Économie rurale - Les Ouvriers européens

ÉCONOMIE RURALE

LES OUVRIERS EUROPÉENS.


On remarquait à l’exposition universelle de 1855 un magnifique volume, sorti des presses de l’imprimerie impériale et ayant pour titre : les Ouvriers européens, études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, par M. Le Play, ingénieur en chef des mines. Ce livre se compose de trente-six monographies ou descriptions de familles ouvrières appartenant à des nations différentes, avec une introduction sur la méthode suivie par l’auteur et une conclusion en forme d’appendice. Comme la plupart des familles qui ont été l’objet des recherches de M. Le Play sont plus ou moins agricoles, et que les faits qu’il a recueillis, les déductions qu’il en a tirées, appartiennent le plus souvent à cette partie de la science économique qui traite de la propriété et de la culture du sol, je crois pouvoir terminer par l’examen de ce grand travail mes études sur l’économie rurale à l’exposition de 1855.

Je vais commencer par le résumé des faits, je finirai par l’appréciation des doctrines. Le tout est également digne d’attention. Les doctrines sont, à mon sens, un singulier mélange de vérités et d’erreurs. Quant aux faits, il suffira de dire, pour donner une idée de leur importance et de leur variété, que cinq de ces monographies sont relatives à des Russes, une à des Bulgares ou sujets turcs, deux à des Suédois, cinq à des Autrichiens, quatre à des Allemands, deux à des Suisses, deux à des Espagnols, quatre à des Anglais, onze à des Français. On y passe bien réellement en revue la plus grande partie de l’Europe.
I.

Un mot d’abord sur la méthode. M. Le Play s’appuie sur cette idée éminemment juste, que les sciences sociales comme les sciences naturelles doivent procéder par la méthode d’observation, et qu’avant d’échafauder des théories il faut commencer par bien connaître les faits. Jusque-là rien que de conforme à la vérité, mais M. Le Play va plus loin. Il donne à entendre que jusqu’à lui les faits sont restés inconnus, inexplorés, et que de là viennent les controverses sur les questions économiques ; puis il fait une distinction entre les deux procédés communément employés, selon lui, pour observer les faits, les enquêtes directes et les recherches statistiques, et il n’hésite pas à donner la préférence aux premières sur les secondes. Que faut-il entendre par recherches statistiques et par enquêtes directes ? Lui-même va en donner les définitions.

« Les statistiques, dit-il, ont eu jusqu’à ce jour pour bases principales les documens fournis par l’autorité publique touchant le système financier, la défense du pays, l’administration de la justice, etc. L’origine officielle de ces documens, recueillis surtout dans les états où la centralisation administrative a pris un grand développement, leur communique un cachet spécial d’authenticité. Les statisticiens se sont donné la mission de coordonner ceux de ces résultats qui peuvent s’exprimer en chiffres, et ils en ont déduit des moyens assez exacts de comparer, sous divers rapports, la puissance relative des états. Cependant ces comparaisons n’ont pas toujours la justesse et l’étendue désirables. Les statisticiens ne disposent pas des moyens d’observation, et ils doivent se contenter de ceux qui sont mis en œuvre dans un but étranger à la science ; ils ne peuvent donc embrasser les branches les plus essentielles de l’activité sociale. Les tentatives faites pour rattacher à la statistique les opérations de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, ont ordinairement échoué. »

Voyons maintenant les enquêtes directes. « On ne s’y propose pas, dit-il, d’embrasser dans un cadre général toutes les questions sociales, on étudie chaque question séparément, en la circonscrivant autant que possible. Au lieu de considérer d’un point de vue unique l’ensemble d’un pays, on s’attache, autant que le comporte le sujet, à des cas particuliers ou à des localités spéciales qu’on envisage sous tous les aspects. L’observation n’est plus confiée à une multitude d’agens chargés d’exécuter un acte matériel ou de constater un fait avec une rigueur méthodique, mais à quelques hommes spéciaux versés dans la connaissance du sujet. On n’est plus obligé d’arriver aux faits spéciaux par des inductions plus ou moins éloignées, on les constate directement aux sources de l’observation. »

Même en acceptant ces définitions, il me paraît évident que ces deux modes d’investigation se complètent l’un par l’autre. Les recherches statistiques accomplies par les agens de l’autorité publique ont sans aucun doute leurs chances d’erreur ; les enquêtes directes faites par des observateurs isolés ont les leurs aussi. Ce n’est pas trop de la réunion des deux moyens pour arriver à la connaissance même approximative de la vérité. Il est bon surtout que les statistiques générales servent de contrôle aux observations personnelles, sinon on risque de s’égarer à la poursuite de chimères, ou de découvrir avec beaucoup de peine ce que d’autres avaient découvert auparavant. Il s’en faut d’ailleurs que tout soit également vrai dans ce que M. Le Play dit des statistiques officielles. Sans doute il arrive quelquefois que les statisticiens soient obligés de grouper, pour en tirer certaines conséquences, des chiffres recueillis pour un autre objet ; mais ces études, qui ont leur utilité, n’ont qu’un crédit proportionné au degré de probabilité qu’elles présentent. Tout ce qu’on peut conclure, c’est qu’il faut engager les gouvernemens à les faire eux-mêmes, et c’est en effet ce que font déjà quelques-uns.

En ce qui concerne la France, la Belgique et à beaucoup d’égards l’Angleterre, les statisticiens ne sont pas réduits à des inductions pour apprécier le développement de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Des recherches très directes sur ces trois ordres de faits ont été entreprises par ces trois gouvernemens. On peut dire qu’elles pèchent par quelques côtés, et indiquer les moyens de les perfectionner ; on ne peut pas nier qu’elles n’existent, qu’elles ne soient même poussées quelquefois jusqu’à l’excès. Il n’est pas exact non plus que les renseignemens dont elles se composent soient puisés ailleurs qu’aux sources mêmes de l’observation. Toute recherche statistique se fait au moyen d’enquêtes locales, dans les formes qui paraissent les plus propres à faire connaître la vérité ; ces renseignemens sont ensuite réunis, coordonnés de manière à présenter des tableaux généraux, mais le point de départ est une collection de monographies. Il a été constaté que cent mille personnes avaient pris part en France à la grande enquête agricole de 1840 ; celle qui vient de s’accomplir, et dont nous ne connaissons pas encore les résultats, aura probablement recueilli encore plus de témoignages.

Je ne puis donc admettre que M. Le Play ait fait aucune révolution dans la méthode suivie avant lui ; il a enrichi la science de trente-six nouvelles monographies, recueillies avec beaucoup de peine et de soin ; voilà son mérite, il est assez grand. Je ne puis lui en reconnaître d’autre. Il n’a pas plus inventé la forme que l’idée première. Nous trouvons dans une foule de documens ce qu’il appelle le budget de l’ouvrier, c’est-à-dire l’indication des recettes et des dépenses annuelles d’une famille. M. Ducpétiaux, avec des documens recueillis par la commission centrale de statistique de Bruxelles, vient de faire un bon livre qui a précisément pour titre : Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique, et il n’a nullement la prétention d’être le premier. M. de Gasparin, dans son Cours d’agriculture, publié en 1847, présente le tableau des recettes et des dépenses d’un ménage de cultivateurs français. Vingt ans auparavant, Sismondi avait fait le même travail pour les cultivateurs toscans. Les économistes anglais sont pleins de semblables recherches. On peut dire que c’est l’objet constant et pour ainsi dire l’élément banal de toute étude économique un peu sérieuse. Ce qui serait nouveau serait la suppression des statistiques générales, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire, pour y voir plus clair, d’éteindre un flambeau quand on cherche à en allumer un autre.

Passons donc à l’examen des renseignemens nouveaux qu’a rassemblés M. Le Play. Cet examen nous a donné quelque peine. Le livre est admirablement imprimé, mais du format le plus incommode. Quand on s’occupe de ce genre d’études, on est habitué à manier de grands volumes, à parcourir de gigantesques tableaux, mais cette fois c’est vraiment trop. Puisque l’occasion s’en offre, je ne suis pas fâché de signaler en passant cette mauvaise habitude, dont se plaignent tous les faiseurs de recherches, et qui ne contribue pas peu à éloigner le public de ces sortes de documens. Les blue-books anglais n’ont pas cette exagération typographique, et ce sont certainement les mieux conçus. À l’incommodité du format vient se joindre un autre genre de difficulté, qui tient à la composition. Chaque tableau est comme hérissé de renvois ; il faut à tout moment recourir à la clé pour se retrouver au milieu des chiffres romains, des chiffres arabes, des lettres majuscules et minuscules, qui renvoient tantôt à une note, tantôt à une page, tantôt à un paragraphe. J’ai peine à croire que ce luxe d’annotations fût inévitable.

Quand on a triomphé de ces dragons, qui, comme dans les contes de fées, gardent l’entrée du temple, on n’est pas au bout. Chaque description prise à part a assurément son intérêt ; mais si l’on veut les comparer entre elles, on s’aperçoit que leur uniformité n’est qu’apparente, et qu’elles n’ont au fond rien de commun. C’est ici que le système exclusif des monographies fait voir ses côtés faibles ; on aimerait à trouver l’auteur plus familier avec les procédés les plus élémentaires des statisticiens de profession, qui savent rendre les comparaisons plus faciles en ramenant à un type commun les élémens les plus divergens, et épargnent ainsi à leurs lecteurs des peines infinies.

Je prends pour exemple les deux premières monographies, dont l’une s’applique à une famille de Baschkirs à demi nomades du versant asiatique de l’Oural, et l’autre à des paysans agriculteurs des steppes de terre noire d’Orembourg. En examinant le budget de leurs dépenses annuelles, je trouve pour la première un total de 643 fr., et pour la seconde de 2,551. J’en conclus que le revenu de l’une est le quadruple environ de l’autre ; mais je ne tarde pas à m’apercevoir que je commettrais une lourde bévue en tirant si vite cette conclusion. D’abord la famille de Baschkirs se compose de huit personnes, deux hommes, deux femmes et quatre enfans, tandis que celle des paysans des steppes se compose de dix, quatre hommes, trois femmes et trois enfans. Ensuite je vois que, dans le premier cas, toutes les denrées alimentaires sont comptées à un prix, et dans le second à un autre complètement différent. Enfin je découvre que, dans les dépenses des paysans des steppes, on a porté 1,113 fr. 45 cent, de corvées exécutées pour le seigneur, 4 fr. 57 c. pour un mouton de redevance, 23 fr. 76 c. pour la capitation, tandis que, dans celles des Baschkirs, on n’a fait figurer que 8 fr. 69 c. pour tout impôt. Au lieu d’une idée nette de la condition respective des deux familles, je n’ai plus qu’une idée confuse, et si je veux me rendre compte, je suis obligé de prendre la plume pour faire le travail que l’auteur n’a pas fait pour moi.

Ce travail fait, il me reste un scrupule : M. Le Play ne me dit pas s’il a choisi ces deux familles dans les conditions moyennes du pays. Si, par exemple, il a pris des Baschkirs pauvres et des paysans d’Orembourg aisés, tout le laborieux échafaudage de ma comparaison s’écroule, et ses propres chiffres ne signifient rien. Voilà l’inconvénient capital des monographies quand elles ne sont pas appuyées par des recherches de statistique générale. On peut sans doute facilement abuser des moyennes, et on en a souvent abusé ; il est cependant impossible de rien conclure sans cette notion fondamentale. J’aurais besoin, pour savoir si la famille qu’on me présente est réellement un type, de connaître le budget de plusieurs familles du même peuple, et même l’ensemble de la production et de la consommation de la contrée. Ce n’est qu’en discutant ces chiffres les uns par les autres que je pourrais me faire une opinion raisonnée, et ma conviction serait plus ou moins profonde suivant que j’aurais eu plus ou moins de moyens pour la former. M. Le Play ayant eu soin de circonscrire son sujet le plus possible, ou d’étudier une seule famille à l’exclusion de toutes les autres, je ne puis me débarrasser d’un doute sur la portée scientifique des faits qu’il m’expose.

Le doute s’accroît quand on pénètre dans les détails. Ainsi l’on trouve que la famille de paysans d’Orembourg consomme tous les ans 7,177 kilog. de grains, dont la moitié environ en froment, et sans compter le seigle qui sert à fabriquer le qvas, 123 kilog. de corps gras, 1,000 kilog. de lait de vache, 618 kil. de viande, 557 kil. de pois secs, etc. ; c’est beaucoup. Cette famille se compose de dix personnes ; mais, comme en comptant deux femmes ou deux enfans de tout âge pour une tête d’homme, l’ensemble ne forme que l’équivalent de sept hommes, la ration par tête d’homme devient énorme. Je ne puis m’empêcher de soupçonner ici quelque erreur. M. Payen nous apprend que, pour donner à un homme adulte fort travailleur sa ration complète, il faut 1 kilog. de pain par jour et un tiers de kilog. de viande ou autres matières animales. Or, d’après M. Le Play, la ration moyenne des hommes adultes, dans sa famille de paysans d’Orembourg, est de plus du double, au moins en céréales et légumineuses. Et remarquez que je la compare, non à ce qu’elle serait chez nous, mais à ce qu’elle devrait être, car, si on la comparait à la véritable ration moyenne des Français, la différence serait bien plus grande.

Quand on lit avec attention cette histoire des paysans d’Orembourg, on croit comprendre que la plupart des renseignemens ont été donnés par le seigneur du lieu, qui a eu soin de présenter les choses sous le jour le plus favorable. Ce n’est pas une raison suffisante pour tout nier, c’en est une pour se défier un peu, surtout quand on connaît l’art des Russes en général pour enguirlander les étrangers. Il y a loin d’ici au versant occidental de l’Oural ; les voyageurs y vont peu, et le gouvernement russe partage les répugnances de M. Le Play pour les recherches statistiques. Quand le premier congrès de statistique s’est réuni à Bruxelles en 1853, toute l’Europe y était représentée, excepté la Russie. Il est clair qu’une monographie dont on fournit soi-même les élémens, et qui ne peut être contrôlée par personne, est beaucoup plus commode pour ce qu’on veut prouver qu’une suite d’études de détail coordonnées pour fournir des vues d’ensemble. Nous avons cependant quelques essais de statistique russe. Ceux de M. Tegoborski lui-même, si disposé à tout voir en beau, sont loin de nous offrir d’aussi magnifiques résultats que l’étude spéciale de M. Le Play. Que dirai-je de M. Schnitzler et surtout de ce témoin muet, mais éloquent, qu’on a trouvé dans les forts évacués par l’armée russe, ce pain du soldat qui semble indiquer une alimentation bien différente ?

Quoi qu’il en soit, d’après l’ensemble des documens présentés par M. Le Play, la condition matérielle de certains paysans russes ne paraît pas mauvaise. Quant à leur condition morale, l’auteur a inventé un mot adouci pour désigner le servage : il l’appelle le système des engagemens forcés. Il attribue à ce système, combiné avec la jouissance en commun d’une partie du sol, une influence heureuse ; il n’a négligé que ce côté de la question, qui se résume en un mot fort court, mais fort expressif, le knout. À cela près, les détails qu’il donne sont curieux, bien qu’il y en ait peu de nouveaux. Nous connaissions déjà par M. de Haxthausen et par d’autres l’organisation de la commune russe, ainsi que les deux systèmes de redevance, la corvée et l’obrok ; M. Le Play dit abrok, mais tous ceux qui ont écrit sur la Russie, y compris M. Tegoborski, disent obrok. L’obrok donc est une capitation que le paysan russe paie à son seigneur pour se racheter de la corvée ; la corvée est un certain nombre de jours de travail dus au seigneur sur ses propres terres pour payer le loyer de celles qu’il abandonne. L’obrok est évidemment un progrès sur la corvée, soit dans l’intérêt du propriétaire, soit dans celui du tenancier ; mais il n’est pas toujours possible, surtout dans les contrées exclusivement agricoles où la transformation des denrées en argent est difficile. dans les deux cas, la famille est garantie, dit M. Le Play, contre la vieillesse et les maladies par les secours qu’elle reçoit du maître, et l’indigence est inconnue. Je crois cependant avoir entendu dire que les serfs se révoltent quelquefois contre ces seigneurs si compatissans et les font rôtir, mais passons.

Le sujet turc qui succède aux paysans russes est un forgeron bulgare des usines à fer de Samakotva, Turquie centrale. Encore le système des engagemens forcés avec ses heureuses conséquences. Les riches pachas turcs qui possèdent les forges de la Bulgarie, n’employant que des moyens imparfaits de fabrication, ne peuvent soutenir la concurrence des fers étrangers que par le bas prix des bois et de la main-d’œuvre. La population de Samakowa se compose d’ouvriers forgerons, qui concourent aussi en été aux travaux agricoles. En principe, les ouvriers sont attachés aux chefs d’industrie volontairement et pour un temps limité ; en fait, ce sont des engagés à vie. Ils sont tous liés au patron par une dette héréditaire, aucun d’eux ne peut s’attacher à un autre sans l’avoir remboursé. D’excellentes relations existent encore, selon M. Le Play, entre les deux classes. Les ouvriers, satisfaits de leur sort, n’ont pas le désir de s’élever à une condition supérieure ; chacun d’eux possède une maison d’habitation avec un petit jardin et une vache. La nourriture est médiocre, mais suffisante ; le travail n’a rien d’excessif. Le patron vient au secours de la famille, quand elle en a besoin. S’il en est ainsi, j’ai peine à comprendre les griefs des chrétiens d’Orient contre les Turcs ; j’ai peur qu’il n’y ait encore là quelque revers de médaille qu’on n’ait pas voulu voir.

Les deux familles suédoise et norvégienne nous font faire un pas vers la liberté ; elles n’en paraissent pas plus à plaindre. Elles ne consomment, en fait de céréales, que du seigle et de l’orge, mais en quantité suffisante ; elles ont de plus des corps gras, de la viande, du gibier, du poisson, et surtout du lait en abondance. Leur condition morale est très supérieure à celle des paysans russes, et l’étude de ces ouvriers, dit M. Le Play lui-même, offre un grand intérêt, en ce qu’elle présente la transition du système des engagemens forcés de la Russie au système d’engagemens volontaires en usage dans l’Occident. Tous les ouvriers de la Suède ont la libre disposition de leurs personnes ; ils sont en principe complètement indépendans du propriétaire et du chef d’industrie. En fait cependant, ils sont toujours liés à ces derniers par la tradition. De là, entre les diverses classes, une solidarité qui entretient chez les ouvriers le respect et l’affection pour leurs maîtres, et qui, en leur assurant le bienfait du patronage, les garantit contre les éventualités provenant des maladies, de la vieillesse, des chômages, des disettes et des autres calamités publiques. Sous cette impulsion salutaire, les ouvriers suédois se sont élevés à un degré remarquable de moralité ; ils puisent souvent dans l’épargne les moyens de parvenir à la propriété. Ainsi se recrute une classe de paysans-propriétaires qui forme un des quatre ordres de la constitution, et dont l’influence s’accroît chaque jour.

Ce tableau flatteur doit être un peu exagéré ; je ne comprends pas qu’un système quelconque puisse garantir les populations contre la disette, c’est-à-dire l’insuffisance de récolte. Je pourrais signaler aussi chez M. Le Play quelques contradictions : ainsi il parle de la facilité qu’ont les paysans suédois de s’élever par l’épargne à la propriété, et dans ses deux monographies il dit formellement que la famille, étant défendue par le patronage contre toutes les éventualités malheureuses, ne fait jamais d’épargnes ; les épargnes ne sont faites que par les ouvriers qui suivent le système des engagemens momentanés, et qui ne participent pas aux bienfaits du patronage. Bornons-nous à constater avec lui que la condition du paysan suédois est en général assez bonne, bien qu’il soit libre. Cette supériorité se manifeste surtout chez les femmes ; les femmes suédoises appartenant à la classe ouvrière se distinguent par des manières polies et par un ajustement de bon goût ; les ouvriers de plusieurs provinces ont pour leurs femmes et leurs filles des prévenances qu’on ne remarque ailleurs que chez les classes élevées ; on voit rarement les femmes porter d’énormes charges comme en Allemagne et en France. Cette observation est fine et vraie.

Parmi les cinq monographies autrichiennes, la plus brillante est celle des Jobajjy, ou paysans agriculteurs à corvée des plaines de la Theiss, Hongrie centrale. Nous rentrons ici dans le système des engagemens forcés. La commune qu’habite l’ouvrier est située à la naissance des vastes plaines d’alluvion qui séparent la Theiss du Danube. Le territoire tout entier est la propriété d’une famille jouissant des droits seigneuriaux sur les terrains, sur les maisons et sur les personnes. Un grand domaine est cultivé en régie pour le compte du seigneur ; le reste du sol, concédé aux habitans depuis une époque fort reculée, moyennant des redevances en travail et en produits, est exploité par eux, en partie dans le système de la propriété privée, en partie dans le système de la communauté. Chaque famille possède par droit d’héritage le terrain qui lui est attribué ; celle dont il est question a pour sa part ce qu’on appelle un quart de sessio ou de concession ; l’unité dite sessio équivaut à 10 hectares 36 ares. D’autres possèdent deux sessio, une sessio, une demi-sessio. D’autres sont dits inquilini, et possèdent une maison sans terre arable ; d’autres enfin, subinquilini et tiennent à loyer la maison qu’ils habitent. Celle de la monographie doit au seigneur vingt-six journées de travail ou corvées, réduites à treize quand le paysan travaille avec ses bœufs ; elle se procure le surplus de terre qui lui est nécessaire en le louant au seigneur. La nourriture de ces paysans est, quant à l’abondance et à la qualité, la meilleure que M. Le Play ait observée parmi les ouvriers européens ; ils ne font point d’épargnes.

Les quatre autres monographies autrichiennes sont moins favorables. Une surtout, qui est relative à un compagnon de la corporation fermée (Innung) des ouvriers de la ville de Vienne, présente une situation tout à fait voisine de l’indigence. Il est vrai que l’ouvrier dont il s’agit a cinq enfans ; l’aisance est partout peu conciliable avec une si nombreuse famille. Toujours est-il que le système des corporations fermées, tel qu’il existe encore à Vienne et qu’il existait autrefois en France, ne défend pas de la misère les ouvriers qui en font partie. L’auteur insiste à ce sujet sur les causes qui menacent d’une dissolution prochaine les anciennes corporations d’arts et métiers partout où elles ont survécu. Ces causes sont précisément les mêmes qu’en France et en Angleterre ; elles tiennent à l’établissement des grandes manufactures, qui tendent partout à se substituer aux petits ateliers, par suite des découvertes modernes. Cette révolution est devenue inévitable dans les contrées où, comme en Autriche, on a conservé jusqu’ici le principe des maîtrises. À propos d’une autre famille, celle d’un mineur de la corporation des mines de mercure de la Carniole, qui n’est pas beaucoup plus heureuse, M. Le Play fait la même observation.

À mesure qu’on avance dans cette lecture, on s’attend, d’après le début, à voir l’existence des ouvriers de l’Occident peinte des plus sombres couleurs en comparaison de ceux de l’Orient ; on est agréablement surpris en trouvant le contraire. Il est vrai que l’auteur paraît attribuer quelquefois le bien-être dont ils jouissent pour la plupart à des coutumes particulières qui ont quelques analogies avec les institutions orientales. Ainsi, quand il s’agit des mineurs du Hartz, il fait connaître toute une organisation métallurgique et forestière qui a pour but de prévenir les effets de la concurrence. Il y a du vrai dans ses observations, notamment en ce qui concerne l’excellent régime des forêts domaniales en Allemagne, mais lui-même reconnaît que les procédés suivis dans les mines du Hartz sont moins perfectionnés qu’ailleurs, sous l’influence beaucoup plus féconde de l’intérêt privé.

À côté de cet exemple, on en trouve d’autres plus favorables au régime de la libre concurrence. Non-seulement la plupart des ouvriers soumis à ce régime vivent aussi bien et mieux que les autres, mais on voit naître parmi eux un nouvel élément inconnu aux premiers, l’esprit d’épargne et de prévoyance. J’aime à voir M. Le Play reconnaître la supériorité morale des ouvriers suisses. « C’est surtout, dit-il, par la profondeur du sentiment religieux et par les conséquences morales qui s’y rattachent que l’ouvrier de Genève et plusieurs autres types d’ouvriers de l’Occident l’emportent sur ceux de l’Orient. Les qualités qu’on observe chez les populations laborieuses de la Russie sont le résultat de conditions indépendantes du libre arbitre des individus. L’ouvrier genevois n’est lié par aucune entrave ; sa vertu moins passive ne dépend pas d’autrui ; c’est en lui-même, dans sa raison et sa conscience, qu’il puise la force nécessaire pour contenir ses passions et pour remplir ses devoirs. » Je me garderai bien de rien reprendre à ce portrait. Ces nobles qualités ont leur récompense. Un des premiers, Sismondi a peint en termes éloquens la vie heureuse des paysans suisses, leurs maisons de bois si commodes et si bien sculptées, leurs armoires remplies d’un beau linge blanc, le jardin plein de fleurs, l’étable pleine de bétail, la laiterie nette et bien aérée, les grands approvisionnemens de blé, de viande salée, de fromage et de bois, les livres et les instrumens de musique qui attestent des goûts élevés, le costume antique et pittoresque en même temps que chaud, propre et sain. Après lui, plus d’un observateur a reproduit le même tableau en insistant sur l’amour du travail, qui est la cause première de cette aisance. « La population de Zurich, dit un voyageur anglais, est sans rivale pour la culture. Lorsque j’ouvrais ma fenêtre entre quatre et cinq heures du matin, pour considérer dans le lointain le lac et les Alpes, j’apercevais le travailleur dans les champs ; lorsque je revenais de ma promenade du soir, longtemps après le coucher du soleil, le travailleur était encore là, fauchant son pré ou liant sa vigne. Il est impossible d’arrêter ses regards sur un champ, un jardin, une haie, à peine sur un arbre, une fleur, un seul végétal, sans remarquer les preuves du soin le plus assidu. » Je doute fort qu’il en soit de même sur les bords du Volga et de la Theiss.

Les deux monographies espagnoles, le métayer de la Vieille-Castille et l’agriculteur émigrant de la Galice, nous ramènent à d’autres idées. Les plaines à céréales de l’Andalousie, de la Manche et de la Castille appartiennent à de grands propriétaires ; les prairies de l’Estramadure, les pâturages des montagnes de Léon, constituent également de grandes propriétés exploitées au moyen de troupeaux voyageurs. Partout s’étendent ou plutôt s’étendaient de vastes communaux qui donnaient à l’Espagne de grands rapports avec l’orient de l’Europe. M. Le Play paraît attribuer à ces conditions économiques le bien-être relatif qu’il constate chez ces cultivateurs, mais il ne dit pas si, par hasard, leur existence ne devient pas meilleure encore par le changement de ces conditions, tel qu’on le voit se poursuivre depuis quelques années. Dans d’autres provinces de l’Espagne, comme le pays basque, la Navarre, une partie de la Catalogne et du royaume de Valence, la terre est très divisée : ce sont les plus peuplées et les plus riches.

Les quatre familles d’ouvriers anglais appartiennent à l’industrie proprement dite ; ce sont des couteliers, des menuisiers et des fondeurs. Je regrette que M. Le Play n’ait pris pour sujet de ses études aucune famille agricole ; il eût été curieux et instructif de faire la comparaison. Les quatre qu’il a choisies sont toutes dans une situation prospère ; il en est une, celle d’un menuisier de Sheffield, qui trouve le moyen, tout en vivant bien, de faire plus de 200 francs d’épargnes par an. M. Le Play entre à ce sujet dans des détails intéressans sur les institutions de prévoyance qui se sont développées en Angleterre par la libre initiative des ouvriers. La famille de son menuisier est affiliée à trois sociétés d’assurances mutuelles garantissant, moyennant un faible versement hebdomadaire, des secours médicaux en cas de maladie et des allocations d’argent. En outre, au moyen de souscriptions régulières à une caisse dite land Society, la famille va prochainement devenir propriétaire d’un lot de terre et d’une habitation qui feront de son chef un électeur ; une autre partie de son petit capital va en s’accumulant à la caisse d’épargne, et elle se propose de souscrire encore à une société d’assurances sur la vie. Elle est ainsi garantie contre toutes les éventualités, beaucoup plus que ne le sont sans doute les serfs de la Russie et de la Bulgarie, et elle ne doit rien qu’à son travail. Il faut savoir gré à M. Le Play d’avoir présenté avec cette franchise un exemple aussi décisif en faveur de la société occidentale.

Les onze familles françaises se divisent en trois catégories, les urbaines, les intermédiaires et les rurales. Les premières sont au nombre de trois. Celle d’un tisserand de Mamers (Sarthe) est très pauvre. Depuis trente ans, la population locale augmente toujours, tandis que les moyens de travail diminuent. L’essor imprimé aux ateliers qui élaborent le fin et le chanvre au moyen de machines ruine les fabriques de toile qui reposent uniquement sur le travail des bras. L’émigration n’étant pas encore entrée dans les mœurs du pays, on n’a trouvé jusqu’à présent d’autre remède que la bienfaisance ; mais ce palliatif contribue à aggraver le mal en affaiblissant l’énergie morale de la population. En revanche, le chiffonnier parisien que M. Le Play a choisi jouit d’une certaine aisance et même d’une certaine élévation intellectuelle qui se manifeste par le goût de lectures religieuses. Quant au maître blanchisseur de la banlieue de Paris, ce n’est pas à proprement parler un ouvrier, mais un chef de métier, ayant près de 5,000 fr. de revenu et en épargnant 2,000, ce qui lui a déjà fait un petit capital de 16,000 fr. « L’amour du travail et la moralité ne sont pas développés au même degré, dit M. Le Play, dans toutes les familles de blanchisseurs parisiens ; cependant on peut admettre que sur cent, vingt-cinq environ obtiennent le même succès, cinquante se maintiennent dans l’aisance sans arriver à la propriété, vingt-cinq seulement s’endettent. La classe des maraîchers offre des types supérieurs en plus grand nombre ; soixante au moins sur cent arrivent à la propriété. »

Le maréchal ferrant et propriétaire cultivateur du canton de Mamers (Sarthe) participe de l’ouvrier urbain et du cultivateur. Il présente un contraste consolant avec le tisserand du même pays. Bien qu’il ait commencé comme domestique, il possède une maison de 1,500 fr., un petit jardin, un champ de 80 ares qu’il cultive lui-même, un mobilier agricole et industriel de 1,400 fr., un mobilier personnel de 800, le tout provenant de ses économies. Bien qu’il ait quatre enfans et un aide qu’il nourrit, il fait 300 fr. d’épargnes par an, et vit convenablement avec le reste. Les deux autres familles intermédiaires offrent peu d’intérêt.

Viennent maintenant les familles purement rurales. Quatre sur cinq sont dans une condition presque misérable ; c’est un journalier agriculteur du Morvan, un journalier agriculteur du Maine, un journalier des vignobles de l’Armagnac et un journalier de la Basse-Bretagne ; le dernier, qui a femme et enfans, ne gagne dans son année que 461 francs. Le propriétaire cultivateur du Soissonnais est plus heureux ; on peut le considérer comme le type du très petit propriétaire français ; il possède une maison d’habitation avec une étable, un petit jardin et un champ de 25 ares ; il ne mange de la viande que deux fois par an, mais il se nourrit suffisamment, avec sa femme et ses trois enfans, de pain mêlé de froment et de seigle, et au bout de l’année il a mis de côté 200 francs. Son revenu total s’élève environ à 1,000 francs. Ajoutons, pour être tout à fait dans le vrai, que l’auteur aurait pu trouver sur d’autres points de la France, en Normandie par exemple, d’autres types tout aussi satisfaisans que celui-là.

On peut reprocher à ces observations d’être un peu anciennes ; peu importe au fond. À part les exagérations probables signalées dans quelques-unes, la plupart nous paraissent assez exactes. Il est à croire que les monographies françaises en particulier donnent une idée assez juste des faits généraux. Parmi les ouvriers de ville, quelques-uns souffrent ; d’autres, et surtout ceux de Paris, font d’excellentes affaires, quand ils ont de l’ordre. La condition des ouvriers ruraux est bien plus mauvaise : la moitié d’entre eux a tout juste de quoi vivre misérablement, l’autre moitié s’élève, à force d’économie, vers la propriété ; mais leur alimentation, même quand ils sont propriétaires, est inférieure à celle des ouvriers des villes. Les choses n’ont pas sensiblement changé depuis que M, de Gasparin évaluait ainsi le budget moyen d’une famille de cultivateurs français, composée de cinq personnes :

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Nourriture 478 fr.
Logis 30
Habillement 100
Chauffage et éclairage 10
Outils et ustensiles 20
Total 638 fr.


ou 1 franc 75 cent, par jour, représentant le salaire du père, de la mère et des enfans. Les chiffres de M. Le Play sont même au-dessous, et avec raison ; la moyenne donnée par M. de Gasparin m’a toujours paru un peu élevée.

Somme toute, les monographies de M. Le Play sont loin de présenter sous un mauvais jour l’existence des ouvriers européens. Sur 36,18 au moins vivent bien, 12 passablement, 6 seulement sont à plaindre. La palme du bien-être appartient au blanchisseur parisien ; les plus pauvres de tous sont parmi les journaliers de nos campagnes ; la France présente ainsi les deux termes extrêmes. Les paysans hongrois, russes, suédois, espagnols, sont infiniment au-dessus de la plupart des nôtres, comme vie matérielle. Parmi les ouvriers de ville, les Anglais viennent au premier rang après le blanchisseur parisien ; les plus malheureux sont le menuisier de Vienne (Autriche) et le tisserand de Mamers (Sarthe). La situation intermédiaire est occupée par ces catégories qui n’appartiennent complètement ni à la vie rurale ni à la vie industrielle. Il est à regretter que l’auteur n’ait pas complété son tableau par des Belges, des Hollandais et des Italiens. On doit regretter encore plus qu’il ne soit pas sorti d’Europe et qu’il n’ait pas étudié le farmer américain, ce représentant extrême de l’indépendance individuelle.

Comme condition morale, l’avantage revient aux Suisses, aux Suédois, aux Anglais et aux Français. Le plus pauvre paysan de l’Europe, le penty bas-breton, uniquement nourri d’orge et de sarrazin, trouve encore le moyen de faire des économies. Il n’y a rien de plus admirable dans cette longue série, le plus grand honneur appartient à cette noble race des paysans français qui, placée trop souvent dans les conditions les plus défavorables, porte sans fléchir presque tout le poids de la production agricole comme de la défense nationale.


II.

J’ai essayé de résumer aussi exactement que possible les faits présentés par M. Le Play ; que faut-il en conclure ? Si l’on prenait au pied de la lettre quelques-unes de ses opinions, la réponse serait facile : rien. Il répète en effet à plusieurs reprises que, sans enquêtes nouvelles, la science sociale, comme il l’appelle, ne peut rien affirmer. Il demande ces enquêtes et il a raison, car une observation infatigable peut seule suivre, dans son mouvement continu, le développement des peuples modernes ; mais en même temps, infidèle à son propre principe, il pose dès à présent des conclusions très affirmatives. Je ne le chicanerai pas sur cette inconséquence ; elle était inévitable. Le tort est d’avoir dit qu’il n’y avait rien à tirer des faits connus ; ces faits sont déjà suffisamment nombreux pour donner matière à des doctrines. J’ai de plus sérieuses objections à faire au fond même des conclusions. Ici encore M. Le Play se contredit. Ce qui paraît résulter évidemment de ses monographies, c’est que l’organisation occidentale n’exige aucune réforme radicale dans l’intérêt des classes ouvrières, et il arrive, après bien des détours et des ménagemens, à exprimer l’opinion contraire.

La première des réformes qu’il indique porte sur la loi française de succession ; il s’élève contre le principe du partage égal et réclame ouvertement la liberté illimitée de tester et le droit de substitution. Il établit sous ce rapport une comparaison entre la loi anglaise et la loi française, et attribue à la première la supériorité de l’agriculture anglaise sur la nôtre. J’ai déjà contesté cette théorie souvent répétée, je la conteste encore. La loi de succession n’a pas dans les deux pays la portée qu’on lui suppose. La terre est plus divisée en Angleterre et moins divisée en France qu’on ne croit. La différence réelle ne tient que très peu à la loi de succession ; elle est le résultat d’une foule d’autres causes qui dérivent de l’histoire entière des deux peuples. Telle qu’elle est, elle n’a qu’une action très limitée sur le développement agricole. Il faut chercher une autre explication pour rendre compte de notre infériorité, et par conséquent pour indiquer le véritable remède.

Il est très-facile de soutenir que la loi de succession ne contribue que très-peu en France à la division du sol et même de le prouver mathématiquement. La population ne s’accroît pas vite, la moyenne des familles est tout au plus de deux enfans et demi. Or, comme la moitié seulement de la nation est propriétaire d’immeubles et que cette moitié est généralement moins prolifique que l’autre, on peut hardiment ne compter que deux enfans par famille de propriétaires. Cela étant, la conséquence est rigoureuse, les deux enfans représentent exactement le père et la mère, la propriété ne se divise pas par la succession. Quelques-unes se divisent sans doute quand le nombre des enfans est au-dessus de la moyenne, d’autres se recomposent quand le nombre des enfans est au-dessous. Que chacun regarde autour de soi ; on trouvera des familles qui n’ont pas d’enfans, d’autres qui n’en ont qu’un, le plus grand nombre n’en a que deux ; voilà une première considération.

En voici une autre. Il faut distinguer entre l’étendue et la valeur ; cent hectares en bon état peuvent valoir mieux que cinq cents mal tenus. L’expérience démontre qu’en temps ordinaire la valeur des immeubles ruraux s’accroît au moins d’un pour cent par an par le progrès de la culture et des communications ; il faut y ajouter les maisons nouvellement bâties ; on trouve alors que la valeur totale de la propriété immobilière s’accroît d’environ douze pour cent tous les dix ans, tandis que la population ne s’accroît dans le même laps de temps que de six pour cent. Ajoutez le progrès des valeurs mobilières, qui est bien autrement considérable, et vous verrez que, même en supposant dans toutes les familles deux enfans et demi et le partage égal, la part des enfans doit être en moyenne plus forte que celle des parens. Que chacun regarde encore autour de soi, et on verra si la moyenne des fortunes ne tend pas à s’accroître plus qu’à diminuer, et si une dot de 20,000 fr, par exemple est regardée aujourd’hui comme aussi considérable qu’autrefois.

Je viens de prononcer le mot de dot, c’est par là que l’effet réel du système français se rapproche beaucoup de l’effet réel du système anglais. Peu importe quant au résultat final que les filles héritent ou n’héritent pas, puisqu’elles forment nécessairement la moitié de toutes les familles : elles rapportent d’un côté ce qu’elles prennent de l’autre, et quand elles ne prennent rien, elles n’ont rien à rapporter. Deux autres causes agissent encore pour rapprocher les résultats des deux législations : l’une est la distinction que la loi établit en Angleterre entre les meubles et les immeubles ; si les immeubles ne sont pas soumis au partage égal, les meubles le sont, et comme les valeurs mobilières forment au moins la moitié des fortunes, la condition des héritiers s’égalise d’autant. L’autre cause est la marche plus rapide de la population en Angleterre qu’en France, qui fait que la valeur des parts diminue, au moins pour les valeurs mobilières, en proportion du nombre des co-partageans.

Je suppose que deux pères de famille viennent à mourir, laissant chacun un fils et une fille, et deux cent mille francs de fortune, dont moitié en immeubles et moitié en valeurs mobilières. Voici ce qui arrivera d’après les deux législations. En Angleterre, chacun des deux fils aura tous les immeubles et la moitié des meubles, soit en tout 150,000 fr. ; chacune des deux filles aura la moitié des meubles, ou 50,000 fr. En France, chacun des quatre enfans aura la moitié de la succession totale, ou 100,000 francs, sans distinction de sexe. Supposons maintenant que la fille de l’une épouse le fils de l’autre et réciproquement ; la situation définitive sera la même dans les deux pays. Chacun des deux ménages aura une valeur de 200,000 fr. Je ne dis pas que cette hypothèse soit la seule qu’il soit possible de faire, mais je dis que c’est une de celles qui se réalisent le plus fréquemment, et je n’ai pas supposé que la famille anglaise fût plus nombreuse que la française, ce qui arrive pourtant le plus souvent.

La grande propriété a disparu chez nous, et la petite s’est développée par d’autres causes. La plus récente est la révolution ; ce n’est ni la première, ni la plus puissante. La petite propriété ne date pas en France de 1789. Arthur Young, qui a visité la France alors, dit formellement que les petits propriétaires possédaient un tiers du sol ; c’était une exagération sans doute, car ils n’en possèdent pas davantage aujourd’hui. Comment s’était formée sous l’ancien régime cette multitude de petits propriétaires ? Premièrement, par le gaspillage des seigneurs qui aimaient mieux vendre en lambeaux les terres paternelles et en dépenser le prix à la guerre ou à la cour que faire fructifier leurs domaines en y résidant ; secondement, par l’intervention de l’autorité royale, qui avait attribué à plusieurs reprises, au moyen d’ordonnances et d’arrêts du conseil, une partie des terres incultes aux paysans cultivateurs. Même de nos jours, la petite propriété s’augmente beaucoup plus par des ventes parcellaires que par l’effet de la loi de succession. M. Le Play a même remarqué, et c’est là un de ses aperçus les plus vrais, que le partage égal est surtout nuisible à la petite propriété, en ce qu’il entraîne des morcellemens excessifs, des frais démesurés, des dettes usuraires, des liquidations onéreuses, qui finissent par faire disparaître la propriété elle-même.

En Angleterre, la grande propriété, fondée par la conquête au XIe siècle, s’est accrue au XVIe par le partage des biens ecclésiastiques, et plus tard par l’attribution des terres incultes aux seigneurs ; elle s’est maintenue par l’attachement héréditaire des propriétaires au sol. Tout a tendu à réunir la propriété à la seigneurie, tandis qu’en France tout a tendu à les séparer. Il y avait autrefois en Angleterre beaucoup de petits propriétaires ou yeomen. D’après Macaulay, on en comptait sous les Stuarts 160,000, ayant en moyenne 60 liv. sterl. ou 1,500 fr. de revenu. Ils ont disparu depuis à peu près complètement ; la plupart ont peu à peu vendu leurs propriétés pour se faire fermiers. Le mode de culture généralement adopté et favorisé par le climat, en multipliant les pâturages, avait rendu l’exploitation par grandes fermes plus profitable que par petites. Aujourd’hui un mouvement en sens contraire semble se produire, d’abord par les land societies qui achètent des terres pour les diviser en petits lots, ensuite par la révolution agricole, qui réduit les pâturages pour augmenter les terres arables ; mais l’une et l’autre de ces deux causes n’agissent encore qu’insensiblement, et les courans généraux portent toujours vers la grande culture, profondément enracinée dans les traditions, les conditions économiques, et même les préjugés de la nation.

En France, le contraire arrive, au moins jusqu’ici. C’est la petite propriété et la petite culture qui tirent chez nous le meilleur parti du sol. Tant que les capitaux fuiront les champs, tant que l’impôt leur prendra sans leur rendre, tant que les propriétaires aisés consacreront leur revenu à des dépenses de luxe, tant que l’esprit d’entreprise restera indifférent ou hostile à la production rurale, tant que l’application des sciences à la culture sera considérée comme une utopie ruineuse, la petite propriété et la petite culture feront des progrès ; c’est inévitable et même désirable ; où la science et le capital manquent, le travail doit l’emporter. Depuis 1848, ces progrès se sont arrêtés, le découragement a gagné les rangs populaires, le paysan n’achète plus, n’entreprend plus, et comme en même temps la grande culture n’a pas fait un pas sensible, le mouvement en avant est suspendu. Cette stagnation ne sera sans doute qu’accidentelle : on peut affirmer que, si l’agriculture nationale se remet en marche, le petit cultivateur y aura toujours la plus grande part. C’est lui qui donne de la terre la rente la plus forte ou le prix le plus élevé ; c’est donc à lui que la terre doit revenir. Le seul moyen de la lui disputer, c’est de la rendre plus productive dans d’autres mains, et non d’avoir recours à des combinaisons surannées qui n’auraient absolument aucune efficacité, et qui, impuissantes à nous faire remonter le cours des temps, ne seraient bonnes qu’à soulever de nouveaux orages. La loi du partage égal est la chair et le sang de la France, on ne peut y toucher sans danger.

M. Le Play ne demande pas précisément le droit d’aînesse, bien que ce soit le fond de sa pensée : il se borne au droit illimité de tester. Pour mon compte, je n’y verrais pas précisément d’objection fondamentale ; ce droit a de bons effets en Angleterre et en Amérique. Si la législation française était à faire, ce serait une doctrine à examiner ; mais à quoi bon soulever de pareils problèmes, quand on a les faits contre soi ? Si nous n’avons pas en France le droit illimité de tester, nous en avons un dont nous ne faisons presque pas usage, et qui au fond équivaut à peu de chose près à ce qu’on demande. Pouvoir disposer de la moitié de son bien quand on n’a qu’un enfant, du tiers quand on en a deux, du quart quand on en a davantage, ce serait suffisant, si les mœurs étaient favorables à l’inégalité des partages. Le droit illimité ne ferait pas plus, parce qu’on n’en userait pas. Il n’y a donc rien à faire de sérieux et de pratique dans ce sens, il faut en prendre son parti. — M. Le Play oublie également que la substitution existe dans le droit français comme dans le droit anglais ; elle est permise dans l’un comme dans l’autre pour la quotité disponible jusqu’au second degré. Seulement la loi qui l’autorise est chez nous une lettre morte et en Angleterre un fait vivant ; j’ajoute que chez nos voisins elle est plutôt en décadence qu’en progrès. Outre qu’elle cesse de plein droit après une génération quand elle n’est pas renouvelée, des actes du parlement ont récemment autorisé les détenteurs de biens substitués à emprunter sur ces biens, soit à l’état, soit à des compagnies spéciales, des sommes remboursables par annuités et destinées à des travaux de drainage, des constructions, des irrigations, des plantations, des clôtures, en un mot toutes les améliorations foncières d’un effet permanent, et un comité de la chambre des lords a exprimé l’année dernière le vœu que cette autorisation fût étendue pour d’autres prêteurs que les compagnies. Or permettre d’emprunter par hypothèque, c’est jusqu’à un certain point permettre d’aliéner : le principe de la substitution est atteint, et par des actes officiels ; il me serait facile de montrer en même temps la substitution plus sérieusement attaquée dans les écrits des hommes les plus compétens et dans les journaux les plus accrédités.

Est-ce à dire que tout soit pour le mieux et qu’il n’y ait absolument rien à faire pour améliorer la loi française ? Je ne le pense pas ; mais il faut commencer par débarrasser la question de toute considération contraire au principe d’égalité : en passionnant inutilement le débat, on le rend insoluble, voilà tout ce qu’on obtient. Je suis très frappé des inconvéniens du partage forcé pour la petite et la moyenne propriété ; je crois que cette secousse périodique contribue beaucoup au malaise général qu’elles éprouvent, aux dettes qui les grèvent, aux ventes forcées qu’elles subissent. J’attribue la plupart de ces souffrances à l’article 826 du code, qui permet à chacun des héritiers de demander sa part en nature des meubles et immeubles de la succession. J’aimerais mieux qu’on donnât aux garçons un droit de préférence sur les immeubles, et qu’on n’en autorisât le partage qu’autant que celui des meubles ne suffirait pas, les droits des filles sur les immeubles constituant sans contredit un des plus grands embarras de la propriété française. Je voudrais que l’un des cohéritiers pût se charger d’un immeuble excédant sa part, pour éviter les licitations, en payant aux autres 3 pour 100 d’intérêt et 2 pour 100 d’amortissement, avec faculté de remboursement à volonté, comme au crédit foncier. Je voudrais enfin que, quand le père de famille juge à propos de disposer par acte entre-vifs ou par testament en faveur de l’un de ses enfans, les immeubles qui excéderaient la quotité disponible ne fussent sujets à réduction qu’au-dessus d’un certain minimum de valeur, 10,000 francs, je suppose ; l’Allemagne pourrait fournir sur ce point des exemples utiles, sinon à suivre, du moins à consulter. Je n’ai pas la prétention d’indiquer ici tout ce qui est possible ; j’ai voulu seulement montrer que, sans rien changer aux fondemens de notre droit, on peut atténuer les fâcheuses conséquences qu’il amène quelquefois. J’accepte le principe du partage égal, je n’en ai pas le fanatisme ; le code est évidemment tombé dans l’excès, combattons l’excès et non le principe. Aucun changement ne devrait avoir lieu, dans tous les cas, qu’après une enquête solennelle qui comprendrait tous les intérêts. En attendant, la jurisprudence, qui depuis quelques années semble avoir pris à tâche d’aggraver encore les conséquences du droit rigoureux en proscrivant jusqu’aux lots d’attribution autrefois usités, suffirait presque, si elle suivait d’autres principes, pour empêcher une grande partie du mal, en s’appuyant sur les articles du code les moins favorables à la division des immeubles, car il y en a.

Parmi les effets de la loi de succession, il en est un qu’on ne saurait condamner trop énergiquement : c’est la division parcellaire. Ici je suis tout à fait de l’avis de M. Le Play, quand il mentionne avec éloges les mesures légales prises dans quelques états allemands pour y porter remède. Une commission locale présentant toutes les garanties désirables est chargée d’estimer la valeur de chaque parcelle et d’opérer ensuite une nouvelle répartition, en lots aussi peu nombreux que le permettent les droits de chacun, la nature du sol et des cultures. L’expérience démontre qu’après ce remaniement, chaque propriété, devenue plus compacte, exige moins de frais de culture, et que la valeur vénale en est augmentée. Quand un pareil jubilé aurait lieu en France tous les vingt ans, je n’y verrais que des avantages ; on a fait déjà chez nous, avant 1789, plusieurs opérations semblables qui ont parfaitement réussi. Il n’y aurait non plus, ce me semble, aucune objection sérieuse à dispenser de tous frais l’échange des parcelles dont l’étendue n’excéderait pas un demi-hectare, ou même leur acquisition pure et simple par les propriétaires contigus ; ce ne serait que le retour vers un principe qui a été déjà posé une fois par la loi.

Les autres réformes désirées par M. Le Play sont plus difficiles à saisir, parce qu’elles sont plus confusément exprimées ; elles peuvent se réduire à trois : le développement du principe d’association, la répression de la mauvaise concurrence, le patronage.

L’esprit d’association est à coup sûr un des élémens les plus féconds du progrès général, mais je ne vois pas qu’il soit aujourd’hui le moins du monde comprimé. Il crée sous nos yeux de puissantes compagnies qui réunissent des capitaux énormes. Dans un ordre plus modeste, mais non moins utile, il a produit l’excellente institution des sociétés de secours mutuels. On pourrait même dire qu’à certains égards il arrive jusqu’à l’excès ; à force de s’associer, de se fondre, les compagnies tendent à constituer de véritables monopoles, et nous avons vu bien des associations ouvrières, organisées après 1848 avec tous les encouragemens possibles, dans l’impossibilité de marcher. Ces exagérations ne font rien au principe : en toute chose, l’abus ne prouve pas contre l’usage ; mais il en résulte tout au moins que l’esprit d’association a sa pleine liberté d’action. M. Le Play en convient, il reconnaît en outre que les anciennes formes de l’association, comme les corporations, ne sont pas à regretter, et qu’elles disparaissent tous les jours de plus en plus devant l’esprit d’entreprise individuelle, principe de la civilisation moderne. Que veut-il donc ?

Quelques mots épars çà et là semblent faire entendre qu’il est favorable à la jouissance indivise des biens communaux. « L’existence de ces biens, dit-il, et la conservation de la vaine pâture doivent être placées, dans l’état actuel de l’Europe, au nombre des moyens d’assistance les plus efficaces, en faveur des populations rurales ; souvent même elles y ont trouvé le moyen d’échapper aux atteintes du paupérisme et de se maintenir dans un état prononcé de bien-être et d’indépendance. » Il est vrai que quelques lignes plus bas il reconnaît la supériorité de l’exploitation privée sur la jouissance indivise, et il exprime le vœu de voir les biens communaux aliénés, à mesure que le progrès des masses permettra d’adopter un meilleur régime ; mais ce n’est là qu’une concession d’avenir. Pour le présent, il penche visiblement vers l’indivision, et ne laisse échapper aucune occasion de montrer en quoi l’étendue des biens communaux contribue au bien-être des populations orientales. Selon moi, c’est une erreur : au-delà d’une certaine proportion de population, les communaux ne font que du mal, ils entretiennent la pauvreté, l’oisiveté, l’ignorance, l’incurie, et partout où il s’en trouve en grande étendue, les masses ne font et ne peuvent faire aucun progrès. Si l’on attend pour les partager ou les aliéner le moment où les populations rurales seront dans une condition meilleure, on attendra toujours, car ce sont eux qui sont la cause principale du mal.

La jouissance en commun du sol n’a rien de particulier à la race turque ou slave ; elle se retrouve à toutes les origines de la société occidentale comme de la société orientale. Nous avions en France autrefois, nous avons même encore, sur beaucoup de points, de vastes étendues de terres communes. Le même fait existait et existe encore en Angleterre, en Allemagne, en Belgique. Seulement la jouissance en commun disparaît peu à peu partout. Pourquoi ? Parce que l’expérience universelle a démontré que ce mode de jouissance n’était pas assez favorable à la production. Il faut dix fois, cent fois plus de terres communes que de terres appropriées pour nourrir une tête humaine. Voilà la loi, personne n’a jamais pu lui échapper. Examinez les villages français qui possèdent encore de grands communaux : ils sont tous, sans exception, moins peuplés et plus pauvres que ceux qui n’en ont plus. Dès que ces communaux sont soustraits d’une façon quelconque à la jouissance indivise, soit par des partages, soit par des ventes, soit par de simples amodiations, la production s’élève, la condition des habitans s’améliore, et la population s’accroît. — La vaine pâture a quelques avantages apparens, mais au fond elle n’est pas moins nuisible que tous les autres modes de jouissance en commun. Partout où elle existe, elle est un obstacle an progrès des cultures, en rendant à peu près impossible toute modification partielle de l’assolement.

Faut-il attacher un grand prix à ce que M. Le Play appelle les subventions forestières ? Il entend par là l’enlèvement des bois morts, des végétaux sous-ligneux, des fruits de toute sorte, glands, châtaignes, noix, noisettes, des feuilles employées comme litières, des herbes destinées à la nourriture des animaux domestiques. En accordant ces différens droits aux populations circonvoisines, on ne cause, dit-il, à la propriété forestière aucun dommage appréciable, et on augmente le bien-être des usagers. Je nie l’une et l’autre de ces deux affirmations. On cause au contraire à la propriété forestière d’énormes dommages. En enlevant les fruits, les usagers empêchent l’ensemencement naturel ; l’extraction inconsidérée des feuilles laisse le sol sans abri, et en amène le dessèchement progressif. Le pâturage entraîne d’autres abus plus graves encore, et sous prétexte de prendre seulement les bois morts, on se porte aux maraudages les plus nuisibles. Avec les droits d’usage, toute sylviculture est impossible. Il n’est pas plus exact de dire que les populations usagères s’en trouvent bien. On favorise parmi elles des habitudes de vagabondage, incompatibles avec une vie régulière, et on diminue, avec le produit total des bois, la demande de travail. Ces produits accessoires ne sont pas d’ailleurs perdus pour n’être pas livrés au pillage ; ce qui peut être enlevé sans inconvénient fait l’objet de concessions renfermées dans de justes limites.

Rien n’est assurément plus désirable que de voir réprimer la mauvaise concurrence, mais comment s’y prendre sans nuire à la bonne ? M. Le Play parle des lois de police sur le travail des femmes et des enfans dans les manufactures et sur les marques de fabrique : ces idées n’ont rien de nouveau, elles sont aujourd’hui partagées par tout le monde. Comment faire pour aller plus loin ? « Il serait à désirer, dit-il, que sous la pression de mesures réglementaires sagement exprimées, des fabricans inhabiles ou sans scrupules n’eussent plus le pouvoir de compromettre par d’imprudentes créations la sécurité publique. Les juges naturels de l’opportunité d’un nouvel établissement entraînant un surcroît de population industrielle devraient être ceux qui, en cas d’impuissance du chef d’industrie, seraient obligés de subvenir aux besoins des ouvriers qu’il laisserait dans le dénûment. Les lois relatives à la distribution des ateliers industriels devraient donc provoquer à la fois l’intervention de l’état, des communes et des principaux contribuables de la localité. La législation actuelle de la France fournirait à cet égard d’utiles précédens. On trouverait, par exemple, des analogies naturelles dans les règlemens relatifs à la création des ateliers qui peuvent offrir un danger matériel ou même une simple incommodité pour les propriétés voisines. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Ne pourra-t-on ouvrir un nouvel atelier qu’avec l’autorisation du gouvernement et du consentement des ateliers existans ? Ceci ressemble beaucoup aux anciennes maîtrises.

Je ne suis pas de ceux qui opposent à toute innovation un principe absolu. J’approuve complètement les Anglais, qui font ce qui leur paraît bon et pratique sans s’inquiéter du système, et qui ne craignent ni l’accusation de socialisme, ni celle de réaction, ni aucune autre, à propos d’une mesure utile. J’attendrai donc que M. Le Play formule plus nettement son idée pour savoir ce que j’en dois penser. Tout ce que je pais dire, c’est que, sous sa forme actuelle, elle me paraît inadmissible. Il est très frappé des inconvéniens des grandes agglomérations ouvrières ; je le suis plus que lui, s’il est possible. Seulement il fera bien de chercher d’autres moyens de les prévenir. Je serais porté à croire, pour mon compte, qu’il suffirait de ne pas les favoriser. Tout contribue, dans notre organisation nationale, aux grandes agglomérations. Les hommes suivent les capitaux, et tout accumule les capitaux dans les grandes villes ; l’action de l’impôt est surtout incessante dans ce sens. La bienfaisance même, en donnant aux indigens des villes un privilège qui frappe tous les yeux, attire de plus en plus les classes pauvres vers les centres de population. Il n’en est heureusement pas de même partout. En Suisse, par exemple, où l’équilibre n’est pas rompu artificiellement entre les villes et les campagnes, l’atelier s’élève souvent à côté de la ferme, et la vie industrielle se développe à peu près également sur la surface entière du territoire ; il suffit donc, à beaucoup d’égards, de ne pas troubler l’ordre naturel pour que ce fait salutaire se produise, sans rien changer à la liberté du travail.

Reste le patronage. S’agit-il de prêcher aux maîtres des rapports affectueux avec leurs subordonnés, une sollicitude vigilante sur leurs besoins, une application continue à les éclairer, à les défendre le plus possible contre les mauvaises chances, à leur donner à la fois de bons conseils, de bons appuis et de bons exemples ? Rien de mieux assurément, mais rien de plus connu. Une autorité plus haute a dit depuis longtemps : Aimez-vous les uns les autres. S’agit-il au contraire d’une institution légale imposant au chef d’industrie des obligations définies ? Ici recommence la difficulté ; le chef d’industrie hésitera toujours à prendre un engagement qu’il peut être dans l’impossibilité de remplir ; il est soumis lui-même aux chances de la concurrence. Ne voyez-vous pas d’ailleurs que vous étouffez dans son germe l’esprit de prévoyance ? Vous voulez développer cet esprit, dites-vous ; il est incompatible avec le patronage obligatoire. Vous nous l’avez prouvé vous-même ; tous ceux de vos ouvriers qui se croient garantis par une cause ou par une autre contre les chômages, les maladies et la vieillesse, ne font pas d’épargnes ; la plupart des autres en font au contraire et acquièrent, en devenant propriétaires, un rang plus élevé dans l’état. Est-ce à dire encore qu’il n’y ait rien à faire pour venir au secours de ceux qui, par la faute des circonstances ou même par leur propre faute, tombent dans la misère ? Non, sans doute ; la bienfaisance publique et privée est là pour y pourvoir, et nous voyons qu’elle ne fait pas défaut.

La liberté a ses inconvéniens : qui en doute ? Tout en a dans ce monde. Voyez cependant ces deux armées en présence, l’une composée de paysans français, l’autre de serfs russes ; à qui la victoire ? L’une défend pourtant le sol natal, la sainte Russie, la croix du Sauveur ; l’autre marche en avant sans savoir pourquoi, pour un intérêt vague, confus, éloigné ; mais elle a l’habitude de l’énergie, de l’initiative, de l’audace : elle sait entreprendre et oser. D’où lui viennent ces qualités précieuses ? Du sentiment qu’elle a de sa force pour l’avoir éprouvée ailleurs, dans les combats du travail. On y peut succomber, et ce danger toujours présent tient l’âme en éveil ; on y peut vaincre aussi, et cette perspective entretient l’émulation. Combien de soldats devenus officiers sur ce champ de bataille comme sur l’autre !

Si l’on cherche donc ce que sont devenues toutes les réformes annoncées, on ne trouve rien. Les grands principes de la société occidentale, la liberté et la responsabilité personnelles, sortent triomphans de cette épreuve comme de toutes les autres. L’erreur principale de M. Le Play, comme de tous les réformateurs, consiste à faire laborieusement ce qui se fait tout seul dans la société humaine telle que Dieu l’a constituée. La solidarité des intérêts n’est pas un principe à introduire par les lois ; c’est un fait que les erreurs et les passions des hommes peuvent quelquefois obscurcir, mais non détruire. Le capital ne peut être fécondé que par le travail, le travail que par le capital ; il suffit que la législation et l’administration publique aident au cours naturel des choses, elles n’ont pas à le changer pour créer une harmonie qui est essentielle.

Un autre caractère distinctif des erreurs économiques consiste à négliger le principal pour l’accessoire. Le principal aux yeux de la plupart des novateurs, c’est le mode de distribution des richesses. Il n’y a pas de méprise plus grave. La distribution n’est que l’accessoire, c’est la production qui est le principal. Avant de distribuer, il faut produire. Qu’on partage un son en mille portions égales, ce ne sera jamais qu’un sou ; l’important, pour que les parts soient meilleures, c’est d’avoir plus d’un sou à partager. Ceci paraît évident par soi-même ; rien n’est pourtant plus généralement méconnu. On sacrifie à tout instant la production à la distribution, ce qui aggrave forcément la pauvreté. La science économique, ou, pour parler comme M. Le Play, la science sociale, est beaucoup plus simple et beaucoup moins à faire qu’il ne croit. Ses applications peuvent varier, ses bases sont inébranlables ; elles se composent de quelques axiomes mis en lumière par de grands esprits et aussi certains que les lois qui président au mouvement des corps ; le difficile n’est pas de les trouver, mais de les faire accepter, comme il a été difficile dans d’autres temps de faire croire à la rotation de la terre autour du soleil.

Ainsi le salaire n’est pas précisément une quantité arbitraire ; comme il se fixe par le rapport de l’offre à la demande, librement débattu entre les intéressés, et que l’offre et la demande elles-mêmes sont gouvernées par les besoins réciproques, le salaire est en général tout ce qu’il peut être. Il y a des exceptions sans doute, il y en a partout, mais telle est la règle. C’est le rapport de la production à la population qui, en fin de compte, est la mesure du salaire. Si le salaire est bas, c’est que la production est faible relativement à la population ; s’il est élevé, c’est que la proportion s’élève. Je prends pour exemple la population agricole française. Son salaire est bas ; pourquoi ? Parce qu’elle ne produit pas assez. Partout où la production descend, vous voyez le salaire descendre ; partout où elle monte, vous le voyez monter. Il arrive même assez généralement que le salaire ne descende pas aussi vite que la production ou qu’il monte plus vite qu’elle. Les salariés agissent par leur nombre, par leurs besoins, et font presque toujours pencher la balance de leur côté. Il y a en France des contrées, il y a partout des momens, où le produit brut est absorbé presque complètement par les salaires ; il ne reste rien ou à peu près rien pour les intérêts du capital et les profits de l’entrepreneur. C’est une des causes qui agissent le plus pour arrêter chez nous les progrès de l’agriculture ; on hésite à y consacrer ses capitaux et son temps, parce que les salaires absorbent une telle part des produits, qu’on craint de n’être pas rémunéré de ses dépenses et de ses peines.

De même l’alimentation moyenne d’un pays se mesure à la quantité de matières alimentaires qu’il renferme ; c’est une loi toute mathématique. Les classes les plus riches ne peuvent pas en consommer plus que leur part : l’estomac a ses limites. On peut même dire qu’en fait, plus on est riche, moins on mange ; la vie calme et sédentaire des hommes de salon et de cabinet exige moins de nourriture que la vie active des champs ou des ateliers. La part de ceux qui se livrent à un travail manuel en devient nécessairement plus grande. Cette harmonie que la Providence a établie entre les ressources et les besoins se réalise au moyen des prix. Comme il faut que toutes les denrées alimentaires se consomment, les prix se maintiennent d’eux-mêmes au taux où ils doivent être pour qu’elles se répartissent aussi également que possible entre les consommateurs. Quand une denrée hausse, c’est qu’il n’y en a pas assez pour que chacun en ait sa part ; quand elle baisse, c’est que la quantité s’accroît de manière à la rendre accessible à un plus grand nombre.

Il n’est nullement nécessaire d’avoir recours à l’apologie du servage et de pis encore pour expliquer la différence d’alimentation que M. Le Play a signalée entre certaines populations de l’Orient et celles de l’Occident ; cette différence s’explique tout naturellement par la proportion de la population et de la production, par l’abondance et la fertilité du sol et par la nature des cultures.

Si la moitié seulement des Français mange du froment, la cause n’est pas difficile à trouver : c’est que la France n’en produit pas assez pour tout le monde ; il faut de toute nécessité que l’autre moitié se nourrisse de seigle, d’orge, de maïs et de sarrazin, parce qu’il n’y a pas autre chose. Arrangez les salaires comme vous voudrez, vous ne changerez rien à l’alimentation moyenne, tant qu’il n’y aura pas un grain de froment de plus. En fait de viande, nous ne produisons que le tiers environ de ce qui nous serait nécessaire pour donner à chacun sa demi-livre par jour. La conséquence est forcée, un tiers seulement de la population peut en avoir assez. Plus les ouvriers des villes en mangent, moins il en reste pour ceux des campagnes. Pour que tout le monde en ait, il faut en faire ou en importer davantage, et pour en importer, il faut produire ce qui doit être donné en échange ; il n’y a pas d’autre moyen. En Hongrie, en Espagne, en Russie, l’alimentation peut être meilleure, parce que la production est plus grande relativement à la population. Ce surcroît tient-il à la supériorité de la culture ? Non ; il tient uniquement à la rareté des habitans. La population de la Russie est comme densité le cinquième de celle de la France, le dixième de celle de l’Angleterre, le douzième de celle de la Belgique, et les parties les plus peuplées, comme la Pologne, tout en restant fort au-dessous du reste de l’Europe, le sont dix fois plus que le gouvernement d’Orembourg. Ce gouvernement fait partie de la plus fertile région du monde, le fameux pays de terre noire, et il ne contient que 290 habitans par mille carré ; la même étendue qui nourrit en Belgique 9,200 individus, en Angleterre 7,400, en France 3,700, en nourrit là 290. Comment s’étonner qu’ils jouissent d’une certaine aisance ? Ne faut-il pas s’étonner au contraire qu’ils ne soient pas plus riches et qu’ils ne multiplient pas davantage ? D’après M. Tegoborski, la population s’accroît en Russie de un pour cent par an. Aux États-Unis, le seul point du globe qui soit dans des conditions analogues quant à l’étendue et à la fertilité du sol disponible, l’augmentation annuelle est de quatre pour cent. D’où vient cette énorme différence ? Apparemment de ce que le développement de la population trouve plus de facilités aux États-Unis qu’en Russie. On peut dire, je le sais, que dans le gouvernement d’Orembourg l’augmentation est plus rapide que dans le reste de l’empire ; mais une supériorité encore plus marquée se retrouve dans les parties les plus fertiles et les moins peuplées des États-Unis : l’Ohio a passé en cinquante ans de 45,000 âmes à 2 millions. Or quelle est la différence fondamentale entre les États-Unis et la Russie ? Précisément le régime économique et politique dans la république américaine, la liberté individuelle avec ses rudesses, mais avec ses avantages ; dans l’empire slave, la combinaison du communisme et de la servitude avec ses douceurs, mais avec ses misères. En Europe même, quand nous comparons l’ouvrier de Sheffield au serf d’Orembourg, nous voyons combien le système occidental est plus productif. L’ouest du Yorkshire a un sol des plus stériles, il est cent fois plus peuplé que la plaine de l’Oural, et la condition même matérielle de l’ouvrier y est meilleure. Ce n’est pas qu’à Sheffield l’ouvrier soit protégé par des institutions spéciales ; non, c’est qu’il produit davantage. S’il produisait moins, il aurait moins, et ici ce n’est plus l’étendue et la fertilité du sol, c’est l’accumulation du capital qui fait la puissance de la production, elle est bien plus indéfinie.

Avant tout donc, il faut produire, et pour produire, il faut faire du capital. Voilà ce que M. Le Play a trop négligé. S’il avait eu cette simple vue, que la moindre étude des maîtres de la science lui aurait donnée, il ne se serait pas égaré dans une foule d’assertions confuses et contradictoires ; son curieux livre y aurait beaucoup gagné. Toute atteinte portée à la propriété individuelle, toute tentative violente pour élever la part des salaires dans la répartition des produits, toute institution contraire à l’esprit de prévoyance, à l’épargne, à la formation du capital, nuit à la production, et, par voie de conséquence nécessaire, au salaire et à la population. Nous en avons eu la preuve en 1848 ; nous l’aurons encore toutes les fois que de pareilles circonstances se reproduiront. Si par exemple il était possible d’étendre sensiblement la jouissance en commun du sol aux dépens de la propriété privée, le châtiment ne se ferait pas longtemps attendre ; une partie de la population mourrait de faim. Je ne crois nullement que l’extinction progressive de la misère soit un problème insoluble, mais ce qu’on appelle aujourd’hui, par un singulier abus de mots, le socialisme, et en général tous les systèmes qui ne tiennent pas suffisamment compte des nécessités de la production, sont les principaux obstacles à la solution. Elle est tout entière dans la combinaison de ces deux moyens, qui au fond n’en sont qu’un : accélérer le progrès de la production, développer l’esprit de prévoyance ; elle n’est pas ailleurs.

Quand cette conviction aura pénétré les esprits, on marchera vite vers le but ; pas avant. Il en résultera à la fois une grande sécurité pour les uns et une grande patience pour les autres, puisqu’il sera évident pour tous que les commotions, les tentatives de réforme radicale, font reculer au lieu d’avancer ceux même qui s’y croient le plus intéressés. Ceci me rappelle, et c’est par là que je veux finir, deux mots également justes qui ont été dits de notre temps sur ce sujet : l’un est cette parole si profonde et si souvent justifiée depuis, de M. Guizot aux électeurs de Lisieux en 1847 : Toutes les politiques vous promettront le progrès, la politique conservatrice seule vous le donnera ; l’autre est la réponse faite en 1848 par un personnage considérable, de l’autre côté du détroit, à quelqu’un qui redoutait l’invasion des idées révolutionnaires parmi les ouvriers anglais : « Non, dit-il, il n’y a pas de danger ; ils savent trop d’économie politique. »


LEONCE DE LAVERGNE.