École d’architecture rurale/Texte entier

Maison de terre ou de pisé décorée
Maison de terre ou de pisé décorée
Même maison de terre sortant de la main de l’ouvrier
Même maison de terre sortant de la main de l’ouvrier
ÉCOLE
D’ARCHITECTURE RURALE,
PREMIER CAHIER,

Dans lequel on apprendra soi-même à bâtir solidement les Maisons de plusieurs étages avec la terre seule ;

Ouvrage dédié aux Français en 1790, revu et corrigé par l’Auteur, l’an 2me de la République Française, une et indivisible, dans le mois de Floréal.

SECONDE ÉDITION.
À PARIS,
Chez le Citoyen Cointeraux, Professeur d’Architecture rurale, rue du faubourg Honoré, no. 108, en face de la grande rue Verte.
OU
Chez le Citoyen Fuchs, Libraire, quai des Augustins, no. 28.

INTRODUCTION.


La possibilité d’élever les Maisons de deux, même de trois étages, avec la terre seule, d’entreposer sur leurs planchers les plus lourds fardeaux et d’y établir les plus grosses fabriques, étonne tout le monde, ou plutôt tous ceux qui n’ont pas été à la portée de voir ces constructions originales ; c’est pour les en convaincre que je vais commencer par l’art du pisé, le cours d’étude qu’il est urgent de faire pour accélérer la multiplication des petites propriétés dans la campagne, si désirée par la Convention Nationale, et répétée par mille et mille auteurs.

Si je suis assez heureux de satisfaire mes compatriotes, je dois espérer de leur zèle un concours suffisant, sans lequel je ne saurois compléter cette entreprise essentielle ; ils ne verront, sans doute, dans l’achat de ce petit Traité, qu’une contribution patriotique, pour m’aider à répandre dans toutes les parties de la République, un nouvel art qui seul peut garantir les campagnes du fléau des incendies, puisqu’il pourra s’exécuter par les propriétaires les plus indigens.

Avant de traiter des maisons faites avec la terre qu’on nomme pisé, je crois nécessaire de donner un apperçu sur l’origine de cet art.

ORIGINE DU PISÉ.

Le pisé est une opération manuelle, fort simple ; c’est en comprimant la terre dans un moule ou dans un encaissement, qu’on parvient à faire de petites, de grandes et de hautes maisons : le pisé seroit plus significatif par celui de massiver ou massivation, car cet ouvrage est véritablement un massif, puisqu’il n’y reste aucun joint, tandis que le mortier en fournit d’innombrables pour la liaison des pierres ; mais il faut bien se soumettre aux termes d’ouvriers, à toutes ces dénominations vulgaires que l’on a été forcé d’adopter dans la langue française : cependant je préviens que je me servirai indifféremment, dans le cours de cet ouvrage, des mots piser, massiver, presser, comprimer ou battre la terre.

L’origine du pisé, quoique peu connu dans la France, oublié dans les autres états, remonte aux premiers siècles : à entendre Pline, il paroît que Noé en fut le premier inventeur, ayant appris cela, dit-il, en voyant faire le nid aux hirondelles[1] : quoi qu’il en soit, il est certain que les anciens ont connu et pratiqué cet art. Le même auteur ajoute : Que dirons-nous des murailles de pisé qu’on voit en Barbarie et en Espagne, où elles sont appellées murailles de forme, puisqu’on enforme la terre entre deux ais : cette terre, ainsi pressée, résiste à la pluie, aux vents et au feu ; il n’y a ciment ni mortier qui soit plus dur que cette terre ; ce qui est si vrai, que les guettes et lanternes qu’Annibal fit construire en Espagne, et les tours qu’il fit bâtir sur les cimes des montagnes, sont encore existantes ; néantmoins elles sont de pisé.[2]

M. Goiffon prétend que les Romains faisoient usage du pisé ; on ne sera point fâché si je rapporte ici les remarques de cet académicien : On conçoit aisément pourquoi une coutume qui n’a pas pour principe une utilité réelle, peut être circonscrite dans une province ; mais on ne rend pas si facilement raison de cette localité, si nous pouvons nous exprimer ainsi, quand elle tend au bien général, soit relativement à l’économie sur les matières premières, soit à la diminution et à la promptitude du travail. L’art du maçon piseur, que nous publions[3], renferme ces avantages. Cet art de construire en pisé se transmet de génération en génération dans le Lyonnois, par une succession non interrompue, à remonter jusqu’aux anciens Romains, qui l’habitèrent, et vraisemblablement l’y apportèrent, ainsi que la culture de la vigne et nombre d’autres arts, dans la pratique desquels on retrouve encore et leurs termes et leur génie.

M. l’abbé Rozier[4] a découvert qu’on employe le pisé en Catalogne. L’Espagne, comme la France, a donc une seule province où l’on ait conservé cet antique genre de bâtir : sans doute qu’il ne s’est pas plus répandu dans ce royaume que dans ce pays ; à peine chez nous le fait-on exécuter dans les provinces circonvoisines au Lyonnois, ce n’est que dans une partie du Dauphiné, de la Bourgogne, du Vivarais, où on l’entreprend. La Bresse, qui a d’excellentes terres à piser, construit encore en bois : le pisé gagne peu de pays, il faut nécessairement le propager, particulièrement dans les pays au nord de Paris, où les matériaux sont si rares, même manquent. Il faut aussi le faire exécuter sur les montagnes, dans les vallées, où les transports sont difficiles, bien souvent impossibles : il faut s’en servir en tous lieux, puisque le pisé ne coûte que la main d’œuvre, exclut toutes espèces de matériaux, toutes leurs voitures et toutes sortes de préparations ; enfin il faut bâtir par cette méthode dans toutes les campagnes, puisque les bâtimens des fermes, que l’on est obligé de faire de grande étendue pour l’exploitation et pour y fermer les récoltes volumineuses, coûtent immensément et ne rendent rien.

Outils nécessaires au pisé.

La dépense de ces outils est modique, la plupart étant d’un usage commun ; il ne s’agit que de les indiquer, pour passer de suite à la description de ceux que l’on aura à faire construire.

Liste des outils pour le pisé.

Planche I.

Fig.
1. Un des côtés du moule vu extérieurement.
2. L’autre côté du moule vu intérieurement.
3. Tête du moule vue par-dehors.
4. L’autre face vue en dedans.
5. Bouts de planches taillés en coins.
6. Petit bâton appellé gros de mur.

Planche II.

7. Poteau vu à plat, ainsi que son tenon.
8. Le même poteau vu sur le dos, ainsi que son tenon.
9. Clef vue à plat, où sont pratiqués ses mortaises.
10. La même clef vue par-dessus et par côté, ou vue en perspective.
11. Moule monté, où l’on voit l’ensemble de tous les outils marqués ci-dessus ; plus, une petite corde F et un petit bâton ou bille G.
12. Pioche tranchante, vue par côté avec son manche.
13. La même pioche vue couchée.

Planche III.

Fig.
14. Pisoir avec lequel on comprime la terre, vu en face.
15. Le même pisoir sur une grande échelle, vu par côté.
16. Plan de cet outil, vu par dessus.

Les autres outils dont on a besoin, sont ; des pioches ou bêches ; des pelles ; des paniers ; corbeilles ou hottes ; un arrosoir de jardinier ; des truelles ; un plomb de maçon une hache ; un marteau ; des sergens de menuisier ; un maillet, une scie, et des clous.

Construction du moule.

On prendra des planches de 10 pieds de longueur chacune, bois blanc, afin que le moule, en étant plus léger, puisse se manier et se transporter plus facilement par les ouvriers. Le bois le plus convenable est sans doute le sapin, parce qu’il est moins sujet à se déjetter ; c’est aussi par cette raison qu’on choisit les planches les plus sèches, les plus droites, les plus saines, enfin où il y ait moins de nœuds.

La hauteur la plus ordinaire du moule est d’environ 2 pieds 9 à 10 pouces : si l’on met trois planches pour chaque côté de l’encaissement, il faut donc que chacune d’elles portent un pied de large, attendu qu’étant feuillées et languettées, il puisse rester cette hauteur ; mais si les planches avoient moins de large, comme 9 à 10 pouces, alors on fera scier en longueur une planche, pour y prendre la partie nécessaire pour completter la hauteur du moule.

Les six ou sept planches choisies, doivent être blanchies des deux côtés au rabot ; on pourroit ce pendant se passer de le faire en dehors, puisque ce n’est que leur face intérieure qui doit former les paremens lisses des murs : mais mon expérience m’a appris que cette négligence nuit de plusieurs manières ; la terre s’attache sur les côtés extérieurs qui n’ont point été blanchis, ce qui rend le moule plus lourd, sur-tout lors des pluies, tandis qu’étant lisse ou uni par quelques coups de rabot, on peut le tenir toujours propre en le nettoyant d’un tour de bras avec un torchon de paille.

Pour lier solidement les trois planches ou trois planches et demie emboîtées à languettes et rainures, on pose, on cloue et on rive dessus quatre petites planches, appelées barres ; celles qui sont aux extrémités ont 10 pouces de large, et les deux autres, qu’on espace également, en ont 8. Voy. planch. I, fig. 1, où l’on remarquera encore que l’on cloue deux poignées à chaque partie du moule, pour les supporter. Ces poignées se font en fer ; mais, pour plus d’économie, on peut se servir de nerfs de bœuf.

La tête du moule qui sert à former les angles des bâtimens en terre, doit se faire de deux petites planches rainées, languettées et blanchies des deux côtés ; on pourroit n’y employer qu’une seule planche, puisqu’elle n’auroit que 18 pouces de large sur trois pieds de hauteur ; mais on sent qu’elle se déjetteroit : ainsi on placera, clouera et rivera deux petites barres de 4 pouces de largeur. Voy. planche I, fig. 3, où l’on remarquera encore que la largeur de cette partie du moule diminue insensiblement sur sa hauteur, pour donner le talus ou le fruit au mur.

Toutes les planches et barres mentionnées ci-dessus, doivent avoir chacune, après qu’elles ont été blanchies au rabot, au moins 13 lignes d’épaisseur.

Les coins, planche I, fig. 5, ne sont autre chose que les débris de planches d’un pouce d’épaisseur, et de 8 à 12 pouces de hauteur ; et à l’égard des gros de mur, fig. 6, ce sont des petits bâtons que l’on coupe sur l’épaisseur du mur que l’on a à faire.

On vient de voir qu’il y a huit barres pour arrêter l’assemblage de deux grandes parties de l’encaissement ; ces barres servent également pour recevoir huit poteaux et quatre clefs.

Les poteaux, planche II, fig. 7 et 8, peuvent se faire avec des bois de sciage équarris, ou avec des bois de brins ronds, n’importe leur qualité ; ainsi on se servira indifféremment des bouts de soliveaux, de chevrons, de petits arbres ou de leurs branches.

Ces poteaux doivent surmonter la hauteur du moule d’environ 18 pouces ; il les faut donc à peu près de 5 pieds de hauteur, y compris leur tenon de 6 pouces et de 3 pouces sur 4 de grosseur. La partie qui doit appuyer contre les barres de l’encaissement, sera applatie et tirée à la varlope en ligne droite, n’importe que le surplus soit brut ou rond.

On peut aussi se servir indifféremment de toute espèce de bois pour faire les clefs ; cependant, pour la durée, on doit préférer les bois durs, tels que le chêne, le frêne, le hêtre, et autres. Comme la solidité du pisé exige que les murs aient le plus souvent 18 pouces d’épaisseur, il faut donc 3 pieds et demi de longueur à chaque clef ; ainsi on équarrira les bois sur cette dimension, ou on se servira de quelques bouts de soliveaux que l’on a toujours de reste dans les bâtimens ou dans les fermes. On les réduira à 3 pouces et demi de largeur, sur 3 pouces d’épaisseur ; sur la largeur, on tracera les deux mortaises, ainsi qu’il est marqué planche II, fig. 9 et 10 ; ensuite on percera avec une tarière plusieurs trous, pour dégager le ciseau qui percera à jour la mortaise : ces dernières doivent avoir chacune 10 pouces et demi de longueur sur un fort pouce de largeur, et à chaque extrémité on laissera 3 pouces et demi, de manière qu’il restera d’intervalle entre les deux mortaises 14 pouces ; dimension restreinte et nécessaire pour laisser rapprocher les deux parties du moule, qui faciliteront à donner le talus aux murs à fur et mesure que l’on élévera la maison, de manière qu’on puisse réduire les murs de terre près le toit à cette épaisseur de 14 pouces.

Reprise des mesures d’une clef.

pieds. pouces.
Les deux bouts ou extrémités à 3 pouces et demi chacun, ci 
0 7
Les deux mortaises à 10 pouces et demi chacune ci 
1 9
L’intervalle restant entre lesdites deux mortaises, qui laisse la liberté de pouvoir diminuer insensiblement l’épaisseur des murs jusqu’à cette mesure, ci 
1 2
Longueur totale de la clef 
3 pied. 6 pouc.

Les choses les plus simples sont difficiles à comprendre, lorsqu’on ne les a jamais vues ; c’est pourquoi j’ai tracé, pl. II, fig. 11, l’encaissement monté, dont je vais faire la description, pièce par pièce, en commençant par la première jusqu’à la dernière, tout de même que les maçons doivent les poser pour établir complettement le moule.

Établissement du Moule sur un mur.

A. Mur en maçonnerie de 18 pouces d’épaisseur, sur lequel on veut élever le mur de terre ou pisé.

B. Clef posée dans une tranchée à travers le mur.

CC. Les deux côtés du moule qui embrassent par en-bas le mur de 3 pouces de hauteur.

DD. Les deux poteaux dont les tenons entrent dans les mortaises de la clef.

E. Gros de mur qui fixe le moule par en-haut, et qui est moins long de 6 lignes que le mur d’en-bas n’est épais, pour laisser le fruit ou talus au mur.

F. Petite corde de 4 à 5 lignes de diamètre, faisant plusieurs tours aux poteaux.

G. Petit bâton ou bille, qui bride la corde autant que l’on veut, en faisant plusieurs tours, et qui vient s’arrêter contre un des poteaux.

HH. Coins qui entrent dans les mortaises de la clef, et qui serrent singulièrement par le bas les poteaux et le moule contre le mur.

Tel est ce petit équipage et l’opération pour monter le moule : on renverse l’ordre qu’on a suivi, pour le démonter, en commençant à délier la corde, repousser les coins, enlever les poteaux, retirer le moule et les clefs pour replacer le tout de nouveau.

Outil avec lequel on Bat la terre.

L’outil le plus conséquent au pisé, d’où dépend la solidité de cet ouvrage, sa durée de plusieurs siècles, en un mot, sa perfection, ou, au contraire, sa mauvaise qualité, est celui avec lequel on travaille ou massive la terre ; il ne faut pas s’y méprendre, ce genre de bâtir renferme les deux extrêmes, ou parfaitement bon, ou excessivement mauvais : cet outil important, dis-je, se nomme pisoir. Voyez les figures de la planche III.

Quoique cet instrument paroisse fort aisé à faire, l’on rencontrera plus de difficultés qu’on ne le pense, lorsqu’on l’entreprendra ; c’est pourquoi je vais entrer dans la voie méthodique que l’on pourra suivre pour le bien faire exécuter.

On commencera par prendre un morceau de bois dur, soit chêne, soit frêne, soit hêtre ; et toutes les fois que l’on pourra se procurer des pieds ou racines de ces arbres, même d’ormes, de noyers et autres, il faut les préférer, à cause de l’étroite union de leurs pores ou parties ligneuses : lorsqu’on aura réduit et équarri un morceau de bois brut, rond, ou le plus uniforme possible, à 10 pouces de longueur, 6 pouces de largeur et 5 pouces d’épaisseur, tel que le représente la fig. 16, pl. III, on tracera une ligne dans son pourtour à 6 pouces de sa hauteur, ainsi qu’elle est marquée aux fig. 14 et 15 ; ensuite on divisera en deux toutes les autres faces de ce morceau de bois où l’on tirera par-tout des lignes qui les partageront également.

C’est d’après ces lignes de division qu’il sera aisé de perfectionner cet outil ; d’abord on tracera dessous deux lignes à côté de celle du milieu, qui laisseront entre elles un pouce et demi d’épaisseur, ensuite on délardera de la ligne du pourtour le bois superflu, ce qui formera d’abord une espèce de coin : cela fait, on circonscrira par-dessus, avec un compas, un cercle de 4 pouces de diamètre, et on ôtera à l’entour tout le bois, en venant terminer insensiblement à la ligne du pourtour ; après quoi on abbattra les arêtes, en les arrondissant, sur-tout par-dessous, ou on polira le bois autant qu’on pourra. C’est en prenant la patience, je le répète, de bien équarrir un morceau de bois et de tracer la ligne du pourtour et les lignes centrales, que l’on ne se trompera pas, et qu’on expédiera la construction de cet outil.

Pour y placer un manche, on serrera cet outil dans un étau ; c’est le plus sûr moyen d’y percer bien droit, avec les tarières, le trou qui doit avoir 2 pouces de profondeur. Voyez planche III, fig. 15. Le manche est un bâton d’un pouce de diamètre par le bas, et de 15 lignes par en-haut, pour que l’ouvrier puisse fermement le tenir dans ses deux mains en le bien empoignant : toute la hauteur de cet outil emmanché doit avoir environ 4 pieds ; cependant un peu plus haut ou plus bas, suivant la grandeur des ouvriers, qui sauront bien le réduire à la hauteur qui leur sera la plus commode, après qu’ils auront travaillé quelques heures.

Pratique du pisé.

Qu’on ne s’y trompe pas ! le pisé est bien différent de ces misérables constructions faites en terre pêtrie ou en boue, mêlée avec de la paille ou du foin, que bien des personnes confondent avec cet art précieux. J’ai vu même d’habiles gens ne savoir ou ne vouloir pas distinguer cette noble science d’avec la routine que l’on a dans la campagne d’élever quelques murs avec la terre pêtrie ; construction on ne peut pas plus vicieuse, puisqu’elle ne se soutient qu’autant qu’on lui donne un talus rapide ou une forme bien pyramidale.

L’art que je présente, non-seulement renferme tous les principes de la meilleure maçonnerie, mais d’autres règles que j’indiquerai. La planche IV représente le plan d’une petite maison que nous allons bâtir avec le lecteur, en pisé.

Nous commencerons par faire la fondation de cette maison en maçonnerie ordinaire, que nous éleverons, en premier lieu, à deux pieds au dessus du terrein. Cette dépense est absolument nécessaire pour garantir le pisé de l’humidité du sol ; d’ailleurs elle sert à préserver les murs de terre du rejaillissement des eaux pluviales qui tombent des égoûts du toit. Lorsque nous aurons rendu de niveau tous les murs et de 18 pouces d’épaisseur, nous tracerons dessus, avec de la pierre noire ou rouge, les tranchées nécessaires pour recevoir les clefs du moule : leur distance doit être de 3 pieds de milieu en milieu ; en voici la preuve : chaque côté de l’encaissement ayant 10 pieds de longueur, il donne par conséquent trois parties de 3 pieds, qui en font 9 ; reste 6 pouces de plus à chaque extrémité, qui servent pour alonger le moule sur les angles de la maison, et dans beaucoup d’autres cas.

Après que nous aurons marqué ces tranchées, nous ferons maçonner entre elles de 6 pouces de hauteur, ce qui laissera la place des clefs, et en même temps ce qui donnera 6 pouces de plus de maçonnerie ; de manière qu’on aura deux pieds et demi de soubassement en pierres et mortier, hauteur bien suffisante pour empêcher, aux pluies et à la neige, de gâter les murs de terre. Sur cette maçonnerie fraîche, nous pouvons établir tout de suite le moule, en le plaçant dans un des angles de la maison : lorsque nous l’aurons fait monter de la manière que je l’ai indiqué, nous ferons poser la tête contre l’angle : cette tête doit avoir 18 pouces de largeur par le bas, et 6 lignes de moins par le haut ; par conséquent les petits bâtons ou gros de mur, marqués dans la planche I, fig. 6, et dans la planche II, fig. 11, à la lettre E, doivent avoir la même longueur de 17 pouces et demi. On en sent la raison : la tête du moule ayant 3 pieds de hauteur, doit diminuer en montant, de chaque côté, d’une ligne par pied, pour laisser cette ligne au fruit ou talus que l’on donne ordinairement aux constructions de tous les murs ; ainsi chaque côté du moule incline en dedans de 3 lignes.

Les coins bien serrés, les poteaux bien entretenus par les liages des cordes, il ne s’agit plus que de bien arrêter la tête du moule : à cet effet, on pose deux sergens de fer de menuisier, qui embrassent l’encaissement, et on cale de quelques morceaux de bois les petits intervalles qui restent entre la tête et les sergens. Voilà l’équipage prêt, il faut mettre la main à l’œuvre.

Chaque maçon entre dans sa case ; on voit qu’il faut trois hommes, puisque les quatre rangs de poteaux forment trois espaces : on place le meilleur ouvrier dans l’angle ; c’est lui qui gouverne, qui, de temps à autre, en travaillant, plombe, pour reconnoître si le moule ne s’est pas dérangé : cependant chaque maçon doit avoir à ses côtés son plomb, pour le vérifier aussi. À cet effet, ils l’entreposent sur les cordes ou aux poteaux.

Avant de mettre de la terre, nous ferons étendre un glacis de mortier, seulement dans le pourtour de l’encaissement, et couvrir de quelques pierres minces les tranchées où sont les clefs. Ce glacis ne sert qu’à empêcher que la première terre qu’on va jetter ne coule dans les joints, et sert encore à pouvoir bien presser cette terre dans les angles du pourtour.

Les autres ouvriers manœuvres qui piochent la terre, la préparent et la portent dans le moule, commencent à en donner un peu aux trois piseurs : ceux-ci, après l’avoir étendue avec leurs pieds, se mettent à la comprimer avec le pisoir ; mais nous serons soigneux à ce qu’ils n’en reçoivent, chaque fois, que 3 à 4 pouces d’épais : les premiers coups qu’ils donnent suivent le pourtour du moule ; après quoi, ils battent pareillement dans l’épaisseur du mur ; ensuite ils croisent leurs coups, de manière que la terre se trouve pressée en tout sens. Lorsque deux maçons se rencontrent dans le voisinage de leurs cases à piser, ils accordent les coups de leurs pisoirs, pour battre en même temps sous les liages des cordes, parce qu’ils ne peuvent presser la terre, dans cette place, que difficilement, ou par des efforts obliques ; par ce moyen, toute la longueur du moule se trouve également massivée : celui qui est à l’angle du bâtiment, bat avec soin contre la tête du moule, et, soit par vanité, soit pour raison de solidité, il pose, sur la terre battue, tous les six pouces de hauteur, un petit glacis de mortier contre cette tête, ce qui imite les joints des pierres.

Nous aurons attention que les piseurs n’admettent jamais de nouvelle terre, qu’après qu’ils auront bien battu la première couche ; ce qu’ils doivent reconnoître à leurs coups de pisoir, qui marquent à peine la place sur laquelle ils portent. Lorsqu’ils sont assurés de la perfection, ils appellent les manœuvres pour leur porter de nouvelles terres, qu’ils pressent de nouveau, ainsi de suite, couche par couche, jusqu’à ce que le moule soit entièrement plein.

Cela fait, nous ne craindrons pas de démonter sur le champ l’encaissement. Le pan de terre qui vient d’être fait, d’environ 9 pieds de longueur moyenne sur 2 pieds et demi de hauteur, restera sur son assiette, droit, sans danger d’éboulement : nous ferons donc, de suite, couler le moule sur l’étendue du mur, et nous le laisserons embrasser le pan de mur déjà construit, d’un pouce seulement, au haut de la pente, attendu que nous lui aurons laissé, du côté opposé à l’angle, cette pente ou ligne d’inclinaison telle qu’on le voit dans les élévations géométrales, pl. V et VI, et principalement pl. X, fig. 1, où la jonction des pans de mur se fait mieux sentir, étant dessinée sur une plus grande longueur. Cette pente est ordinairement d’environ un pied et demi de largeur, prise en ligne de niveau ou horizontale. On sent que par ce procédé on ne laisse aucun joint au pisé ; qu’on rend adhérens tous les pans de murs, puisqu’au second que nous allons faire, nous ferons presser, dans cette inclinaison, les terres l’une sur l’autre, c’est-à-dire que nous ferons battre la nouvelle terre sur l’ancienne, qui est déjà pisée ou massivée. C’est à ce second pan de mur et aux suivans, que la tête du moule devient inutile ; nous ne la reprendrons que lorsque nous aurons des angles à faire.

Nous ferons donc ainsi faire le tour du bâtiment, en démontant et remontant le moule toutes les fois qu’un pan de mur sera comprimé ; lorsque nous aurons parachevé le dernier pan B contre l’angle A par où nous avons commencé le pisé, voy. planche IV, nous ferons transporter l’encaissement sur le mur de refend, et nous le placerons à la porte de communication D. Qu’on remarque ici que les pieds droits de cette porte, étant quarrés ou d’équerre, absolument semblables aux angles, obligent à reprendre la tête du moule pour les former, même qu’il faudroit avoir deux têtes, si on les faisoit tous deux à la fois ! ce qui est possible. Comme on ne peut piser le pied droit, qui est appuyé contre le mur de face, à cause de son peu de largeur, et qu’on a la facilité de le faire en bois ou en pierres, nous établirons donc l’encaissement sur l’autre pied droit D ; et lorsque nous aurons fait cette partie, nous ferons couler le moule, pour terminer contre l’autre mur de face C.

Ce premier cours parachevé, il faut procéder au second : à cet effet, nous allons nous trouver dans la nécessité de nous procurer des tranchées dans le pisé qui vient d’être fait, pour y pouvoir placer de nouveau les clefs du moule.

Pour accélérer l’ouvrage, j’ai trouvé un moyen, en faisant faire un nouvel outil tracé planche II, fig. 12, et que je nomme pioche tranchante : elle a, d’un côté, une espèce de hache ou de taillant ; l’autre est en forme de langue de bœuf, c’est-à-dire qu’elle ne vient pas en pointe comme une aiguille, mais qu’elle s’alonge de la même largeur, et qu’elle est un peu courbée et aiguisée, ainsi qu’on le voit en plan par la fig. 13. Je ne saurois trop recommander de faire forger un pareil outil, qui est si commode et expédie tant le travail.

Reprenons la suite de nos opérations. Si nous avons commencé le pisé de la maison, planche IV, par l’angle A, en alignant le moule à E, il faut, pour la seconde assise, recommencer de A, en alignant à F : ainsi, lorsque le premier cours d’assise aura parti à droite, il faut, pour le second, partir à gauche ; le troisième cours recroisera à droite, le quatrième à gauche, ainsi alternativement tous les autres jusqu’à la cime du bâtiment ; ce qui se fait bien sentir en voyant les façades, planches V et VI.

On conçoit aisément qu’avec cette précaution, on met toutes les jonctions inclinées des pans de mur en sens contraire ou opposé, ce qui ne contribue pas peu à la solidité des maisons faites en terre : qu’on y ajoute les liaisons que se font réciproquement les pans de mur qui se croisent dans les angles et sur les murs de refend, marqués A, B : G et H. Sur les élévations, planches V et VI, on trouvera que cette construction simple est aussi bonne que la maçonnerie la mieux faite.

Nous ne craindrons point de surcharger le second rang de pisé sur le premier, quoique fraîchement fait, puisqu’on peut, sans interruption, dans un seul jour, monter trois cours d’assise en terre les uns sur les autres ; c’est ce qu’on exécute lorsqu’on n’a qu’un pavillon ou bout de clôture à faire : ainsi nous nous empresserons de tracer sur le premier cours les tranchées, en les espaçant toujours de 3 en 3 pieds, non pas perpendiculairement aux inférieures que nous venons de pratiquer dans la maçonnerie, mais de milieu en milieu. Voyez pl. V, VI et X, fig. 1, les trous de ces tranchées, qui sont en ligne couchée ou oblique. Ces traces faites, nous ferons couper, avec la pioche tranchante, la terre comprimée, de 6 pouces de profondeur ; nous y placerons les clefs à l’angle A, pl. IV, ensuite l’encaissement, que nous alignerons à F : par conséquent il portera sur le premier et le dernier pan de mur A et B de l’assise inférieure.

Il n’y a aucun changement dans la main d’œuvre pour le second cours de pisé, si ce n’est qu’il faut soigneusement diminuer de demi-pouce la tête du moule tout le long de sa hauteur, et rogner également de 6 lignes tous les petits bâtons, parce qu’ils doivent servir de gros de mur au haut du moule, en même temps l’entretenir et laisser à cette seconde assise le talus qui lui est nécessaire.

Une autre remarque essentielle, c’est qu’on ne peut piser de suite les murs de face dans leur pourtour, comme on l’a fait pour la première assise ; en voici la raison : le mur de refend devant anticiper sur les murs de face, ou plutôt tous murs quelconques d’un bâtiment, soit de face, soit de refend, qui se rencontrent en retour d’équerre, même de biais, ou par deux angles inégaux, doivent se croiser alternativement à chaque cours d’assise. D’après ce principe, le mur de refend de cette maison doit donc être lié, lors de la confection de ce second rang, aux murs de face ; c’est pourquoi, lorsque nous aurons fait piser depuis A à C, même un peu moins, pl. IV, nous quitterons le mur de face, et nous tournerons le moule sur le mur de refend, où nous lui ferons embrasser l’épaisseur du mur de face C, et où nous placerons la tête du moule, ce qui paroît plus sensible en regardant la pl. VI à la lettre G.

Lorsque nous aurons pisé la longueur du mur de refend jusqu’à la porte, nous ferons reporter le moule dans la partie qui avoit resté à faire sur le mur de face marqué I, pl. VI. Après avoir fait boucher cette partie, nous repasserons le moule au delà de la tête du mur de refend marqué en K, et nous continuerons le second cours d’assise, sans nous arrêter, jusqu’à l’angle A, pl. IV. Si en passant, nous n’avons point lié le mur de refend avec le mur de face du côté opposé à C, c’est par la cause rapportée ci-devant, que le pied droit si mince qui y est adossé, doit se faire en bois ou en maçonnerie : mais à la troisième assise, nous aurons soin de faire cette anticipation, qui traversera le dessus de la porte et le mur de face.

On use du même procédé pour tous les autres cours de pisé : la description des deux premiers suffit pour que chacun puisse faire élever sa maison, avec la terre seule, aussi haute et aussi vaste qu’il lui plaira.

À l’égard des pignons, on ne peut les croiser, puisqu’ils sont isolés ; mais ayant si peu de hauteur et étant entretenus par la construction du toit, cela devient indifférent. Pour faire ces pignons, rien n’est plus aisé ; il ne s’agit que de tracer dans le moule leurs lignes de pente, et de ne piser de la terre que suivant l’inclinaison.

J’ai dit, et je le répète, que chaque cours de pisé restera de deux pieds et demi de hauteur, si le moule a 2 pieds 9 pouces, parce qu’il doit embrasser le mur inférieur de 3 pouces ; c’est pourquoi les tranchées ont 6 pouces de profondeur, puisque les clefs en prennent la moitié, ayant 3 pouces d’épaisseur.

Cela bien entendu, on trouvera que l’épaisseur des murs de la maisonnette dont je donne le dessin, sera réduite à 15 pouces au faîte, si on a eu soin de couper les petits bâtons et la tête de 6 lignes à chaque cours d’assise. La preuve s’en tire sur la hauteur des six cours de pisé, qui doivent avoir gagné, en montant la maison, plus d’une ligne par pied de talus de chaque côté des murs : nous aurions pu même réduire les murs du pignon à 14 pouces d’épaisseur, puisque nous avons eu soin de ne laisser que ces 14 pouces d’intervalle entre les mortaises de chaque clef, ce qui fait connoître qu’on peut diminuer les murs tant qu’on veut, en agrandissant les mortaises, ou en laissant entre elles moins de distance, comme de 10, 11, 12, 13 pouces, pour pouvoir faire des murs de cette épaisseur.

Telle est la méthode du pisé, que l’on employe depuis beaucoup de siècles, dans le Lyonnois. Les maisons ainsi bâties sont solides, salubres, et des plus économiques ; elles durent très-long-tems : j’en ai démoli dont les titres des propriétaires constatoient 165 ans d’existence, quoiqu’ayant été mal entretenues. Les riches négocians de la ville de Lyon ne font point faire différemment leurs maisons de campagne. L’enduit avec la peinture, qui sont encore très-économiques, dérobent à tous les yeux la nature de ces maisons, et en couvrant la terre ils les décorent superbement. Cette peinture à fresque est plus riante, plus fraîche, plus brillante que toutes les autres peintures, parce que l’eau n’en altère point les couleurs ; ainsi on épargne colle, huile ou essence, et il n’en coûte presque que la main d’œuvre, soit aux riches, soit aux pauvres. Avec quelques sous d’ocre rouge, jaune, ou autres couleurs, l’habitant peut faire briller sa maison.

Tous les étrangers qui voyagent sur la Saone, dans les diligences qui y sont si commodes et si agréables, ne se sont jamais doutés, en voyant ces belles, ces charmantes maisons de campagne, élevées sur les côteaux, qu’elles ne soient construites qu’avec la terre : combien y a-t-il de personnes qui ont fréquenté, même séjourné dans ces espèces de châteaux, sans s’être apperçues de leur singulière construction ? On peut se figurer leur magnificence, par le dessin que nous avons mis au commencement de ce livre : la semblable maison, non décorée dans le même dessin, fait appercevoir la nature originale de ces bâtisses ; les agriculteurs aisés les font blanchir ; quelques uns, plus glorieux, y ajoutent des pilastres, des chambranles, des panneaux, des ornemens de différentes couleurs. La pl. V, fig. 2, représente la demeure du plus pauvre habitant du Lyonnois.

Qu’il me soit permis d’observer qu’on doit employer ce genre de bâtir dans toute la République, soit pour la décence des villages et l’honneur de la nation, soit pour épargner les bois qu’on employe en si grande abondance aux constructions, soit pour éviter les incendies, soit pour garantir les laboureurs du froid et des excessives chaleurs, en même temps conserver et affermir leur santé, soit pour tant d’autres objets, trop longs à rapporter, si utiles à l’état et aux propriétés particulières ; par exemple, comme celui qui procure la diminution et la promptitude du travail ; comme celui qui donne l’avantage d’habiter ces maisons presque aussi-tôt qu’elles sont parachevées : c’est pourquoi, lorsque le toit est posé, on ne bouche pas tout de suite les trous des tranchées que l’on voit dans le plan et sur les élévations, pl. IV, V, VI, VII, VIII, et X, à cause de la circulation de l’air qui traverse les murs et sert à les sécher promptement, ce qui rend ces maisons encore plutôt habitables.

Les ouvertures des portes et des fenêtres se laissent lors de l’exécution du pisé ; si nous n’en avons point parlé ci-devant, c’étoit pour ne point surcharger l’esprit du lecteur : toutes les fois que le moule se rencontre sur un mur où doit être pratiquée une porte ou une fenêtre, on pose dedans deux têtes de moule, ou une, pour en former le pied droit ; on les biaise un peu en dedans, pour donner l’évasement nécessaire au jeu des fermetures et des croisées.

Les encadremens de ces portes et fenêtres se font de plusieurs manières : les riches y emploient la pierre de taille ou les briques ; les indigens des cadres en bois : mais ces derniers sont nuisibles à la décoration, le bois ne pouvant jamais se lier avec le pisé. Voyez-en le mauvais effet dans la pl. VIII, fig. 1, où l’on reconnoîtra que, malgré les plus grandes précautions, les enduits se détachent et tombent de dessus ces cadres de bois, tandis que la pierre et les briques, pl. VII, fig. 1 et 2, se lient très-bien avec le pisé, et retiennent parfaitement les enduits, par conséquent la peinture qui y dure fort long-temps.

Les cheminées en pierres ou en bois se posent et se maçonnent dans le pisé tout de même que dans les murs de maçonnerie ; les tuyaux s’y appliquent aussi très-solidement. Voy. pl. VIII, fig. 2. Mais ce qu’il y a de bien particulier et de fort avantageux, c’est qu’on peut décorer les appartemens avec noblesse, sans être assujetti de placer aucun pied droit aux portes de communication, soit pierres, soit briques, soit en gros bois. Voyez, même pl., fig. 2, cette porte marquée A, à côté de la cheminée où ces pieds droits sont simplement faits avec la terre.

Eh ! pourquoi feroit-on la dépense d’aucun pied droit aux portes de l’intérieur d’une maison, lorsqu’on peut suspendre leurs fermetures sur les boisages des appartemens ?

On apperçoit jusqu’à quel point on peut porter l’économie dans ce genre admirable de bâtir : par quelle fatalité cet art a-t-il donc resté circonscrit dans une province ? Pourquoi même aujourd’hui est-il oublié ou ignoré presque de tout l’univers ? Encore une fois, ce ne peut être qu’en le propageant dans toutes les parties de la République, ainsi que plusieurs autres procédés économiques que je donnerai successivement, que la France peut conserver la priorité qu’elle a ou doit avoir sur les autres nations, pour faire fleurir son agriculture, son commerce et son industrie.

Il n’est que trop vrai que les plus simples procédés, par conséquent les meilleurs, restent ou séjournent éternellement dans les villages où quelque heureux génie les a inventés. Celui que je vais rapporter frappera le lecteur, qui ne pourra concevoir pourquoi et comment les Lyonnois, au fait de l’art du pisé, n’en font pas usage, eux encore qui sont voisins du pays où on pratique cette méthode différente et expéditive.

Autre méthode.

De faire le pisé ou les maisons avec la terre.

C’est sur les confins de la Savoye, encore ce n’est que dans une partie du Bugey, dépendant de la Bourgogne, que l’imagination de quelque habile ouvrier, quoiqu’illitéré, a découvert assurément ce nouveau procédé : sa grande simplicité l’a fait adopter par tous les habitans de ce canton ; d’ailleurs ils n’en connoissent point d’autre.

On est agréablement surpris d’y voir des maisons qui paroissent être d’une seule pièce : en les examinant de près, on n’y découvre aucun joint ; il n’y a non plus aucun de ces trous désagréables à l’œil, qu’on est forcé de faire pour les clefs, parce qu’ici elles deviennent inutiles.

Si la question, publiée il y a six années, pour prévenir les incendies dans la campagne, ne m’eut pas obligé en conscience d’y travailler sérieusement, par cette raison, de voyager, à l’effet de reconnoître dans les villages les divers usages de bâtir, et les matériaux particuliers qu’on y employe, sur-tout ceux dont on peut se servir avec plus de succès et d’économie contre ce fléau désastreux, je n’aurois su de ma vie cette nouvelle manière de faire le pisé. J’étois cependant alors fort près du Bugey, à Grenoble, où j’avois imaginé toutes sortes de moyens pour bâtir contre les incendies à peu de frais : mes expériences m’en avoient fait trouver plusieurs, jusqu’à faire des voûtes avec la terre seule ; mais je n’avois pas pensé à abréger le travail de l’ancien pisé des Romains.

Quelle fut ma surprise, et quelle joie n’eus-je pas, lorsqu’en arrivant dans le Bugey, je reconnus que l’on pouvoit faire des maisons avec la terre, autrement que celles que j’avois vu faire à Lyon, dans ma jeunesse, par mon grand-père, maître maçon, et que j’ai pratiquées moi-même toute ma vie ? Ce sont donc ces maisons massives ou d’une seule pièce, que j’ai voulu représenter dans la 1re planche de ce livre : on n’y apperçoit dans la façade brute, sortant de la main de l’ouvrier, ni trous pour les clefs, ni joints pour les pans de murs ; tout y est entier, depuis le rez-de-chaussée jusques au toit.

Pratique.

Cette méthode consiste, 1o. à maçonner à l’ordinaire le soubassement de la maison, de 2 pieds et demi de hauteur au dessus du sol ; 2o. à planter parallèlement, de 3 en 3 pieds de distance, des perches de bois, soliveaux, ou chevrons, dans le terrein de chaque côté des murs en maçonnerie ; 3o. à écarter de ces murs les grands poteaux que je viens de désigner, de 2 pouces au moins ; 4o. et enfin, à combler les trous qu’on aura fait d’un ou de trois pieds de profondeur, suivant la tenacité du terrein ; mais ce comblement doit se faire en pressant avec le pisoir la terre autour des pieds des poteaux ou perches, et les rechaussant un peu au dessus du sol, toujours en pisant.

Pour bien saisir l’ensemble de ce travail, il faut jetter les yeux sur les planches IX et X. La première planche, fig. 1, fait appercevoir le plan d’un mur au long duquel sont plantés, à distances égales, les perches ou poteaux, et la fig. 2, représente en coupe, ou le front de ce mur et celui de l’encaissement monté. La seconde planche X, fig. 2, fait paroître par côté le mur et le moule.

Description des parties de l’encaissement établi sur un mur.

A. Mur en maçonnerie.

B. Premier cours d’assise en pisé, que l’on suppose être déjà fait.

C. Second cours de pisé que l’on va faire.

D. Gros de mur qui entretient le haut du moule.

E. Corde qui serre les perches à 18 pouces au dessus de l’encaissement.

FF. Pieds des perches qui entrent dans le sol et qui sont rechaussées.

GG. Étais buttant le bas du moule lorsque les perches plient.

Les bois une fois plantés droits tout le tour du bâtiment et tout le long des murs de l’intérieur, l’on n’a plus le souci que de s’occuper au travail du pisé. L’on évite donc toutes les manœuvres multipliées par l’ancienne méthode, comme celles de faire les tranchées à chaque cours d’assise, de déplacer et replacer continuellement les clefs, les poteaux à tenon, et les coins.

Commençant la maison par un angle, on fait couler entre 4 rangs de perches, les grands côtés du moule, et on le fait serrer de même que ci-devant avec quatre cordes : on place en même temps la tête, pour former cet angle ; et pour l’arrêter, on pose les sergens, que l’on frappe avec un maillet de bois : c’est une remarque que je n’ai pas encore faite, mais qui n’est pas à négliger, parce que les coups de marteau de fer ont bientôt gâté les sergens, si on n’y prend garde.

Si on s’apperçoit que le moule ne joigne point par le bas le mur, on cale entre lui et les perches, des bouts de planches refendues ou aiguisées ; mais lorsque les perches sont de moyenne grosseur, ces coins les font plier ; c’est alors qu’on se trouve dans la nécessité de les étayer. Voyez ces étais GG, pl. IX, fig. 2.

Après qu’on a pisé le premier pan de mur, on délie les cordes ; mais avant, les piseurs font soutenir de chaque côté le moule, et, tous ensemble, s’aident à le faire glisser entre les poteaux suivans, où on le resserre de nouveau pour faire le second pan de mur : on continue ainsi tout le tour du bâtiment, après quoi on transporte l’encaissement dans l’intérieur, pour faire la même opération sur les murs de refend.

Pour le second cours, on recommence sur le même angle à gauche, si on est parti à droite pour faire le premier, ce qui les croise et les lie ensemble ; ensuite on pise tout le tour de la maison, en s’arrêtant néanmoins à l’encontre des murs de refend, pour les faire anticiper sur les murs de face et respectivement entre eux, lorsqu’il y a plusieurs murs de refend dans une bâtisse : opération bien facile à comprendre, étant d’ailleurs la même que celle que nous avons désignée ci-devant.

On use du même procédé pour le troisième cours, et pour tous les autres, jusqu’au haut de la maison ; et il est inutile de rappeller qu’il faut laisser descendre d’environ 3 pouces les côtés du moule sur les faces du mur inférieur ; que les gros de mur doivent être rognés de 6 lignes à chaque assise de pisé ; que les ouvriers doivent reconnoître souvent avec leur plomb, si l’encaissement ne s’est point dérangé par les coups de leurs pisoirs ; enfin que le centre du mur qu’ils bâtissent doit être monté droit ou perpendiculaire, et que ce n’est que l’inclinaison d’une ligne par pied montant, qui fait rétrécir le mur à chaque assise.

L’unique cause pour laquelle les pans de pisé ainsi faits ne laissent aucuns joints, ne consiste qu’à la suppression des glacis de mortier dans le pourtour du moule : les ouvriers du Bugey ont poussé l’économie jusqu’à ce point, mais on sent qu’avec très-peu de chaux et de sable on pourra garnir de mortier tous les pans d’une maison.

Les habitans du Bugey, non-seulement sont de grands économes, mais ils sont encore très-adroits : ils ne sont point embarassés de poser, d’aligner et d’étayer en très-peu de temps ces grands poteaux, qui paroissent, aux yeux du théoricien, fort difficiles à fixer : tant il est vrai que la pratique surmonte tous obstacles ! et je ne doute pas que, lorsque les ouvriers se seront habitués à cette manière de bâtir, ils l’exécutent avec une facilité et une dextérité surprenantes dans tous les départemens de la République.

Je dois avertir que dans le Bugey on ne fait pas les bâtimens si élevés que dans le Lyonnois ; car on sent la difficulté qu’il y auroit de faire tenir dans le terrein des bois droits, presque aussi longs que l’arbre de la liberté que l’on plante dans les villages, puisqu’il est possible d’élever, avec la terre seule, des maisons de plus de 36 pieds de hauteur : j’en ai bâti une à Lyon, qui m’appartient, qui en a plus, et qui est très-solide.

Le plus souvent on ne se trouvera pas des perches, chevrons ou soliveaux, ni assez longs, ni en assez grande quantité : quel parti prendre ? Le voici : on se servira des bois qu’on aura ; s’ils sont en très-petit nombre, comme d’une ou deux douzaines, on déposera les premiers poteaux lorsqu’on aura fait quelques pans de mur, pour les replanter au long de ce mur qu’on voudra continuer à piser : ainsi de suite, on les enlevera, et on les reposera de nouveau, pour faire le tour du bâtiment et les murs de son intérieur : donc ainsi il en coûtera plus de main-d’œuvre et moins de bois ; l’un compense l’autre. À l’égard de la longueur de ces poteaux, je ne vois d’autre ressource, si elle étoit moindre que la hauteur de la maison qu’on voudra bâtir, que de recourir aux clefs dont on se sert par la vieille méthode. On peut donc piser les murs d’un bâtiment aussi haut que la longueur des perches le permettra ; ensuite placer les clefs pour finir la maison, particulièrement pour faire les pignons de son toit.

Sur le tout, j’observerai que l’une et l’autre méthode sont très utiles ; qu’elles doivent être également adoptées et répandues dans la France, puisqu’elles peuvent servir séparément dans plusieurs cas, et être employées dans d’autres toutes deux à la fois. Voyez les figures 1 et 2, planche X.

Ces deux procédés ont leurs avantages particuliers : celui du Bugey consiste en un moule, des poteaux bruts, des cordes et gros de mur, voilà tout l’équipage, il est toujours prêt ; ainsi on peut faire du pisé à toute heure, dans le moment. L’autre est plus facile à transporter, parce que les outils étant fort courts, se chargent aisément sur une voiture : aussi doivent-ils former l’équipage de chaque maître maçon de la campagne, pour qu’il puisse faire travailler loin des villages, particulièrement dans les endroits montueux où les perches seroient difficiles à être transportées et à être posées solidement dans les collines ! La méthode du Bugey est excellente pour bâtir les granges, les écuries, les fermes, et toutes autres bâtisses nécessaires aux travaux de l’agriculture : celle du Lyonnois est bien avantageuse et bien importante pour construire les maisons en terre fort élevées et de conséquence, soit pour l’habitation des maîtres, soit pour les manufactures, fabriques, hôpitaux, presbytères, écoles publiques, et autres : enfin ces deux genres de bâtir sont nécessaires aux exhaussemens des maisons, et pour la construction des murs de clôture dont je vais traiter.

Des murs de clôture en terre ou pisé.

Les murs de clôture de cet espèce sont de la plus grande utilité à l’état, pour les travaux de la campagne et pour la conservation des récoltes : les cours et les jardins des fermes, les terres chenevières, les enclos des maisons de campagnes et des maisons de plaisance, les parcs des grandes terres ou fermes, les bois, les garennes, en un mot, les champs quelconques, peuvent s’enclore avec la plus grande économie et la plus grande célérité.

Si, en Angleterre, les inspecteurs des forêts royales avoient eu connoissance de ce genre de bâtir, ils auroient assurément proposé ces clôtures, puisqu’ils s’expliquent ainsi dans leur rapport : Si l’on ne prend pas le parti d’enclore les bois et d’encourager leur plantation, en moins d’un siècle, ils ne seront pas en état de fournir un arbre propre à la marine.

Remarques essentielles sur les clôtures.

Les épaisseurs des murs de clôture doivent varier, suivant la hauteur qu’on veut les faire. Par l’article 209 de la coutume de Paris, tout propriétaire est tenu de les élever, entre cour et jardin, de 10 pieds : sur cette hauteur, on donnera au pisé 18 pouces d’épaisseur par le bas, pour qu’il lui en reste plus de 14 sous la couverture, attendu qu’il faut mettre aux clôtures de terre plus d’une ligne par pied de fruit ou de talus : on en sentira la raison, lorsqu’on considérera que les murs de clôture n’ont aucune liaison dans les lignes droites ou courbes qu’ils décrivent, tandis que les murs de tout bâtiment quelconque se croisent et se soutiennent en se contre-buttant. Qu’on y ajoute les liaisons des planchers et des toits, on trouvera que les murs de clôture qui n’en ont point, et qui sont isolés, doivent avoir par pied une ligne et demie de talus ou environ.

Lorsqu’on veut enclore un jardin, il faut bien se garder de suivre les lois des bâtimens, qui ne peuvent ni ne doivent s’étendre dans la campagne. L’économie veut qu’on donne moins de dix pieds de hauteur aux murs de clôture, par conséquent moins d’épaisseur, et la durée moins de talus.

Voici une table que l’on suivra, pour ne pas se jetter dans une dépense superflue, seulement suffisante à la solidité des murs de clôture en pisé, à raison de la hauteur qu’on voudra leur donner.

TABLE

Pour les murs de clôture.

Sur la hauteur de On donnera d’épaisseur au mur par le bas. Et ayant mis par chaque pied montant du mur, Il restera d’épaisseur au mur, sous sa couverture, environ
10 pieds. 18 pouc. 1 lig. ½ de talus. 15 pouc. 6 lig.
9 17 1 lig. ½ 14 pouc. 9
8 16 1 lig. ½ 14
7 15 1 lig. ¼ 13 pouc. 6 ½
6 14 1 13

La précision de cette table est plus importante qu’elle ne le paroît d’abord, non pas à raison de la dépense du pisé, car il n’en coûteroit, pour faire les murs de clôture plus épais, que plus de terre ; mais la terre est absolument sans valeur : c’est donc leur fondation et leur soubassement en maçonnerie, qui consomment une plus grande quantité de chaux, de pierres, de voitures, et de main-d’œuvre ; qu’on y ajoute l’embaras et les frais coûteux pour se procurer l’eau nécessaire pour éteindre la chaux et pour faire le mortier ; encore est-on obligé, la plupart du temps, de l’aller chercher fort loin, ou de la tirer des puits très-profonds : ainsi, en négligeant la juste proportion que l’on doit donner strictement aux murs de clôture, on se jette involontairement dans des frais immenses, tandis qu’en ménageant, on dépense la moitié moins. Eh ! ne convient-il pas mieux employer l’excédant des frais d’une construction mal combinée, à tant d’autres objets d’amélioration, qui sont, comme l’on sait, si nécessaires et si multipliés dans les travaux de la campagne ? Il est donc bien essentiel, même aux personnes opulentes, de ne pas abandonner aux maîtres maçons de la campagne l’entière direction des ouvrages de l’art de bâtir.

Pour faire sentir la conséquence de ce que je viens de dire, je supposerai qu’on veut enclore seize arpens de terrein ; on aura donc à faire construire 480 toises de longueur en mur de clôture. Si on leur donne 2 pieds de fondation et 2 pieds au dessus du sol, on trouvera qu’à raison de 6 livres la toise courante, cette maçonnerie en chaux, sable, pierres, voitures et main-d’œuvre, coûtera la somme de 2880 livres ; mais si on réduit à 15 pouces l’épaisseur de 18 qu’on auroit imprudemment donnée à ce mur d’enceinte, on épargnera le sixième de la dépense, c’est-à-dire, 480 livres. Si ensuite la nature du sol, la situation du local, ou les secrets de l’art, permettent de faire la fondation seulement d’un pied et demi de profond et autant d’élévation au dessus, on aura encore gagné 720 livres ; de manière que la totalité des frais sera restreinte à près de la moitié ; ou si on avoit résolu de dépenser 2880 livres, on auroit certainement fait enclore beaucoup plus de seize arpens de terrein. Qu’on juge maintenant de toutes les autres économies qu’on peut faire, et que je démontrerai plus amplement par la suite, dans le cours de cet ouvrage !

On se servira également des deux méthodes rapportées ci-devant, pour faire le pisé des murs de clôture ; toutes deux représentées sur la planche X. Cependant je dois prévenir que, pour ce genre de construction, le procédé du Bugey est beaucoup plus avantageux : en effet, la facilité que l’on a de pouvoir se servir des bois d’une moyenne longueur, puisque les clôtures ne sont jamais si hautes que les maisons, doit faire préférer les perches que l’on plante dans la terre, et que l’on trouve assez communément dans les habitations de la campagne ; d’ailleurs je pense que l’on fera le double d’ouvrage par la méthode du Bugey, puisqu’il est si aisé de faire couler l’encaissement le long du mur, derrière les poteaux, et de remuer alternativement ces derniers dans les longues lignes qui ne présentent aucun embarras, comme dans les angles et retours multipliés des murs de bâtimens.

Une autre observation à faire en faveur des plus pauvres propriétaires, consiste dans la facilité qu’ils auront d’enclore leurs petites possessions avec une seule douzaine de perches, quelques planches, et des cordes. L’assemblée nationale, en donnant le plus d’authenticité à ce genre grossier de travail, sera la cause que les habitans apprendront eux-mêmes à faire ces clôtures, qui sont très-solides, puisque le voleur le plus adroit feroit plutôt un trou à un mur de bonne maçonnerie, qu’à un mur bien fait de pisé : ainsi les députés de la nation peuvent rendre plus précieux les immeubles de la République, puisque tout fonds enclos produit plus et augmente de valeur.

Je dois aussi dire que pour l’expédition et pour plus d’économie dans les grands enclos qu’on aura à faire, il faut le moule un peu plus haut et plus long : au lieu de quatre barres ou traverses, pl. I, fig. 1, et pl. X, fig. 1, on peut en ajouter une cinquième : voyez même pl. fig. 2 ; ce qui donnera 13 pieds de longueur à l’encaissement, au lieu de 10. À l’égard de sa hauteur, on peut la porter à 3 pieds ; par ce moyen, on parviendra à faire chaque pan de mur plus long et plus haut ; d’ailleurs l’ouvrage sera d’autant plus expéditif, que quatre hommes piseront à la fois, puisqu’alors il y aura quatre cases au lieu de trois.

Dans le second cahier, j’indiquerai les qualités des terres qu’on peut employer au pisé, les détails de la main-d’œuvre, les ressources pour rendre les bâtimens en terre aussi solides que ceux faits avec la meilleure maçonnerie, les diverses méthodes pour faire les enduits, la manière de peindre et de décorer ces maisons dans un beau genre et à peu de frais. Je traiterai ensuite de l’art de faire les voûtes avec la terre seule, et de tout ce qui aura rapport à l’art économique et incombustible de bâtir.
Maison de terre ou de pisé décorée
Maison de terre ou de pisé décorée
Même maison de terre sortant de la main de l’ouvrier
Même maison de terre sortant de la main de l’ouvrier
Maison de terre ou de pisé décorée
Maison de terre ou de pisé décorée
Même maison de terre sortant de la main de l’ouvrier
Même maison de terre sortant de la main de l’ouvrier
ÉCOLE
D’ARCHITECTURE RURALE,
SECOND CAHIER,

Dans lequel on traite : 1o. de l’art du Piſé ou de la Maſſivation, 2o. des qualités des terres propres au piſé, 3o. des détails de la main d’œuvre, 4o. du prix de la toiſe, 5o. des enduits, 6o. des peintures.

Ouvrage dédié aux François, et utile à tous ceux qui veulent user d’économie.

Par François Cointeraux, Professeur d’architecture rurale.



À PARIS,

Chez l’auteur, grande rue Verte, faubourg Saint-Honoré, no. 1130.

Et chez Niodot, marchand de papier, place du Louvre.

Juillet 1791.

AVIS GÉNÉRAL.


Pour épargner plus de la moitié des frais, on doit faire conſtruire tous bâtimens & murs de clôture, ſoit dans les faubourgs, ſoit dans la campagne, en un mot toutes conſtructions hors de l’enceinte des villes, d’une manière ſolide par les procédés du pisé.

Les propriétaires, fermiers & agriculteurs, & les intendans, cellériers, agens & tous hommes d’affaires, les négocians & tous entrepreneurs de fabriques ou manufactures ; les fabricans & ouvriers en étoffes, ſoit des bourgs, ſoit des villages ; tous ceux qui ont beſoin de grands ateliers ou de vaſtes magaſins ; les architectes, les maçons, charpentiers & tous ouvriers travaillans aux conſtructions de bâtiment, auront la facilité de faire conſtruire les outils du piſé & toutes ſortes de bâtiſſes avec économie & hors du danger du feu, en ſe procurant le modèle & les cahiers d’Architecture rurale que j’ai indiqués.

Le prix de chaque cahier avec les planches eſt toujours pour ceux qui n’ont point encore ſouſcrit, de 2 l. 8 ſ., ſans le port.

Celui d’un autre traité avec les gravures pour bâtir avec beaucoup d’économie les manufactures, maiſons de campagne & pareils grands bâtimens, eſt de 2 l.

Celui d’un petit modèle en bois, ſur une échelle d’un pouce pour pied de roi, pour pouvoir faire conſtruire les outils du piſé, eſt de 3 l., toujours ſans le port.

Enfin le ſecond cahier étant plus volumineux qu’il n’avoit été annoncé ; d’un autre côté, les circonſtances ne permettant pas à l’auteur de faire les avances des frais diſpendieux des gravures du troiſième cahier, qui doit traiter des voûtes de piſé & de divers objets d’utilité & d’agrément pour les jardins ; MM. les ſouſcripteurs ſont priés d’envoyer 3 l. par la poſte : auſſitôt M. Cointeraux leur fera parvenir franc de port ce ſecond cahier, où eſt compris la manière de bâtir économiquement les maiſons de campagne, manufactures & autres, avec un ſupplément de gravures.

MM. les abonnés qui deſireront le modèle en bois pour faire conſtruire les outils de piſé, auront la bonté d’en prévenir M. Cointeraux.

AUX PEUPLES

DE

TOUS LES PAYS.






L’art de l’incombuſtibilité que je préſente eſt plus étendu qu’on ne le penſe ; il comprend non-ſeulement le piſé & pluſieurs autres procédés économiques, ſoit dans la ſcience des bâtimens, ſoit dans celle de l’agriculture, mais encore une nouvelle manière de tirer parti des biens de la campagne & de ſpéculer ſur ces immeubles.

Ce nouvel art eſt utile à toutes les nations pour leur éviter les pertes & les dépenſes énormes qu’elles eſſuient journellement par le déſaſtre des incendies ; il l’eſt à toutes les familles pour leur conſerver la vie, leurs meubles & immeubles, effets, récoltes & proviſions qu’elles perdent par ce fléau deſtructeur ; il l’eſt aux gouvernemens pour donner la facilité aux agriculteurs de ſe procurer les bâtimens dont ils ſe privent, & leur faciliter par là les moyens de pouvoir payer leurs impoſitions. Cet art eſt auſſi utile aux fabricans pour faire conſtruire leurs manufactures & les garantir du danger du feu ; il l’eſt aux ſpéculateurs des défrichemens, parce que les bâtimens ruineux ne les feront plus échouer dans leurs entrepriſes ; il l’eſt aux propriétaires, fermiers & locataires, pour exercer avec ſécurité leur art & métier dans des maiſons faites à l’abri des incendies, qui les déchargeront, d’ailleurs, de beaucoup de réparations : cet art eſt encore utile aux architectes & artiſtes de tous les genres, parce qu’il ouvrira une carrière immenſe de nouveaux ſujets pour la commodité, les embelliſſemens & l’utilité des logemens & des jardins ; il l’eſt aux entrepreneurs, par la raiſon que tout le monde voudra leur faire bâtir des maiſons qui ne ſeront plus ſujettes aux flammes, & leur faire conſtruire de petites comme de grandes clôtures pour les prés, terres, vignes & autres biens-fonds, lorſqu’il en coûtera peu ; il l’eſt aux ouvriers, parce que les propriétaires ne ſe ruinant plus en bâtiſſant, au contraire pouvant ſe mieux loger & établir leurs enfans à bon marché, au-lieu d’une maiſon leur en feront faire trois : cet art eſt ſur-tout utile aux pauvres journaliers, qui pourront enfin, par ſon économie, obtenir une habitation ou propriété ; il l’eſt aux artiſans de tous les métiers pour y exercer commodément & chaudement leurs profeſſions ; finalement cet art flattera les capitaliſtes, parce qu’ils trouveront en lui la voie de faire un bon commerce ſur les biens de la campagne ; commerce sûr & pour le moins auſſi lucratif que les autres commerces où l’on court des riſques : c’eſt ce que ce traité leur démontrera très-clairement.

J’avois dis que cet ouvrage ne ſe complétera jamais ſans le concours unanime des patriotes, j’avois invité les corps adminiſtratifs à y ſouſcrire ; mais on n’a fait cas que du piſé, ſans ſonger que ce traité devoit être général & ſervir également la cabane du pauvre comme les riches, qui peuvent le faire travailler ; j’invite de nouveau les municipalités, diſtricts, corps académiques, clubs & toutes les ames ſenſibles de ſouſcrire à cet ouvrage également utile aux gouvernemens & aux particuliers ; & j’attends tout de leur zèle pour ſoulager l’humanité ſouffrante.

Des Mortiers comprimés ou de la Massivation.

La maſſivation s’emploie à différens ouvrages : les anciens s’en ſervoient dans la maçonnerie des blocages ; les Italiens l’emploient pour les terraſſes qui couvrent leurs maiſons, les Maures en font uſage pour conſtruire leurs murailles, les Eſpagnols, les François & autres peuples maſſivent quelques pavés d’appartemens.

L’art de la maſſivation n’eſt point aſſez approfondi ; il convient de l’étudier pour pouvoir l’appliquer dans tant d’occaſions qui exigent la promptitude du travail, l’économie avec la ſolidité, ſur-tout lorſqu’il s’agit d’y joindre la ſalubrité ou la garde des proviſions.

Le but des vieux auteurs architectes, lorſqu’ils ont conſeillé la compreſſion ou maſſivation des mortiers, étoit de leur empêcher de faire retraite & de produire une infinité de fentes & crevaſſes qui arriveroient immanquablement ſi on ne les maſſivoit pas. En effet, le piſoir ou battoir prévient tous ces défauts, en forçant par des coups redoublés la ſurabondance de l’eau de s’échapper & à-la-fois, en reſſerrant intimement toutes les particules du mortier par l’effort continuel de la main de l’ouvrier, juſqu’à ce que l’ouvrage ait pris une bonne conſiſtance.

La maſſivation à l’égard des mortiers eſt une opération qui imite celle de la nature ; car ſi l’on trouve dans les carrières de pierre des bancs placés les uns ſur les autres, il faut l’attribuer à la filtration des eaux & au poids énorme de leur volume qui les maſſivoit ou comprimoit : c’eſt donc ce ſuperflu des eaux échappé par des filières qui a produit tous les lits ou couches de pierres, & toutes leurs fentes ou délits, & qui nous a donné autant de joints que de bancs dans les carrières.

La filtration, la décoction, la compreſſion, la coagulation & la pétrification ſont les cauſes réunies & naturelles de la formation des pierres & d’autres minéraux & métaux. L’art de la maſſivation ſur des matériaux amalgamés & corroyés, comme ſur le ſable, les graviers, cimens & la chaux, eſt auſſi le moyen que l’homme peut employer pour procurer aux ouvrages une denſité grande & durable. C’eſt ainſi qu’en ont uſé les Romains dont le prétendu ſecret pour faire des mortiers ou cimens infiniment ſolides, même plus durs que la pierre, ne conſiſtoit que dans la qualité des matériaux dont ils ſe ſervoient, ſur-tout de la chaux, & dans le bon emploi qu’ils en ſavoient faire.

Si la denſité de leurs mortiers ou cimens augmentoit, ce n’eſt qu’à raiſon des grandes épaiſſeurs qu’ils donnoient à leurs murs où la deſſication ne pouvoit ſe faire ſubitement ; & ce n’eſt qu’autant qu’ils employoient la maçonnerie de blocage faite par encaiſſement ; méthode excellente dont les Romains faiſoient plus d’uſage que nous.

« J’ai percé, dans la ville de Lyon, à la maiſon de M. Lacroix, ſur la place des Terreaux, un mur de cave pour y faire une porte de communication ; mes ouvriers eurent la plus grande peine pour parvenir à rompre la maçonnerie : il nous fallut employer pluſieurs jours, avec des coins & maſſes de fer, outre les outils que nous faiſions ſans ceſſe reforger ; nous caſſions plutôt la pierre que le mortier. Cependant cette maiſon n’avoit été bâtie à neuf qu’en 1740, & nous fîmes cette ouverture en 1760. »

D’où venoit donc l’extrême dureté de ce mortier dans le court eſpace de vingt années ? C’eſt certainement parce que l’air n’avoit pu ſurprendre la maçonnerie dans cette cave ; ſa lente deſſication & la preſſion de ce mur qui montoit cinq étages, avoient rendu ſon mortier très-dur & plus dur que les pierres.

Ainſi la nature met une infinité de ſiècles à former des corps durs, & l’art peut nous les fournir dans quelques années.

Je diſtinguerai deux eſpèces de maçonnerie : l’une faite avec les pierres plates que l’on tire des carrières & où l’on ajoute pour les lier, un mordant fait avec la chaux & le ſable qu’on nomme mortier ; l’autre s’exécute avec toute eſpèce de pierres brutes que l’on jette ſans beaucoup de précaution dans le mortier : c’eſt ce qu’on appelle blocage.

La première ſe fait avec ordre, en taillant les pierres groſſièrement, en les arrangeant au long d’un cordeau, & en y étendant des couches de mortier fort minces ; mais le blocage embarraſſe moins. S’il coûte beaucoup de mortier, il épargne auſſi les pierres plates & le taillage des brutes, car toutes lui ſont bonnes ; on peut même y employer leurs débris & les cailloux : cet ouvrage exige néceſſairement un moule ou encaiſſement dans lequel on forme le mur, paries formaceus, muraille de forme.

Ces deux manières de bâtir ſont également intéreſſantes ; l’économie en doit faire faire le choix. Je l’indiquerai par les prix de chaque toiſe comparée l’une à l’autre ; j’indiquerai les cauſes & les cas qui doivent faire donner la préférence à l’une de ces deux méthodes pour tout ce qui concerne les granges, celliers, caves, cuves, foudres & tous bâtimens quelconques, ainſi que pour tout ce qui regarde les clôtures, travaux & outils de la campagne. Paſſons maintenant au troiſième procédé.

De la massivation de la terre, ou du pisé.

La maſſivation de la terre ſeule, ou le piſé ſans matériaux, ni aucun agent, c’eſt-à-dire, ſans pierres, ni mortier, conſiſte ſimplement & uniquement dans la main-d’œuvre.

Mais comment concevra-t-on que la conſtruction, qui n’eſt faite qu’avec la terre, qu’avec ce ſeul agent, ce ſeul élément, puiſſe prendre aſſez de conſiſtance pour faire des maiſons fort hautes ?

Il m’eſt arrivé de voir des entrepreneurs de Lyon, le plus au fait du piſé, grandement ſurpris d’un bâtiment de cette eſpèce, que j’avois élevé à 40 pieds de hauteur. Un entr’autres, le plus habile dans cet art, en toiſant des yeux la grande élévation de mes murs de piſé, auxquels je n’avois donné au bas que 18 pouces d’épaiſſeur, reſtoit dans l’extaſe & diſoit que j’avois été bien hardi ; mais lorſqu’il eut bien examiné & reconnu comment je m’y étois pris, il convint avec ſes confrères de la ſolidité de ma maiſon, & avoua ma ſupériorité dans ce genre de conſtruction. Il n’eſt aucun de ces entrepreneurs qui ne fût bien charmé que j’enſeignaſſe toute la ſcience que j’ai acquiſe par une longue expérience & par une théorie qui m’eſt particulière ; & il ſeroit bien à ſouhaiter que les perſonnes en place en ſentiſſent toute la conſéquence.

Il m’eſt auſſi arrivé de voir les habitans de la Picardie, qui n’avoient jamais vu ni entendu parler de cette ſingulière conſtruction, n’oſer s’approcher d’une maiſon de piſé que je leur faiſois pour modèle, quoiqu’elle fût bien baſſe, ſeulement d’un étage, de peur, diſoient-ils, d’être écraſés par la chute des murs qui n’étoient que de terre, à l’inſtant qu’ils en ſeroient près.

Je puis aſſurer que la maſſivation bien faite de la terre & les diverſes reſſources qu’on peut employer dans ce genre de conſtruction, procurent la plus grande ſolidité & toute la ſécurité qu’on peut deſirer dans des logemens qu’exigera l’économie. On n’emploie, cependant, pour le piſé qu’une terre preſque sèche, puiſqu’on ne la prend, pour avoir un peu de fraîcheur, qu’au-deſſous de deux à trois pieds de profondeur dans le ſol ; cette humidité naturelle paroît ſuffire pour lier intimement, par l’effort du piſoir, toutes les particules de cet élément : mais cette opération manuelle n’eſt pas la ſeule cauſe qui produit des corps ſolides imitant la denſité des pierres blanches ; il faut croire à une opération inviſible qui ne provient ſans doute que d’une eſpèce de gluten que le créateur a donné à la terre. Le piſé, par ces deux agens, l’un manuel, l’autre divin, acquiert aſſez de conſiſtance dans peu de jours pour ſupporter les plus grands fardeaux : le lecteur en va juger.

Le premier pan d’un mur A, (voy. les planches 5 & 6 du premier cahier) ſupporte tout le poids des autres pans de piſé placés ſur lui, mais encore les planchers & le toit. Ainſi qu’on ſe figure une maiſon de trois étages, telle que celle qui eſt repréſentée ſur la couverture de ce ſecond cahier, où la première aſſiſe de piſé ſoutient toutes les autres qui montent à la hauteur de 30 à 40 pieds ; ſoutient de plus les planchers & le toit avec tous les meubles, effets & toutes les marchandiſes qu’on place dans les différens étages ; qu’on y ajoute, que cette première aſſiſe ſoutient encore tous les ébranlemens des familles qui exercent leurs métiers, fabriquent & danſent ſur les planchers de ces maiſons de terre, & on trouvera d’après ce poids énorme & toutes les ſecouſſes que les fabricans, fermiers & locataires donnent journellement aux maiſons, qu’il faut que le piſé ſoit d’une nature bien compacte pour réſiſter à tant d’efforts, ſur-tout en ne perdant pas de vue que les premiers pans ou le premier cours d’aſſiſe A, placés au deſſus de la fondation du bâtiment ſupportent généralement tout.

Nous avons vu que la maçonnerie faite par blocage dans un encaiſſement & par la preſſion du piſoir, imite les procédés que la nature emploie pour la formation des pierres, le piſé auſſi fait avec un moule & avec cet outil, copie de même d’autres procédés de la nature. C’eſt avec la terre ou avec cette ſeule matière terreuſe que les hommes peuvent faire une infinité de nouveaux ouvrages utiles à leurs beſoins & à leurs plaiſirs : l’art précieux du piſé eſt pour une nation éclairée un moyen sûr de faire fleurir ſes campagnes, ſon commerce & ſon induſtrie ; ce travail manuel contribuera à détruire efficacement la mendicité en y occupant les mendians à des ouvrages majeurs que j’indiquerai dans le cours de cette inſtruction publique.

La nature nous indique le piſé par toutes ſes œuvres ; & l’induſtrie humaine nous rappelle ſans ceſſe ſes merveilles.

Les premiers hommes n’ont-ils pas ſouvent creuſé pour leur habitation, dans la terre, des antres & cavernes pour ſe garantir des intempéries & des cruels animaux ? ces demeures ſe ſoutenoient ſans murs & ſans voûte : la maſſivation naturelle en faiſoit donc toute la conſiſtance.

La terre ſuperficielle de ce globe, toujours preſſée par les pluies, les vents & ſon propre poids, a été comprimée de telle manière que dans les cantons où les hommes n’ont jamais fouillé ou n’ont fait aucun rapport de terre, il eſt difficile de la rompre avec les fers les plus aigus & les plus tranchans ; c’eſt une vérité que tout le monde reconnoît dans les pays ſauvages que l’on défriche : voilà encore le principe reconnu de la maſſivation ou de l’art du piſé, & la raiſon pour laquelle on a beaucoup de peine à percer un mur de piſé lorſqu’il eſt bien fait & la terre qu’on a employée de bonne qualité ; c’eſt ce dont chacun ſe convaincra lorſqu’il fera rompre un mur de piſé pour y pratiquer après coup une porte ou une fenêtre qu’on aura oublié de faire à une maiſon.

Les montagnes & les côteaux, les vallées & les collines, les tertres ou éminences de terre qui ſont depuis des ſiècles battus par les orages, ſur leſquels les eaux ont continuellement coulé, ou été pompées par les ardeurs du ſoleil, & dont le poids énorme n’a ceſſé de comprimer la terre, ont été, dans des milliers d’occaſions & pour une infinité de beſoins, creuſés pour y pratiquer des ſouterreins ſans qu’on ait été obligé d’y faire aucune maçonnerie pour les ſupporter.

Combien eſt-il de nos lecteurs qui connoiſſent des caves ainſi exécutées ſous terre & qui ſervent aux générations des familles, ſans avoir été obligé d’y faire aucune réparation, ſur-tout lorſque l’adreſſe des terraſſiers ou pionniers a fait fouiller ces caves ou ſouterreins dans la forme d’un arc fort bombé ? Pour moi je vais raconter ce que j’ai vu dans ma jeuneſſe ; je ne m’attendois pas alors que j’en duſſe faire un jour une ſi bonne application.

« J’ai été élevé à Lyon au pied de la montagne de Fourvière & dans une maiſon à côté de laquelle ſe trouvoit une très-grande & très-haute cave ſous cette montagne ; mon parent s’en ſervoit pour y fermer & pour y faire vendre ſon vin. Un architecte fut appelé pour des réparations, & voyant cet appartement ſouterrein, ſans murs, ſans voûte, ſans aucun pilier, ni aucune maçonnerie, il ne pouvoit ſe raſſaſier de l’admirer ; j’étois à ſes côtés ; (les jeunes gens comme l’on ſait ſont curieux) & je me ſouviens très-bien qu’il attribua la ſolidité de cette cave, qui ſervoit en même tems de cabaret, à la nature du terrein, qu’il dit être un gord ; c’eſt ainſi qu’il nomma la qualité de la terre qui étoit rougeâtre & farcie de petits graviers ou caillous ; c’eſt auſſi pourquoi le piſé de terrein graveleux devient exceſſivement dur. »

On ſait que les terres mouvantes ne peuvent ſe ſoutenir que lorſqu’elles ont 45 degrés de pente ; mais quel eſt celui qui n’a pas remarqué dans ſa vie des terreins coupés à angle droit ou à plomb, ſoit pour les grands chemins, ſoit pour gagner l’emplacement d’une maiſon ou agrandir une cour au pied d’une colline ? ces terres ainſi coupées depuis nombre d’années, ſe ſoutiennent toujours lorſqu’elles ſont d’une qualité compacte, forte & graveleuſe.

On creuſe des puits, mais on ne les mure pas toujours, on en a mille exemples & il s’en trouve pluſieurs à Paris : M. Vilmorin, marchand grainier & fleuriſte, ſe ſert depuis ſix années de deux puits d’environ douze toiſes de profondeur, qu’il a fait creuſer dans ſon jardin, près la barrière du Trône, & malgré la grande quantité d’eau qu’il fait tirer journellement, ſes puits tout nuds, puiſqu’ils ne ſont revêtus d’aucune maçonnerie, ne ſe ſont point dégradés : à l’autre côté oppoſé au fauxbourg St. Antoine, dans le Roule, il exiſte quantité d’autres puits très-profonds, creuſés tout ſimplement dans le ſol ſans maçonnerie ; ceux-ci ſont percés dans le tuf, par conſéquent plus ſolides que ceux de M. Vilmorin.

La nature fait donc du piſé ; ſi tous ſes ouvrages ſont ſolides, s’ils durent des ſiècles, nous pouvons croire que le piſé fait avec plus de ſoin par la main habile de l’ouvrier doit être meilleur.

En outre le piſé fait induſtrieuſement, eſt & doit être toujours tenu à couvert ; mais ſans cette prudente précaution à laquelle les ouvriers au fait de cette bâtiſſe ſont accoutumés, il paroît que le piſé peut ſe ſoutenir très-long-tems ſans couverture, ce qui doit doublement raſſurer ſur la crainte qui paroît fondée aux perſonnes qui ne connoiſſent pas cet art, & qui par cette raiſon penſent que des familles devroient être écraſées en logeant dans des maiſons qui ne ſont bâties qu’avec la terre : en voici la preuve.

« Un pariſien étoit venu dans le Lyonnois & y avoit appris que l’on pouvoit faire des maiſons avec la terre ſeule ; il n’eut rien de plus preſſé à ſon retour que de faire exécuter le piſé ; à cet effet, il entreprit de bâtir par cette méthode une maiſon à Paris, au Gros-caillou, près de l’hôtel-des-invalides ; ſes facultés ne lui ayant pas permis d’y poſer le toit, cette maiſon en a toujours été privée ; en un mot, ce piſé n’a jamais eu de couverture.

La planche ſixième du premier cahier repréſente exactement la véritable ſituation de ce bâtiment & ſon deſſin, ſes murs découverts avec ſes pointes ou pignons pour les pentes du toit ; ainſi le lecteur, au moyen de cette planche, peut ſe figurer la forme de cette maiſon qui a ſes planchers poſés ſans toit, ainſi que les encadremens des portes & fenêtres, juſqu’aux troux du moule qui ſont à jour.

Voilà le cinquième hiver que cette conſtruction toute nue eſt expoſée à toutes les injures du tems : pluies, neiges, ſéchereſſes, vents, orages, en un mot à toutes les intempéries qu’a eſſuyée annuellement cette maiſon de terre, iſolée dans un vaſte terrein & preſque ſur le bord de la ſeine : chaque année je ne manque pas de viſiter cette bâtiſſe ; toujours je la vois dans le même état & j’attends encore ſon éboulement. »

Qui auroit jamais pu croire que des murs de terre ſans couverture & ſans enduit, puſſent réſiſter ſi longtems aux rigueurs de notre climat ? D’après ce fait, qu’il me ſoit permis d’expoſer mon idée ſur la théorie du piſé : on prend de la terre fraîche, c’eſt-à-dire, ni mouillée ni sèche, telle qu’elle ſe trouve ſur le ſol : on la tranſporte dans le moule & on n’en bat que peu à-la-fois ; voy. le premier cahier, pag. 23 & ſuiv., c’eſt là toute la ſcience.

A-t-on jamais vu au monde rien de plus ſimple ? Cette ſeule manœuvre ſi extraordinaire, ſi facile, eſt cependant la baſe de millions de travaux & de toutes les eſpèces que les nations éclairées peuvent employer pour le ſervice & pour le bonheur des hommes. Mais d’où vient que le piſé par un procédé ſi innocent renferme tant d’avantages & ſe conſolide à un degré ſuffiſant à nos beſoins ? Il ſemble que ſa dureté ne provient principalement que de la privation de l’air qui eſt chaſſé par la preſſion des coups du piſoir ; car un monceau de terre mouvante ou non piſée, eſt réduit par la maſſivation à moins de la moitié de ſon premier volume.

On a penſé que la conſiſtance du piſé ne provenoit que de l’évaporation de la petite partie d’humidité qui ſe trouve naturellement à la terre ; mais voici l’expérience que j’ai faite.

« J’ai fait maſſiver un petit volume de piſé : en ſortant du moule, il a peſé 39 livres & demie ; quinze jours après, ſon poids a diminué de 4 livres un quart ; quinze jours enſuite, ce poids n’étoit diminué que d’une livre ; quinze jours plus loin cette diminution n’étoit plus que de demi-livre. »

Dans l’eſpace d’environ quarante-cinq jours, la deſſication a été parfaite, & le poids ne s’eſt trouvé diminué que d’environ un huitième : il n’y a donc que la huitième partie du volume qui contient l’humidité, ce qui n’eſt pas capable d’empêcher la conſiſtance du piſé : c’eſt auſſi pourquoi ce genre de bâtir eſt diamétralement oppoſé aux conſtructions que l’on fait avec la terre pétrie, celle-ci ne peut ſe préparer qu’en y ajoutant beaucoup d’eau pour pouvoir la broyer, ce qui lui ôte toute ſa conſiſtance : on en ſent la raiſon : l’eau, occupant beaucoup de place dans la terre que l’on rend comme la boue, lui laiſſe en s’évaporant une multiplicité infinie de pores, ou d’innombrables petites cavités ; cette énorme quantité de places vides, rend la terre pétrie, incapable de ſupporter pluſieurs étages & les plus grands fardeaux, comme le piſé les ſoutient.

On a penſé encore que la denſité du piſé ne ſe procuroit que par les coups du battoir qui faiſoient ſortir l’eau de la terre : j’ai la preuve du contraire ; il eſt tellement vrai que la preſſion de la terre ne chaſſe point ſon humidité naturelle, puiſqu’auſſitôt qu’un pan de mur eſt fait, on enlève le moule de bois, & jamais je n’ai vu ce moule mouillé ; j’avoue que le piſé en ſéchant ſe raffermit ; mais c’eſt plus par la cauſe de la ſuppreſſion de l’air pendant ſa maſſivation que par celle de ſon humidité.

Venons toujours aux faits : j’ai l’expérience que dans un ſeul jour on peut bâtir trois pans de mur les uns ſur les autres, ayant chacun environ trois pieds ; on éleve donc un mur de terre ſans interruption & dans une ſeule journée de 8 à 9 pieds de hauteur, c’eſt-à-dire, de la hauteur d’un étage : j’ai auſſi la preuve qu’à l’inſtant que les maçons piſeurs ſont arrivés, dans la conſtruction d’un bâtiment de piſé, à l’élévation néceſſaire pour y poſer un plancher on place les poutres les plus lourdes ſur les murs de terre tout fraîchement faits : j’ai encore la preuve qu’on peut poſer la plus groſſe charpente d’un toit auſſitôt que les murs des pignons en piſé viennent d’être parachevés. Ces manœuvres, que j’ai mille fois fait faire dans les bâtimens de terre que j’ai conſtruits, annoncent que le piſé ne tire ſa conſiſtance que du coude des ouvriers, c’eſt-à-dire, de la force du travail ou de la maſſivation bien faite de la terre.

D’après toutes ces pratiques & expériences, on peut admettre pour principes ; 1o. que le piſé n’acquiert de ſolidité que par la maſſivation dont l’effet eſt une diminution de ſon volume & de la ſuppreſſion de l’air ; 2o. que ſa durée de plus de deux cents ans ne provient que de l’évaporation parfaite de la portion de ſon humidité naturelle ; 3o. que le gluten de la terre cauſe le rapprochement intime & la criſpation de toutes ſes particules à l’inſtant que les coups redoublés du battoir opèrent artificiellement, ſemblable à cette adhéſion naturelle, qui s’opère pour la formation des pierres & que l’homme ne définira jamais ; car qui peut voir cette création des pierres, ainſi que celle des animaux & végétaux, par exemple, comment paſſent les ſucs nourriciers de la terre dans les fibres des racines infiniment menues & déliées ? C’eſt donc pour toutes les formations ou créations dans la nature un travail inviſible à l’homme, dirigé par la main du Créateur de l’univers, & c’eſt encore la nature, qui, à l’égard du piſé, nous permet ſecrétement d’élever à 30, à 40 pieds un mur fort mince, qui, non-ſeulement ſe ſupporte lui-même ſans aucun mortier, mais encore qui ſoutient toits, planchers, & toutes les charges que l’on veut mettre dans les étages de la maiſon.

La maſſivation de la maçonnerie en mortier & celle de la maçonnerie en piſé ſont véritablement un don de la Providence ; ces deux genres de conſtruction, trop peu connus, trop peu uſités, ſeront traités à fond dans le cours de cet ouvrage : on y indiquera toutes les circonſtances auxquelles on doit les appliquer, & elles ſont infinies, puiſque ces deux arts peuvent nous éviter de faire mille uſtenſiles que nous faiſons en bois ; remédier à mille incommodités que nous éprouvons dans nos habitations ; prévenir mille pertes que nous eſſuyons pour les travaux, la fabrication & la conſervation de nos récoltes ; épargner mille dépenſes que nous faiſons mal-à-propos dans nos manufactures ; diminuer des frais de double emploi que nous faiſons ſans nous en appercevoir dans nos bâtimens de la campagne : mais avant de parler de tous ces objets, je continuerai toujours l’art du piſé par lequel j’ai commencé ce cours.

Introduction sur les qualités des terres.

L’idée de la maſſivation que le lecteur poſsède à préſent, lui ſera d’un grand ſecours pour choiſir lui-même les terres dont il aura beſoin pour faire le piſé dans ſa poſſeſſion, & aux entrepreneurs pour bâtir dans le terrein d’autrui : mais comment déſigner au public les différentes qualités des terres, lorſque leurs noms ne ſont point encore bien déterminés ?

Les naturaliſtes, les phyſiciens, les chymiſtes conviennent que nous n’avons point de dénominations fixes ſur les natures des terres. Pluſieurs ſavans nomment terre argilleuse, celle que d’autres appellent terre glaiſeuſe ; les auteurs en général, ſous le nom ſeul & iſolé de terre, comprennent toutes les eſpèces de pierre, de marbre, de caillou, de plâtre, de craie, de charbons & autres, ainſi que toutes les eſpèces de terre, de ſable, de marne, d’argille & autres ; les habitans des campagnes d’un autre côté ont des termes différens & qui leur ſont particuliers dans chaque village ; cette différence de dénominations eſt décourageante ; je ne ſais comment me faire entendre dans tous les pays, à chaque canton & dans les différens territoires : mon zèle me ſervira d’excuſe envers le public, ſi je m’écarte de tous les termes, mots & noms ſcientifiques ; j’y ſuis obligé d’ailleurs pour que tous les cultivateurs puiſſent ſaiſir ce qui les intéreſſe de ſi près ; en conſéquence je vais ouvrir une nouvelle voie avec laquelle j’eſpère que chacun pourra ſe retrouver & ſe former un ſyſtême ou une règle qui lui ſervira de baſe pour connoître les qualités de terres de toutes eſpèces.

Nomenclature des terres.

Noms les plus familiers.

1o. Les terres qui portent les noms relatifs aux uſages auxquels on les emploie, ſont les

Terres à briques.
Terres à tuiles.
Terres à four.
Terres de poterie.
Terres à faïance.
Terres à pipes
Terres de porcelaine.
Terres à dégraiſſer.
Terres à foulon.
Terres de couleurs, ou ocres.

2o. Les terres par rapport à leurs ſubſtances & à leurs qualités, ſont les

Terres graſſes.
Terres maigres.
Terres fortes.
Terres glaiſes.
Terres lourdes.
Terres légères.
Terres poreuſes.
Terres friables.
Terres franches.
Terres végétales.
Terres ſavonneuſes.
Terres leſſivées.

3o. Les terres par rapport à leur nature ou eſſence, ſont les

Terres calcaires, ou pierreuſes.
Terres gypſeuſes, ou pâtre.
Terres marneuſes, ou la marne.
Terres tourbeuſes, ou de tourbe.
Terres crayonneuſes, ou la craie.
Terres tuffières, ou le tuf.
Terres ſablonneuſes, ou le ſable.
Terres ſulfureuſes & bitumineuſes.

4o. Les argilles, il y en a plus de 800 eſpèces, ſelon M. Macquer ; les plus pures contiennent toujours quelques parties de métal, ſur-tout du fer.

5o. Les terres conſidérées dans leur origine & dans leur transformation, ſont

La terre vierge, pure ou primitive.
La pouſſière.
La boue.
Le terreau.
Les cendres.
Les débris des vieux mortiers, provenant de
la chaux, ſable ou terre.
Les plâtras, ou débris du plâtre.
Les décombres des minéraux, vieux & neufs.
Les limailles & les mâche-fers.

Voilà les plus ſimples dénominations des terres ; chacun pourra les comparer avec les noms d’uſage dont on ſe ſert dans ſon canton ; il s’agit maintenant d’indiquer leurs propriétés pour reconnoître celles qui ſont convenables à faire le piſé.

Géoscopie ou des qualités des terres propres au pisé.

1o. Toutes les terres en général ſont bonnes à faire le piſé, lorſqu’elles n’ont pas l’aridité des terres maigres & l’onctuoſité des terres glaiſes.

2o. Toutes les terres végétales ſont auſſi en général propres à cette conſtruction.

3o. Les terres graſſes, qu’on nomme bien ſouvent argilles ou franches, les mêmes dont on ſe ſert pour faire les groſſes briques ou les tuiles communes, ſont bonnes à faire le piſé ; mais employées ſeules, elles ſe fendent, je veux dire qu’elles procurent de petites crevaſſes au piſé, parce que contenant beaucoup de gluten, par conſéquent plus d’humidité, en ſéchant elles occaſionnent ces fentes, ce qui aux yeux des perſonnes, au fait de l’art du piſé, ne les empêche pas de croire à ſa bonté.

4o. Les terres fortes où ſont mêlés de petits graviers, & par cette raiſon, ne peuvent ſervir à faire ni briques, ni tuiles, même aucune poterie, parce que les graviers ſe convertiſſent en chaux dans le four, petillent à la moindre humidité, je veux dire que lorſque l’on a retiré du four les briques, tuiles ou poterie, & qu’on les emploie à quelque uſage, la moindre humidité fait fuſer ces petits graviers réduits en chaux, & forment mille petits éclats défectueux ; les terres graveleuſes, dis-je, dont on ne ſait que faire, deviennent très-précieuſes pour ce genre de conſtruction, puiſqu’avec elles on fait le meilleur piſé.

Je m’en tiendrai à ces principes généraux, de peur d’embrouiller par de plus longues explications l’eſprit de mes lecteurs ; je vais leur indiquer les ſignes par leſquels ils pourront reconnoître les terres propres au piſé ; enſuite je les inſtruirai du mélange qu’ils doivent en faire pour réunir les avantages de l’économie & de la ſolidité.

Des signes naturels qui indiquent les terres dont on peut se servir pour construire des bâtimens en pisé.

Toutes les fois qu’une pioche, ou une bêche, ou la charrue enlèvent dans une pièce de fond des quartiers ou croûtes de terre, c’eſt une bonne marque que la nature de ce terrein eſt bonne à faire du piſé.

Lorſque dans une terre en culture les laboureurs ſont obligés d’en caſſer les mottes, c’eſt encore un bon ſigne que ſa qualité peut ſervir à faire d’excellentes bâtiſſes en piſé.

Les terres cultivées qui ſe fendent ou ſe crevaſſent, indiquent que leur nature eſt favorable au piſé.

Celles où les ſouris ou mulots font des ſouterreins, prouvent, par-là, que ces terres peuvent ſoutenir la conſtruction des murs de piſé.

Lorſque les terres d’un village ſe trouvent plus élevées que ſes chemins abaiſſés par l’écoulement ſucceſſif des eaux, & que les balmes de ces chemins ſe ſoutiennent preſque à plomb, c’eſt un indice qu’on peut bâtir dans ce village en piſé.

On reconnoît que le ſol d’un territoire eſt bon à faire du piſé, ſi on a de la peine à caſſer avec les doigts les grumeaux des boues des chemins ; en fixant ſon attention ſur les ornières de ces chemins, on apperçoit que les roues des charrettes les ayant preſſées, en ont fait du piſé ; ainſi toutes les fois qu’il y aura des ornières profondes dans les chemins, on peut compter que le pays abonde en bonne terre pour faire du piſé.

Il eſt bon ici de faire remarquer que dans les terres maigres & ſablonneuſes, on n’y voit preſque pas la trace des voitures.

Autres signes généraux pour reconnoître où l’on peut prendre de la terre propre au pisé.

On trouve de la bonne terre pour le piſé au bas de toutes les pentes des pièces de fonds qu’on cultive, parce que les pluies y entraînent chaque année la graiſſe de la terre ou la bonne terre, qui eſt la plus déliée & la plus diviſée.

On en trouve très-ſouvent ſur les rives ou bords des rivières, parce qu’elles ſont ordinairement dans les lieux les plus bas d’un pays.

On en trouve ſur-tout au pied des côteaux des vignes & de tous terreins productifs qui ont beaucoup de pente.

Il ne faut pas croire que les territoires maigres ou ſablonneux ne produiſent pas de bonne terre pour le piſé ; cette crainte ſeroit outrée, car le ſable ne donnera jamais de récolte avec ſa crudité, s’il n’eſt un peu terreux. Eh bien, c’eſt cette partie terreuſe, également bonne à la végétation comme à la confection du piſé, qui eſt entraînée annuellement par les eaux pluviales dans les lieux bas : d’où je conclus que tout propriétaire qui manquera de bonne terre dans l’emplacement où il voudra faire construire en piſé, peut faire fouiller au pied des vignes, terres montueuſes, au bas des chemins élevés, dans des vallons, ſur les bords des rivières, & il trouvera aſſurément la bonne qualité de terre dont il aura beſoin.

Indépendamment de ce moyen, chaque poſſeſſeur aura la reſſource de faire faire des excavations dans ſon ſol pour éviter, autant qu’il le pourra, les frais de voiture pour tranſporter la bonne terre des lieux que je viens d’indiquer ; il eſt bien rare que ces fouilles ne procurent pas ce que l’on cherche, puiſque tout le monde ſait qu’en creuſant des fondations, une cave, ſur-tout un puits, on rencontre quantité de couches de terres de natures différentes.

Sans contredit, il vaut mieux prendre la terre chez ſoi que de la faire voiturer, dût-on faire creuſer profondément un ou pluſieurs grands troux chez ſoi ; dans l’un & l’autre cas, il y a manière de ſe retourner, c’eſt ce que le chapitre ſuivant va apprendre.

Du mélange des terres pour le pisé.

Ce mélange eſt facile & ſe conçoit aiſément.

Les terres graſſes doivent être corrigées par celles qui ſont maigres ; cela eſt d’ailleurs néceſſaire pour prévenir les fentes & crevaſſes qui, ſans ce mélange, ſe manifeſteroient ou arriveroient.

D’où il réſulte que

Les terres à briques, à tuiles, à four & à poterie, les terres graſſes, fortes, glaiſes, franches, végétales & marneuſes, ainſi que toutes les argilles,

Doivent être mêlées avec

Les terres maigres, légères, poreuſes, friables, ſavonneuſes, leſſivées, crayonneuſes, tuffières, ſablonneuſes, même tourbeuſes[5], & on peut y ajouter de petits graviers ou petits cailloux, des démolitions de mortiers ou des plâtras, ainſi que toutes ſortes de décombres du règne minéral, mais jamais des règnes végétal & animal[6].

Plus les terres ſont graſſes, glaiſeuſes, marneuſes ou argilleuſes, plus il faut leur ajouter de matières sèches, arides ou friables.

Il eſt impoſſible d’en déſigner ici la quantité : c’eſt une ſcience que la pratique enſeignera à tout le monde ; à cet effet, je vais mettre mes lecteurs à portée d’opérer eux-mêmes & de ſe livrer à pluſieurs petits eſſais qu’ils pourront faire, ou faire faire ſous leurs yeux. Je ne terminerai cependant pas cet article ſans faire remarquer une choſe bien eſſentielle ; le mélange des terres, étant d’une néceſſité abſolue, aſſure tout-à-la-fois de l’économie & de la bonté aux conſtructions des bâtimens de piſé ; c’eſt ce dont on va être convaincu.

Des causes de la solidité du pisé & de quelques détails néceſſaires.

Pour faire le moins de répétitions que je pourrai, je prie le lecteur de lire la page 23 du premier cahier, & j’y ajoute que lorſque les ouvriers peu ſoigneux battent plus de 4 pouces d’épaiſſeur de terre, les coups du piſoir laiſſent des miſes ou couches qui n’ont preſque pas été preſſées, ce qui fait le plus mauvais ouvrage ; il faut abſolument que le piſoir chaſſe avec force la terre non piſée contre celle qui eſt piſée au deſſous, de manière que cet outil lie ces deux terres ſi étroitement, que le tout ne faſſe plus qu’une ſeule maſſe ou une ſeule pièce.

C’eſt avec cette attention néceſſaire, je le répète, que l’on peut faire avec la terre ſeule des bâtimens qui durent plus de deux cents ans, & que lorſqu’il ſe trouve dans la terre de petits cailloux ou graviers, on fait des murs qui ſont ſi difficiles à percer : en voici la cauſe.

L’ouvrier piſeur, battant ſans ceſſe, attrape par fois avec ſon piſoir un caillou ou un gravier, ce qui l’enfonce dans la terre au même inſtant qu’un autre reçoit un autre coup qui l’oblige auſſi de chercher un gîte, d’où tous deux ſont bientôt dérangés pour s’enfoncer plus avant & obliquement, juſques à ce que les coups redoublés du piſoir les aient forcés de ſe ranger chacun dans une place d’où ils ne peuvent plus remuer : la terre compriſe entre ces graviers, ſe trouve non-ſeulement bien comprimée par le piſoir, mais encore elle ſe trouve ſingulièrement ſerrée entr’eux : c’eſt ce qui fait que le piſé bâti avec la terre graveleuſe acquiert une ſi grande dureté, qu’après un ou deux ans, il faut pour le rompre y mettre le ciſeau, tout de même qu’on taille les pierres.

Puiſque le mélange des terres eſt néceſſaire pour faire de bon piſé, il préſente donc une économie à tous les propriétaires, ſur-tout à ceux qui n’ont pas ſous la main dans leur poſſeſſion la terre de la qualité requiſe. On en ſent la raiſon : ſur un tombereau de terre graſſe ou onctueuſe qu’on ſera forcé bien ſouvent de faire voiturer de près ou de loin, on pourra, en le mélangeant, employer trois, même juſques à quatre ou cinq autres tombereaux de terre qui ſe trouvera ſur le lieu du bâtiment qu’on aura à faire.

Mais ſi le pays eſt gras, (c’eſt ainſi qu’on appelle ceux qui abondent en terre graſſe, franche, glaiſe ou argille, & où l’on confond tous ces noms) ſi le pays eſt gras, dis-je, ou ſi la nature des terres eſt tenace, on les mélangera avec de la terre plus maigre, même de la pouſſière des chemins auxquelles on ajoutera des plâtras ou des décombres, & il eſt bon d’obſerver en paſſant qu’on peut s’éviter de pulvériſer ces derniers, puiſque des éclats de pierres ou de petits cailloux de la groſſeur d’une noix ne peuvent nuire à la bonté du piſé, au contraire, ſervent à reſſerrer la terre intimement entr’eux, comme je viens de l’expliquer.

Dans les pays maigres, tels que ſont les ſablonneux ou autres, & où on ne peut ſemer que du ſeigle, de l’avoine ou autre denrée de médiocre qualité, on fera des fouilles à proximité de la maiſon ou des murs de clôture que l’on aura à conſtruire ; & ſi les terres qui en proviendront n’ont pas la qualité ſuffiſante, on en fera voiturer de meilleure en petite quantité, en la faiſant prendre dans les lieux écartés & que j’ai ci-devant déſignés, à l’effet d’uſer d’autant d’économie qu’on pourra.

Dans les plaines arides & ſablonneuſes, on a ſouvent la reſſource des pieds des côteaux, des bords des rivières, des fonds des vallées les plus voiſins, d’où l’on peut faire voiturer de la bonne terre pour le piſé. J’ai reconnu, par exemple, que les rives de la Seine & de la Saône en contiennent beaucoup ; & j’ajoute que les limons ou bourbes des rivières contribuent à rendre la terre propre au piſé : on peut trouver quelquefois des terres graſſes ou onctueuſes dans les foſſés, dans les chemins & tous lieux bas ; finalement par-tout on peut faire fouiller dans le ſein de la terre ou faire voiturer la petite quantité dont on aura beſoin pour bâtir en piſé.

L’avantage le plus eſſentiel que ce genre de conſtruction peut procurer à un peuple, dans quelque partie qu’il habite dans l’univers, eſt celui de pouvoir conſtruire par-tout des logemens, granges & écuries, ſoit ſur les plus hautes montagnes, ſoit dans les vallées les plus profondes, ſoit dans les plaines les plus vaſtes, ſoit en un mot dans les déſerts : on ſait que dans ces lieux trop éloignés des maiſons habitées, ſi on y veut conſtruire des chaumières, des fermes ſuivant l’uſage ordinaire, il faut ſonger à s’y pourvoir de tout, parce qu’il y manque de tout, juſqu’à l’eau : avec le piſé on n’a point cette idée déſeſpérante, on poſsède dans le moment tout ce dont on a beſoin ou à quelque choſe près pour bâtir, les ouvriers n’ont qu’à ſe rendre ſur les lieux avec leurs légers outils, ils bâtiſſent ſur-le-champ ſans embarras & ſans eau.

Cet art ſimple, oublié dans un coin de la France, auroit été bien avantageux pour éviter des dangers auxquels des hommes malheureux ont été expoſés. J’ai vu des habitans dans les Alpes grimper ſur des rochers, preſque inacceſſibles, en riſquant d’y perdre la vie, à l’effet d’y aller recueillir des foins & des grains qui croiſſent ſur des plaines qui ſe trouvent ſur ces hautes montagnes : ces pauvres gens pour gagner ces récoltes, y ſéjournent quantité de jours & eſſuient toutes les injures du tems ; s’ils avoient ſu pouvoir s’y former des habitations avec tant de facilité, ils s’y ſeroient établis & ne ſeroient plus aujourd’hui dans la misère : on y verroit maintenant des bourgades heureuſes & plus de richeſſes dans la patrie ; j’ai donc bien penſé de n’avoir pas fait comme mes concurrens qui ſe ſont contentés de reſter chez eux & d’envoyer, ſuivant la vieille coutume, leurs mémoires pour concourir au prix de la queſtion contre les incendies ; j’ai voulu voir par mes yeux tous les uſages qu’on employoit dans la campagne ; à cet effet, j’ai viſité la cabane du pauvre pour ſavoir comment il y vivoit, comment il la bâtiſſoit ; il eſt tems enfin pour le bien de la nation de mettre à profit le réſultat de mes recherches & les encouragemens aſſurés aux citoyens qui font des découvertes ou perfectionnent les anciennes d’une manière utile. Si l’on trouve mon travail néceſſaire, j’ai lieu d’eſpérer que je n’aurai point en vain ſacrifié plus de ſix ans d’étude, de voyages, & d’expériences pour la choſe publique.

Essai que chacun peut faire dans sa propriété pour s’assurer si la qualité de son terrein est bonne à faire du piſé.

Premier essai.

Prenez un petit vaſe ou un ſeau de bois ſans fond, faites un creux dans le ſol d’une cour ou d’un jardin, placez au fond de ce creux ou trou une dale ou une pierre plate, & mettez deſſus votre vaſe ou ſeau, autour duquel vaiſſeau vous remettrez la terre que vous avez tirée pour faire le trou en la battant bien avec le piſoir.

Ayant fait apporter la terre que vous voulez éprouver, vous la ferez piſer dans le vaſe ou ſeau en n’y mettant à-la-fois que 3 à 4 doigts d’épaiſſeur ; lorſque votre ouvrier aura bien maſſivé cette première couche, vous remettrez 3 à 4 doigts de terre que vous aurez ſoin de faire preſſer de même, ainſi de la troiſième & quatrième couche juſqu’à ce que votre vaſe ou ſeau ſoit plus que plein ou comble.

Ce trop plein doit enſuite être raſé, comme une meſure de bled ou autres grains ; à cet effet, vous raclerez ce ſurplus de terre avec une pelle ou une bêche en raſant bien à pluſieurs repriſes les bords du vaſe ou du ſeau, pour avoir une ſuperficie liſſe ſemblable à l’inférieure qui ſe trouve ſur la pierre plate.

Pour tirer ce vaiſſeau du trou, vous dégarnirez à ſon pourtour avec une pioche la terre du ſol ; ce qui vous donnera la facilité d’enlever le vaſe ou le ſeau plein de piſé, lequel vous ferez tranſporter où il vous plaira.

Pour pouvoir faire ſortir le piſé du vaſe ou du ſeau, il faut renverſer ce dernier ſur une autre pierre plate ou ſur une planche, ce qui ſera un peu facile à cauſe de l’évaſement qu’ont tous ces uſtenſiles, c’eſt-à-dire, à cauſe qu’ils ſont toujours plus larges en haut que dans leur fond ; mais ſi la maſſe de piſé ne pouvoit ſortir ſur-le-champ & étoit retenue par quelques joints des douelles ou douves qui fuſſent ouverts, ou que le bois fût raboteux, alors il faut la laiſſer ſécher à l’air 24 heures un peu plus ou un peu moins, & on verra qu’après ce tems, le corps ou masse de pisé ſe dégagera de lui-même du vaiſſeau qui le contient.

Il faut avoir la précaution de couvrir d’une petite planche cette maſſe de terre, parce que ſi le piſé ne craint pas la pluie orageuſe ou tranſverſale, il ſe gâte un peu lorſqu’elle tombe perpendiculairement & ſurtout lorſque l’eau ſéjourne deſſus.

Laiſſant expoſer à l’air cette maſſe de piſé ſeulement couverte d’une planche ou d’une pierre plate, vous aurez l’agrément de voir augmenter chaque jour ſa denſité à fur & à meſure que ſon humidité naturelle s’évaporera : car il faut bien ſe reſſouvenir qu’il faut prendre la terre que l’on veut piſer à deux ou trois pieds au-deſſous du ſol pour qu’elle ne ſoit ni sèche, ni mouillée, & il eſt bon auſſi de rappeler que ſi on ne preſſoit pas bien la terre autour du vaſe, ou ſeau lorſqu’il eſt vide, les cercles, fuſſent-ils de fer bien épais, crèveroient, tant eſt grand l’effort que fait la terre battue ou piſée dans un grand comme dans un petit moule.

Second essai.

Celui-ci peut ſe faire dans la maiſon : ayant fait apporter de la terre des champs, preſſez-la dans un mortier de pierre dont on ſe ſert pour piler le ſel, ſoit avec le pilon de bois, ou de cuivre, ou de fer, ce qui eſt préférable, ſoit avec un marteau ; rempliſſez ce mortier au-delà de ſes bords ; enſuite enlevez avec un racloir de fer ou un grand couteau, le ſurplus ou le comble de la terre ; cela fait, vous ne pourrez point faire ſortir du mortier cette petite maſſe de piſé ; il faut néceſſairement l’expoſer au ſoleil ou près d’un feu : après qu’elle aura un peu ſéché, vous appercevrez une fente légère qui commencera à ſe former entre la terre & la pierre du mortier, & lorſque cette fente ſe ſera aſſez agrandie, vous jugerez par-là du moment que vous pouvez tirer cette pièce de pisé, en renverſant le mortier ſur le pavé de l’appartement & le ſecouant ; lorſqu’elle ſera tombée ſur le carreau, vous vous trouverez une forme de piſé ſemblable à celle du mortier de pierre, laquelle vous indiquera la qualité de votre terre.

Troisième essai.

Preſſez, avec le bout d’un bâton ou d’une canne, de la terre dans une petite boîte ; mais avant, pour plus de sûreté, liez-la avec une ficelle, crainte qu’elle ne crève en piſant ; lorſque vous l’aurez emplie de terre plus que ſes bords, raſez le deſſus avec un couteau ; pour retirer ce petit morceau de piſé, vous ſerez néceſſairement obligé de caſſer la boîte, ſi mieux vous n’aimez attendre, en l’expoſant à l’air ou au ſoleil ou au feu ; il eſt bien entendu que ſi votre boîte eſt ronde, vous vous trouverez un petit volume de piſé rond ; ſi elle eſt quarrée, ovale ou d’autre figure, la forme du piſé leur reſſemblera ; et ſi la terre que vous aurez comprimée eſt rouge, blanche, griſe, le petit corps de piſé conſervera une de ces couleurs. Il eſt bon de faire remarquer que la couleur des terres n’ajoute ni ne diminue rien à la qualité néceſſaire pour faire du piſé ; ainſi chaque propriétaire doit être tranquille là-deſſus ; celui qui aura de la terre rouge peut faire faire d’auſſi bon piſé que celui qui en poſsède de la jaune ; d’autres qui l’auront noire en peuvent faire d’auſſi bon que s’ils l’avoient de toute autre couleur.

Essai que l’on peut faire journellement.

Toute perſonne, en ſe promenant dans ſon domaine, peut faire pluſieurs petites boules de terre qu’elle preſſera tant qu’elle le pourra dans ſes mains & entre ſes doigts : en les rapportant à la maiſon & en les étiquetant, elle aura toujours ſous ſes yeux les différentes qualités de terre de chaque pièce de ſes fonds : ces échantillons lui aideront à juger du mélange qu’elle en doit faire.

Observations essentielles.

Pour faire tous ces eſſais, il faut choiſir la terre la plus fine, tandis que pour les gros ouvrages on laiſſe tous les graviers ; avant de piſer les terres qu’on veut éprouver, les perſonnes attentives pourroient faire d’autres petites épreuves pour en reconnoître leur véritable eſſence ou qualité, par exemple, prendre un verre à groſſir les objets, ou une loupe avec lequel on regardera la terre : ce moyen eſt excellent pour s’aſſurer ſi elle contient plus de matière terreuſe que de grains de ſable vif ; étendre ſur une linge blanc ou ſur une feuille de papier un peu de la terre dont on veut faire l’eſſai, enſuite la frotter avec la main contre le linge ou papier ; ſi ces derniers ſont tachés ou ſe ſaliſſent, c’eſt une preuve que la terre eſt bonne à faire du piſé ; mettre dans une toile d’un tiſſu ſerré de la terre, en faire une poupée & la ſuſpendre dans un bocal de verre rempli d’une eau fort claire ; après vingt-quatre heures, regarder s’il ſe trouve au fond du bocal de la terre graſſe, onctueuſe ou limon, ce qui indiquera que ſa nature eſt bonne au piſé.

Indépendamment de tous ces ſoins particuliers, on doit faire dans les différens eſſais que je viens d’enſeigner, divers mélanges : prendre moitié de terre graſſe avec moitié de terre maigre, les comprimer enſemble & coter ſous le no. 1 la maſſe de piſé qui en proviendra, enſuite ne mettre qu’un quart de terre franche ou graſſe & trois quarts d’autre aride ou maigre ; les piſer de même & les coter ſous le no. 2 ; ainſi ajoutant ou diminuant la quantité des différentes natures de terre pour les réunir enſemble & en faire pluſieurs petits volumes de la même forme & groſſeur que l’on étiquetera ſous d’autres numéros, on trouvera ſoi-même la juſte proportion du mélange, par conſéquent la quantité des voitures de terre graſſe que l’on devra faire pour pouvoir ſe ſervir de la plus grande quantité de la terre qui ſe trouvera ſur le lieu où l’on aura à bâtir.

Préparation des terres pour faire le pisé.

Toutes les opérations de cet art ſont fort ſimples ; en voici encore la preuve. Il ne s’agit que de piocher dans le ſol, caſſer les mottes avec la tête de la pioche ou avec les pelles pour bien diviſer la terre, la relever en tas, ce qui eſt eſſentiel & expédient, par la raiſon que les ouvriers, jetant toujours leurs pelletées au milieu de ce tas, obligent toutes les petites mottes ou grumeaux de terre, même toutes les plus groſſes pierres ou cailloux à rouler au bas de la circonférence du monceau, d’où un autre ouvrier avec un rateau les retire aiſément.

J’obſerverai que l’intervalle des dents du rateau peut ſe porter juſques à 15 lignes, afin qu’elles laiſſent échapper les pierres ou cailloux de la groſſeur d’une noix même un peu plus, et n’entraînent que ceux qui ſont plus volumineux.

Si la terre que l’on fouille n’a pas la qualité requiſe pour le piſé, ce qui eſt bien rare, & qu’on ſoit obligé d’en faire voiturer une petite portion de meilleure, alors un ouvrier pour le mélange jette en faiſant le monceau deux pelletées de celle-ci que l’on a voiturée pendant le tems que les autres en jettent cinq à ſix, ainſi plus ou moins de l’une ou de l’autre terre ſelon qu’on a reconnu la proportion du mélange qu’il faut faire.

L’on ne prépare de terre ainſi amoncelée que ce que les maçons piſeurs peuvent employer dans la journée ou un peu plus, afin qu’ils n’en manquent pas : mais ſi le tems menace de pluie, il faut avoir près de ſoi quelques planches, paillaſſons ou mauvaiſes toiles pour couvrir le monceau, afin que la pluie ne mouille pas la terre, parce qu’auſſitôt qu’elle a cessé, les ouvriers recommencent à piſer ; ſans cette précaution le travail seroit retardé ; car on doit ſe rappeler ici que l’on ne peut ſe ſervir de la terre que lorſqu’elle n’eſt ni sèche ni mouillée ; ainſi ſi la pluie avoit baigné la terre que l’on a préparée pour le piſé, on ſe trouveroit dans la néceſſité d’attendre qu’elle eût repris l’eſpèce de ſéchereſſe qui lui eſt néceſſaire, ce qui porteroit également préjudice au propriétaire & aux ouvriers, qui reſteroient les bras croiſés ou ſans ouvrage. Cela eſt d’autant plus certain, qu’il eſt impoſſible de maſſiver la terre trempée par la pluie ; au lieu de ſe comprimer par le piſoir, elle ſe corroie dans le moule & ſe réduit en boue, la terre n’étant même qu’un peu trop humectée ne peut ſe piſer ; elle ſe gonfle ſous les coups du piſoir, c’eſt-à-dire, qu’un coup frappé dans une place la fait relever à côté ; de manière que les piſeurs ſe trouvent fort embarrassés, lorſque la terre a plus que ſa fraîcheur naturelle ; il vaut mieux alors cesser le travail que de le continuer.

Il n’en eſt pas de même dans les grandes ſéchereſſes, alors on a la reſſource d’humecter la terre au degré que l’on ſouhaite ; à cet effet, on prend un arroſoir de jardinier auquel eſt adaptée ſa grille percée d’une infinité de petits troux, & avec cet outil qui devient ici fort précieux, on n’arroſe pas la terre que l’on veut employer tout de ſuite au piſé & qui ſe trouve trop sèche ; je veux dire, qu’on ne la baigne pas d’eau, mais on l’aſperge ſeulement au moyen de la grille de l’arroſoir, enſuite on la remue fortement ; lorſqu’elle eſt bien mêlée, on la tranſporte au moule où les piſeurs travaillent.

On ſe reſſouviendra que j’ai dit qu’il faut exclure tous les végétaux du piſé ; ainſi ſoit en piochant, ſoit en relevant en tas la terre, il faut choiſir & jeter dehors de la place, où on la prépare, les plus groſſes comme les plus petites racines d’arbres, d’arbriſſeaux & d’herbages, ainſi que tous les brins de paille, de foin, copeaux de bois & généralement tous autres qui peuvent ſe fuſer ou ſe pourrir dans le corps des murs de terre.

Des liaisons à employer à la construction des bâtimens de pisé.

Il ne ſuffit pas de bien battre la terre pour faire de bons murs de piſé, il faut encore ſavoir les bien lier. Aux maiſons que l’on fait en maçonnerie, on ſe ſert pour les conſolider d’angles & de liaiſons en pierres de taille, de tirans, d’ancres & d’harpons en fer, qui ſont comme l’on ſait d’une grande cherté : mais ici on n’emploie que des liaiſons d’un prix médiocre ; elles conſiſtent ſimplement dans des bois minces, quelques hapes & des cloux, & ces moyens qui ſont tout ſimples, ſuffiſent pour donner la plus grande ſolidité aux bâtimens de piſé.

Le premier cahier depuis la pag. 24 jusques à la pag. 32, enſeigne la méthode de faire les cours d’aſſiſe, celle de faire chevaucher les pans de mur les uns ſur les autres, ſoit pour faire les angles du bâtiment, ſoit pour entretenir les murs de face avec ceux de refend. Voyons à préſent le procédé des liaiſons.

Lorſqu’on commence un bâtiment de piſé, il faut avoir une proviſion de quelques douzaines de planches minces, avec une ſcie, une hache, un marteau & des cloux ; & il eſt convenable d’avoir auſſi dans le nombre des ouvriers, un homme au fait de manier ces outils ; car les maçons, à ſon défaut, ont bientôt gâté la ſcie & la hache.

Le premier cours d’aſſiſe de piſé A, (voy. les planches IV, V & VI du premier cachier) étant fait ſur tous les murs de face & de refend d’une maiſon, on recommence le ſecond B : & ſi on a placé le moule pour l’aſſiſe inférieure dans la direction de A à E, on le poſera pour la ſeconde de A à F, (voy. la même planche IV). Il réſulte de cette tranſpoſition que cette fois le moule croiſera en B ſur le pan A (voyez les planches V & VI). Cela bien entendu, je dirai qu’avant de piſer aucune terre, on placera dans le moule une planche de 5 à 6 pieds de longueur qui viendra repoſer ſur l’angle du pan A, & s’étendre ſur celui qui le joint dans la première aſſiſe ; cette planche eſt brute, telle qu’elle eſt ſortie des mains des ſcieurs, & moins d’un pouce d’épaiſſeur lui ſuffit dans cette occaſion ; pour ſa largeur, elle ne doit être que d’environ 8, 9 à 10 pouces, afin qu’il reſte à chacun de ſes côtés environ 4 à 5 pouces de terre, ſi le mur a 18 pouces d’épaiſſeur ; par ce moyen cette planche ſe trouve entièrement cachée dans le corps du mur. Enfin je remarquerai que dans cette poſition, étant totalement privée d’air & de toute humidité, elle ne peut ni ſe fuſer, ni ſe pourrir : j’en ai eu mille fois la preuve, pour en avoir trouvé de très-ſaines, même qui n’avoient pas perdu la couleur des bois neufs dans les démolitions des vieilles maiſons de piſé que j’ai faites.

On voit donc que cette planche embraſſe l’angle A & le pan de mur qui le joint par derrière ou en retour d’équerre, & qu’en piſant ſur cette planche, on lie par ce grand fardeau, les deux pans inférieurs, c’eſt-à-dire, qu’on lie très-bien cet angle : on ne ſe contente pas de ce moyen, ſur-tout lorſque la terre n’eſt pas de bien bonne qualité ; on met encore des bouts de planches dans le piſé, lorſqu’on a comprimé la moitié de la hauteur du moule : ces bouts de planches ſont coupés ſeulement de 10 à 11 pouces de longueur pour laiſſer auſſi quelques pouces de terre de chaque côté du mur, s’il a 18 pouces d’épaiſſeur ; ainſi on met dans le corps de ce pan de mur ces bouts de planches en travers, tandis que la planche inférieure qui ſert de tiran eſt poſée en longueur. Ces bouts de planches, poſés en travers du mur & à diſtance d’environ deux pieds les uns des autres, ſervent à entretenir le poids ſupérieur qu’on va mettre, & à faire porter le fardeau des autres cours de piſé qui vont monter juſqu’à la cime de la maiſon avec toute l’égalité poſſible ſur la première aſſiſe qui ſe trouve ſur les fondations.

On recule le moule, lorſque le premier pan de la deuxième aſſiſe eſt parachevé, & on travaille au ſecond & à tous les autres qui le ſuivent ; mais dans ceux-ci, on ne place point de planches en longueur qu’on ne ſoit arrivé vis-à-vis de la croiſée d’un mur de refend : on ſe contente donc dans tous ces pans de murs courans de poſer des bouts de planches en travers, tels que nous venons de les indiquer : mais lorſqu’enſin on croiſe un mur de refend avec un mur de face, on y emploie une planche pour les lier enſemble & leur ſervir de tiran comme il a été dit. J’obſerve qu’on en fait autant à tous les angles & à tous les murs qui aboutiſſent ſur les murs de face, & à tous les murs de refend qui viennent s’adoſſer les uns contre les autres ; ce qui arrive fréquemment dans les grandes diſtributions d’appartemens, où les murs intérieurs ſont multipliés ; il eſt inutile de dire qu’à chaque cours d’aſſiſe juſqu’au haut de la maiſon, on fait cette manœuvre que je viens de décrire.

Le lecteur apperçoit une multiplicité de petits tirans ou de liaiſons qui prennent tantôt à droite, tantôt à gauche les angles, & qui entretiennent ſingulièrement les murs de face avec ceux de refend, & encore qui tient reſpectivement ces murs de refend dans toutes les rencontres en croix & en demi-croix, de manière que le tout ſe trouve buté, contre-buté, entretenu & lié : c’eſt ce qui fait que ces maiſons, quoique faites avec la terre ſeule, ne craignent pas les ébranlemens des grands coups de vent, des orages ou tempêtes ; ainſi ceux qui ont penſé que ces conſtructions étoient ſuſceptibles d’en être endommagées, ſe ſont grandement trompés.

Sachant la hauteur qu’on veut donner aux planchers, on place d’avance dans le piſé des planches de 3 à 4 pieds de longueur à l’endroit où doivent porter les poutres, & lorſque le moule n’occupe plus leur place, on poſe tout de ſuite leſdites poutres quoique le piſé ſoit tout frais ; pour le poſer de niveau, on gliſe deſſous des cales ou bouts de planche.

Les poutres ainſi poſées à chaque étage, on continue d’élever les murs de terre, juſqu’à l’élévation où l’on veut placer le toit. Je m’arrêterai ici pour faire remarquer, que l’on peut éviter les fermes de charpente qui ſont diſpendieuſes & qui embarraſſent les galetas, chambres, jacobines ou les greniers ; il s’agit de faire les pignons en piſé tels que ceux repréſentés ſur la planche VI du premier cahier, & lorſqu’ils ſont parachevés, on procède à la confection du toit.

D’abord on poſe les pannes & le faîte ſur ces murs en pente ; enſuite on y eſpace les chevrons, ſur leſquels on cloue les lattes, & ſur ces derniers on y accroche les tuiles à crochet, ſi ce ne ſont pas des tuiles en goutière, dites, tuiles creuses dans pluſieurs parties de la France.

Finalement je ferai obſerver que l’on peut ſe diſpenſer, pour les petites bâtiſſes, de mettre aucune ſablière ou autre pièce de bois ſur les murs de face pour porter la charpente de leur couverture ; j’oſe dire plus, qu’en les épargnant on gagne de la ſolidité, parce que ſi on a eu ſoin d’élever les murs de quelques pouces plus haut qu’on ne le doit, on aura l’avantage de faire des tranchées dans le piſé pour y placer chaque chevron : ces chevrons ainſi enfouis dans les murs ainſi que les pannes & le faîte, & bien garnis & maçonnés, font que toute cette ſimple charpente ne forme plus qu’un tout dont toutes les parties ſont bien arrêtées entre elles & ſont bien entretenues, étant liées avec le piſé.

Ainſi la cabane du pauvre doit ſe faire pour l’y loger ſainement, chaudement & ſuivant ſes foibles facultés. Il eſt donc bien intéreſſant de lui en montrer la pratique ; à cet effet, j’invite mes chers lecteurs de faire mettre la main à l’œuvre ; ils y trouveront d’ailleurs leur avantage pour ſe faire bâtir par la ſuite les logemens dont ils auront beſoin pour l’exploitation de leurs fermes ou domaines. Mais je voudrois qu’incontinent de riches propriétaires, pour montrer l’exemple dans les villages, fiſſent conſtruire avec l’art du piſé divers objets, & il y en a tant, par exemple, un cabinet dans un jardin, un bûcher dans une cour, un pavillon à l’extrémité d’une allée, une chaumière dans un jardin anglois (qui alors ſeroit bien naturelle) une ſerre, un magaſin, une écurie ou un cellier.

C’eſt en faiſant ces petites bâtiſſes que l’on reconnoîtra la grande utilité de ce genre de conſtruction, & qu’on le rendra familier aux ouvriers.

C’eſt auſſi par cette pratique que l’on ſentira tout le prix de ce nouveau traité, & combien il eſt urgent que l’on m’aide à le continuer.

Du tems qu’on emploie à bâtir une maison et un mur de clôture en pisé.

Lorſque le ſoubaſſement en maçonnerie d’une maiſon eſt élevé à environ deux pieds au-deſſus du ſol, on commence, comme je l’ai dit, la première aſſiſe de piſé, & on continue ce piſé ſans aucune interruption juſqu’à ce que l’on ſoit arrivé au toit : on trouve donc dans ce genre de conſtruction, outre l’économie & la ſolidité, la promptitude du travail.

A l’égard d’un mur de clôture, on établit le moule dans un angle ou contre un bâtiment, ſi le mur y vient aboutir ; les ouvriers, de là, font parcourir le moule, juſqu’à l’autre extrémité de la clôture ; & lorſqu’ils ont parachevé ce premier cours d’aſſiſe, ils montent ou établiſſent le moule au-deſſus, & travaillent à la ſeconde aſſiſe en revenant du côté où ils ont commencé la première : voy. la planche X du premier cahier, fig. première, où le moule eſt élevé au-deſſus de l’aſſiſe inférieure de piſé, & l’on voit que les joints des pans de mur ſont inclinés en ſens oppoſé par ce retour du moule.

Mais lorſqu’il eſt queſtion de conſtruire de grandes clôtures pour un vaſte tennement, par exemple, pour un parc, il faut alors pour expédier l’ouvrage mettre pluſieurs moules, par conſéquent pluſieurs bandes d’ouvriers à piſer. Pour éviter une longue diſſertation, je ne parlerai que d’une longue clôture à faire ſur un fonds qui borderoit un chemin ; cet exemple ſuffira pour l’appliquer à toutes les autres clôtures de la plus grande étendue.

Pour avancer l’ouvrage d’un long mur de clôture ſur le bord d’un chemin, & qui doit mettre en sûreté des récoltes ou des objets précieux, il faut placer à chacune de ſes extrémités un moule avec une bande d’ouvriers : alors ces deux bandes travaillent à la fois & viennent ſe rencontrer au milieu de la clôture où elles cloſent la première aſſiſe de piſé : après quoi, elles ſurmontent chacune leur moule pour faire la ſeconde aſſiſe, & de ce milieu elles repartent en travaillant & retournant inſenſiblement toutes les deux à chacune des extrémités d’où elles ſont parties : c’eſt donc encore ſans interruption de travail que l’on conſtruit les murs de clôture, & que l’on trouve l’expédition de l’ouvrage.

Pour ſavoir le tems qu’il faut pour conſtruire les maiſons & les clôtures de piſé, je dirai au lecteur qu’un maçon piſeur, & ſon manœuvre, qui le ſert & lui porte la terre, peuvent faire dans un jour, lorſque la terre eſt près de leur moule, à-peu-près une toiſe quarrée de piſé. Si donc deux ouvriers peuvent faire dans une journée une toiſe de mur, ſix ouvriers qu’il faut pour l’équipage (ſavoir trois piſeurs dans le moule & trois qui piochent, préparent & leur portent la terre) feront dans l’eſpace de ſeize jours ou de trois ſemaines au plus, la maiſon qui eſt deſſinée dans les planches IV & V du premier cahier ; la preuve en eſt que cette maiſonnette ne contient que 48 toiſes quarrées de mur ; d’où il faut conclure qu’il eſt facile de ſe procurer en bien peu de tems de petites habitations ſolides & durables.

D’après cette expérience que j’ai faite mille fois pour avoir conſtruit toute ma vie en piſé, chacun peut calculer le tems qui ſera néceſſaire pour faire ſon bâtiment, en ſachant d’avance la quantité de toiſes qu’il devra contenir : il peut auſſi calculer d’avance le tems qu’on emploiera à lui faire une clôture : par exemple, ſi le mur avoit 90 toiſes de longueur ſur une de hauteur, cette clôture ſeroit parachevée dans un mois, en n’y employant qu’un moule avec une bande de ſix ouvriers ; mais on en met le double, c’eſt-à-dire, deux bandes, alors la même clôture ſeroit finie en quinze jours. Ce ſont des inſtructions bien ſimples, mais que je crois très-eſſentielles à donner, parce qu’il y a tant de cas où les cultures & récoltes gênent les propriétaires, la crainte qu’ils ont de les voir retardées ou endommagées par la conſtruction de ces clôtures, fait qu’ils les négligent ou ne les font jamais faire, aimant mieux ſupporter des pertes annuelles, que de ſe mettre entre les mains des ouvriers. A préſent qu’ils ſeront inſtruits de la promptitude du travail & de ſon économie, j’eſpère qu’ils ſe livreront à ces petites entrepriſes, vu qu’ils peuvent inſérer, dans le marché qu’ils contracteront avec les maîtres maçons, que l’ouvrage ſera commencé tel jour pour être fini & parachevé à tel autre jour, ſous peine de leur faire ſupporter la perte qui réſulteroit de leur négligence.

Ajoutons que l’art du piſé a de grands avantages ſur la maçonnerie : celle-ci fait éprouver mille embarras ; elle exige l’extraction des pierres, leur tranſport & leur voiture ; & ſi l’on veut faire conſtruire promptement une maiſon ou des murs de clôture, il faut s’y prendre long-tems d’avance pour les achats des matériaux & leur préparation : les approviſionnemens conſiſtent en pierre, en ſable, en chaux, en échafaudages conſidérables ; & toutes précautions que l’on prenne, il eſt difficile de doubler le nombre des ouvriers, parce qu’il manque toujours quelques matériaux, tandis que le ſeul qui ſuffit à la conſtruction du piſé ſe trouve partout, à toute heure, à tout moment ; & ſi on n’a pas l’entier bonheur de rencontrer toute la terre à pied d’œuvre, on en eſt quitte d’en voiturer une petite partie de meilleure. Qu’on ajoute à ces réflexions qu’il faut de l’eau pour faire le mortier, & que la plupart du tems on en manque dans un champ où l’on veut bâtir ; qu’on faſſe attention que l’on ne peut raiſonnablement ſe paſſer de chaux, autrement on fait de la maçonnerie qui ne vaut rien, abſolument rien lorſqu’on n’y emploie que la terre pétrie en guiſe de mortier, en chaux & ſable ; qu’on ſe rappelle auſſi qu’il faut acheter la chaux & bien ſouvent le ſable ; enfin que la maçonnerie exige des échafaudages & autres frais qu’on épargne avec le piſé : cet art eſt ſi économique & ſi peu embarraſſant, que les habitans qui le connoiſſent s’en ſervent, quoiqu’ils aient leurs habitations au pied des carrières de pierres. Eh, pourquoi ? parce que le payſan ſait bien compter ; il calcule que s’il conſtruit avec les pierres, il lui faut d’abord les acheter ou les faire extraire ou faire cet ouvrage lui-même, ſacrifier ce tems qu’il pourroit mieux employer à ſon champ ; il calcule, que, quoiqu’il ſoit voiſin des carrières, il eſt toujours obligé à un petit tranſport un peu coûteux ; il juge qu’il peut mettre dehors ces frais, ou ſon tems, parce que le prix de la main d’œuvre de la maçonnerie en pierre eſt le même que celui de la main d’œuvre du piſé ; il voit plus loin & ſait que la pluie fait couler ſur les murs de pierres le mortier de terre ſans chaux qui les lie, & que s’il veut éviter les éboulemens ſucceſſifs qui arrivent à ces conſtructions factices, il ſe conſtitue en des frais ruineux pour lui ; car l’enduit en chaux & ſable que l’on eſt obligé de mettre à diverſes repriſes, c’eſt-à-dire, à pluſieurs couches pour pouvoir regarnir les joints ouverts ou dégradés de ces murs de pierres, cet enduit, dis-je, conſumant une grande quantité de chaux, cauſeroit la ruine d’un pauvre cultivateur, s’il lui falloit faire cette réparation urgente à ſa maiſon & aux murs qui encloſent ſa cour. Outre tous ces inconvéniens, on a encore celui de ne pouvoir jamais ſe ſervir de ces murs de pierre faits ſans le vrai mortier pour y appuyer ou exhauſſer une maiſon, tandis qu’avec le piſé, on peut toutes les fois qu’on le deſire, même dans 10, 20 ou 30 années adoſſer contre cette ſolide conſtruction une bâtiſſe ou un mur de clôture ; on peut même charger ce mur, ou cette bâtiſſe de piſé d’un ou de deux étages : en un mot, le piſé n’eſt pas ſujet aux réparations continuelles comme les autres conſtructions.

Du prix de la toise du pisé.

On vient de voir que deux ouvriers peuvent conſtruire dans une journée à-peu-près une toiſe de mur de piſé : il ne s’agit donc pour en reconnoître ſa valeur que de ſavoir ce que coûtent leurs journées ; mais chaque pays a ſes uſages. Cependant partout on diſtingue deux eſpèces d’ouvriers pour la maçonnerie des bâtimens, celui qui poſe & celui qui ſert ; le premier eſt titré de compagnon maçon, le ſecond de manœuvre ou de journalier : ce dernier eſt moins cher, parce que tout homme ſait porter, péler & piocher ; mais pour bâtir un mur, il faut de l’adreſſe, beaucoup d’habitude & une certaine ſcience qui fait qu’il y a des compagnons maçons plus ou moins habiles. C’eſt cette habilité, que l’on pourroit preſque nommer théorie-pratique, qui fait que les uns gagnent plus que les autres, lorſqu’ils poſsèdent, outre la pratique, l’idée ſcientifique de la conſtruction.

Il en eſt de même pour l’art du piſé : on diſtingue les compagnons piſeurs d’avec les manœuvres ou journaliers : on donne aux premiers 10 à 15 ſols de plus par journée, & on a raiſon, parce que ce ne ſont pas les piocheurs & porteurs de terre qui créent ou forment les murs de piſé ; ce ſont les compagnons placés dans le moule qui les bâtiſſent & conduiſent l’ouvrage ; & par leur ſoin & leur dextérité, on ſe procure des habitations d’une très-longue durée.

Avant de donner l’évaluation du prix de la toiſe du piſé, il eſt néceſſaire à beaucoup de propriétaires de ſavoir ce que l’on entend par toiſes quarrées de mur.

Du toisé du pisé.

On entend par toiſe quarrée une ſurface qui comprend ſix pieds de longueur & ſix pieds de hauteur, dont ſix pieds multipliés par ſix pieds produiſent trente-ſix pieds quarrés ou une toiſe quarrée.

Si un mur a 36 pieds de longueur, ou ce qui eſt la même choſe, ſix toiſes de longueur ſur ſix pieds ou une toiſe de hauteur, je demande combien il contiendra de toiſes quarrées ? On ſent que ſix toiſes de longueur multipliées par une de hauteur ne peuvent produire que ſix toiſes quarrées ; mais ſi le même mur avoit ſemblable longueur de ſix toiſes & qu’il eût quatre toiſes de hauteur, il eſt certain que ſix multipliés par quatre donneroient la quantité de 24 toiſes quarrées.

C’eſt ainſi qu’on meſure tous les murs, ſoit des bâtimens, ſoit des clôtures ; on prend avec une toiſe leur longueur, enſuite leur hauteur, après quoi on les multiplie ; leur produit donne la quantité des toiſes quarrées que contient la ſurface d’un ou de pluſieurs murs.

Voilà toute la ſcience du toiſé des murs ; rien ne ſeroit plus facile à comprendre, ſi les murs étoient tous faits d’une égale épaiſſeur, & leurs matériaux de la même valeur ; mais l’art de bâtir, exigeant des murs plus ou moins épais ſuivant l’objet auquel on les deſtine, & le toiſé de la maçonnerie étant différent dans tous les pays, font que l’on ſe trouveroit dans l’erreur lors des comparaiſons des prix que j’ai à faire : c’eſt donc pourquoi je vais entrer dans quelques détails.

Lorſque le propriétaire d’une maiſon ſe flatte que la maçonnerie ne lui coûte que 12 l. la toiſe, il ne ſait pas que l’uſage du toiſé lui augmente ce prix ; ſi le mur qu’il fait faire n’a qu’un pied d’épaiſſeur, il ſera vrai alors qu’on ne lui fera payer la toiſe que 12 l. ; mais s’il a un pied & demi d’épais, le maître maçon ne lui comptera toujours que ce même prix de 12 l. en lui augmentant le nombre des toiſes.

Exemple.

Un mur de ſix toiſes de long, une de haut, & ſeulement d’un pied d’épaiſſeur, produit ſix toiſes quarrées, leſquelles, à 12 l. la toiſe, montent à la ſomme de 
 72 l.
Le même mur d’un pied & demi d’épais ſera porté dans l’article de compte également à 12 l. la toiſe ; mais au lieu de ſix toiſes quarrées, l’entrepreneur y en ajoutera la moitié de plus, c’eſt-à-dire, qu’il mettra neuf toiſes au lieu de ſix qu’il paſſera 12 l. chacune, & qui monteront alors à la ſomme de 
 108 l.
On voit donc que, quoique le maître maçon ou l’entrepreneur n’emploie dans ſon compte pour un mur de dix-huit pouces d’épaiſſeur que 12 l. la toiſe quarrée, la vérité eſt qu’elle revient au maître de la maiſon ou du mur de clôture à 18 l. La preuve en eſt, que ſix toiſes quarrées à 18 l. montent à la ſomme de 
 108 l.
En ſuivant cette progreſſion, on trouvera qu’un mur en maçonnerie qui n’a qu’un pied d’épaiſſeur coûte la toiſe quarrée 
 12 l.
Et s’il a un pied & demi, il revient à 
 18 l.
A deux pieds 
 24 l.
A deux pieds & demi 
 30 l.
A trois pieds 
 36 l.
A trois pieds & demi 
 42 l.
A quatre pieds 
 48 l.

On établit en général pour baſe dans toute la France le toiſé des murs en pierres à un pied d’épaiſſeur, & on n’augmente pas le prix ; mais le toiſé à proportion que les murs ſont plus épais.

Il n’en eſt pas tout-à-fait de même du piſé : on établit ſa moindre épaiſſeur à un pied & demi, & on augmente de même le toiſé à fur & à meſure que le mur ſurpaſſe cette épaiſſeur ; & ſi le mur de piſé a moins de 18 pouces, pour cela, on ne diminue pas le prix, par la raiſon qu’il faut plus de ſoin & de perte de tems pour conſtruire un mur de 12 à 15 pouces que s’il en avoit 18 : celui-ci, il eſt vrai, emploie plus de terre à preſſer ou à piſer ; mais le ſurplus de main d’œuvre ſe trouve bien compenſé par la gêne que cauſent les autres murs qui ont moins de groſſeur.

La raiſon en eſt frappante ; les ouvriers ſont plus à leur aiſe dans le moule qui doit faire un mur de 18 pouces d’épais, que lorſque ce moule eſt plus reſſerré pour bâtir des murs plus minces ; car entre les deux coudes d’un ouvrier piſeur, il lui faut bien, pour l’aiſance de remuer, ces 18 pouces de largeur.

Etabliſſons donc pour première règle, que tous les murs de piſé depuis un pied & demi d’épaiſſeur juſqu’à la moindre qu’on voudra donner ou plutôt qu’on pourra faire, ſeront payés au même prix de la toiſe quarrée ; c’eſt-à-dire, que les murs de 10, 12, 15 pouces plus ou moins d’épaiſſeur doivent être portés au même prix que s’ils en avoient 18 ; établiſſons pour deuxième règle que tous les murs qui excéderont cette épaiſſeur d’un pied & demi, ſeront toiſés en augmentation du nombre de toiſes, & payés ſur le pied du prix convenu entre les propriétaires, entrepreneurs ou ouvriers, quoiqu’ils n’aient entendu les uns ou les autres dans le marché que la toiſe ſuperficielle des murs.

Il ne me reſte plus qu’à faire remarquer que l’on ajoute au toiſé des murs, la largeur ou l’épaiſſeur avec la hauteur de toutes les faces en retour d’équerre ou de biais, ſoit pour les angles des bâtimens, ſoit pour les ouvertures des portes, fenêtres & œils-de-bœufs, ſoit pour les linteaux, renfoncemens pour les cheminées & tous autres objets que l’on peut faire en conſtruisant un bâtiment. En voici la raiſon : les ouvriers pour pratiquer tous ces ouvrages minutieux dans leurs murs, ſont obligés à beaucoup de ſoin & de peine pour poſer une ou pluſieurs têtes du moule & autres outils, afin de parvenir à les bien arrêter & fixer ; & je puis dire, avec vérité, que cette addition de toiſé peut à peine les dédommager de la perte conſidérable de tems qu’ils y emploient ; je puis ajouter auſſi, que ces foibles augmentations ſont peu conſéquentes à l’égard de la totalité de la dépenſe d’une maiſon ; c’eſt ce que je prouverai au moyen d’autres détails que je crois néceſſaire à donner au public qui ſeront accompagnés d’un devis fait ſur les plans d’un bâtiment en piſé ; je termine donc cet article par obſerver que ſoit pour l’intérêt des maîtres de maiſons, ſoit pour celui des entrepreneurs & ouvriers, qui ſans doute s’empreſſeront de faire exécuter & d’apprendre l’art du piſé, on ne doit point changer les règles que je viens de décrire, étant d’ailleurs de la plus grande équité de les ſuivre.

Estimations du prix que peut coûter le pisé dans chaque pays.

Dans celui où la journée des manœuvres vaut 30 ſ. & celles des compagnons maçons 45, la toiſe quarrée d’un mur de piſé (toujours entendu d’un pied & demi d’épaiſſeur) reviendra à l’entrepreneur ſans la fourniture de ſes outils à 
 3 l. 15 ſ.
Dans celui où cette journée coûte 25 ſ. pour les premiers & 40 pour les ſeconds 
 3 l.1 5 ſ.
Dans celui où ces journées valent 20 ſ. pour les manœuvres & 35 pour les maçons 
 2 l. 15 ſ.
Dans celui où elles ne coûtent plus que 15 ſ. pour les journaliers & 30 ſ. pour les compagnons, la même toiſe quarrée ne reviendra qu’à 
 2 l.1 5 ſ.
Enfin dans les pays ou dans le canton où la journée des manœuvres ne vaut que 12 ſ. & celle des maçons 24, le piſé ne coûtera plus la toiſe quarrée que 
 1 l. 16 ſ.

Sur quoi j’obſerverai qu’il faut ajouter à chacun de ces prix le bénéfice de l’entrepreneur, qui doit d’ailleurs répondre de ſon ouvrage & ſupporter de petites pertes qui arrivent toujours aux bâtimens, malgré les plus grandes précautions ; il faut encore ajouter à ce prix les planches de liaiſon que j’ai ci-devant indiquées ; enfin ces prix donnés ſont ſous la condition que les ouvriers prendront la terre pour faire le piſé à 50 ou 60 pieds de diſtance de leur moule.

Une choſe bien remarquable dans ce genre de conſtruction ſe découvre dans la manière de le toiſer : on ſe reſſouvient que j’ai dit qu’un mur de maçonnerie augmente de valeur lorſqu’il devient plus épais ; mais le piſé ne ſuit cette gradation de plus haut prix qu’après une forte épaiſſeur telle que celle de 18 pouces qui eſt la plus uſitée, & qui eſt ſuffiſante à preſque toutes les conſtructions, ſur-tout aux murs de clôture ; ce qui eſt bien conſolant & avantageux à tous ceux qui ont à bâtir : ainſi ces prix que je viens de donner s’appliquent tous à l’épaiſſeur de 18 pouces, tandis que la maçonnerie ſur cette dimenſion les augmenteroit de moitié ; avantage inoui qu’a encore le précieux art du piſé ſur elle.

Preuve.

Un mur en maçonnerie d’un pied d’épaiſſeur coûtera la toiſe quarrée 12 l.

Un mur de piſé de la même épaiſſeur vaudra ſuivant le prix moyen des cinq eſtimations ci-deſſus 2 l. 13 ſ. & y ajoutant les planches de liaiſon, on peut compter ſur 3 l. la toiſe quarrée.

Un mur en maçonnerie de 18 pouces d’épaiſſeur produira moitié plus de toiſes, ce qui porte chacune d’elles à 18 l., le même mur en piſé auſſi de 18 pouces d’épaiſſeur ne ſera pas toiſé plus que s’il n’avoit qu’un pied de gros, par conſéquent ſon prix reſtera le même à 3 l. par toiſe.

Il réſulte de cette différence que la toiſe quarrée d’un mur de piſé d’un pied & demi d’épaiſſeur coûte ſix fois moins qu’en maçonnerie faite en mortier de chaux & ſable, de manière que ſi une maiſon en pierres coûtoit ſix mille francs à bâtir, on épargneroit en conſtruiſant la même maiſon en piſé, cinq mille livres ; mais les pauvres habitans de la campagne, pour épargner le mortier, ſur-tout ceux des villages où l’on trouve des pierres, font conſtruire leurs chaumières avec un mortier ſans chaux ; & par cette économie forcée, ils conſtruiſent des murs qui ne leur dépenſent que l’extraction de la pierre, la voiture, ou le tranſport, (ſi elle ſe trouve dans leur champ), les échafaudages & la main d’œuvre.

Évaluons cette mauvaiſe construction.

Pour extraire d’une carrière la pierre néceſſaire pour un mur de 18 pouces d’épaiſſeur, il en coûtera environ 
 2 l.
Pour la voiturer, environ 
 2 l.
Pour la main d’œuvre du mortier, du tranſport des pierres, échafaudages & de la confection d’un mur de 18 pouces d’épaiſſeur 
 2 l.

Total de la dépenſe de cette conſtruction par toiſe 
 6 l.

La toiſe quarrée d’un mur en pierre, fait ſans chaux ni ſable, ſurpaſſera donc de moitié la valeur d’une ſemblable fait en piſé ; mais, comme je l’ai obſervé, ces bâtiſſes en pierres faites avec un mortier de boue ne peuvent ſouffrir de comparaiſon avec celle du piſé ; il n’eſt abſolument que la bonne maçonnerie en mortier de chaux qui puiſſe ſervir de parallèle au piſé : ainſi, outre que cette vicieuſe conſtruction nuit à l’état d’un peuple éclairé & individuellement aux poſſeſſeurs, elle coûte beaucoup plus que le piſé, partant elle doit être rejetée.

A l’égard de la comparaiſon que je pourrois faire du piſé avec les pans de bois, lattes & torchis, dont quantité du peuple françois font uſage, ſur-tout au nord du royaume, je ne peux mieux la faire ſentir qu’en m’appuyant d’un mémoire & de ſon rapport fait par la ſociété royale d’agriculture en octobre 1790.

« Le torchis n’eſt capable tout au plus que de faire de mauvaiſes clôtures en comparaiſon du piſé dont la conſtruction peut réſiſter à tout, être employée utilement à toute eſpèce de bâtiſſes, & joindre l’économie aux formes de l’architecture.

J’ai bien vu (c’eſt l’auteur du mémoire qui parle) dans les provinces de Champagne, de Picardie, de Normandie & autres, quelques mauvais murs de jardin conſtruits en ce genre ; mais il faut leur donner une baſe du double de leur épaiſſeur au ſommet : ces murs n’ont ordinairement que 5 à 6 pieds de hauteur ; il ſeroit impoſſible de leur faire ſupporter aucune charge, ils éboulent d’eux-mêmes en peu de tems malgré les ſoins des propriétaires, un hiver humide les détruit ſans reſſource.

En ce qui concerne le torchis des bâtimens, il faut preſque toujours pour le ſoutenir une charpente : je vais avoir l’honneur de vous donner, MM. une idée de la conſtruction en torchis, telle qu’il s’emploie dans les différentes provinces où on en fait uſage ; je vous détaillerai enſuite une partie des inconvéniens qui réſultent de cette conſtruction vicieuſe & onéreuſe, & je finirai par dire deux mots ſur le piſé pour établir la comparaiſon.

Pour conſtruire une maiſon en torchis, il faut d’abord faire la carcaſſe d’une charpente dont les montans ont 3 à 4 pouces d’équariſſage ſur 7, 8 à 9 pieds de long ; ces montans ſont entretenus perpendiculairement avec des tenons par le haut & par le bas, qui entrent dans des mortaiſes percées dans des traverſes de 7 à 8 pouces de groſſeur, & le tout eſt ſoutenu de diſtance en diſtance par des jambes de force qui croiſent les montans diagonalement ; ſi on conſtruit pluſieurs étages, la même opération ſe répète, & la ſolive tranſverſale qui les ſépare, eſt percée également de mortaiſes pour recevoir les montans du premier étage ; tous ces montans, jambages ou membrures ſont diſtans de 12 & même de 15 pouces les uns des autres : cette charpente ainſi enjambée eſt arrêtée par de petites chevilles formant l’échelle, & ces dernières ne ſont ajuſtées qu’au moyen d’une coche que l’ouvrier torcheux fait à chaque montant : cet ouvrage achevé, on fait le torchis avec de la terre franche (toute autre terre ne vaut rien, elle ne tiendroit pas.) Lorſque les ouvriers l’ont pétrie en boue très-claire, ils y répandent une quantité de paille d’avoine ou de foin, ſuffiſante pour lier le tout enſemble, en la pétriſſant de nouveau avec les pieds : deux ouvriers enſuite ſe placent des deux côtés de la cloiſon, & poſent le torchis en l’entrelaçant dans les traverſes, l’alongent & l’étendent du haut en bas avec les mains. Malgré les précautions qu’on pourroit exiger des ouvriers, il y a toujours infiniment de vides, & toutes les parties en ſont chambrées en tout ſens : après cette opération, & lorſque la ſuperficie eſt à moitié ſèche, on recouvre le torchis avec un autre mortier qui ſe fait de terre franche, de chaux & de balles d’avoine. Ce mortier s’applique avec la truelle, & ſert à recouvrir la ſurface du torchis juſqu’à l’épaiſſeur des montans.

Voilà la manière de conſtruire en torchis : il s’agit maintenant de démontrer les inconvéniens qui en ſont inſéparables.

D’abord la dépenſe indiſpenſable de la charpente s’élève ſeule plus haut que le prix d’une maiſon de pareille forme conſtruite en piſé, ſuivant le procédé de M. Cointeraux, & fait une conſommation conſidérable de l’objet auquel nous devons d’autant plus d’attention, que nous regrettons tous les jours de voir nos forêts ſe dépeupler & ſe tarir au point de nous en faire redouter la pénurie.

Le torchis, laiſſant toujours des vides dans ſon application, & contenant par ſa fabrication beaucoup de paille, occaſionne le ſéjour habituel des rats & des ſouris, des puces & des punaiſes, dont les maiſons de ce genre ſont infectées.

Le torchis, à la deſſication ſe reſſerrant, ſe ſépare des pans de bois, & laiſſe par-là circuler un air dangereux qui occaſionne de fréquentes fluxions, des maux d’yeux, des maladies de toutes ſortes, aux gens qui habitent ces maiſons.

Le bois, à ſon tour, en ſéchant, laiſſe échapper les petites traverſes, & j’ai fréquemment vu des maſſes de torchis tomber d’entre les deux montans qui le contenoient, conſéquemment point de sûreté dans ſa maiſon ; car on juge facilement d’après cela que rien n’eſt plus aiſé que la démolition ſans bruit d’une maſſe de torchis, qui ayant 12 à 15 pouces de large entre les montans, laiſſe une plaie ſuffiſante pour le paſſage d’un malveillant qui voudroit s’introduire.

Les réparations ſont continuelles, les bois ſe pourriſſent rapidement, la deſſication, étant très-longue par une terre pétrie ou baignée d’eau, fait qu’il eſt toujours dangereux d’habiter ces maiſons trop tôt ; la fermentation produite par la chaux & la balle qui entre dans la compoſition du mortier de revêtement, laiſſe long-tems une odeur fétide & dangereuſe.

Les pluies & les brouillards imbibent les parties de paille ou de balle qui reſſortent peu après la conſtruction, paſſent entre les montans & le torchis qui ſe déjoignent, & renouvellent fréquemment une fraîcheur funeſte dans ces cloiſons.

Si ces maiſons ſont conſtruites depuis un certain tems, elles deviennent très-périlleuſes, parce qu’elles ſont ſujettes à s’écrouler ſans avertir, les bois étant tous pris à mortaiſes & tenons, & le torchis entretenant toujours, comme je l’ai dit, l’humidité, s’échauffent, ſe pourriſſent intérieurement & s’échappent, quoique la charpente préſente une ſurface ſaine.

Les incendies ſont terribles, & le feu ſe communique avec tant de rapidité, que ces maiſons ſont dévorées par les flammes avant qu’on puiſſe ſouvent y porter le moindre ſecours : les bois une fois enflammés, le torchis s’allume, & brûle comme de la tourbe, ce qui fait que les incendies ſont d’autant plus dangereux que le feu ſe concentre : & lorſque l’on croit être parvenu à l’éteindre, rien n’eſt plus ordinaire que de le voir reprendre avec plus de vigueur par le torchis farci de paille ou de foin dans lequel il couvoit.

Je ne m’étendrai pas ſur une infinité d’autres inconvéniens, ni ſur la lenteur & le prix exceſſif de ces ſortes de conſtructions ; l’expoſé ci-deſſus ſuffira pour établir la comparaiſon que je me ſuis propoſée.

Le piſé ſe conſtruit avec toutes ſortes de terres indifféremment, pourvu qu’il n’y ait pas trop de ſable : on n’emploie dans ſa conſtruction ni bois, ni chaux, ni paille, ni foin : la manière de piſer comprime la terre, lui donne une adhérence étonnante, fait une ſeule maſſe, ne laiſſe circuler aucun air, ne donne aſyle à aucun inſecte, ne communique aucune odeur, peut être habité à l’inſtant que les ouvriers en ſortent, ſans qu’on ait à craindre, ni humidité, ni vapeurs dangereuſes : il eſt d’une grande économie, d’une ſalubrité précieuſe, d’une ſolidité à toute épreuve & ſur-tout à l’abri du feu ; c’eſt une vérité conſtante, confirmée par le fait, comme il eſt confirmé que le torchis eſt une conſtruction vicieuſe en tous les points.

J’ai cru devoir, Meſſieurs, vous faire ces obſervations pour appuyer de nouveau la ſupériorité du piſé ſur tout autre genre de conſtructions économiques : le piſé eſt depuis long-tems employé dans quelques cantons du royaume ; il eſt ignoré dans beaucoup d’autres ; c’eſt à vous, Meſſieurs, qu’il appartient de le propager, de faire ceſſer cette ignorance qui a abſorbé une prodigieuſe quantité de bois dans les pays même où il eſt fort rare, pour conſtruire à grands frais en charpente & en torchis de frêles & inſalubres habitations qu’il eſt tems de remplacer par le piſé dont M. Cointeraux ſait tirer un ſi bon parti pour en conſtruire des maiſons qui réuniſſent tout à-la-fois l’élégance, la ſolidité, la ſalubrité & une économie précieuſe : vous avez loué ſa méthode, vous en avez donné une analyſe qui fait honneur à la ſociété & à l’auteur ; il me reſte à former des vœux pour la voir employer dans toutes les campagnes de cet empire.


Extrait du rapport.

La ſociété nous a nommés, M. de Charoſt & moi, pour lui rendre compte du mémoire de M. Cautru de la Montagne, intitulé : Avantages du pisé sur le torchis, démontrés par comparaison.

Les caractères de l’une & de l’autre de ces conſtructions ont été ſi bien déterminés ; les avantages du piſé ſur les torchis, tellement démontrés ; les inconvéniens, les imperfections & les dangers de celui-ci rendus ſi évidens par le mémoire de M. Cautru de la Montagne, que nous ne pourrions que répéter ce qu’il en a dit.

Pour détruire les préjugés, nous engageons M. Cointeraux de faire imprimer dans ſon Traité ſur l’Architecture rurale le Mémoire de M. Cautru de la Montagne. Au Louvre, en octobre 1790. Signé de Bethune Charost & Boncerf.

Je certifie cet extrait conforme à l’original & au jugement de la ſociété. A Paris, octobre 1790.

Signé Broussonet, ſecrétaire perpétuel. »


Je dois ajouter à ces authenticités que les boulangers des faubourgs de Lyon préfèrent, pour mettre leurs farines, les greniers bâtis en piſé, parce qu’ils ont l’expérience que les rats & la vermine ne peuvent s’introduire dans ces murs maſſifs ; tandis que les autres conſtructions leur fourniſſent, par d’innombrables joints, les moyens de ſe cacher, de s’y retirer & d’y nicher.

Mais rien au monde n’eſt meilleur marché que le piſé ; c’eſt bien l’article de toutes les dépenſes d’un bâtiment & de tous ceux qui compoſent les devis, qui eſt le moins cher. Qu’on imagine la plus chétive conſtruction que l’eſprit humain puiſſe faire, par exemple, une cloiſon faite avec des planches brutes, même des échalas : eh bien ! la toiſe de ces meſquines conſtructions coûtera plus qu’une toiſe de piſé. Non, rien n’eſt meilleur marché que la cage d’une maiſon en piſé ; & c’eſt avec cet élément précieux (la terre ſeule) qu’on bâtit de gros murs dont la toiſe n’égale pas en valeur la moindre ſéparation ; c’eſt donc avec ce genre ſimple de bâtir qu’on loge ſainement l’humanité, qu’on lui procure des commodités par des diviſions d’appartemens fort peu diſpendieuſes, qu’on la met en sûreté par de bonnes clôtures, qu’on peut multiplier les ſéparations des animaux domeſtiques, enfin qu’on peut faire tout ce que l’on veut à bien peu de frais.

Le piſé qui exclut tous les matériaux ; le piſé, avec lequel on peut bâtir en tous lieux & par tout pays, encore une fois, eſt un préſent que Dieu a fait à tous les peuples : ſi l’agriculture eſt la baſe de toutes les ſciences, le piſé eſt auſſi le premier de tous les arts ; mais quelques artiſtes ont penſé que ſon économie leur eſt préjudiciable, ce qui n’eſt pas. L’agriculture nuit-elle aux ſavans, aux artiſans de tous les métiers, aux fabriques, au commerce ? non ſans doute, de même le piſé ne nuira pas aux architectes & entrepreneurs : la richeſſe des bâtimens reſtera pour les villes, & leur ſimplicité pour les campagnes ; les fabriques ſe multiplieront par le piſé, & le commerce fleurira.

Que ceux qui s’écartent des vieux uſages ſont à plaindre ! que mes concitoyens vantent le bien que mes différens & nouveaux procédés peuvent leur procurer, je n’aurai pas le chagrin de voir retarder le fruit que doit produire ce cours d’architecture : j’attends leur ſecours & celui des autres nations, qui m’aideront à compléter cet ouvrage en multipliant leurs ſouſcriptions.

Des enduits.

Les enduits ſur le piſé ſe font avec du mortier compoſé de chaux & ſable, ou ſeulement avec du plâtre : on peut auſſi les faire avec un autre mortier de chaux, argile, bourre ou poils, qu’on nomme le blanc-en-bourre.

A l’égard du mortier fait avec la chaux & le ſable, on uſe dans preſque toute la France, pour le fabriquer, d’un procédé très-nuiſible : l’outil de bois dont on ſe ſert ne broie pas ou ne corroie pas la chaux avec le ſable ; il ne fait que la pétrir, tout de même que le boulanger détrempe de la farine avec de l’eau, & la remue pour en faire la pâte : dans un baſſin, ce mauvais outil eſt traîné par les ouvriers pour amalgamer la chaux avec le ſable, & il ne parvient à bien faire ce mélange qu’en y ajoutant beaucoup d’eau, c’eſt-à-dire, en noyant la chaux, ce qui lui ſort toute ſon aptitude à s’incorporer avec le ſable, & qu’elle auroit, ſi on la corroyoit & ſi on ne la délayoit pas.

Cet outil m’a toujours étonné par ſa ſingulière conſtruction ; c’eſt un petit morceau de bois qui reſſemble à un moignon qui tient à un grand manche : on l’appelle improprement rabot, du mot latin rutrum dont ſe ſont ſervis Vitruve & Pline ; je lui conſerverai ce nom uſité, & je lui en ajouterai un autre plus ſignificatif, qui ſera celui de broyon.

Le rabot ou broyon dont j’ai fait & ferai toute ma vie uſage pour broyer le mortier, doit être conſtruit comme les figures 1 & 2, 3 & 4, deſſinées dans la planche XI. Voy. à la fin du préſent cahier.

La figure première repréſente le broyon vu par côté ; la deuxième, vu en face : cet outil n’eſt autre choſe qu’une grande pelle de fer. Voy. la fig. troiſième faite ſur la même échelle, & on recourbe cette pelle, comme on le voit auſſi dans la fig. quatrième.

Pour faire faire cet outil à un forgeur, on lui dira qu’il doit donner à la longueur de la pelle 24 pouces ; à ſa largeur par le haut 9 pouces & celle du bas 2 pouces, puis il arrondira la partie inférieure. Pour plus d’éclairciſſement, on fera forger cette pelle telle qu’elle eſt deſſinée & cotée dans la planche XI, fig. 2 ; & comme ces deſſins ainſi que tous ceux que j’ai donnés & donnerai, ſeront bien réguliers & les échelles juſtes, chacun peut ſe ſervir d’un compas pour prendre les meſures ſur mes planches, lorſqu’il ne ſaiſira pas bien le diſcours.

Après avoir ainſi forgé cette pelle droite ou à plat, le forgeur la recourbera au tiers de ſa hauteur, ainſi que le repréſente la fig. 4.

On introduit comme aux pelles ordinaires un manche dans ſa douille, mais ce manche doit être plus long & avoir environ 6 pieds de longueur, que les ouvriers ſavent bien diminuer lorſque cela eſt néceſſaire. Comme cet outil ſe démancheroit en le traînant, le forgeron perce deux petits troux à ſa douille, dans leſquels on paſſe un ou deux cloux, qui maintiennent le manche de bois avec l’outil, de manière qu’ils ne peuvent plus ſe ſéparer.

Voyons maintenant comment il faut se servir de ce broyon pour faire le mortier.

Les manœuvres maçons commencent par prendre de la chaux chacun avec une pelle dans le baſſin ou la foſſe où ils l’ont fuſée ou éteinte, & ils l’apportent ſur une place nette bien balayée : après y avoir dépoſé 4 à 5 pelletées de chaux, ils y jettent deſſus le double des pelletées de ſable ; c’eſt à cet inſtant que les broyeurs ſe mettent à travailler. Je dois dire en paſſant, qu’il faut autant de broyeurs que de manœuvres ; ordinairement pour les gros ouvrages on met trois broyeurs & trois manœuvres ; mais pour les petits un broyeur & un manœuvre ſuffiſent. Je dois dire auſſi que ce métier eſt pénible, & que lorſque les manœuvres travaillent, les broyeurs ſe repoſent & réciproquement les manœuvres ; ceux-ci ayant donc apporté ſur la place deſtinée à faire le mortier la chaux & le ſable néceſſaires ſe ſont repoſés, & les broyeurs ont commencé à les corroyer en gliſſant par-deſſus chacun leur rabot, & alongeant en même tems les bras & le corps, puis en les retirant avec le broyon ; c’eſt donc un mouvement continuel de ſe baiſſer & de ſe relever tenant l’outil incliné, ainſi qu’on l’apperçoit dans les figures 1 & 2, planche XII : mais il ne faut pas croire que les broyeurs puiſſent retirer leur rabot, s’ils ne donnent pas un tour de main ; pour y parvenir, ils ſont obligés en le retirant, de le faire tourner par côté pour laiſſer échapper le mortier qu’ils entraîneroient contr’eux, autrement ils en ſeroient trop fatigués : par cette adreſſe, ils ramènent facilement le rabot à eux ; c’eſt alors qu’ils le ſoulèvent un peu & le retournent appuyer ſur le tas de chaux & de ſable toujours en gliſſant, alongeant les bras & le corps, puis ſe relevant droit & faiſant ce mouvement ſans ceſſe, juſqu’à ce que les broyons aient bien corroyé la chaux & le ſable & les aient bien preſſés contre le ſol.

Après cette opération, les broyeurs deviennent à leur tour ſpectateurs du travail, & les manœuvres relevent avec leurs pelles le mortier étendu ſur la place en tas : lorſqu’ils l’ont mis autant qu’ils ont pu en forme pyramidale, les broyeurs à leur tour recommencent à corroyer, ainſi de ſuite. Lorſque les ouvriers s’apperçoivent que la chaux domine, ils y jettent de tems en tems pluſieurs pelletées de ſable, qui ſont de nouveau broyées avec la chaux juſqu’à ce que le mortier ſoit fait au degré qu’on le deſire ; c’eſt ce degré que j’indiquerai bientôt. Après que cette partie de mortier eſt aſſez corroyée & broyée, les manœuvres la jettent avec leurs pelles dans un coin de la place nette ou balayée, & retournent à la foſſe prendre d’autres pelletées de chaux, ſur leſquelles ils jettent du ſable ; les broyeurs enſuite font cette ſeconde broyée de mortier, puis une troiſième, même une quatrième, ſelon la conſommation plus ou moins grande qu’en font les maçons qui l’emploient.

Voilà la bonne manière de faire le mortier ; toute perſonne ſans intérêt & ſenſée en conviendra : elle verra dans cette pratique un outil de fer recourbé qu’un homme appuie avec les deux mains pour broyer & corroyer parfaitement la chaux avec le ſable. Voy. la plan. XII. Car quel eſt le but que l’on a lorſqu’on veut faire du mortier, ſi ce n’eſt de lier intimement la chaux avec les petits graviers ? cela eſt vrai, puiſque le ſable n’eſt autre choſe que la réunion d’une multitude de petits graviers, chacun d’eux ayant des pores ou cavités, ne s’attachera à la chaux qu’autant qu’un frottement dur & continuel fera entrer le liquide de cette chaux dans ces petites cavités & troux imperceptibles ; ainſi pour un gros travail, tel que celui du mortier, aucun outil ne peut mieux faire cette preſſion, & occaſionner la liaiſon intime de ces deux matières, que le rabot ou broyon de fer que je propoſe.

Si les bonnes méthodes ne ſe ſont pas propagées, c’eſt bien la faute des entrepreneurs & maîtres-maçons & non celles des ouvriers qu’ils emploient ; ces derniers parcourant la France, auroient pu faire changer les vieux uſages, ſi on les eût voulu écouter : mais pour gagner de l’argent, ils ſont forcés de ſuivre les routines des maîtres qui les paient. A Lyon, les maçons broient le mortier comme je viens de le décrire : à Paris, les mêmes maçons qui, au lieu de retourner à Lyon, viennent par caprice d’autres années travailler dans cette capitale, pétriſſent le mortier avec le moignon de bois que j’ai ci-devant décrit : s’ils veulent ſe ſervir du procédé qu’ils connoiſſent pour le meilleur, leurs nouveaux maîtres s’y oppoſent ; leurs ouvriers voient l’erreur, ſouffrent en étant forcés de ſe taire : je ſuis donc fort heureux de pouvoir deſſiller les yeux de mes compatriotes ſur de pareilles fautes, & je dois m’attendre de leur part à quelque reconnoiſſance.

Le degré où la juſte proportion du mortier eſt relative à l’emploi qu’on en veut faire, on diſtingue deux qualités de mortier, l’un gras, l’autre maigre ; le premier ſert pour bâtir, le dernier pour les enduits : les ouvriers appellent donc mortier gras, celui qui ayant une plus grande proportion de chaux, comme un tiers, ſur deux autres parties de ſable, ſert à la liaiſon des pierres, ſoit pour murs, ſoit pour voûtes ; l’autre qu’ils nomment mortier maigre, conſiſte à y ajouter plus des deux tiers de ſable : celui-ci eſt donc utile aux enduits, mais non pas aux premières couches ; car elles doivent être faites avec le mortier gras, ſeulement pour la dernière couche, par la raiſon que le mortier maigre empêche toutes les fentes & crevaſſes qui arriveroient ſans l’abondance du ſable ſur la couche ſupérieure des enduits.

Les enduits ſur les murs de piſé ſont bien différens de ceux que l’on fait ſur les murs de pierres ; en outre, il faut prendre le tems favorable pour appliquer les enduits ſur le piſé.

Si une maiſon de terre a été commencée en février & parachevée en avril, elle peut être enduite dans l’automne, c’eſt-à-dire, cinq à ſix mois après ſa conſtruction ; d’où il réſulte que ſi elle a été faite & parachevée, à la touſſaints (tems où ceſſent ordinairement les travaux de la maçonnerie) elle peut recevoir l’enduit au printems ſuivant ; c’eſt une règle générale qui peut s’adopter dans tous les pays du monde ſelon leur température : par exemple, en Amérique, il eſt des tems pluvieux & ſecs ; dans ces contrées, on peut faire la bâtiſſe en piſé avant les pluies qui ſont des eſpèces d’hiver, & après on ne craint rien de les revêtir d’un enduit ; ainſi de tous les autres climats, ſoit de l’Europe, de l’Aſie & de l’Afrique.

La théorie de ces enduits ſe tire de l’humidité néceſſaire à la formation du piſé ; c’eſt pour laiſſer évaporer cette humidité qu’il faut laiſſer les maiſons de terre nues, ou ſans enduit, ainſi expoſées à l’air libre pendant la durée d’un été ou d’un hiver ; mais qu’on ne croie pas que ce ſoit, ni la sèchereſſe ni le froid qui pompe l’humidité d’un mur de terre qui a 15, 18 juſqu’à 24 pouces d’épaiſſeur ; ce n’eſt que l’air & principalement celui du nord ; ainſi, ſoit l’été, ſoit l’hiver, la biſe (ou le vent du nord) eſt aſſez fort en France pour ſécher le corps d’un mur de piſé dans tout ſon intérieur : ſi malheureuſement on faiſoit poſer l’enduit avant que la totalité de l’humide fût enlevée, on devroit s’attendre que les murs, en ſuintant pour rejeter tôt ou tard l’humidité, pouſſeroient l’enduit, & en le détachant de leur ſurface, le feroient éclater partie par partie, & le feroient tomber.

On voit qu’il eſt de la plus grande conſéquence de donner aux murs de piſé tout le tems de ſécher avant que d’y faire poſer l’enduit ; mais il eſt des années où cette deſſication ſe fait plus promptement que dans une autre ; c’eſt celle où le vent du nord a été le plus conſtant. Cette remarque, que chacun peut faire, réglera le tems qu’il faut attendre pour faire poſer l’enduit, & obligera les perſonnes prudentes, ſur-tout lorſqu’une année a été fort pluvieuſe, à laiſſer écouler un été avec un hiver pour obtenir une parfaite deſſication, & faire revêtir en toute ſureté d’un enduit les bâtimens de piſé.

Lorſqu’enfin on s’en eſt aſſuré par un bon diſcernement, on procède à cet enduit de la manière ſuivante.

Premièrement on fait piquer à la pointe du marteau, ou par le tranchant d’une hachette, les murs de terre ; il ne faut pas craindre de détruire la belle ſurface que leur a laiſſée le moule : tous les coups de pointe ou de tranchant doivent être rapprochés le plus qu’il ſera poſſible, & l’ouvrier doit les donner de haut en bas, afin qu’il reſte dans chaque trou un petit repos ou enfoncement dans la partie inférieure, lequel repos retient & ſupporte l’enduit.

Pour ce travail, les maçons ſont obligés de faire un petit échafaud, & qui eſt fort ſimple. Dans les troux qu’ont laiſſés les clefs du moule (voy. ces troux dans les pl. V, VI, VII, VIII & X du prem. cahier) les ouvriers y gliſſent des bouts de chevrons ou de perches, qui ſortent ſuffiſamment en dehors pour ſupporter des planches. Tout cet échafaudage eſt fait dans deux à trois minutes. C’eſt après avoir piqué le haut de la maiſon ſur ce ſimple échafaud, que les maçons prennent un balai dont les brins ſoient roides (à cet effet, on préfère les vieux balais de la maiſon) qu’ils le paſſent fortement ſur la ſurface du mur piqué pour en chaſſer tous les grumeaux & toute la pouſſière. Après avoir ainſi préparé le mur, ils poſent l’enduit ; mais, avant que d’indiquer cette manœuvre, il eſt néceſſaire de dire qu’il y a pour le piſé deux eſpèces d’enduits : le crépiſſage ou le ruſtiquage & l’enduit propre ; le crépi ſe fait tout ſimplement en prenant une pellée de mortier, & le délayant avec de l’eau dans un baquet, après qu’on y a ajouté une truellée de chaux pure : lorſque ce crépi a été rendu auſſi clair qu’une purée de pois ou de lentilles, on l’emploie.

L’enduit n’eſt autre choſe que le mortier maigre dont j’ai ci-devant parlé ; les manœuvres le broient dans la place nette près de la foſſe à chaux, & delà ils le portent aux maçons ſur l’échafaud où ils ſont.

Telle eſt la confection fort ſimple de ces enduits ; voyons à préſent la manière de les appliquer ſur les murs de terre.

Pour le crépiſſage, il ne faut qu’un maçon avec un manœuvre qui le ſert : le maçon ſur l’échafaud aſperge de l’eau avec un pinceau la partie du mur qu’il a piquée, balayée & bien préparée ; enſuite trempe dans le baquet où eſt le crépi un petit balai ou petite poignée fait de joncs, de buis ou d’autres brins ; après quoi il jette avec ſon balai ce mortier délayé contre le mur, lorſqu’il a recouvert avec autant d’égalité qu’il a pu toute la ſurface qui eſt à ſa portée ; il deſcend l’échafaud plus bas, & bouche les troux ſupérieurs des clefs du moule avec des pierres, plâtras ou autres débris ; il fait la même opération pour cette ſeconde échafaudée, redeſcend, lorſqu’elle eſt finie de ruſtiquer, encore plus bas ſon échafaud, ainſi de ſuite juſqu’au bas de la maiſon.

Cette aſperſion ou ce crépiſſage, fait avec tant de facilité & d’économie, eſt cependant, le croira-t-on ? le meilleur enduit que l’on peut faire ſur le piſé & ſur toutes autres conſtructions : c’eſt avec cet enduit qu’on conſerve long-tems les bâtimens ; il n’eſt pas beau, mais il eſt à portée des gens peu aiſés ; il ſemble que tout ce qui concourt à compléter l’art du piſé eſt par la divine providence dans les choſes les plus naturelles, les pratiques les plus communes & les plus ſimples.

L’enduit s’emploie différemment : il faut deux maçons & deux manœuvres ; les deux maçons ſont ſur l’échafaud ; un des manœuvres broie le mortier maigre, & l’autre le porte avec l’eau néceſſaire, en un mot ſert les maçons de toutes les petites choſes dont ils ont beſoin à chaque inſtant. Un des maçons tient de la main droite ſa truelle & de l’autre un pinceau, avec lequel il commence d’arroſer d’eau le mur piqué & balayé ; enſuite il applique quelques truellées de mortier qu’il étend avec la même truelle autant qu’il peut ; cela fait, il rejette d’autres truellées & les étend encore ; il continue ainſi ſon ouvrage.

Le ſecond maçon, muni auſſi d’un pinceau de la main gauche, & de la droite d’un petit outil que je vais bientôt décrire, aſperge d’eau le mortier étendu par ſon camarade, & frotte la partie qu’il a mouillée avec ſon épervier.

Il faut ſavoir que les ouvriers ont appelé épervier, cet outil qui ne conſiſte que dans une petite planche ou un carreau de bois de 6 pouces en quarré & de 8 à 10 lignes d’épaiſſeur, voy. plan. XI, fig. 5, cet outil vu par deſſus ; fig. 6, le même outil vu par profil ; fig. 7, encore cet outil deſſiné en perſpective, enfin la poignée fig. 8, où le maçon paſſe les quatre doigts de la main dans la poignée, & le pouce qui reſte dehors ſert à le tenir ferme.

C’eſt donc avec cet épervier que le ſecond ouvrier polit l’enduit ; ſon bras droit le plus loin du mur, & ſa tête qui en eſt fort près, lui donnent par cette poſition la facilité de viſer de l’œil gauche les boſſes que fait le mortier, & lui indiquent de les repaſſer en y frottant plus fort, de manière qu’il peut rendre la ſuperficie de l’enduit fort unie & fort droite.

Le lecteur reconnoît l’ordre de cet ouvrage : le premier maçon étend l’enduit & s’avance inſenſiblement, le ſecond polit & le ſuit, un manœuvre broie le mortier, l’autre le porte & ſert à toutes choſes ; c’eſt par cette pratique de perfection, je peux le dire, que l’on fait les enduits les plus unis, les plus beaux & les plus économiques.

Le croira-t-on ? jamais je n’ai pu faire adopter cet excellent procédé aux maîtres maçons de Grenoble dans un édifice que j’ai fait conſtruire pour la communauté des Jacobins de Grenoble, & qui eſt élevé en pierre de taille depuis les fondemens juſqu’au toit ; car je n’ai pas fait ſeulement des maiſons de terre ou de piſé ; j’avois donné l’ordre aux ouvriers de ſe ſervir de l’épervier ; mais dès l’inſtant que j’avois quitté mon bâtiment, les maîtres maçons leur faiſoient reprendre de mauvais linges ou chiffons de toile avec leſquels ils frottoient les enduits : ce mauvais uſage eſt la cauſe que tous les murs de cette ville & des environs préſentent des ondes bien déſagréables à l’œil ; on les apperçoit encore mieux lorſque les rayons du ſoleil frappent les maiſons, ce qui forme ſur les façades une multiplicité d’ombres qui ſemblent de loin qu’elles ſoient brutes.

A meſure qu’on fait l’enduit partie par partie, on peut le faire blanchir par les maçons avec de la chaux tout ſimplement, ce qui eſt encore fort économique, puiſqu’il épargne les blancs de troye, ceruſe & autres : à cet effet, on délaie de la chaux dans un baquet avec de l’eau fort claire, & le manœuvre en prend dans un pot qu’il porte aux maçons qui paſſent ce blanc avec un pinceau ; ſi cette couleur ainſi que d’autres tiennent ſur l’enduit, & ne s’en vont jamais, quoiqu’elles ne ſoient employées qu’avec l’eau pure, ſans colle ni huile, il faut l’attribuer à la précaution que l’on a de le poſer ſur l’enduit tout fraîchement fait, lequel en ſéchant incorpore avec lui ces couleurs, ce qui fait qu’elles durent autant que ce même enduit.

On reconnoît que la chaux entre dans tous les ouvrages ; elle ſert à bâtir, elle ſert aux enduits, elle ſert à blanchir, & nous allons faire voir, dans l’article des peintures, qu’il entre de la chaux dans toutes les autres couleurs : les entrepreneurs, maîtres maçons & les propriétaires ne ſauroient trop s’en approviſionner ; mais la raiſon la plus forte de faire long-tems d’avance cet approviſionnement, & dont le lecteur ne ſe doute pas, ſe trouve dans des défectuoſités qui arrivent aux enduits ſans cette précaution. Si on a le malheur de faire enduire une maiſon avec de la chaux qui ne ſoit pas anciennement éteinte, on eſt aſſuré que cet enduit formera une infinité de petites crevaſſes qui ſont ſi déſagréables, qu’on ſe voit enfin forcé à refaire à neuf cet ouvrage. Voici comment cela arrive : l’eau qui a fuſé la chaux dans une foſſe, ne diſſout pas entièrement tous les grains que contient la pierre à chaux : ce n’eſt qu’après un laps de tems que ces grains éclatent ; il eſt d’ailleurs conſtant que le four à chaux ne cuit pas parfaitement les pierres ; ces grains, que je veux dire, n’ont pas acquis aſſez de cuiſſon pour être fuſés dans la foſſe en même tems que les groſſes pierres ; mais ils ont été aſſez cuits pour éclater dans le tems qu’on s’y attend le moins, & poſitivement ils éclatent ou pétillent par l’humidité de l’enduit ; il eſt à propos de mettre au jour ce qui m’eſt arrivé.

Un maître maçon de mes parens, avoit été chargé de refaire les enduits de la grande ſalle d’un couvent de religieuſes ; il m’ordonna de faire faire d’avance le mortier ſuivant ſon uſage ; après trois mois, nous le fîmes employer à l’enduit des murs de cette ſalle : malgré notre vigilance, les religieuſes ſe plaignirent, nous fumes appelés, & nous reconnumes que notre enduit étoit tout-à-fait défiguré par millions d’éclats qu’avoient fait partir, en fuſant dans cet enduit, les petits grains de chaux non fuſés, lorſque nous avions employé ce mortier.

Le même inconvénient vient encore de m’arriver dans mon École d’architecture rurale, ſituée aux Champs-élyſées à Paris ; j’ai voulu me dépêcher d’enduire quelques parties de mon mur de clôture pour montrer au public la manière que l’on fait les enduits & les peintures ſur le piſé ; la chaux que j’ai éteinte étant trop nouvelle, a fait pouſſer ſur mon enduit mille éclats qui l’ont gâté avec la peinture. J’ai employé la même chaux à enduire & peindre mon modèle de maiſon, fait & voûté en piſé ; mais cette chaux étant plus vieille, n’a aucunement endommagé, ni ce dernier enduit, ni la peinture que j’y ai miſe deſſus. Voilà donc la preuve de ce que je viens de dire, & qui doit engager à faire éteindre de la chaux long-tems d’avance ; & je ne doute pas, d’après ces exemples, que les entrepreneurs & maîtres maçons ſoigneux dans leurs ouvrages, n’aient conſtamment dans leurs chantiers de la chaux éteinte, qui leur ſervira dans tant d’occaſions & leur fera honneur à ces travaux.

Je reviens au procédé de mon parent ; ſa méthode étoit bonne, mais elle n’étoit pas encore parfaite. Il faiſoit éteindre de la chaux dans un baſſin ſur le ſol fait avec une ceinture de ſable, & faiſoit relever en tas le mortier, qu’il laiſſoit ainſi expoſé à l’air ; mais j’ai reconnu depuis, que l’air, ne pouvant pénétrer l’intérieur de ce monceau de mortier, laiſſoit les particules de la chaux non fuſées dans le même état qu’elles étoient ſorties du baſſin, & que ces particules pénétrées enſuite par l’humidité de l’enduit, ſe fuſoient après ſa confection ; en pétillant, elles formoient ces crevaſſes nombreuſes, qui détruiſent la beauté de l’enduit avec celle des couleurs qu’on paſſe deſſus. J’ai cru pour le bien de mes lecteurs, devoir entrer dans ce long détail ; ils verront par la ſuite que je les ai bien ſervis.

Il réſulte de cette théorie, fruit de mes obſervations & de ma longue expérience, qu’il faut faire fondre la chaux dans une foſſe pour s’en ſervir une année après aux enduits & blanchiſſages ; & je conſeille à tous propriétaires que le premier jour qu’ils feront creuſer les fondemens d’une maiſon, ils faſſent auſſi fuſer à part de la chaux dans une foſſe ſéparée ou dans des tonneaux, à laquelle chaux ils ne toucheront pas, quelque beſoin que l’on en ait ; s’ils ſont ſévères à exécuter ce parti, & qu’ils n’écoutent point les maçons qui toujours, ſous différens prétextes, emploient la chaux de garde, parce qu’il leur manquera dans certain jour d’autre chaux, je peux leur répondre qu’ils y gagneront amplement, ſoit parce qu’ils pourront faire des enduits excellens ainſi que des peintures, ſoit parce que ces enduits bien faits prolongent la durée du piſé, ſoit parce que ces revêtiſſemens dérobent à tous les yeux des maiſons qui ne ſont faites qu’avec la terre, ſoit enfin pour ne pas refaire deux fois les enduits, lorſque des défectuoſités inſupportables y obligent.

L’enduit à plâtre ſe fait auſſi ſur le piſé, en piquant les murs & les aſpergeant de l’eau : la préparation du plâtre étant connue de tout le monde, puiſqu’il ne s’agit que de le gâcher dans des auges, je n’en traiterai pas longuement : j’obſerverai ſeulement que l’on plante quelques vieux cloux de loin en loin ſur les murs de piſé, comme de quatre en quatre pouces de diſtance, & qu’on a auſſi la précaution d’en placer de plus près ſous toutes les moulures qui forment les encadremens des panneaux ou pilaſtres, à l’effet d’y retenir le plus qu’il eſt poſſible l’enduit & les moulures de plâtre, qui ne ſe lient pas avec le piſé auſſi bien que le fait le mortier de chaux & de ſable.

Il eſt dangereux de revêtir en plâtre les murs extérieurs de piſé, parce que le plâtre craint la gelée ; d’ailleurs il n’eſt pas aiſé d’y peindre comme ſur les enduits en mortier, qui réſiſtent à toutes les intempéries ; ainſi on doit conſerver le plâtre pour l’intérieur des appartemens : cependant, lorſque le plâtre eſt cher, c’eſt une raiſon de plus de ſe ſervir du mortier, & on ne peut ni ne doit employer le plâtre dans tous les cas que pour décorer quelques pièces de maîtres, tels que les ſallons & ſalles à manger.

Paſſons maintenant à la peinture, & laiſſons les enduits de blanc en bourre, qui ne ſont utiles que dans les pays où le ſable manque ou n’a pas la qualité requiſe : ceux qui s’en ſervent, ſavent bien l’employer. Tout ce que l’on peut leur dire, eſt qu’ils peuvent en faire uſage ſur les murs de piſé, en prenant les mêmes précautions que pour les enduits en plâtre, piquer les murs de terre, les arroſer, placer quelques vieux cloux ſur-tout ſous les moulures, enſuite y étendre leur blanc en bourre.

Des peintures sur le pisé.

La peinture la plus belle & la plus économique eſt la peinture à freſque ; c’eſt celle que l’on préfère pour décorer les maiſons de piſé ſur-tout leur frontiſpice. Elle n’eſt guère en uſage dans les pays qui abondent en plâtre, ou qui manquent de bonne qualité de chaux & de ſable. Cette peinture étoit la favorite des plus habiles peintres : Rome fournit encore d’excellens modèles pour nous engager à reprendre ce beau genre de peinture.

Lorſqu’on veut peindre à freſque ſur le piſé, on doit ſe précautionner d’un peintre, & le joindre aux maçons : ceux-ci étendent l’enduit comme je l’ai indiqué, & mettent toute leur attention à le bien dreſſer pour recevoir la peinture ; c’eſt-ici où l’outil appelé épervier eſt grandement utile pour rendre l’enduit auſſi droit qu’une table de marbre.

Dès que les maçons ont fait une partie d’enduit, ils ceſſent l’ouvrage pour donner le tems au peintre de la peindre : car, s’ils travailloient de ſuite, le peintre ne pouvant aller auſſi vîte qu’eux, l’enduit ſécheroit & les couleurs ne pourroient plus s’y incorporer. Il eſt d’une néceſſité abſolue que le travail des maçons ſoit ſubordonné à celui du peintre : j’ai vu auſſi ce dernier peindre pendant le tems que les ouvriers alloient prendre leurs repas, & lorſqu’à ſon tour, il s’abſentoit, il marquoit avant de s’en aller aux maçons les meſures de la place qu’ils devoient enduire, prévoyant la peinture qu’il pouvoit faire dans la journée : toutes ces précautions ſont donc faites pour prévenir la deſſication trop prompte de l’enduit, & pour gagner le tems propice pour appliquer les couleurs ſur ſa fraîcheur.

Je n’indiquerai pas ici le grand art de la peinture à freſque ; mais je peux toujours indiquer aux propriétaires des moyens de faire faire des peintures ordinaires.

Pour faire les fonds de la couleur qu’on veut donner à une maiſon de campagne, il faut délayer dans un tonneau une ſuffiſante quantité de la chaux que l’on aura eu ſoin de faire éteindre long-tems d’avance ; il faut auſſi délayer dans un baquet, ou un grand pot, de l’ocre jaune, rouge, ou autre couleur, le tout avec de l’eau très-claire ; après quoi, on verſera un peu de la couleur dans le tonneau, & on remuera la chaux & la couleur avec un bâton en la tournant & retournant à contre-ſens : on prendra enſuite un pinceau que l’on trempera dans le tonneau, & on eſſaiera la couleur faite ſur une planche ou contre un mur ; ſi elle paroît trop foncée ou trop tendre, on ajoutera ou de la chaux ou de la même couleur du pot : on répétera pluſieurs fois ces eſſais, & par là on arrivera au ton de couleur qu’on voudra donner au fond de la maiſon : voilà la teinte faite, il ne s’agira plus que des angles & des encadremens des portes & fenêtres pour les diſtinguer du fond.

Si le fond eſt d’un jaune ou d’un rouge pâle, on peut mettre les angles & les encadremens en blanc ou en bleu : ſi le fond étoit gris, on peut les peindre en jaune ou en rouge foncé : c’en eſt aſſez ; on trouvera bien ce qui eſt convenable, lorſque les eſſais ſont ſi faciles & ſi peu diſpendieux.

Les maçons ſont aſſez adroits pour peindre des maiſons comme la façade qui eſt deſſinée ſur la planche V, fig. 2, du premier cahier. Mais, lorſque les propriétaires & les entrepreneurs voudront faire peindre une maiſon décorée comme celle qui eſt repréſentée ſur la couverture de ce livre, ils appelleront un peintre qui ſache faire toutes ſortes de deſſins.

Je dois prévenir qu’il eſt poſſible de peindre ſur les bâtimens en piſé de ſuperbes colonnades, des niches avec les ſtatues dedans & toutes ſortes d’ornemens : je dois avertir auſſi que l’on peut faire ſur les murs de clôture en piſé, à l’extrémité des allées de jardin, les plus belles perſpectives, les plus charmans payſages, & y peindre toutes ſortes de figures humaines & d’animaux. J’avois une fois un excellent peintre qui m’avoit peint ſur une maiſon de terre une fauſſe croiſée ; il y avoit placé une figure qui ſembloit lire dans la chambre, & il paroiſſoit que cette figure ſe trouvoit derrière les vitres, tant étoit bien peint cette compoſition.

Ces peintures à freſque, encore une fois, ſont plus vives, plus brillantes que toutes les autres peintures ; parce que la colle, ni l’huile, qui en ſont ſupprimées, n’en altèrent point les couleurs.

On eſt ſurpris de leur effet : on peut ſe procurer cette jouiſſance à bien peu de frais.

Les perſonnes qui habitent la campagne ont bien de quoi ſe récréer ; elles peuvent s’eſſayer de peindre elles-mêmes, & leur premier eſſai leur fera connoître qu’elles ſont peintres ſans le ſavoir : à cet effet, un propriétaire peut faire venir un maçon & lui faire poſer environ une toiſe d’enduit ; après avoir acheté de petits pinceaux & quelques ſols d’ocre, il s’amuſera à peindre, & s’apprendra à filer en tenant de la main gauche une règle mince & pliante d’environ trois pieds de longueur & de l’autre le pinceau qu’il fera ſuivre le long de la règle.

On voit que cela n’eſt point difficile, & que l’on peut commencer à faire quelques panneaux & autres ſujets comme l’on imaginera ou copiera d’après quelques deſſins : ne voilà-t-il pas un vrai objet de récréation que chacun peut ſe procurer dans ſa retraite ? je me propoſe d’en indiquer bien d’autres dans le cours de ce traité, ſi mes ſouſcripteurs engagent les perſonnes éclairées en leurs intérêts à multiplier le nombre des ſouſcriptions.

Eh ! vous, jeunes élèves, voilà le bon moyen d’étudier l’architecture & d’en reſſentir les effets en vous exerçant dans la peinture à freſque ; mais ne croyez pas acquérir toutes les connoiſſances qui vous ſont néceſſaires, ſi vous ne vous adonnez de bonne heure à l’agriculture ; ce premier des arts vous eſt auſſi intéreſſant à connoître que tous les autres que l’on a tant vantés ; ſuivez, ſuivez les cours d’agriculture, répandez-vous dans la campagne pour y voir travailler ; c’eſt la ſeule voie pour devenir architecte utile ; j’en ai fait & fais chaque jour l’expérience en aſſiſtant régulièrement aux ſéances de la ſociété royale d’agriculture.
  1. Histoire du Monde de C. Pline II, imprimée à Genève en 1625, tome I, livre 7, chapitre 56.
  2. Même Histoire, tome 2, livre 35, chap. 14.
  3. Ce citoyen zélé, en 1772, avoit fait un petit ouvrage dont l’édition est épuisée ; si M. Goiffon eût pratiqué le pisé, son traité auroit été complet, et seroit cause que cet art se seroit répandu, ce qui auroit épargné les plus grandes pertes aux habitans des villages qui bâtissent tout en bois.
  4. Journal de Physique de cet auteur.
  5. Pourquoi ne ſe ſerviroit-on pas des terres tourbeuſes pour bâtir des murs lorſqu’on en manque d’autres ? Cette nature de terre ſe prête, comme l’on ſait, à former des corps ou petites maſſes que l’on moule & dont les mottes ſervent de combuſtibles ; pour ajouter à leur denſité médiocre & ſortir leur grande inflammabilité, on doit faire le mélange ci-deſſus indiqué.
  6. Le piſé ne ſouffre point, comme le torchis, aucun des végétaux, ni animaux ; dans celui-ci on met, pour faire criſper la terre pétrie contre les pans de bois & leurs lattes, de la paille ou du foin hachés, du poil, de la bourre ou de la laine ; au contraire les ouvriers piſeurs ont la plus grande attention dans leur travail de choiſir la moindre paille, & la plus petite racine qui ſe ſeroient introduites par mégarde dans la terre & de la jetter dehors : en un mot le piſé eſt eſſence minérale imitant la pierre, & tient à la vraie conſtruction ; par conſéquent tout ce qui peut ſe fuſer ou ſe pourrir doit en être exclu.