Calmann Levy ; Nelson (p. 5-22).
II  ►

ÈVE VICTORIEUSE


Soyez comme l’oiseau, posé pour un instant

Sur des rameaux trop frêles, Qui sent plier la branche et qui chante pourtant,

Sachant qu’il a des ailes.
Victor Hugo.


Il n’est guère de femme du monde, en Amérique, qui n’ait un dada artistique ou une spécialité d’élégance. Les unes recherchent les bronzes, les ivoires ; les autres, les tapisseries, les étoffes anciennes. Celle-ci est renommée pour son service de table ou pour son argenterie, celle-là pour ses bijoux ou ses dentelles. Presque toutes sont des collectionneuses passionnées, qui, sans remords, viennent dépouiller le Vieux Monde de ses reliques. Le Nouveau, grâce à elles, voit son trésor d’art s’accroître avec une rapidité prodigieuse, et le vil dollar se transforme en objets rares et précieux.

Hélène Ronald, la femme d’un des futurs grands hommes des États-Unis, était considérée comme une autorité en matière de décoration et d’arrangements intérieurs. Elle se flattait elle-même de pouvoir, au besoin, refaire une fortune en mettant son goût au service des nouveaux riches.

Sa maison de New-York était située dans cette partie de la Cinquième avenue où sont les résidences des plus notables millionnaires. Elle donnait sur le Parc Central et avait la vue de ses pelouses veloutées, de ses arbres superbes. A côté des palais Gould et Vanderbilt, elle paraissait petite et assez modeste, mais elle n’en était pas moins une merveille de goût et de confort. Hélène y travaillait sans cesse, la retouchant comme une œuvre d’art, enlevant ici un meuble, là un tableau ou un bibelot. Et elle la montrait avec orgueil, de la cuisine au grenier. La pièce dont elle tirait surtout vanité était son cabinet de toilette. Elle avait mis tout son génie féminin dans ce décor intime. D’aucuns l’eussent voulu plus sobre et plus simple ; un artiste pourtant l’eût trouvé délicieux. Les murs, entre les hautes glaces, étaient tendus de brocart gris bleu à reflets irisés, et le parquet recouvert d’un de ces tapis Morris qui sèment comme des fleurs vivantes sous les pieds. Sur les panneaux des meubles, d’un bois blanc, poli et chaud comme l’ivoire, étaient incrustés des salamandres, des oiseaux exotiques, des papillons diaprés, dont les couleurs s’harmonisaient avec les soies jaunes, bleues, roses, des sièges, des coussins et des rideaux. Sur ce fond, d’une tonalité très douce, se détachaient des aquarelles de maîtres, la garniture de vieux Dresde qui ornait la cheminée, des baguiers, des coupes anciennes, des vases de formes curieuses, enfin la large table, surmontée d’un miroir, où les ustensiles de toilette en or, en argent, en écaille blonde, parsemaient avec ordre un merveilleux dessus en vieux point de Venise.

Un Européen, transporté subitement au seuil de ce sanctuaire, n’eût pas manqué, d’abord, de se croire chez une grande demi-mondaine parisienne ; mais, pour peu qu’il eût été doué de ce sixième sens qui pénètre les gens et les choses à la manière des rayons Rœntgen, il eût vite reconnu, malgré cette recherche et ce raffinement suspects, l’atmosphère saine de la femme honnête. Et madame Ronald était bien la figure qu’un coloriste eût placée dans ce cadre ultra-moderne. Il fallait là son corps élégant, toujours délicieusement déshabillé ou habillé, ses cheveux chatoyants, nuancés de divers tons d’or, sa blancheur mate, ses grands yeux bruns qui promenaient autour d’elle une caresse inconsciente, ses belles lèvres bien dessinées, dont le sourire découvrait des dents parfaites. Il fallait là cette tête qui donnait une impression de « blondeur » et de lumière, ce visage de charmeuse ennobli par un air d’intelligence et de supériorité.

Un soir, vers la fin de mars, Hélène s’habillait pour l’Opéra. Vêtue d’une robe d’un jaune très doux, dont le décolleté laissait voir toute la perfection de ses épaules, elle était assise devant son miroir. Pendant qu’elle refrisait avec soin, elle-même, quelques mèches folles, une seconde figure se refléta dans la glace, celle d’un homme de haute taille, aux cheveux noirs, aux yeux bleus.

— Ah ! Henri ! — s’écria la jeune femme sans interrompre sa frisure ; — vous êtes en retard, il me semble.

— Oui, j’ai eu un après-midi très chargé. Les époux échangèrent une poignée de main et un regard affectueux, puis le nouveau venu se jeta dans un fauteuil à bascule, qui avait l’air d’être sa propriété, et qui se trouvait placé auprès de la table de toilette, mais à contrejour.

— Eh bien, ma chérie, vous êtes-vous amusée aujourd’hui ? demanda-t-il avec une expression de grande bonté.

— Assez. Le déjeuner de madame Barclay a été très brillant, très gai… un succès…

— Vous avez dit beaucoup de mal des hommes ?

— Nous n’en avons pas parlé.

— C’est pire ! fit M. Ronald en souriant.

— Nous avons discuté une foule de questions intéressantes… Des Européennes ne sauraient imaginer comme c’est agréable, un déjeuner de femmes.

— Elles n’ont pas encore appris à se passer de nous.

— Tant pis pour elles ! répliqua Hélène avec une expression qui tempérait l’impertinence de sa réponse.

— Nous avons eu une belle séance d’ouverture, à notre congrès.

— Ah !

— Rauk, de Boston, a prononcé un discours remarquable. Il a passé en revue les découvertes de la chimie moderne et fait pressentir celles de l’avenir ; il a retracé le rôle et la mission des hommes de science. Je n’ai jamais rien entendu de plus magistral.

Hélène avait tranquillement suivi le fil de ses pensées.

— Imaginez, dit-elle, que madame Barclay, à son déjeuner, inaugurait un service en cristal de Bohême taillé sur ses propres dessins, une nappe et des serviettes brodées à Constantinople par des femmes syriennes.

— C’était joli ?

— Oui, original, byzantin… un peu trop riche.

— Vous savez que je dois parler, au congrès, la semaine prochaine, — fit M. Ronald revenant de son côté à ce qui l’intéressait. — Je me propose de dire leur fait aux philosophes et aux littérateurs.

— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ?

— A moi, personnellement, rien ; mais leur ignorance m’exaspère. Ils ne voient pas que la science est la nature, et la nature la science même. Ils affectent de la mépriser. Ils ont proclamé sa banqueroute. Ils l’accusent d’avoir augmenté la som.me des maux de l’humanité. Ils applaudissent aux échecs des savants, se moquent de leurs tâtonnements, de leurs erreurs. C’est idiot ! Ils devraient plutôt s’associer à leurs travaux, propager leurs découvertes, faire accepter la vérité. Ils rendraient ainsi l’évolution présente moins douloureuse, — car toute évolution est douloureuse !… Ils vont jeter les hauts cris, lorsqu’un de ces jours nous leur prouverons, à ces fameux idéalistes, que l’amour n’est autre chose qu’un fluide comme la lumière, comme l’électricité.

Hélène, tout occupée à bien placer dans ses cheveux de petits peignes d’écaillé ornés de diamants, n’avait prêté qu’une oreille distraite à c-e qui précède. Ces dernières paroles arrivèrent pourtant à son esprit et, de saisissement, son bras demeura en l’air.

— L’amour, un fluide comme la lumière ! — répéta-t-elle avec une petite grimace d’horreur, — vous vous moquez de moi !

— Pas le moins du monde.

— Ah ! ils ont bien raison de détester la science, les poètes ! N’a-t-elle pas déclaré que le baiser est un véhicule de germes infectieux ?… Et maintenant, elle viendrait proclamer que l’amour est un fluide !… Pourquoi pas un microbe, pendant qu’elle y est ?

— Parce que c’est un fluide… un fluide perceptible, enregistrable peut-être, un de ces jours, qui va touchant ici une cellule inactive, là une fibre insoupçonnée, une corde muette, pour produire chez l’individu les effets nécessaires.

— Et le libre arbitre, qu’en faites-vous ?

— Le libre arbitre ! Ils n’ont jamais passé dans nos laboratoires, ceux qui ont l’orgueil d’y croire. Nous sommes les créatures de Dieu entièrement, ses collaborateurs dociles. Nous ne sommes ici-bas que pour travailler à son œuvre, à l’œuvre universelle.

— L’amour, un fluide ! — redit encore Hélène, mal revenue de sa surprise. — En tout cas, j’espère que ce n’est pas vous qui démontrerez cela ! Je ne me soucierais pas d’être la femme de l’homme qui attachera son nom à cette abominable découverte.

— Pourquoi abominable ? Nous commençons à connaître le rôle des infiniment petits. Grâce à l’électricité, nous allons pouvoir étudier ces fluides qui sont nos fils conducteurs et parmi lesquels se trouve l’amour. La vérité est plus belle que la fable. Il y aura pour les dramaturges et les romanciers des effets puissants à en tirer ; c’est la science qui leur ouvrira une source nouvelle, inépuisable, d’émotions et de sentiments… Qu’est-ce qu’ils ont fait pour l’humanité, vos philosophes et vos poètes ? Ils l’ont leurrée d’utopies, bercée de fausses espérances ; ils ont mis un biberon vide à ses lèvres. Et c’était nécessaire, puisque cela a été. Mais le rôle des hommes de science va devenir de plus en plus grand. Ils perfectionneront et embelliront le corps humain, prolongeront la vie. Ils inventeront de nouveaux moyens de locomotion. Grâce à eux, on pourra dire dans quelques siècles : « L’homme est un être qui a marché. » Ils feront plus, eux qu’on accuse d’impiété : ils révéleront le Tai Dieu à l’humanité, et ils l’amèneront purifiée, ennoblie, croyante, au pied de ses autels.

La physionomie d’Hélène eût indiqué clairement à im observateur qu’elle n’avait point suivi son mari dans son ascension intellectuelle, mais qu’elle l’avait lâché en route ; cela lui arrivait souvent, du reste.

— Henri, — fit-elle en polissant avec un fin mouchoir de batiste les pierreries de ses bagues, — j’ai envie de fonder une ligue contre le luxe. C’est une intempérance comme une autre, après tout !

— Vous dites ?

— Que je veux fonder une ligue contre le luxe et mettre la simplicité à la mode.

— Cela ne manquerait pas d’originalité, venant de vous surtout !

— Sérieusement, si une réaction ne se fait pas, nous tomberons en plein dans l’extravagance et le mauvais goût. Pourvu que nous n’y soyons pas déjà ! Cette orgie de richesses commence à m’écœurer. Il me vient parfois l’envie d’habiter un cottage meublé du strict nécessaire, et de n’avoir que du linge uni et des robes de bure.

— Un cottage, du linge uni, des robes de bure !… Ma chère amie, vous m’effrayez : il faut que vous soyez malade pour avoir de semblables fantaisies.

— Moquez— vous, mais en vérité, j’éprouve la fatigue d’une personne qui aurait regardé trop longtemps une surface brillante. J’ai besoin de voir des choses vieilles, douces, laides même, de sortir de cette ronde effrénée que nous menons, pour respirer un peu… Oh ! je suis lasse, lasse à pleurer… L’Europe nous fera du bien, à tous les deux, car vous aussi vous êtes surmené.

— Moi ? pas du tout ! — protesta M. Ronald, — je ne me suis jamais mieux porté.

Puis, arrêtant le balancement de son fauteuil :

— Hélène, — dit-il d’un air embarrassé, presque timide, — il faut que vous me rendiez ma parole. Il m’est absolument impossible de quitter l’Amérique avant quelques mois.

La surprise fit tomber des doigts de la jeune femme la grosse perle qu’elle était sur le point d’attacher à son oreille.

— Quoi ? s’écria-t-elle avec une flambée de colère dans les yeux, — vous voulez que, maintenant, je renonce à mon voyage en Europe ?

— Non, ma chérie, je ne suis pas aussi égoïste que cela. La preuve, c’est qu’en sortant du congrès, je suis allé retenir votre cabine pour le 8 avril, à bord de la Tour aine.

— Oh ! Henri, y pensez-vous ? Nous ne nous sommes jamais séparés depuis neuf ans que nous sommes mariés ! fit la jeune femme avec un joli regard tendre.

— Ce sera dur pour moi qui resterai, mais qu’y faire ? Il y a longtemps que mon préparateur n’a eu de congé. Si je ne le mets pas tout de suite au vert, il va tomber malade. En outre, je suis sur la voie d’une importante découverte, je ne puis interrompre mes travaux… Il y a encore le mariage de Dora. Elle n’a plus de père et je suis obligé de le remplacer en ma qualité de tuteur.

— Le mariage de Dora ! Vous croyez donc qu’elle a l’intention de tenir sa parole ?

— Je l’espère.

— Eh bien, elle travaille justement à la reprendre. Elle veut remettre la petite fête à l’automne et venir avec nous en Europe.

— Ce serait abominable de désappointer Jack pour la seconde fois ! Sa maison et son yacht sont tout prêts.

— Oh ! si je ne me trompe, yacht et maison attendront quelque temps encore leur maîtresse. Vous savez que Dora se vante de n’avoir jamais fait à personne le sacrifice de sa volonté ou d’un plaisir.

— Oui, pour l’égoïsme féminin, elle détient le record !…

— Voyons, Henri, vous ne me laisserez pas aller seule en Europe !

— Vous aurez tante Sophie et votre frère.

— Et vous ne serez pas jaloux ?

— Non, car j’ai une confiance absolue en votre affection et en votre honneur.

— Vous avez bien raison… Mais cela bouleverse tous mes arrangements : je comptais envoyer les domestiques à la campagne et fermer la maison.

— Fermez-la. Il me serait impossible de l’habiter sans vous. Ma mère me donnera l’hospitalité.

— Ah ! je vois que vous avez déjà fait tous vos plans ! dit Hélène un peu piquée.

— Oui, afin que vous n’ayez ni soucis ni regrets.

— Et ce que l’on va me critiquer dans votre famille !… Votre sœur s’élève sans cesse contre les Américaines qui abandonnent leurs maris pour aller s’amuser en Europe.

— Du moment que je le trouve bon, personne n’a rien à dire. Partez en paix, ma chérie.

— Oh ! si je n’avais pas un réel besoin de changement, je remettrais le voyage à l’automne ; mais j’ai les nerfs dans un état !…

— Je m’en suis aperçu ! fit M. Ronald avec un léger sourire.

— Vous ne savez pas, vous autres hommes, ce qu’est la tenue d’une maison dans ce pays de toutes les libertés. Les Européennes s’étonnent de ce que, de temps à autre, nous nous délivrons de nos ménages ! Je voudrais les voir à notre place… Oh ! le luxe de manger des dîners dont on n’a pas discuté le menu, de s’asseoir à table sans avoir à craindre quelque manifestation de mauvaise humeur de son chef ou de sa cuisinière, sous la forme d’un plat manqué !… Et le plaisir d’être servie par ces gentilles filles de chambre en bonnets blancs !… Voilà ce dont nous jouissons le plus en Europe, voilà ce dont j’ai besoin.

— Eh bien, mon amie, allez vous reposer un peu. Faites une grande provision de santé et de gaieté. Achetez de jolies choses, pendant que vous y êtes… Pas de linge uni, pas de robes de bure. Cela ne vous siérait pas du tout.

— Vous croyez ? fit la jeune femme, se regardant dans la glace d’un air sérieux.

— J’en suis sûr. Vous êtes une créature brillante : il vous faut de la soie, des dentelles, des bijoux… Ne songez plus à fonder une ligue contre le luxe. Achetez, entassez ; nos petits-enfants feront la sélection. Nous n’avons pas encore droit à la simplicité et au loisir : nous devons acquérir, travailler, créer. Nous sommes des ancêtres ! ajouta-t-il avec un accent de fierté.

A ce moment, on frappa à la porte et, avant que le mot : « Entrez » fût prononcé, une jeune fille en toilette d’Opéra, une de ces jeunes filles femmes, dont l’Amérique a la spécialité, fit son apparition.

— Dora ! s’écria madame Ronald en se tournant vers la nouvelle venue. — Il n’est pas encore sept heures et demie, j’espère !

— Oh ! je n’en sais rien, — répondit mademoiselle Carroll avec un petit rire nerveux. — Je viens de livrer une grande bataille et de remporter une victoire. Mon mariage est remis à l’automne ; ma mère et moi, nous partons pour l’Europe avec vous tous.

— Là !… que vous disais— je ? fit Hélène en regardant son mari.

— J’aime à croire que vous plaisantez ! dit Henri Ronald devenu subitement sévère.

— Non, mon cher oncle : ma mère a besoin des eaux de Carlsbad ; je ne puis l’y laisser aller seule. Il n’est personne qui ne m’approuverait de vouloir l’accompagner : eh bien, Jack, lui, le trouve mauvais, et j’ai eu grand’peine à lui faire comprendre que mon devoir filial m’obhge encore à retarder son bonheur ! conclut mademoiselle Carroll avec son ironie habituelle.

— C’est indigne, vous n’avez pas plus de parole que de cœur !

Dora se laissa tomber dans un fauteuil :

— Je m’assieds, pour ne pas être renversée par toutes les gentillesses que vous allez me lancer à la tête.

— Jack est d’une faiblesse stupide ! Il n’aurait jamais dû céder à ce nouveau caprice. — Oh ! il n’a pas cédé de bonne grâce, allez ! Nous avons eu une de ces querelles !… J’ai été sur le point de lui jeter sa bague à la figure. Il l’a bien vu, et, plutôt que de risquer de me perdre, il a baissé pavillon et consenti à ce que je voulais. Il aime mieux épouser Dody tard que jamais… Je comprends cela !

— Pas moi.

— Je le regrette pour vous… Alors, j’ai été bien gentille : nous avons fait la paix, et je l’ai amené dans ma voiture. Il est là, au salon, tirant probablement sur sa moustache, dompté, sinon tout à fait calmé.

— Et c’est ainsi que vous autres femmes américaines, vous vous jouez de l’affection et de la dignité de l’homme. Vous vous imaginez, ma parole d’honneur, qu’il a été fabriqué pour vous servir de pantin ! Vous le harassez de vos exigences, vous le torturez par votre coquetterie, et, quand vous en avez fait un imbécile, vous le plantez là et il cherche l’oubli dans l’ivresse.

— Bravo, mon oncle ! fit mademoiselle Carroll, — quel dommage que vous ne soyez pas entré dans les ordres ! Vous auriez sûrement pris place parmi les grands sermonnaires.

Un peu de couleur monta aux joues d’Henri Ronald.

— C’est vrai, reprit-il, vous traitez vos montres avec plus de respect que vous ne traitez ces cerveaux d’hommes créés pour de si hautes besognes et auxquels vous devez tout. Vous les détraquez avec moins de regret que vous ne feriez d’une pièce d’horlogerie. Vous êtes par trop égoïstes, par trop indépendantes ! Croyez-moi, ce n’est pas le droit de vote, ce n’est pas le savoir qui élèveront la femme à notre niveau, mais le dévouement et l’abnégation. Et voulez-vous que je vous dise ? Ce sont ces vertus qui donnent son charme à l’Européenne et qui font sa supériorité.

— Ah bah ! vous croyez ? Si j’en étais sûre, je me mettrais bien vite à les pratiquer.

— Cela vous serait difficile, car vous êtes absolument gâtée par trop de liberté et trop de bonheur. L’automne dernier, vous avez pris le prétexte de votre santé — qui ne laissait rien à désirer — pour remettre votre mariage ; ce printemps, vous trouvez celui de la santé de votre mère. Si vous n’aimez pas assez Jack pour l’épouser, rompez avec lui. Soyez honnête, que diable !

— C’est bien ce que je m’efforce d’être, mon bon oncle. J’aime M. Ascott, je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait plu davantage ; je ne voudrais le céder à aucune femme, mais voilà !… je ne me sens pas tout à fait mûre pour le mariage. Il me faut encore un petit tour en Europe. J’y vais uniquement pour atteindre le degré de perfection nécessaire au bonheur de Jack. Si ce n’est pas de l’amour et de l’honnêteté, cela, je ne m’y connais pas !… Une fiancée retour d’Europe, c’est comme du bordeaux retour des Indes… Plaisanterie à part, je n’aurais jamais pu me résigner à me marier en votre absence ; j’aurais eu l’air trop orpheline.

Hélène se mit à rire.

— Ah ! vous êtes bien bons tous les deux !… Henri vient de m’annoncer qu’il ne peut s’absenter cet été, et une des raisons qu’il me donne pour ne pas m’accompagner est justement votre mariage.

— Quoi ! Henri ne vient plus en Europe ! — s’écria mademoiselle Carroll avec un subit rayonnement, — ah ! tant mieux ! nous allons joliment nous amuser !

— Merci, fit M. Ronald d’un ton sec. — Je vais retrouver Jack, ajout a-t-il en se levant, et lui dire qu’il fera bien de vous accompagner.

Dora sauta sur ses pieds, et, par un bond de chatte, elle arrêta son oncle.

— Non, non, je vous en prie ! dit-elle en le retenant par les revers de son habit. — Ce serait une vengeance mesquine, indigne d’un grand homme comme vous. — Je vous aime tout plein, vous savez, mais vous êtes un peu un empêcheur de danser en rond et je veux jouir de mes derniers mois de liberté. Après cela, je reviendrai me placer dans le brancard du mariage. Vous verrez comme je trotterai droit et sans broncher aux côtés de M. Ascott !

L’image de Dora trottant droit et sans broncher aux côtés de M. Ascott amena un sourire sur les lèvres du savant. Il ne résistait pas mieux qu’un autre aux bouffonneries de sa nièce.

Elle vit qu’il était à demi désarmé et, pour achever sa victoire, elle lui passa son bras droit autour du cou.

— Soyez bien gentil, — dit-elle en l’accompagnant jusqu’à la porte ; — allez pacifier Jack et tâchez de le remettre de bonne humeur. Faites-le pour l’amour de Dody ! — murmura-t-elle, en appliquant sur sa joue un baiser sonore de petite fille. — Et de deux ! — fit-elle en se jetant dans le fauteuil de son oncle. — Ah ! que la vie est dure !

— C’est Jack qui aurait le droit de dire cela, — répondit madame Ronald en souriant, — vous agissez mal avec lui. Je ne crois pas que vous ayez l’intention de l’épouser jamais. — Si, si, je l’épouserai quelque jour, mais que voulez-vous ? le mariage me fait l’effet d’un nœud coulant où je n’ai nulle hâte de passer la tête. Je suis certaine de n’être jamais aussi heureuse que je le suis maintenant. Alors, à quoi bon me presser ?

— Si vous aimiez M. Ascott, vous ne feriez pas tous ces raisonnements.

— Oh ! je n’éprouve certainement pas pour lui cet amour dont il est parlé dans les romans français. Je me demande même s’il existe en réalité. En tout cas, nos hommes sont trop positifs pour l’inspirer, et nous, trop occupées pour le ressentir.

Madame Ronald parut réfléchir.

— Non, dit-elle, je ne crois pas que nous ayons le tempérament des grandes amoureuses.

— Tant mieux ! elles ne font que des sottises… Quant à moi, j’ai pour Jack une affection solide, à durer toute la vie ; mais, depuis deux ans que nous sommes fiancés, nous nous sommes vus presque chaque jour. Je suis trop habituée à lui. Après cinq ou six mois de séparation, il aura l’air plus nouveau et me fera plus d’effet. Les hommes ne savent jamais ce qui est bon pour eux !

— Oh ! Dody ! Dody ! s’écria Hélène en riant, vous ne vous doutez pas de ce que vous dites.

— Si, —si, parfaitement ! Honni soit qui mal y pense !… A propos, je suis joliment étonnée qu’Henri vous envoie seule en Europe. C’est contre les principes de la famille Ronald, cela !

— Oh ! il est si peu égoïste ! Il paraît qu’il est sur le point de faire une grande découverte : si je refusais de le quitter, il m’accompagnerait pour ne pas me priver de ce voyage ; mais je le connais, il aurait tout le temps l’esprit dans son laboratoire et ne jouirait de rien. D’autre part, je suis réellement fatiguée, énervée au dernier point, je me sens devenir tout à fait désagréable. Pour ce mal-là, il n’y a que l’Europe.

— Évidemment ! Toutes les deux, nous nous porterons beaucoup mieux quand nous aurons dépensé quelques miÛiers de dollars en bibelots et en chiffons, visité quelques églises, quelques musées, passé cinq ou six mois dans des appartements d’hôtel plus ou moins laids, plus ou moins confortables… Je compte bien, pourtant, que nous varierons un peu le programme. D’abord, nous emporterons nos bicyclettes pour faire des excursions à droite et à gauche ; puis votre frère nous conduira dans les petits théâtres, au café-concert, au Moulin-Rouge, chez Loiset ! Toutes nos amies y sont allées. Il paraît que c’est l’endroit le plus choquant de Paris… et ce que j’ai besoin d’être choquée !

— Il n’est pas dit que Charley veuille nous conduire dans ces endroits-là.

— Eh bien, nous l’y conduirons, nous ! répondit bravement la jeune fille.

— J’espère que cette fois-ci, — fit Hélène, — les Kéradieu et les d’Anguilhon seront à Paris. A mes voyages précédents, je les ai toujours manques. Cela a été comme un fait exprès. Avec deux amies mariées au faubourg Saint-Germain, je n’ai jamais ti l’intérieur d’un hôtel français.

— Et moi qui ai eu le guignon de ne pas me trouver à Newport, l’été dernier, pendant que ce fameux marquis d’Anguilhon y était !… Croyez-vous qu’Annie nous invitera ?

— Sûrement.

— Quel bonheur ! Mais, pour l’amour de Dieu, ne dites pas devant Jack que nous avons la perspective d’aller un peu dans le monde : il s’imaginerait que je suis capable de me laisser entortiller par quelque Français et je n’aurais plus un moment de tranquillité.

Madame Ronald avait tiré, d’un coffre-fort dissimulé dans un meuble élégant, sa boîte à bijoux. Elle promena, pendant quelques instants, ses doigts effilés parmi les gemmes étalées sur le velours blanc, puis elle choisit un splendide collier composé de perles et de diamants. Lorsqu’elle l’eut attaché à son cou, elle se tourna vers mademoiselle Carroll :

— Suis-je bien ainsi ? demanda-t-elle.

— Vous êtes adorable ! répondit la jeune fille avec un accent de sincérité. — A côté de vous, j’ai l’air d’une araignée ! ajouta-t-elle en venant se placer devant une des grandes glaces.

Et la glace refléta un corps mince et élégant aux lignes bien modernes, vêtu de soie blanche, une tête fine et brune, un visage aux traits un peu aigus, un teint un peu noiraud, mais embelli par des yeux merveilleux, où la vie rayonnait en des prunelles claires d’un bleu gris et dont le regard filtrait entre des cils presque noirs, épais et frisés.

— Je ne devrais jamais me risquer dans votre voisinage ! fit Dora en remontant son haut collier de petites perles.

— Ne dites pas de sottises : vous ne voudriez changer de physique ni avec moi, ni avec personne… et vous auriez bien raison !… Allons rejoindre ces messieurs. J’espère que Jack ne sera pas de trop méchante humeur et ne gâtera pas notre soirée.

Au premier coup d’œil, les deux femmes devinèrent que M. Ronald n’avait pas réussi à infuser la résignation dans l’esprit du jeune homme : celui-ci avait une expression de chagrin qui ne fut pas sans causer un fugitif remords à sa fiancée. Et c’était un fort beau garçon que M. Ascott. Son visage n’était pas d’un type très élevé, mais ses yeux noirs, vifs, intelligents, son sourire joyeux, son air de bonté le rendaient sympathique à tous, et son entrain infatigable faisait de lui un des favoris de New-York.

— Eh bien, on vous traite mal, mon pauvre Jack ! dit madame Ronald en lui donnant la main. — Croyez que je ne suis pour rien dans ce nouveau caprice de Dora.

— J’en suis sûr. Elle est de ces Américaines qui ne peuvent voir une amie faire ses malles sans être tentées de l’imiter !… L’Europe est la perdition de nos femmes, la destruction de nos foyers.

— Mais non, mais non… ne soyez pas injuste !… Pour ma part, je suis contente que votre mariage soit ajourné à l’automne. Cela me permettra d’y assister.

— S’il se fait jamais !

— Oh ! il se fera bien assez tôt pour votre tranquillité ! — dit M. Ronald en posant affectueusement sa main sur l’épaule du jeune homme.

— C’est justement ce que j’ai dit à Jack ! fit mademoiselle Carroll, imperturbablement.

A ce moment, le dîner fut annoncé.

— Pressons-nous un peu, dit Hélène, je ne veux pas perdre l’entrée de Tamagno et cette première phrase d’Othello qui est comme un cri de triomphe et donne le frisson de la victoire.