Traduction par Fanny Rivière.
Libraire A. Cote, Adrien Effantin, successeur (p. 13-31).


GRAZIA DELEDDA


ÂMES HONNÊTES

Roman Familial


L’arrivée

Après la mort de la vieille donna Anna, Paolo Velena ayant réglé les affaires les plus urgentes, prit avec lui sa jeune nièce et, comme il était convenu, la conduisit à Orolà, dans sa famille.

Orolà est une petite sous-préfecture sarde, dans la province de Sassari. Cité très-florissante sous les Romains, déchue ensuite pendant les incursions des Sarrasins, elle se releva sous la domination des Barisone, juges ou rois de Torres, et se maintint puissante jusqu’à l’abolition de la féodalité en Sardaigne, advenue dans la première moitié de ce siècle.

Dans le recensement des populations sardes, fait par Arrius, qui visita les quarante-deux cités de l’île au temps du consul Marcus Tullius Cicero (116-43 av. J.-C), Orolà figurait pour cent mille habitants, soit dans la ville, soit dans les châteaux et les villages circonvoisins, et Antonio de Tharres, au cours d’une relation des ravages causés par les Sarrasins, parle de grands vestiges laissés dans Orolà par les Romains, particulièrement de thermes magnifiques construits sous le préteur M. Azius Balbus. Maintenant Orolà ne conserve aucun souvenir de la domination romaine, si ce n’est dans les costumes et dans le dialecte latin, et le nombre de ses habitants est à peine de six ou sept mille. Son unique monument est Sainte-Croix, vieille église pisane de 1100, avec des fresques de Mugano, peintre sarde du dix-septième siècle.

De très-beaux paysages environnent Orolà, et des montagnes de granit ferment son horizon au levant et au midi, sous un ciel très-pur.

Parmi les personnes les plus considérées de cette sympathique et originale petite ville, étaient et sont encore les Velena, famille aisée descendant d’une branche de principaux sardes.

Les principaux sardes sont les familles puissantes et riches du peuple, assez civilisées et conservant, pour la plupart, le costume national.

Les Velena s’étaient peu à peu transformés en bourgeois. Sans être positivement des messieurs ils s’habillaient comme tels, et montraient un certain raffinement dans leurs habitudes, qui n’avaient rien de commun avec la vie et les préjugés du peuple. Ils ne se permettaient pas le luxe inutile d’un salon, mais toutes les pièces de la maison étaient très-bien meublées ; les jeunes filles, tout en restant de bonnes ménagères sans prétention, suivaient la mode et fréquentaient la société élégante de la ville.

Un des fils était étudiant, l’autre s’adonnait à l’agriculture. Le chef de la famille, Paolo Velena, agriculteur lui aussi, comme tout bon propriétaire sarde, était surtout commerçant et industriel. Son frère Giacinto, au contraire, avait fait ses études. Muni de son diplôme de médecin, il fut envoyé dans un village du bas Logudoro, où il épousa une jeune fille noble mais peu riche. Ce mariage en amena un second entre Andrea Malvas, frère de la femme de Giacinto et une soeur des Velena. Celle-ci, délicate et nerveuse, mourut de saisissement, en donnant le jour à une petite fille, à la nouvelle que son mari avait été assassiné par vengeance de parti.

Annicca, la pauvre enfant née prématurément sous de si tristes auspices, resta donc près de sa grand’mère paternelle, la vieille donna Anna, femme sévère et triste, enfermée dans un deuil éternel, presque tragique, comme est le deuil dans les villages sardes. Après la mort des deux époux l’antique maison des Malvas resta fermée au soleil et à la joie ; jamais plus les parois ne furent reblanchies ; la fumée étendit un voile opaque et jaunâtre sur les murs et les meubles, sur les vitres et dans l’atmosphère. Annicca passa son enfance dans cette demeure étrange et silencieuse ; elle y grandit comme une petite fleur décolorée, une de ces fleurs jaunes et pâles qui poussent dans les lieux arides et incultes. Puis, un jour, donna Anna tomba malade et, malgré les soins affectueux de Giacinto, elle mourut bientôt. Alors Paolo Velena, appelé par son frère, accourut dans le village et décida de prendre avec lui la fillette. Giacinto avait beaucoup d’enfants et ne pouvait se charger d’Annicca.

Donna Anna laissait un patrimoine très-modeste, grevé encore d’hypothèques à la suite de plusieurs désastres.

Après une semaine d’ennuis, Paolo régla toutes choses le mieux possible et il partit avec Annicca.

La petite personne avait alors treize ans. Elle ne pouvait encore comprendre la gravité de son malheur et de sa position dorénavant anormale dans le monde. Même, lorsque le premier accès de douleur fut passé, quand elle eut bien pleuré la grand’mère qui avait été toute sa famille, elle éprouva un véritable plaisir à l’idée d’aller dans une ville, dans une belle maison pleine de monde, où il y avait des petits et des grands. Il lui semblait qu’à Orolà chacun dût être gai, heureux et bon. Annicca ne voyait pas autre chose et, naturellement, ne pensait pas à l’avenir.

Pendant le voyage en voiture la vue de la campagne, qui renaissait sous un tiède soleil de février, lui causa une sorte d’enchantement des yeux et de l’esprit. Elle n’avait jamais eu devant elle tant d’espace, tant d’azur et de soleil ; elle regardait presque craintivement son oncle, avec lequel pourtant elle babillait volontiers, lui demandant à chaque instant.

— Est-ce encore loin ? Mon Dieu, comme c’est loin !

Et elle poussait un soupir, un de ces bruyants soupirs d’enfants qui disent tant de choses.

Paolo lui répondait affectueusement.

C’était un homme bon et généreux, père de famille très-tendre et plein de dignité. En peu de jours la fillette lui avait inspiré une grande affection, et la croyant plus désolée qu’elle n’était en réalité, il avait toutes sortes d’égards pour elle. Il s’imaginait trouver sur son visage, plutôt un peu laid, une ressemblance marquée avec ses filles, surtout avec Caterina, sa préférée.

Durant le voyage il commença à lui dire quelque chose d’Orolà et de sa famille. Annicca ne se demandait point si elle serait bien accueillie, si elle ne causerait pas quelque embarras dans cette maison déjà assez peuplée et où chacun devait être très-affairé. Pour elle tout était clair et précis : on allait la recevoir avec joie et bienveillance.

Elle regardait les amandiers fleuris, désireuse d’aller cueillir un gros bouquet de ces jolies fleurs ; puis, la tête de Paolo attirait son attention, elle avait envie de lui demander pourquoi ses cheveux bruns étaient mêlés de fils d’argent, tandis que l’oncle Giacinto conservait encore les siens noirs comme l’aile d’un corbeau.

— Quel âge avez-vous ? lui demanda-t-elle tout-à-coup.

— Je suis très-âgé, dit-il, et un bon sourire éclairait son visage calme et un peu coloré, au fin profil, j’ai plus de quarante ans.

— Grand’mère en avait plus de soixante-dix.

Craignant que le souvenir de la défunte l’attristât de nouveau, Paolo détourna immédiatement la conversation et interrogea l’enfant sur ses études.

Annicca savait bien lire et écrire ; elle avait fréquenté pendant quatre ans l’école du village, et Paolo resta frappé de l’intelligence qu’elle montrait en rappelant les choses étudiées. Non, elle n’était pas si enfant que ses discours pouvaient le faire croire, ou du moins c’était une enfant spirituelle que son existence renfermée et triste n’avait pas rendue sauvage.

— Serais-tu contente d’aller à l’école à Orolà ? demanda-t-il.

— Non. Ne sais-je pas déjà lire et écrire ? Il vaut mieux qu’on me mette à coudre ou à souffler le feu.

— À souffler le feu ! Et pourquoi ?

Annicca ne sut l’expliquer. Au même instant elle vit une bécasse s’envoler d’un maquis, et elle commença à battre des mains en priant son oncle de tirer.

Il descendit de voiture pour lui faire plaisir et abattit deux oiseaux.

— Quel dommage, s’écria-t-il, de n’avoir pas mon chien avec moi ! Il doit y avoir beaucoup de bécasses ici…

C’était un terrain marécageux, couvert de maquis de lauriers-roses et de sureaux.

Annicca voulut descendre aussi et sa robe fut bientôt couverte de boue.

— Grondez-moi, dit-elle, en revenant près de Paolo, j’ai fait la sotte… Ah si ma grand’mère était là !

— Ce n’est rien, répondit son oncle, ne te tourmente pas. Le soleil séchera tout.

Ils continuèrent leur voyage. Peu à peu Annicca s’endormit complètement dans l’angle capitonné de la voiture et, pendant le sommeil, Paolo l’entendit murmurer :

— Au moins nous portons le souper… Quel dommage que le chien n’y ait pas été !

Elle faisait allusion aux deux bécasses tuées peu auparavant.

Paolo la regarda affectueusement en pensant : Nous en ferons ce que nous voudrons, c’est une bonne petite.

Puis il se mit à causer avec le vieux conducteur.

Quand Annicca s’éveilla il était nuit close. Le coche était arrêté à l’entrée d’une cour, et au-delà du portail grand ouvert elle aperçut, à la clarté rouge d’une lumière, cinq ou six visages très-gracieux.

— Bonsoir, bonsoir, disait-on en chœur. Annicca descendit précipitamment et se trouva dans les bras d’une grande et forte fille, qui la porta presque au vol à l’intérieur de la maison.

Le portail fut refermé avec fracas et Annicca entendit la voiture qui s’éloignait sur la route. Seulement alors elle se réveilla tout-à-fait.

— Eh bien voilà notre petite donna Anna, dit Paolo s’adressant à ses filles et à sa femme.

Toutes s’empressaient autour de la nouvelle venue, pour l’embrasser et lui montrer qu’elles l’accueillaient vraiment avec plaisir ; elle les regardait d’un air presque effarouché.

Réellement il y avait trop de monde ; non seulement Maria Fara, la femme de Paolo, et ses sept enfants, mais encore deux servantes et une voisine, plus un gros chien et, installés sur la table, deux chats dont les yeux restaient fixés sur Annicca.

Nennele, le plus jeune des garçons, poussait des cris perçants dans son berceau, ses petites jambes en l’air, et Antonino, l’avant-dernier, grimpait derrière la chaise de son papa en criant :

— Que m’as-tu apporté ? Que m’as-tu apporté ?

— Je t’ai apporté cette nouvelle petite sœur. Va l’embrasser.

Au milieu de tant de bruit, Annicca, encore étourdie du mouvement de la voiture, demeurait interdite et sans parole.

Maria la jugea immédiatement laide et niaise. Elle paraissait, en effet, bien malingre et peu séduisante, dans sa robe d’indienne noire et son petit fichu de laine noué sous le menton ; avec son teint d’une pâleur olivâtre, son profil irrégulier et sa bouche trop grande. Elle avait les yeux et les cheveux châtains, de grosses mains, de gros pieds mal chaussés, et l’aspect, en un mot, d’une petite villageoise, d’une montagnarde. « Dieu sait comme elle est mal élevée », pensa Maria, avec un léger frisson de dégoût, à l’idée qu’Annicca coucherait dans le lit de Caterina.

De son côté, l’enfant devenait de plus en plus craintive sous le regard de sa tante, qui était une grande femme robuste et très-belle.

Paolo lui-même l’intimidait maintenant. Mais, après le départ de la voisine, lorsque les domestiques sortirent et que Paolo se retira suivi de sa femme, Annicca put se faire une juste idée du lieu où elle se trouvait et des personnes qui l’entouraient. Antonino était venu l’embrasser bien fraternellement.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il.

— Anna. Et toi ?

— Antonino, et celle-ci Caterina.

Il lui présentait sa sœur, en la tirant par son tablier. Caterina atteignait sa dixième année ; elle était brune, mince, avec des yeux noirs très-vifs.

Annicca voulut alors savoir le nom et l’âge de tous.

L’aîné, Sebastiano, avait vingt ans ; le second, Cesare, qui se faisait appeler Cesario, était l’étudiant : il se trouvait là pour les vacances du carnaval. Plus grand que Sebastiano, bien qu’il eût deux années de moins, c’était un très-beau garçon, aux cheveux frisés, et portant binocle.

Venaient ensuite deux jumelles, de seize à dix-sept ans, Angela et Lucia : la première, grande et forte comme sa mère, la seconde, au contraire, petite, mince et délicate. Leurs visages ne se ressemblaient pas non plus.

— Es-tu bien fatiguée ? demanda Sebastiano, qui s’était approché d’Annicca, tandis que Lucia et Angela mettaient le couvert. S’adressant à Antonino, qui piétinait autour des chaises : — Va, lui cria-t-il, et fais attention à Nennele.

— Non, répondit Annicca, je ne suis pas lasse du tout. J’ai dormi pendant le voyage… Mais pourquoi ce bambin pleure-t-il ainsi ?

Elle se leva pour aller près du berceau.

— Mon Dieu, Lucia, regarde la belle tresse ! s’écria Caterina, en extase derrière sa cousine.

Maria Fara revenait à ce moment ; elle fut, comme ses filles, émerveillée des cheveux d’Annicca, qu’on n’avait pas encore remarqués.

C’était, en effet, une belle tresse, grosse comme le poing de Sebastiano et longue de plus de trois palmes.

— Mon Dieu, Notre-Dame, je n’ai jamais vu la pareille !… disait Caterina. Elle en ferait cinq, vingt ou trente comme la mienne…

— Eh dis plus de mille, clama Antonino.

Chacun toucha la tresse d’Annicca pour ne pas lui mettre le mauvais œil, après avoir dit, selon l’usage : Dieu la bénisse ! La fillette en rougit de plaisir.

— Pourquoi ce petit crie-t-il ainsi ? demanda-t-elle encore, et elle se pencha sur le berceau pour embrasser Nennele.

— Mon Nennele, pauvre Nennele, dit Caterina, en caressant les petits pieds mignons et roses du bébé. Mon Dieu, il est tout mouillé, maman…

— Que veut dire Nennele ?

— Emanuele. Tais-toi, mon petit cœur. Viens, maman, vers Nennele…

Caterina le prit dans ses bras et l’enfant se mit à sourire d’une façon charmante.

— Quel bel enfant ! Qu’il est-joli ! dit Annicca, le couvrant de caresses.

Avant le souper, Caterina avait déjà appris beaucoup de choses à sa cousine : que Nennele avait quatorze mois et ses premières dents ; qu’il était très-beau mais pleurait toujours et voulait qu’on chantât pour l’endormir, et une foule de détails sur la maison…

La chambre où l’on se trouvait était la salle à manger, qui donnait sur la cour. Tout y était très-simple : les murs seulement blanchis, la longue table de noyer, les sièges massifs et les faïences du vieux buffet. Un grand brasero de cuivre, plein de braise, répandait une douce chaleur dans la pièce, qu’une grosse lampe éclairait gaiement. Annicca vit que ses parents étaient habillés avec quelque recherche et portaient d’épais vêtements de couleur sombre. La signora Maria, Angela et Lucia avaient des jaquettes de drap ; Antonino, un joli petit costume de marin, sa première veste de garçon ; la robe de Caterina disparaissait sous un immense tablier d’indienne bleue et Nennele en avait un semblable. Cesario était en babouches, ce qui faisait grand contraste avec son élégante chemise bien amidonnée et son lorgnon ; Sebastiano, très-différent dans sa mise, était chaussé de gros souliers et avait endossé une veste de futaine à doubles poches.

Paolo venait de rentrer et prenait sa place à table.

— J’ai bien faim, et toi ? dit-il à sa nièce. C’est dommage que nous ne puissions manger les bécasses ce soir. Tu en as pris soin, n’est-ce pas ?

Annicca rougit de nouveau ; elle avait aussi grand appétit, mais elle n’osait l’avouer.

On la fit asseoir entre Caterina et Lucia. Nennele occupait sa haute chaise, et Antonino, enfoui dans une grande serviette, mangeait à un angle de la table, un peu loin des autres parce qu’il les taquinait. Ce n’était pas tous les jours que la signora Maria dînait et soupait dans une sainte tranquillité, mais ce soir, en l’honneur d’Annicca Malvas, aucun incident ne survint.

— Nous couchons ensemble cette nuit, disait Caterina ; tant mieux, parce que j’ai toujours froid. Je te montrerai les poupées demain ou ce soir…

— Eh ! c’est bien nécessaire ! s’écria Angela. Crois-tu faire d’Annicca une gamine comme toi ?

Caterina continua de babiller sans l’écouter.

De l’autre côté de la table, Paolo causait de choses sérieuses avec sa femme et ses fils ; Antonino profitait de l’éloignement pour donner une bonne part de son souper aux chats, qu’il adorait et qui ne manquaient jamais de venir sous sa chaise.

Annicca riait volontiers, mais intérieurement elle se sentait bien triste. Il lui semblait que rien n’était aussi beau ni aussi amusant qu’elle l’avait rêvé.

Après le repas, les hommes s’en allèrent de différents côtés et les femmes se réunirent près du feu. Dans ce petit cercle restreint et plus intime, Annicca fut accablée de questions sur son existence passée, sur les coutumes du village, sur là femme du docteur Giacinto, et sur mille détails.

— Tu coucheras avec Caterina, répéta Maria Fara. Vous direz ensemble vos oraisons.

Un peu avant le couvre-feu, les deux fillettes, accompagnées d’Angela, montèrent à leur chambre.

— Dans le coffre qui est là, dit Angela, en posant son chandelier, nous mettrons demain tes effets.

— Oui, merci, répondit Anna.

— Ne sois pas si timide, reprit la jeune fille, tandis qu’elle aidait Caterina à se déshabiller ; il faut que tu le saches bien, Anni, désormais tu seras notre sœur.

— Oui, mesdames, affirma Caterina, déjà en chemise.

Annicca, toute rougissante, commença à se déchausser et Angela renversa les couvertures du lit, en répétant : Vous direz ensemble vos oraisons. Nous ne tarderons pas à monter.

— Vous couchez aussi là ?

— Oui, dans ce lit.

Annicca jeta un regard rapide sur la chambre, qui renfermait deux lits avec des couvertures bleues à fleurs, une commode et son miroir, espèce de toilette, une petite table, des coffres et des chaises, le tout d’une grande fraîcheur et très-propre.

— Que dis-tu pour oraisons ? demanda Caterina de son lit.

— Beaucoup de choses. Annica se rappela les prières interminables que donna Anna lui faisait réciter, et le souvenir de sa grand’mère vint dominer toute autre impression.

Quand elle fut couchée, Angela prit le flambeau et sortit.

— Moi, dit Caterina, je dis trois pater, trois ave et trois gloria à sainte Catherine de Sienne et un credo à saint Antoine. Veux-tu les réciter avec moi ? Je n’ai pas peur dans les ténèbres ; et toi ?

— Moi non plus, répondit Anna. En réalité elle était fort troublée, dans cette obscurité nouvelle et inconnue, dans ce grand lit froid, aux draps lisses comme du satin. Sans la voix fraîche et joyeuse de Caterina, elle aurait pleuré amèrement. Le vent glacé des nuits de février faisait grincer une girouette au haut d’une maison voisine ; en écoutant ce bruit lugubre, Annicca frissonnait et songeait à la chère morte avec une tendresse infinie. « Où est-elle maintenant ? A-t-elle froid ? Pourquoi suis-je venue ici ? » pensait-elle, tandis, qu’elle faisait, le signe de la croix en même temps que sa cousine. Elles dirent les prières à haute voix, mais il était visible que Caterina n’y mettait pas beaucoup d’enthousiasme. À peine le credo fini elle demanda :

— Pourquoi as-tu des manches longues à ta chemise ? Moi je les ai courtes, touche…

Sans attendre la réponse, elle commença à dire le nombre de ses chemises et de ses vêtements. Annicca restait silencieuse. Elle aussi aimait à parler, mais Caterina la dépassait de beaucoup et babillait à tort et à travers ; par comparaison Annicca était une petite femme sérieuse. Et puis elle avait, à cette heure, de tristes pensées, bien que l’impression de la belle journée précédente persistât dans son esprit. Elle revoyait la campagne, les amandiers fleuris, la plaine, les maquis, la rivière, les bécasses, et la voix de Caterina lui semblait être celle de son oncle.

Tout-à-coup l’enfant se tut. Dans le silence profond de la nuit, le grincement de la girouette devint plus aigu et plus triste. Annicca ne pouvait dormir, parce qu’elle avait sommeillé en voiture presque toute la soirée, et maintenant, immobile, environnée de ténèbres, elle éprouvait instinctivement cette tristesse peureuse des enfants, dans un lieu étranger et parmi des gens inconnus. Lorsque le couvre-feu sonna — que les cloches étaient différentes de celles du village ! — la petite donna Anna ne put se maîtriser davantage et pleura. Caterina ne s’en aperçut point, car elle dormait profondément.