Âprement (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 151-152).
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ÂPREMENT


Le jour,

Ils se croisaient dans leur étable et dans leur cour,
Leurs durs regards obstinément fixés à terre ;
Et tous les deux, ils s’acharnaient à soigner mieux,
Elle ses porcs, et lui ses bœufs,

Depuis qu’ils se boudaient, rogues et solitaires.


Ils s’épiaient du coin de l’œil, dans leur enclos,

Avec l’espoir secret de se surprendre en faute.
Mais elle était toujours de corps ferme et dispos
Et lui travaillait dur et tenait la main haute

Sur la grange et sur le champ.


Ils se mouvaient, pareils à deux blocs de silence,

Faits de sourde rancune et d’âpre violence :
Aux trois repas, ils attablaient, farouchement,

Face à face, leur double entêtement.


Ils gloutonnaient à bouche pleine,

Leur pain compact
Réglant leurs coups de dents sur le tic-tac exact

De l’horloge de chêne ;


Quand leur bru s’en venait, le dimanche, les voir,

L’un disait, à voix haute, pesante et lente,
Ce que l’autre devait savoir
Pour les achats et pour les ventes,
Et l’accord se faisait, sur la somme, sans plus.
— Oh ! qu’ils étaient ardents et résolus
À tordre d’un gain minime

Le plus humble centime. —


La nuit,

Dos à dos, ils s’étendaient dans leur vieux lit,
Chacun guettant l’aurore
Pour être seul à travailler
Dans le fournil ou le grenier,

Quand l’autre s’oubliait à reposer encore.


Ainsi

Leur bien grandit,
Grâce à leur âcre et morne souci
D’être, toujours, sans défaillance et sans merci,
Et de vivre, durant des mois et des années,

À mâchoire fermée.