ÉMILE VERHAEREN (Gourmont)

Promenades Littéraires
Mercure de France (p. 216-227).

ÉMILE VERHAEREN


La poésie de M. Verhaeren manque d’intimité. Elle est toute objective. On dirait qu’il a mis en vers, en beaux vers âpres et un peu fous, des traités de sociologie qu’il n’a pas osé écrire. Les Campagnes hallucinées : étude sur la condition présente, morale et matérielle, des paysans flamands ; les Villes tentaculaires : étude, parallèle à la première, de la vie dans une grande ville moderne. Les deux œuvres se relient par cette idée, qui ne sera réprouvée par aucun économiste : les campagnes se dépeuplent au profit des villes. Dans le langage grandiose et poétiquement imprécis de M. Verhaeren, cela se dit : les campagnes hallucinées sont happées et dévorées par les villes tentaculaires.

Le thème est ancien. Virgile le connaissait et en a même esquissé le développement. Mais Virgile aimait les paysages et les mœurs champêtres de sa patrie. M. Verhaeren les déteste. Il hait les paysans superstitieux, les plaines fiévreuses où ils vivent, la monotonie des routes plates, le soleil gris de cette Flandre ensevelie dans les brumes. Il hait également la ville, qui lui apparaît comme un enfer où des damnés ivres de mauvais alcool se livrent dans les rues sales à de bestiales joies.

Et ayant dit tout son dégoût, il lève les yeux vers l’avenir, vers les temps où les villes peut-être lâcheront leurs proies, où les campagnes se repeupleront d’êtres sains et doux, comme jadis, où

L’esprit des campagnes était l’esprit de Dieu.


Ce mysticisme socialiste date de dix ans. Cela fait bien des années, et je ne crois pas ni qu’il trouve maintenant beaucoup d’adhérents, ni qu’il traduise très fidèlement les idées présentes de M. Verhaeren. Il vient cependant de faire réimprimer ces deux poèmes[1], et nous pouvons les juger librement.

Le volume contient de belles choses, surtout dans la seconde partie ; l’ensemble n’est pas séduisant. L’effort est considérable ; mais il demande au lecteur ingénu une application excessive. Cela tient à deux causes : l’objectivité constante et l’imprécision du langage. « On croit avoir présent devant soi, disait Gœthe, ce que je décris dans mes poésies ; j’ai dû cette qualité à l’habitude prise par mes yeux de regarder les objets avec attention, ce qui m’a donné aussi beaucoup de connaissances précieuses. » Le contraire exactement se dirait volontiers des poésies de M. Verhaeren. À aucun moment il ne réussit à nous mettre sous les yeux le tableau précis de ses visions. Tout le dessin reste noyé dans un vague magnifiquement brumeux, avec, çà et là, quelques rais de lumière rougeâtre, clair de lune dans le brouillard ou incendie lointain. L’œil de l’Allemand Gœthe était latin ; l’œil du Flamand Verhaeren est allemand.

Quelles sont ces campagnes dont il nous décrit la tristesse fiévreuse et les hontes blêmes ? Où s’étendent-elles dans la réalité ? Nulle part. C’est le poète qui est halluciné. Il n’a pas considéré les champs et les paysans avec patience ; il ne les a pas interrogés avec douceur ; il est entré violemment dans l’âme de la nature et dans celle des hommes et il n’y a vu que ce qui était en lui-même : une colère de prophète contre la laideur de la nature et la méchanceté des hommes. Il monte sur le toit de sa maison et il invective l’horizon. Rien ne trouve grâce devant lui ; rien n’éveille sa sympathie : on croit entendre Ézéchiel.

Pour peindre les mœurs des grandes villes modernes, il emploie le même procédé. Quel tableau nous fait-il du paisible Bruxelles ! Tout lui est matière à étonnement. Quoi ! des chemins de fer, des tramways, des usines, des bars, des bazars, des filles dans les rues ! Quelles abominations ! Et il peint, à grands coups d’un pinceau trempé alternativement dans le noir et dans le rouge, ce tableau de décadence !

La sorte d’objectivité que je trouve en M. Verhaeren n’est pas celle que l’on a coutume d’observer. Elle ne consiste pas à faire abstraction de ses propres idées devant un spectacle réel et à le décrire avec exactitude, à la manière, par exemple, de M. Huysmans. M. Verhaeren procède à une opération préalable ; il envoie en avant ses sentiments, ses idées, il les mêle intimement aux choses qu’il va décrire : et c’est ce mélange qui forme le tableau singulier et énigmatique qu’il transpose dans ses vers. Ce qu’il voit, il le voit volontairement. Il n’accepte aucune surprise. Il est fermé à toute impression qui n’entrerait pas dans son plan. C’est de la poésie sociologique.

Comme ce système, après tout, est celui de la Légende des Siècles, on l’accepterait, s’il arrivait, entre les mains de M. Verhaeren, à créer des spectacles aussi visibles et aussi émouvants que ceux qu’a voulus Victor Hugo. Sa langue, très hardie, mais très imprécise, lui défend d’arriver à la netteté. Elle abonde en périphrases qui donnent vraiment un renouveau d’actualité au mot fameux : « Du Delille flamboyant » :

Des clartés rouges
Qui bougent,
Sur des poteaux et des grands mâts,
Même à midi brûlent encore
Comme des œufs monstrueux d’or…

Quel est le mot de la charade ? Globe électrique ? Bec de gaz ? Il faudrait des notes. Et puis, est-ce la peine d’écrire « en vers libres » pour faire rimer rouge et bougent, comme les plus indigents parnassiens ? Ces deux rimes reviennent à plusieurs reprises dans le volume (pp. 10, 113, 163). Il y a pire, en fait de périphrases. Voici un exemple : qui « vend de la lumière en des boîtes d’un sou ». Ici l’énigme est « lumineuse » : il s’agit de boîtes d’allumettes ; mais que ces procédés de langage sont donc enfantins ! Dites donc, tout bonnement, abandonnant ces rhétoriques surannées, si vous avez besoin de dire cela : « Un aveugle, sous un bec de gaz, vendait des boîtes d’allumettes d’un sou », et cela serait beaucoup plus évocatoire que toutes ces métaphores qui sont borgnes d’un œil et de l’autre lancent des feux de diamants faux.

Je n’insisterai pas sur toutes sortes d’expressions défectueuses telles que : par à travers, par au-dessus ; ni sur des provincialismes comme une draine, pueil(?). Cela n’est pas agréable, mais cela peut se corriger.

Telles sont, très sommairement exposées, les faiblesses de la poésie de M. Verhaeren. Il faudrait beaucoup plus de pages pour essayer d’en cataloguer les beautés. Ce poète incertain a des parties du grand poète. Même dans ce volume, qui n’est pas de ses meilleurs, il y a des poèmes superbes. M. Verhaeren, qui est un forgeron verbal souvent inhabile, n’en est pas moins un forgeron puissant, le plus puissant peut-être que nous ayons eu depuis Victor Hugo. Quel dommage qu’il n’ait pas vécu à Paris depuis sa vingtième année ! Tous les futurs poètes, tous les futurs écrivains de langue française, devraient venir à Paris, dès qu’ils sentent la vocation. Ainsi faisaient les Romains : ils venaient à Rome.

C’est à sa naissance, à son éducation, à sa culture, que M. Verhaeren doit les défauts qui nous choquent ; ils ne lui sont pas personnels, et c’est pourquoi ils ne diminuent que fort peu l’admiration qui est due à son génie tumultueux.

Pour apprécier justement M. Verhaeren, il faut renoncer à le considérer du point de vue français, à le comparer avec les poètes de notre race et de notre tradition. Remettons-le dans son milieu, et qu’il ne soit plus pour nous qu’un poète flamand qui se sert, pour traduire ses émotions flamandes, de la langue française.

Nous voilà, du même coup, devenus indulgents pour beaucoup d’erreurs qui froissaient notre sensibilité. Il ne sera plus question ni de mauvais goût, ni de naïveté, ni d’obscurité : ces défauts vont peut-être devenir, chez ce Flamand, les conditions même de son originalité. Il sera intéressant de trouver dans M. Verhaeren une sorte de poésie dont précisément serait incapable un poète venu de la Lorraine ou de la Normandie.

Ce qui semble caractériser l’esprit flamand, c’est un mélange singulier de mysticisme et de sensualité, de douceur et de fougue, de révolte et de soumission. Mais on dirait cela très bien de la population parisienne du moyen âge. Précisément, les Flandres sont demeurées en partie soumises à l’esprit du moyen âge. Elles veulent à la fois la liberté sociale et la soumission religieuse. Elles font alterner les fêtes catholiques et les fêtes populaires. C’est un pays où l’on est dévot et gourmand, rêveur et sensuel, avare et dépensier, violent et doux.

M. Verhaeren a l’air de l’homme le plus doux, le plus timide. Et il est cela, vraiment, au fond comme au dehors de lui-même. Mais, dès qu’il écrit, sa douceur éclate et fulmine. On dirait un de ces enfants peureux qui font un grand bruit, dans leur chambre solitaire, pour ne pas entendre les terribles murmures du silence. On dirait aussi, et la comparaison sera plus juste, un de ces moines paisibles et muets, obéissants et purs, qui, dès qu’ils pensaient au monde, à ses vices, à ses offenses envers Dieu, se répandaient en imprécations. M. Verhaeren, comme un mystique du XIVe siècle, entre volontiers dans de « saintes colères ». La crise passée, il redevient le sage rêveur ou le doux contemplateur.

De tels hommes sont nécessairement des croyants. Ils ont la foi, ou, du moins, ils ont une foi. Ce qui les fait sortir de leur silence, c’est le désir de contribuer à réaliser un idéal. Ils n’invectivent la vie que parce qu’ils la voient mauvaise, injuste, oppressive. Jadis ils en appelaient à Dieu, maintenant ils en appellent à l’avenir. C’est sur cette terre que leur idéal, croient-ils, régnera un jour. Les hommes ne seront pas toujours grossiers et méchants. Ils auront honte de l’avoir été ; ils baisseront la tête sous les outrages des poètes et des prophètes ; ensuite, ils n’auront plus les uns pour les autres que des sourires et des complaisances.

Les révolutionnaires mystiques sont des hommes de bon cœur et des hommes d’ordre. Seulement leur impatience se traduit trop souvent par de vilains cris et par des actes très laids, M. Verhaeren a dompté ses cris et les a pliés au rythme du vers français ; cela fait une belle musique, un peu violente, même un peu sauvage, mais d’une noble allure, d’un large mouvement.

Reprenons son dernier volume, les Villes Tentaculaires ; nous y trouverons de superbes formules d’espérance, de confiance dans l’avenir :

Et qu’importent les maux et les heures démentes,
Et les cuves de vice où la cité fermente,
Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles,
Surgit un nouveau Christ, en lumière sculpté,
Qui soulève vers lui l’humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.


On comprend très bien que cette pièce ardente et convaincue aille au cœur de ceux qui croient au bonheur futur de l’humanité. Ils trouvent là leur rêve exprimé en beaux vers qui entrent facilement dans la mémoire. Quelle distance entre cette poésie et la vulgaire « poésie sociale » que l’on essaya de fabriquer pour le peuple !

C’est le même esprit, cependant, le même souci d’exalter les humbles, de les poser en créatures de l’avenir. Mais la beauté du vers fait oublier ce que cette conception a de puéril, et en même temps de dangereux. On lit dans ce poème, intitulé l’Âme de la Ville :

Ô les siècles et les siècles sur cette ville !
Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge.
Il est fumant dans la pensée et la sueur
Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs
Et la ville l’entend monter du fond des gorges
De ceux qui le portent en eux
Et le veulent crier et sangloter aux cieux.


Oui, sans doute, cette poésie manque d’intimité, et on n’emportera pas les livres de M. Verhaeren pour les lire à la campagne parmi les premiers lilas fleuris. Elle ne consolera nulle âme blessée de ses douleurs secrètes. Cependant elle peut donner aux jeunes gens épris de rêves sociaux la sensation que leurs idées ont trouvé un prophète.

Pour moi, je récite plus volontiers l’admirable sonnet de Baudelaire,

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille…



mais les vers de M. Verhaeren n’en répondent pas moins très certainement à certains besoins intellectuels. Ils sont venus à l’heure où ils pouvaient être aimés et compris : il y a une beauté évidente dans cet accord entre un poète et une partie de la jeunesse.

Or, qui pouvait écrire une telle poésie ?

Il fallait un Verhaeren, un homme des Flandres, un rêveur doux et violent, un croyant.

C’est bien ce que l’on appelle l’originalité : réaliser ce que nul autre ne pourrait réaliser. Ceux donc qui appellent M. Verhaeren un grand poète, ne se trompent guère, Il a, du moins, de la grandeur. Il est lui-même. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il faut l’admirer, et c’est ce que je fais, en m’excusant de n’avoir donné de mon sentiment que des motifs un peu sommaires.

1904.



  1. Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées. Paris, Société du « Mercure de France », 1 vol. in-18, 1904.