la définition de la valeur, le rôle de la rente ou fermage de la terre, l’influence des frais de production sur le prix du produit, enfin le rapport entre le chiffre des populations et celui des subsistances. Un simple coup-d’œil suffira pour prouver que ces questions sont loin d’avoir l’importance qu’on leur a attribuée, et que l’économie politique renferme des parties plus fécondes et d’un intérêt bien autrement vif.

L’école de Smith n’admettait qu’une seule nature de valeur : la valeur en échange ou échangeable ; Ricardo, et avec lui M. Rossi, disent qu’à côté de celle-ci il en est une seconde, qu’ils nomment la valeur en usage. La première serait l’utilité indirecte, l’autre l’utilité directe ; l’une le trafic, l’autre l’emploi immédiat des choses. La nécessité de ce second terme de la valeur paraît indispensable à MM. Ricardo et Rossi pour expliquer certains faits et classer certains phénomènes. Il est, par exemple, des objets dont on use sans pouvoir ou sans vouloir les échanger. Tels sont les monumens publics, les routes, les canaux, les ponts ; telles seraient les récoltes que le fermier consommerait lui-même au lieu de les vendre. Tout cela, ajoutent-ils, ne peut rentrer dans la classe des valeurs en échange ; il faut donc créer une nouvelle catégorie, qui est celle de la valeur en usage.

Il y a là dedans, ce semble, plus de subtilité que de vérité. C’est confondre la propriété avec la destination des choses. Tout produit est échangeable, a eu cette qualité ou l’a encore : seulement, au lieu de l’échanger, parfois on en use, on le consomme directement. L’usage n’infirme pas la valeur d’échange des objets, et ne saurait être invoqué contre elle. Il est vrai que certaines richesses, comme les chemins et les monumens, deviennent, entre les mains de la communauté, des biens de main-morte, indivisibles et se refusant à toute appropriation individuelle, par conséquent à tout échange ; mais, pour arriver à cet état, ces richesses ont dû passer par la loi commune, être échangées contre des salaires et autres services productifs, et si, quand elles sont créées, la société aime mieux en jouir que les aliéner, ce n’est pas une raison de penser que toute valeur d’échange soit détruite en elles, parce qu’elle y sommeille. La vente des biens nationaux dans la période révolutionnaire, l’aliénation de plusieurs forêts de l’état à une époque plus récente, prouvent que ces richesses de main-morte peuvent retrouver, à un jour donné, leur valeur d’échange et rentrer dans la circulation après en avoir été long-temps distraites. La difficulté se réduirait dès-lors à quelques exceptions qui ne méritent pas que l’on surcharge la science d’une définition de plus.

Le même caractère se retrouve dans la théorie des frais de production que Ricardo oppose à celle de l’offre et de la demande. Voici, en peu de mots, quel est ce problème. La mesure de la valeur, c’est le prix : or comment se règle, se détermine le prix ? Ici commencent les incertitudes. Dans un ordre logique, le prix devrait se composer du coût des choses, plus d’un bénéfice raisonnable pour le producteur. Malheureusement les faits ne se prêtent pas à cette marche naturelle et simple. Entre les producteurs existent des inégalités d’aptitudes, de prétentions, de positions, qui ne permettent pas d’adopter une loi uniforme, même scientifiquement. Ce serait non-seulement une erreur, mais encore une injustice. Qu’ont fait les économistes ? À la loi de la production ils ont substitué la loi du marché. Le prix, disent-ils, ne se détermine qu’indirectement par le coût des choses ; il se détermine directement, essentiellement, par le rapport de l’offre à la demande. L’offre représente la quantité des produits qui cherchent un acheteur ; la demande est la quantité des produits que l’on désire acquérir. La demande est-elle forte et l’offre faible, les prix se maintiennent ou s’élèvent : au contraire l’offre est-elle abondante et la demande faible, à l’instant les prix inclinent vers une dépréciation. Dans les deux cas, c’est la concurrence qui opère ; elle se déclare entre les vendeurs quand la somme de la marchandise excède celle des besoins, elle naît entre les acheteurs quand la somme des besoins excède celle de la marchandise. En remontant jusqu’à la production, l’effet de l’offre et de la demande se manifeste soit par un ralentissement d’activité quand l’offre abaisse les prix au-dessous de la limite où s’arrête la convenance de produire, soit par un accroissement de travail quand la demande se résout en bénéfices qui sont une prime offerte à une production plus grande. Il va sans dire que la quantité n’est pas le seul terme décisif dans le phénomène de l’offre et de la demande, et que la qualité y tient une place tout aussi considérable comme règle et mesure du prix.

Voilà une loi simple et peu s’en faut complète ; elle n’a qu’un tort, c’est de ne pas saisir le produit à l’origine pour le suivre dans les diverses opérations auxquelles il donne lieu. Ricardo et M. Rossi après lui ont pris cette marche et cherché la valeur réelle des choses dans les frais de toute nature nécessaires pour les produire. Ils ont poursuivi tous deux la théorie du prix, tandis que les autres économistes n’en signalent que le plus constant phénomène. Cette donnée, juste en elle-même et méthodique, a le défaut grave d’être incompatible avec les faits. Ce que l’on nomme le prix de revient ne règle jamais l’état du marché ; c’est au contraire l’état du marché qui règle le prix de vente. À côté du coût des choses, il est une foule de circonstances variables qui influent sur le parti que l’on en tire : par exemple, la perfection plus ou moins grande de l’objet, le besoin de réaliser, les masses sur lesquelles on opère, le jeu des rivalités industrielles et commerciales. Vouloir soumettre à une règle fixe des causes si mobiles et si diverses, c’est poursuivre une chimère et introduire dans l’économie politique le procédé de Procuste. L’idéal de l’état du marché serait de n’y présenter qu’une quantité de marchandises égale aux besoins et d’y maintenir cet équilibre, comme aussi d’y faire prévaloir des prix d’une mutuelle convenance, éloignés de bénéfices exagérés et de rabais excessifs. Or, qui ne comprend que c’est là un rêve où le bienfait n’est qu’apparent et dans lequel l’esprit d’ordre étoufferait l’esprit de liberté ? Qu’est-ce d’ailleurs que le besoin ? En pourra-t-on jamais obtenir la mesure fixe, invariable ? N’y faut-il pas laisser une grande part à l’imprévu, à l’éventuel ? Somme toute, l’état du marché est et doit rester nécessairement aléatoire, chacun réglant volontiers sa conduite sur le voisin et se déterminant par nécessité plutôt que par calcul.

Comme la théorie des frais de production, celle du fermage de la terre, qui appartient également à Ricardo, est empreinte d’une couleur trop spéculative, et touche de très près au sophisme. Ricardo pose en principe que la valeur des choses ne se compose que du travail qu’elles ont coûté, et que le fermage n’entre pour rien dans le prix des produits obtenus du sol. C’est exactement comme si l’on disait que le louage d’une machine, d’un instrument, n’est pour rien dans le prix d’un produit industriel. Il est vrai que l’économiste anglais n’a pas présenté son idée d’une manière aussi crue, et qu’il a su l’entourer de voiles qui empêchent de distinguer sur-le-champ ce qu’elle a d’étrange et d’erroné. Les comparaisons les plus spécieuses, les considérations les plus abstraites semblent accumulées à dessein pour donner le change à l’esprit, et il en résulte de telles ténèbres, qu’au dire de Ricardo lui-même, vingt-cinq personnes au plus se sont, en Angleterre, rendu compte de ce qu’il a voulu dire. Il faut dès-lors laisser à ce petit nombre d’élus le soin d’en peser le mérite.

Le problème soulevé par Malthus a plus de clarté et une portée plus grande. À le résumer en peu de mots, c’est la théorie de la prévoyance au point de vue de la multiplication de l’espèce. Malthus a voulu opposer une digue à cette fécondité presque bestiale qui entraîne certaines populations, et, pour cela, il a évoqué un épouvantail, la famine. À ses yeux, le mouvement des subsistances ne peut plus désormais se mettre en équilibre avec le mouvement ascendant des populations, et si des pratiques de continence n’arrêtent pas cette progression menaçante et fatale, la terre, si vaste qu’elle soit, ne suffira bientôt plus à la nourriture des hommes. Ainsi parle Malthus, et il appuie son hypothèse de chiffres terribles. Heureusement que, sous des apparences exactes et sérieuses, il n’y a là qu’un roman. Malthus envisage la fertilité du sol et la reproduction de l’espèce comme des termes d’une équation rigoureuse. Pourtant rien n’est plus inégal, variable, bizarre même, que ces deux phénomènes : pour peu qu’on les étudie, soit dans les faits actuels, soit dans l’histoire, on s’assure qu’ils se refusent à tout calcul lointain. La fertilité du sol et la multiplication des êtres, loin de dépendre de lois suivies, ne procèdent que par anomalies et fluctuations, obéissent au caprice des évènemens, et ressemblent moins à un flot qui monte toujours qu’à une eau qui se déplace. Malthus prend pour point de départ deux suppositions, l’une que la fertilité du sol a des bornes, l’autre que la reproduction de l’espèce n’en a pas. Rien n’est moins prouvé. Si la fertilité du sol a une limite, elle n’est pas encore connue, et l’on peut dire que cette fertilité s’est, jusqu’à présent, accrue en raison des bras et des intelligences qui s’appliquent à la culture. Quant à la reproduction de l’espèce, loin d’être infinie, loin d’aller toujours croissante, le moindre examen suffit pour attester qu’elle a des phases, des temps d’arrêt et des intermittences. Tel pays regorge d’habitans, lorsque tel autre voit ses populations s’éclaircir. L’Europe s’est couverte d’hommes aux dépens de l’Asie ; l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie se peuplent aujourd’hui aux dépens de l’Europe. Des races entières disparaissent pendant que d’autres races pullulent. À tout prendre, ce n’est pas la terre qui jusqu’ici a manqué aux hommes, mais plutôt les hommes à la terre : il suffit pour s’en convaincre, de jeter un regard sur la carte du globe. Le présent n’a donc rien qui puisse alarmer : quant à l’avenir, il prendra soin de lui-même. L’économie politique peut, sans regret, décliner ce souci et s’en remettre à la Providence.

Tels sont les divers thèmes sur lesquels la science économique concentrait naguère son principal effort, et, comme historien, M. Rossi a dû s’enquérir de ce qui s’est fait dans cette voie, mettre sous nos yeux les pièces du procès, prendre des conclusions pour ou contre. Cependant il est impossible qu’il s’abuse sur la valeur de pareils débats. Les matières raffinées et délicates intéressent tout au plus un groupe d’initiés ; le public ne s’y arrête jamais. Ce sont des questions d’école ; elles y naissent, elles y meurent. Comme action sociale, l’économie politique n’a que fort peu de chose à en attendre, et tout lui conseille de les laisser désormais s’éteindre. En revanche, il existe des thèses vives et fécondes, où il est de son devoir d’intervenir d’une manière plus directe qu’elle ne l’a fait, ne fût-ce que pour protester contre les erreurs qui circulent et les puérilités qui se débitent. Dans le nombre et au premier rang figurent les problèmes qui se rattachent au travail et à la condition des classes laborieuses. Notre époque assiste à des crises qui, pour avoir été exagérées, n’en sont pas moins profondes et réelles. Diverses causes y ont contribué. La principale est la transformation complète du régime industriel, sous l’influence des diverses applications de la vapeur, et la substitution, aujourd’hui générale, du travail mécanique au travail à la main.

Dans l’origine, cette révolution, due à un agent nouveau, se signala par de tels bienfaits, revêtit un tel caractère de grandeur, qu’on n’aperçut pas ce qu’elle renfermait en germe de dissolvans et de misères. Des industries isolées étaient frappées de mort ; mais les industries agglomérées comblaient largement ces vides, et attiraient dans de grands centres d’activité d’innombrables légions de travailleurs. L’Angleterre offrit surtout ce spectacle : l’industrie y improvisa des villes aussi populeuses que des capitales. Tout marcha d’abord à souhait : les salaires étaient élevés ; les bénéfices importans ; le chiffre des commandes s’élevait chaque jour, et le travail surexcité se maintenait au même niveau. Tant que dura cette période d’activité, il n’y eut pas, il ne pouvait pas y avoir de souffrances. L’aisance régnait chez les ouvriers, et avec l’aisance les bras humains suffisent au plus rude service. La fortune restait fidèle aux entrepreneurs, et dans les jours de prospérité, on n’abuse pas des forces de l’homme. Ce fut l’âge d’or de l’industrie et aussi celui du monopole de l’Angleterre. On eut le tort, de l’autre côté du détroit, de croire ce monopole éternel, de prendre cette fièvre pour un état régulier et d’y engager, non-seulement le bien-être, mais encore la vie des populations. L’expiation ne se fit pas attendre. Sous l’influence d’une longue paix, chacun des grands états, en Europe et en Amérique, sentit son activité se réveiller. L’industrie venait de faire brillamment ses preuves : partout on voulait la naturaliser chez soi. En Allemagne, aux États-Unis, en Hollande, en France, on apprit à se passer de l’Angleterre, et chaque jour un marché nouveau se fermait devant les produits de ses manufactures. Cette résistance passive suffit pour amener une réaction fatale. Chaque débouché qu’on perdait au dehors provoquait une crise, soit générale, soit partielle, au sein des foyers manufacturiers de la Grande-Bretagne. De là tantôt un chômage, tantôt une diminution de salaire, c’est-à-dire le dénuement et la faim au foyer de l’ouvrier.

Ces misères ont été décrites plus d’une fois, décrites avec talent, avec sentiment, même avec un peu d’imagination. Peut-être aurait-on dû insister davantage sur les causes, soit anciennes, soit nouvelles, qui les ont produites : c’est en dominant les faits qu’on parvient à les modifier ou à s’en défendre. Ainsi, en dehors même de cet amoindrissement du débouché extérieur qui a réagi sur le sort des artisans anglais, une circonstance peu remarquée a donné aux souffrances dont les villes manufacturières sont le siége une intensité et une énergie que sans cela elles n’auraient jamais eues. Naguère encore, et pas plus loin que 1833, l’état ou les paroisses distribuaient, entre treize cent mille individus appartenant à la classe pauvre, une somme de huit millions cinq cent mille livres sterling, c’est-à-dire deux cent quinze millions de francs environ. En 1834, ces subsides de la bienfaisance furent brusquement supprimés : une loi frappa le paupérisme. Aux secours en argent on substitua des lieux d’asile où l’indigent devait trouver ce qui est nécessaire à la vie en échange de son travail. La réforme était utile ; malheureusement elle prit un tel caractère de dureté, les maisons destinées aux travailleurs furent assujéties à un régime si austère, que le but fut dépassé. Treize cent mille indigens furent mis, du jour au lendemain, en demeure d’opter entre la discipline de l’atelier public et le dénuement dans la liberté : six cent mille subirent le joug nouveau, sept cent mille demandèrent au travail libre ce qu’ils obtenaient autrefois de la charité officielle. Si le premier résultat de la loi fut d’épargner cent millions de francs à l’état et aux paroisses, en revanche il fallut que le salaire manufacturier comblât ce vide et nourrît cette population déclassée. De là ce double effet d’une irruption soudaine de nouveaux-venus dans des cadres déjà pleins, et d’un avilissement de la main-d’œuvre par suite d’une offre excessive du travail. Combinée avec la diminution du débouché extérieur, cette affluence des pauvres dans la manufacture dut y apporter le principal élément d’une détresse dont on a fait de si sombres tableaux.

Quoi qu’il en soit, un enseignement a dû sortir de ces crises, c’est que la suprématie industrielle ne s’acquiert et ne se maintient qu’au prix de grandes douleurs. En Angleterre même, cette conviction pénètre dans les esprits. Sans exclure la misère, le travail isolé ne lui communiquait pas une fermentation dangereuse et ne l’aggravait pas par de continuelles intermittences. Il semble que de tous côtés on s’accorde à voir les choses ainsi. Jamais plaintes plus vives ne se firent entendre contre les excès du régime manufacturier ; on le dépeint comme une école de débauche, comme une source d’infection morale. Les populations s’y étiolent et s’y dégradent ; on y abuse non-seulement de l’adolescence et de l’âge mûr, mais aussi de l’enfance ; on y écrase sous le poids d’un travail forcé non-seulement les hommes, mais les femmes. C’est une exploitation odieuse qui se consomme à la face du ciel, et où la créature faite à l’image de Dieu descend jusqu’au rôle de la brute. À la bonne heure ; il ne reste plus alors qu’à expliquer une inconséquence singulière. Dans les pays même où cette accusation trouve de nombreux échos, où la plainte contre le régime industriel a le plus d’énergie, on se donne un mal infini pour en accroître les applications. On trouve que la manufacture énerve, pervertit, abaisse l’homme, et l’on fait tout pour que la manufacture absorbe chaque jour des populations plus nombreuses. Encore s’il s’agissait d’industries naturelles, le danger serait moindre ; mais c’est d’une manière artificielle, à l’aide de lois prohibitives et de tarifs exagérés, empiriquement et à l’aventure, que l’on fait naître une foule d’industries caduques et précaires. Au lieu de s’apitoyer sur les êtres qu’opprime l’atelier, il serait bien plus sage de les arrêter en chemin et de n’y laisser arriver que le contingent nécessaire. Pour cela, il n’y a pas même à agir ; il suffit de s’abstenir à propos et de ne pas vouloir tout produire ; il suffit de remplacer le travail direct par l’échange, et de prendre l’étranger pour fournisseur, là où il opère avec moins d’efforts et avec plus d’avantages.

C’est la liberté en matière de commerce qui peut seule assainir l’industrie, lui rendre son équilibre et faire cesser les tristes hécatombes qui s’y succèdent. Aucun principe n’a plus de vertu, plus d’efficacité. M. Rossi en a fait l’objet de deux chapitres qui sont des modèles de clarté, de logique et de raison. Il y a vraiment du vertige au fond de cette prétention qu’ont aujourd’hui les peuples, même les plus éclairés, de se passer de leurs voisins tout en les mettant à contribution, de leur fournir le plus d’objets possible sans en rien recevoir, de fermer leurs propres frontières en demandant l’accès des autres états. Ce sont autant de contradictions qu’expliquent seules l’âpreté habituelle des intérêts et les terreurs puériles dont ils s’inspirent. On a l’air de chercher autour de soi des nations qui consentent à être dupes, et l’on dirige contre elles des tarifs de douane comme des machines de guerre. Tout cela est désastreux en pratique, insensé en théorie. S’il est une vérité démontrée, hors d’atteinte, c’est qu’un état ne perd pas nécessairement ce qu’un autre gagne, et qu’il paie toujours en produits de son sol et de son industrie les produits que lui fournissent l’industrie et le sol étrangers : d’où il suit que chacun d’eux doit s’attacher à faire ce qu’il fait bien et à bon compte, et demander aux autres ce qu’ils font mieux et à meilleur marché que lui. Cette loi si simple est cependant méconnue. De toutes parts, on affiche le dessein de régler ses intérêts à l’exclusion de ceux des autres peuples ; on prétend se suffire en tout, on s’isole par des blocus volontaires. L’Allemagne et la Belgique échangeaient hier des aggravations de droits ; elles se rendaient rigueur pour rigueur, blessure pour blessure. Demain ce sera la France, ou la Hollande, ou bien l’Angleterre, berceau de la prohibition. Les états ainsi régis sont-ils plus heureux ? La prospérité y est-elle plus générale, plus soutenue ? Le travail s’y maintient-il dans une situation régulière par le seul fait qu’il se trouve placé à l’abri de toute concurrence extérieure ? Les convulsions commerciales et industrielles sont là pour répondre. En revanche, il est quelques points de l’Europe, la confédération helvétique par exemple, qui n’ont pu ni voulu défendre l’activité locale au moyen d’un cordon de douanes, ce luxe des grands empires. En sont-ils plus mal partagés ? Y voit-on régner la misère qui décime les foyers industriels ? Les populations y sont-elles plus chétives, les races plus dégradées ? Ce régime libéral est-il la source d’une infériorité en toutes choses, et les met-il bien au-dessous des pays qui assurent à leur propre production le privilége du débouché intérieur ? M. Rossi nous le dira. « La production suisse, lit-on dans son Cours[3], n’a pas cessé de s’accroître ; l’industrie agricole et l’industrie manufacturière y ont également prospéré. Sur le penchant des Alpes, à côté de la fumée pastorale des chalets, on voit s’élever les noirs et épais tourbillons de l’usine qui carde, qui file, qui tisse à la vapeur. L’Anglais, le Français, le Belge, le Saxon, rencontrent sur plus d’un marché l’industrieux Helvétien, qui, par le seul effet de son travail intelligent et de son esprit d’ordre et d’économie, parvient à lutter avec les producteurs que le privilége favorise. »

À la rigueur, on peut admettre qu’à l’origine des industries une protection a été légitime, afin de leur laisser le temps de se placer au niveau des pays les plus avancés et de fournir l’entière mesure de leur force. On doit reconnaître aussi que les intérêts créés sous l’influence d’un régime, même abusif, ont droit à tous les respects, à tous les ménagemens, et qu’une réforme ne peut être que l’œuvre des années. La science, qui est la vérité, doit savoir attendre ; elle ne désire pas une victoire douloureuse aux vaincus, mais une victoire inoffensive, lente, successive. L’essentiel, c’est que le principe soit mis au-dessus de toute atteinte, que le droit soit reconnu par ceux que les circonstances en ont fait sortir. Quant aux applications, le temps y pourvoira avec persévérance, mais avec mesure. Eh bien ! cette concession, si adoucie qu’elle soit, les intérêts privilégiés la repoussent. Au principe de la liberté progressive ils opposent celui d’une protection éternelle. Ils ne se contentent pas d’un bail à courte durée, ils exigent une emphytéose. À les entendre, le marché français leur a été irrévocablement aliéné, c’est leur bien ; ils ne souffriront pas qu’on y touche. Aussi, sur quelque point que le privilége soit menacé, s’élève-t-il à l’instant un concert de voix éplorées ou furieuses qui demandent le maintien de ce qui est avec un accent déchirant ou le ton de la colère. Le gouvernement lui-même est mis au défi d’y porter la main, et cette effervescence des intérêts va parfois, comme dans le projet d’union belge, jusqu’à prendre le caractère d’une coalition de chefs d’industrie et de législateurs. Cette situation est intolérable ; elle ne saurait se prolonger sans danger. La faiblesse engendre les prétentions immodérées, et l’état ne peut pas être à la merci des industries que couvre le privilége. Avec plus de prévoyance, on aurait pu s’épargner cet embarras. Il suffisait de ne donner à la protection qu’un caractère transitoire et de la mesurer à la force des industries dans une proportion toujours décroissante. C’est le contraire que l’on a fait. Les sages avis n’ont pas manqué pourtant, et M. Rossi s’exprimait là-dessus avec autant d’éloquence que raison : « Ceux-là seuls ont besoin de priviléges, disait-il, qui manquent de courage, de prévoyance, de lumières, ou bien qui, plus répréhensibles encore, veulent s’enrichir à la hâte, aux dépens de n’importe qui, et demandent à la loi soudainement les gains qu’ils ne devraient faire que peu à peu, à l’aide d’un travail habile et persévérant. »

On le voit, toutes ces questions sont graves, actuelles ; elles touchent la société par mille points, elles demandent des solutions promptes. Le rôle de l’économie politique est d’y concourir d’une manière active, avec modération sans doute, mais avec fermeté. Naguère des milliers d’ouvriers s’ébranlaient au cœur de l’Allemagne et prenaient pour cri de ralliement la destruction des machines. Ces excès ne sont pas nouveaux ; l’Angleterre, berceau des découvertes mécaniques, a eu à s’en défendre, et l’expérience a suffi pour les éloigner. Les classes laborieuses ne sont pas long-temps rebelles aux conseils de la réflexion et aux inspirations de la sagesse. Mieux éclairés sur l’emploi des machines, les ouvriers ont fini par en comprendre l’utilité, et c’est avec plaisir que l’on aime à rappeler la réponse d’un tisserand écossais, Joseph Fauster, devant une commission d’enquête formée en Angleterre. Après avoir déclaré que le travail mécanique ruinait sans retour le travail à la main, et que son salaire était descendu d’une livre sterling par semaine à sept shillings, Fauster ajouta : « Les tisserands de Glasgow savent que les machines doivent continuer à marcher, qu’il est impossible de les arrêter ; ils savent aussi que tout ce qui est instrument, outil d’agriculture ou de manufacture, est une force mécanique, en d’autres termes une machine, que tout ce qui est au-delà des dents et des ongles est une machine. Il n’y a qu’à s’y résigner. En parlant ainsi, j’exprime l’opinion de la majorité de mes confrères. »

Ajoutons que des découvertes aussi décisives, aussi révolutionnaires que celle de la vapeur et de ses applications, ne se renouvellent qu’à de longs intervalles, et ne peuvent être considérées que comme des faits exceptionnels dans le cours des siècles. Après un élan pareil, ordinairement le génie humain se repose, et à ce point de vue notre époque, pleine de surprises, se détache des temps réguliers. Les douleurs de l’enfantement pèsent sur nous ; notre génération souffre pour les générations qui vont suivre ; mais ces douleurs sont glorieuses comme celles de la fécondité, elles en ont le charme et les angoisses. Il en est ainsi pour la liberté industrielle et commerciale, dont les écarts seuls nous frappent, et pour cette colonisation algérienne, pleine de sacrifices si méritoires. Partout nous préparons l’avenir en vaillans pionniers : ici, jaloux de laisser dans nos institutions et dans nos lois les germes d’une émancipation féconde, là, sur le sol de l’Afrique, l’empreinte de notre nationalité. Faut-il se rebuter parce que la besogne est rude, la plainte vive, le sol ingrat ? Faut-il retourner sur nos pas à la vue des difficultés qui nous attendent encore, renoncer à assainir ce qui est insalubre, à fertiliser ce qui est stérile ? Suffira-t-il de quelques mécomptes pour nous faire abandonner et les conquêtes de principes et les conquêtes de territoire ?

Il est des personnes que les maux du temps découragent, et qui volontiers les imputeraient à un affranchissement trop précoce du travail. Les souffrances de l’artisan au sein de l’atelier, les violences des coalitions, l’abus des forces humaines, les fluctuations du salaire, les brusques déclassemens opérés par l’emploi des machines, les écarts de la concurrence, l’audace des sophistications, tous ces symptômes, et d’autres encore, leur rendent la liberté de plus en plus suspecte, et, pour échapper à ces inconvéniens, ils ne sont pas éloignés de se réfugier dans l’arbitraire ou de se livrer à l’empirisme. C’est un sentiment qu’il faut combattre avec les armes de la raison, et l’économie politique a pour principal devoir de maintenir le travail dans les voies où notre révolution l’a fait entrer. L’avenir n’est pas du côté de la servitude, et encore moins du côté de l’utopie. Il est dans un exercice plus régulier de droits désormais acquis, dans un esprit d’ordre et de prévoyance qui se développe de plus en plus, dans le respect mutuel des intérêts et des personnes, dans l’équilibre des modes d’activité, dans l’emploi mieux réparti des forces et des facultés sociales, toutes choses qui doivent nécessairement naître d’une longue pratique de la liberté et des leçons quelquefois sévères de l’expérience. En industrie comme en politique, on passera de l’abus à l’usage, on se dégoûtera des agitations stériles : la fièvre des intérêts se calmera comme s’est calmée la fièvre des petites ambitions. Il y aura toujours des douleurs ; quel régime ici-bas en est exempt ? mais peu à peu, les mœurs aidant, on verra s’accroître la somme du bien et diminuer celle du mal, sans qu’il soit nécessaire de recourir pour cela à une organisation arbitraire ou d’entrer dans le pays des rêves.

Sans doute l’économie politique ne repousse aucun des moyens de détail qui peuvent rendre le régime des intérêts moins pesant à l’ouvrier, fonder sa sécurité et préparer son bien-être. Toutes les institutions de prévoyance, tout ce qui tend à répandre dans les classes laborieuses des sentimens d’ordre et de solidarité, tout cela, la science l’accepte, le défend, le propage : elle ne veut rester étrangère à aucune idée morale, à aucune inspiration généreuse ; mais il lui est impossible de s’abuser sur les effets nécessairement restreints de ces combinaisons. Toutes, elles se fondent sur l’épargne, et l’épargne est une vertu facultative quand elle est possible : il n’y a donc rien de général à en attendre. La rendra-t-on obligatoire ? Il faudrait pour cela que le salaire fût plus que suffisant, ce qui n’est pas la règle, mais l’exception. Ira-t-on alors jusqu’à se placer entre l’ouvrier et l’entrepreneur, et à imposer à celui-ci soit un taux déterminé pour le salaire, soit toute autre charge accessoire au profit du salarié ? C’est faire d’un contrat libre un contrat forcé, et frapper la production en même temps que le producteur. Il est difficile d’échapper à ce cercle vicieux.

Avec M. Rossi, avec les véritables économistes, il faut chercher ailleurs un remède plus général et plus efficace. Parmi les maux qui affligent le monde industriel, il en est beaucoup qui dérivent de la situation fausse, précaire, factice, que nos lois ont faite aux intérêts. Ces lois multiplient sur tous les points les existences artificielles aux dépens des existences naturelles, et il en résulte des embarras et des lésions dont la main-d’œuvre se ressent. Au lieu de laisser les industries se distribuer d’elles-mêmes selon le vœu de la nature et l’aptitude des populations, au lieu de les maintenir dans un jeu uniforme où

  1. 2 volumes in-8o, chez Joubert, rue des Grès.
  2. Correspondance, pages 97-121 et 134.
  3. Page 353, vol. 2.