Âmes celtes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 821-866).
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AMES CELTES

DERNIÈRE PARTIE[1]


...La terre où l’on ne connaît pas la terreur de la mort…
Horace.


VIII

Enfin, c’était le retour. Après la longue semaine de chevauchées et d’aventures, on revenait, non plus par les forêts aux ombres vertes, non plus au cri des bêtes qu’on égorge et aux aboiemens des chiens, mais le long des falaises et des grèves, et si près du flot berceur que les lames courtes, venaient mourir aux pieds des chevaux. Et justement un de ces clairs soleils sans brume, si rares dans les hivers de Bretagne, se levait sur la lande. La splendeur de la lumière, dans l’air froid et pur, dorait jusqu’aux ajoncs et aux buissons morts. L’Océan pâlissait encore, à ces rayons, le vert transparent de ses lames. Par instans seulement il redevenait tragique, se colorant du rouge ardent, du bleu sombre des falaises où les vagues se brisaient…

Ahès marchait en avant et seule. Elle respirait longuement la brise du large. Elle allait sans hâte, vers la grande joie dont elle ne détachait plus sa pensée, tant l’attente même en était exquise et la transportait hors de l’existence réelle. Elle n’avait pas revu Rhuys depuis l’aveu. Elle ne savait pourquoi elle ne lui avait presque rien dit alors, rien que les paroles définitives. En elle, mille choses tendres battaient des ailes comme un vol d’oiseaux ; des choses pour lui seul, auxquelles elle songeait très grave, faisant et défaisant sous mille formes leur entrevue prochaine. Comme toutes les primitives, elle pensait en images ; et elle regardait en elle-même pour le voir sourire ou pour le voir trembler…

Elle avait tant à apprendre sur lui, tant à raconter sur elle ! Est-ce qu’il savait que le destin l’avait mis sur une route vierge, qu’aucun pas n’avait jamais foulée ? Non, pas même une ombre, ni une pensée, ni un souvenir. Est-ce qu’il savait que jamais elle n’avait souri aux admirations passionnées des hommes ? Et que, jusqu’à ces jours, elle ne s’était jamais réjouie d’être belle ? Elle lui raconterait combien de fois Gradlon avait voulu lui faire accepter tel ou tel chef puissant… Le lui dirait-elle, cela ? Non, plus tard, lorsqu’il ne serait plus dans les chaînes. Il apprendrait seulement qu’elle avait vécu jusque-là, fière, à l’écart des autres… Pourquoi ? Aurait-elle su le dire ? Est-ce que d’instinct elle l’attendait ?

Mais elle lui dirait aussi toute sa faiblesse pour qu’il sentît une grande joie à la protéger. Cette âme rêveuse et ardente chantait son poème, — comme tous ceux qui chantent ce poème, — à travers les hasards de chaque jour, puisant, à tout venant, de nouvelles raisons d’aimer. Elle se rappelait avec effort son épouvante de la forêt ; elle revoyait l’ombre sinistre des vieux chênes ; mais, à mesure qu’elle approchait de Rhuys, son effroi faisait place au fol orgueil de ses pères bravant la chute des cieux sur leurs têtes. Les cieux pourraient tomber quand Rhuys serait là ! Elle lui dirait bien qu’elle ne redoutait ni les bêtes fauves, ni le feu, ni le sang, ni la mort : mais elle tremblait devant les ombres qui passent, les voix qui pleurent, et les fantômes invisibles et hostiles qui vous regardent avec des yeux qu’on ne voit pas. Sans doute Rhuys l’aimerait encore plus pour cette faiblesse qui appelait sa force ; qui la ferait se blottir, craintive, les yeux clos, comme un oiseau sous son aile.

Il la protégerait. Elle, elle recevrait tout, pour tout donner. Elle se rendait compte, confusément, que cette âme héroïque et simple de soldat dépendrait d’elle, encore plus qu’elle ne dépendrait de lui. Dans cette race, où si longtemps les femmes étaient consultées, dans les assemblées, et décidaient du sort des peuples, leur influence morale s’était toujours maintenue, quoique sous une forme différente. Ahès sentait bien que Rhuys la considérait comme un être à part, d’une essence plus pure et plus haute, et que, dans l’esprit du Celte, elle se mêlait aux déesses et aux fées, et à ces belles mortes qui passaient, immatérielles et blanches, par les nuits d’étoiles. Elle avait besoin de cette adoration, comme elle avait besoin de sa protection. Il ne serait pas étonné d’apprendre d’elle des choses très belles et inconnues…

Ici la rêverie d’Ahès s’adoucissait encore. Oui, elle lui raconterait ce qu’elle avait vu à travers la lande. Elle lui parlerait de ce Christ qu’il ignorait, et dont les serviteurs étaient si bons !… Rhuys l’aimerait puisqu’il ne faisait que du bien, puisqu’il venait protéger, et défendre, et chercher à la sueur de son front, par les sentiers arides, tout ce qui était perdu, les brebis et les âmes. Et peut-être, pour Rhuys et pour elle, ce serait une joie, dans leur folle joie, de ne laisser ni souffrance ni misère partout où ils passeraient.

Que disait donc Gwennolé ! Mais on ne pouvait pas souffrir en aimant ainsi ! Au soir, le soleil éclairait de reflets de cuivre l’étendue sans fin de la mer, la lande déserte et jusqu’aux toits des huttes encore couverts de givre, réfléchissant en petites flammes courtes les derniers rayons. Ahès arrêta son cheval devant l’horizon sans fin. Elle se laissa envelopper de cette lumière d’apothéose, buvant la flamme, buvant la vie, toute nimbée d’or elle-même dans l’admirable blond roux de ses cheveux. Une fois encore elle se fondit dans une union étroite avec la nature, mêlant toute la poésie de son être à la poésie puissante des choses, et son rêve au vieux chant infini de la mer. Et elle resta ainsi de longs instans, très pâle, les yeux perdus, comme écrasée par la joie de vivre.

Or, à cette heure même où elle défaillait de joie, là-bas, dans les chaînes, Rhuys défaillait de douleur. Le druide, emporté par son exaltation fanatique, lui avait annoncé le grand honneur auquel les dieux l’invitaient. Il n’était pas besoin de ménagemens pour ces êtres les plus heureux de vivre et les plus heureux de mourir. Leur croyance à l’immortalité était si forte que seuls ils avaient entretenu parmi les barbares le dogme sacré. Pendant de longs siècles, la plupart d’entre eux mouraient à la guerre ; quelques-uns en sacrifice aux dieux ou en offrande volontaire pour leurs amis menacés : ils croyaient d’une foi ardente à la substitution possible, et, comme le disait le druide, à une vie pour une vie Mais ils ne mouraient si facilement que parce qu’ils avaient la certitude de revivre. A quelle vie ? Ils l’ignoraient. On enterrait avec eux leurs chevaux et leurs armes, pour qu’ils pussent les retrouver dans les longues plaines mornes là-haut, au pays des nuages. Bien plus, ils revenaient vers les lieux aimés ; ils voyaient et ils entendaient, surtout en la nuit des âmes, au 1er novembre, et ils prenaient dans les ténèbres les libations que leur préparaient les mains pieuses, les messages où on les entretenait encore d’un fidèle amour.

Il est vrai, la conquête romaine avait aboli en droit les sacrifices, il y avait des siècles. En fait, ils s’étaient continués longtemps, rares, isolés, à l’abri des forêts impénétrables. Mais, malgré les mœurs qui se modifiaient peu à peu, les âmes demeuraient les mêmes, aussi mystiques, aussi vaillantes, aussi folles de gloire. Rhuys résumait en lui les qualités et les défauts de ce peuple. Que lui importait la vie ? Quelle mort vaudrait jamais celle qu’on lui offrait, en plein soleil, debout, par un coup de poignard, forçant l’admiration de ses ennemis mêmes. Combien parmi les siens étaient partis, déjà, grands et tragiques, laissant dans l’âme des témoins le frisson de quelque chose de surhumain ! Il y avait longtemps… Mais dans les combats sans cesse renouvelés, ou, en plein Océan, dans les tempêtes, Rhuys n’avait-il pas mille fois joué sa vie pour un hasard, pour l’approbation d’un chef, pour l’amour des choses impossibles ? Et tout récemment encore, quand Gradlon l’avait fait prisonnier, n’avait-il pas prolongé pendant des heures une résistance désespérée, préférant mille fois être tué qu’être pris ?

Il y avait si peu de temps !…

Hélas ! Il y avait la vie

Mais Rhuys garda au fond de lui-même le mystère de sa douleur. Il ne témoigna ni effroi ni surprise. Il écouta, impassible, le message de mort. Il mourrait le lendemain puisque les dieux et le druide avaient fixé le lendemain. Il mourrait devant tout le peuple : ce peuple apprendrait alors ce que valaient leurs ennemis. Rhuys ne demanda même pas pourquoi le caprice cruel. Et il écouta vaguement les explications incohérentes du druide ; les dieux l’appelaient ; les dieux voulaient une victime, ou ils menaçaient de perdre Ker Is tout entière sous les flots. Il apprit aussi que le roi serait absent par la terreur de déplaire à des prêtres nouveaux, ennemis des rites sanglans ; Ahès serait absente aussi. Elle ignorerait cette mort, — cette fête, — car les dieux d’abord l’avaient demandée ; et aurait-elle laissé même cet étranger, mourir pour elle ?

Le druide discutait tout cela, froidement, écartant comme un danger une intercession possible. Il allait jusqu’à parler de sa joie d’offrir à Hésus, avant d’être couché dans la tombe, un sacrifice digne du dieu d’épouvante. Le vieillard poursuivait son œuvre fanatique, cruel inconsciemment, car il mettait comme tous les siens la gloire au-dessus de la vie. Il pensait à l’apothéose dernière de ses dieux ; mais il pensait aussi que Rhuys serait célébré à jamais dans les annales des peuples. Il croyait que ce sacrifice volontaire le ferait entrer de plain-pied dans l’immortalité heureuse, sans avoir, comme les autres, à renaître trois fois, à expirer trois fois. Il l’encourageait. Il le bénissait avec des paroles étranges et splendides.

Maintenant Rhuys était seul. Sa tête retomba sur sa poitrine. Il écrasa sur ses lèvres le râle de douleur qui montait du fond même de son être. Combien de temps demeura-t-il ainsi ? Combien de fois jeta-t-il la plainte désespérée : « Ahès ! Ahès ! » Le nom d’amour, le nom de rêve descendait en lui à des profondeurs inconnues. Le long regard des yeux verts, et le sourire et les larmes de la jeune fille le suppliaient de vivre. Par quelle ironie du destin venait-on demander qu’il mourût pour elle qui lui promettait, avec la liberté, le don royal de son cœur, elle que sa mort tuerait peut-être !…

« Ahès ! Ahès ! »

Oh ! s’enfuir avec elle ! S’en aller si loin que personne ne pût découvrir leurs traces ! Qu’elle soupçonnât la vérité seulement, et elle le délivrerait. Et alors il l’emporterait comme ses pères emportaient les belles prêtresses. Ils s’en iraient, au gré des vagues, vers des Eden de songe ; vers ces Atlantides que des pêcheurs hardis essayaient d’atteindre chaque jour, sans y parvenir jamais. Mais lui ! Où n’arriverait-il pas avec elle ?

Et le mirage, et la plainte durèrent longtemps. C’était bien plus que le cri de l’instinct, le cri de la bête qu’on traque et qui meurt. C’était l’appel de la passion brûlante, non moins instinctif, et chez certains êtres plus déchirant encore et plus amer…

Oui. Cela pouvait être. Il pouvait s’enfuir ; il pouvait échapper à la mort, avoir une existence de délices. Oui. Seulement aux yeux de tous, il serait un lâche : il se serait dérobé par peur de mourir ! Est-ce que c’était possible ? Une flamme de honte brûla ses joues. Là-bas, les cendres des aïeux tressailliraient sous l’affront. Ils se lèveraient sous les vieux cromlechs pour lui jeter à la face leur opprobre… Tous, tous… Les guerriers morts sans un cri malgré les enfans et les femmes ; ceux qui avaient soutenu des combats impossibles ; ceux qui avaient répondu à l’appel des dieux ; et ce Gaulois, l’orgueil de leur race, allant, enchaîné pour les autres, orner le triomphe de César, et périr étranglé dans un cachot de Rome. Avait-il appelé sa femme, ce Vercingétorix au cœur si noble ? Que penserait-il de ce fils dégénéré ? Que diraient-ils, les autres, ses compagnons d’armes, lorsque Gradlon leur apprendrait qu’il avait fui, eux qui se provoquaient en des combats mortels, pour savoir seulement celui qui tomberait le mieux, celui qui expirerait sans qu’un muscle de son visage tressaillît ? Toutes les âmes celtes, ces âmes éprises d’honneur, dédaigneuses de la vie, ivres de folle bravoure, se levèrent en lui, en un appel suprême de la race.

Il fallait mourir ! Il ne saurait plus vivre avec la flétrissure d’avoir fui. Quand même personne ne saurait, quand même il serait seul à sentir la tache indélébile, plutôt en finir mille fois ! Mais même pour elle ! Oserait-il jamais faire allusion à son passé ? Oserait-il lui parler des siens ? Est-ce que le bonheur se fonde sur une âme déracinée ? Non ! non ! elle aussi comprendrait qu’il devait mourir… Sans raisons ? Qu’importe ! L’honneur ne demande pas de raisons ! Elle le sentait bien, elle qui souriait avec orgueil aux femmes de sa race mortes obscurément pour ne pas profaner leur tendresse ! Quand elle saurait avec quelle grandeur calme il était mort, elle ne regretterait pas, elle ne pourrait jamais regretter de lui avoir dit un jour : « Je viendrais ! »

Hélas ! le mot résonna encore à ses oreilles. Il entendit la belle voix grave. L’honneur, le courage, la foi, semblèrent crouler en lui dans le néant et dans la nuit. Il lui parut qu’il sacrifiait la réalité à une chimère ? Que lui importaient ces hommes et tous les hommes ? Que lui importaient les dieux inflexibles, qui le repoussaient de toute leur haine farouche ? Sauraient-ils seulement s’il mourait pour eux, s’il se sacrifiait pour elle ? Et elle, ne l’accuse-rait-elle pas d’avoir fait passer un fol orgueil avant sa tendresse ?

Il se sentit perdu, désemparé comme un naufragé, pris et repris par le flot d’une douleur trop forte. Qui appeler à son secours ? À qui tendre la main ? Seul ! en terre ennemie !

Là-haut, par les soupiraux de sa prison, un pas hésitant et lourd arrivait jusqu’à lui. On eût dit la démarche incertaine d’un aveugle. Des fragmens de ballade se faisaient plus distincts. Rhuys reconnut la voix du barde qui accompagnait Gradlon à la guerre. Comme tous les Celtes, Rhuys croyait entendre dans des chants du barde la voix des aïeux morts. Les sons devenaient plus proches, Gwenc’hlan s’arrêtait devant la prison, pour être entendu de Rhuys peut-être… Cet aveugle souvent paraissait lire dans l’invisible ; ce poète avait, sous ses haines vivaces, des délicatesses de femme.

Gwenc’hlan avait choisi, entre ses poèmes, celui où il chantait les guerriers morts pour la patrie ou pour les dieux. Mais il y avait mis des noms nouveaux, une flamme nouvelle. Il accordait la rote celtique. Il redisait le mot héroïque sorti de la pierre funéraire au jour où l’aïeul de Rhuys pliait, aveuglé par le sang. Il le lançait, par le soupirail étroit, comme un fier défi :

« Rhuys, fils de Lennok, ne recule jamais ! »

Mais plus redoutable pour Rhuys, à cette heure, qu’un jet de sang ou que le froid du fer, Ahès, souriante, s’approchait, les mains tendues…


IX
Devant toi marchera la douleur au jour de ta mort.
TALIESIN.

L’avait-il jamais vue aussi belle ? Elle entrait-, portant en elle tous les parfums de la forêt, tous les rayons qui l’enveloppaient sur la grève. Elle avança avec un cri joyeux :

— Rhuys ! Tu ne m’attendais, pas ce soir même ! Rien que demain, n’est-ce pas ? Mais demain était trop loin ! Et puis, je ne sais pourquoi, le roi veut que je reparte tout de suite. Si j’avais attendu, nous passions deux jours encore sans nous revoir. Et j’avais tant de choses à te dire !

Rhuys s’était rejeté dans le coin le plus obscur de la prison. Il faisait si sombre qu’elle ne pouvait distinguer sa pâleur livide. Elle s’inclina jusqu’à son visage. Il eut la force de regarder tout au fond les grands yeux limpides. Il eut la force de sourire.

— Tu ne m’attendais pas ? répéta-t-elle.

— Je n’osais pas t’attendre, dit-il enfin.

Sa voix était si basse, si changée qu’Ahès sentit une ombre passer sur sa joie. Et Rhuys pensait que, si elle demeurait là, toutes les forces humaines ne l’empêcheraient pas de dire : « Fuyons ! »

— Quelles belles journées ! reprit-elle. Les sangliers et les loups tombaient en hécatombes. Quoique l’épieu soit trop lourd pour moi, mes flèches n’en manquaient pas un seul. Combien en ai-je tué ? J’avais gardé le compte pour te le dire. Mais j’ai oublié. J’ai tout oublié dans la lumière du retour.

Elle riait de tout le bonheur qui était en elle et qu’elle lui apportait. Elle s’était bien promis de ne lui dire la grande surprise qu’à la fin. Mais il semblait triste ; et déjà elle n’y tenait plus :

— Avant tout, laisse-moi t’annoncer la bonne nouvelle. Tu n’as plus que quelques jours à passer ici. J’ai obtenu qu’on avançât les fêtes de l’anniversaire de ma naissance. Le roi est meilleur que jamais. J’ai sa parole. Il me donnera tout ce que je lui demanderai. Rhuys, plus que des jours !

Il répéta : « Plus que des jours ! » Et Ahès ne vit pas qu’il tremblait.

— Je ne regrette pas de partir encore demain, dit-elle. Nous irons dans ton pays, d’abord, après les fêtes de nos noces. Ne crains rien. Tu te battras. Tu partiras. Je ne diminuerai pas ta vie, puis, quand tu voudras revenir vers cette terre où tu m’as connue, je te montrerai la solitude que j’ai choisie pour nous deux. C’est là-bas, vers le sud, dans un endroit inexploré encore, et inhabité. J’irai là, demain, pour prendre patience. Mais je le connais bien. Souvent j’ai pensé : « Si j’ai un foyer à moi, c’est là que je le poserai. » Figure-toi de très hautes falaises et une mer qui, même par les temps calmes, a des remous de tempête. L’ombre des vieilles forêts descend jusque sur la grève. Il y a dans tous les creux de roches des nids de goélands. A certains jours leurs plumes tombent en une neige fine. L’Océan bondit dans les vieilles grottes avec une voix si profonde que l’on se croirait dans une vie plus large, plus puissante… Nous y serons tout seuls, Rhuys.

Et elle souriait à son rêve, sans s’étonner qu’il ne parlât pas, un peu surprise seulement d’avoir tant de douceur à tout dire, sans trouble, sans angoisse. Comme si déjà sa mission de femme commençait : verser son cœur, tout le long de la vie, à la façon des ruisseaux de cristal qui chantaient, dans la forêt, sur les mousses.

Rhuys la regardait, grave et tendre. Elle continua :

— Ne t’étonne pas si je peux parler ainsi. Il y a derrière moi des années de silence. Ce que je dis est à toi seul ; lorsque je t’ai quitté, je me tais de nouveau, comme toi maintenant.

— Ah ! par le encore ! supplia-t-il avec l’angoisse du condamné qui boit une à une les dernières gouttes de la vie.

Elle reprit avec une joie d’enfant :

— Rhuys ! dans deux semaines ! As-tu bien compris ? Et alors…

— Alors tu me diras : « Je viens, » répéta encore Rhuys.

— Oh ! Rhuys ! pour la vie et pour la mort !

— Pourquoi parles-tu de mort ? demanda-t-il.

— Je ne sais, répondit-elle. Les bardes chantent : « L’amour est frère de la mort. » Je le crois. On ne sait rien avant d’aimer. Peut-être aussi on ne sait rien avant de mourir.

— Tu n’aurais pas peur de mourir ?

— Oh ! pourquoi ? interrogea-t-elle étonnée. Personne n’en a peur autour de moi. Seulement, à présent, il faut que ce soit avec toi.

— Cela me semble si étrange de t’entendre dire des paroles éternelles, murmura-t-il. Tu es si jeune !

— Qu’importe à quel point de la route on rencontre son destin ? répondit-elle. Comme chante Gwenc’hlan, que ce soit le soir, que ce soit le matin, le sort des deux est venu.

Il y eut un silence. Rhuys pensa qu’il remettait, sans lui en rien dire, sa vie et sa mort entre ses mains :

— Tu m’aurais donc aimé toujours ? questionna-t-il.

— Toujours ! reprit-elle avec ferveur. Ai-je su si tu étais vaincu et captif ? On va où la destinée vous pousse.

— Et si j’avais fui devant la mort, même pour toi ?

— Est-ce que tu aurais pu fuir, toi ? dit-elle avec un sourire d’orgueil. Tu ne voudrais pas que je te dise : oui ! Pas plus que tu ne m’aurais aimée si j’étais de celles qui donnent et reprennent leur cœur.

Elle aussi donc jugeait que se sauver de la mort n’était pas d’un homme. C’était la dernière lumière qui s’éteignait ; et cependant il l’en aima davantage… Il faut des siècles de folle vaillance pour former ces caractères indomptables, pour donner aux âmes ce sens de l’honneur.

— Mais si, par impossible, reprit-il haletant, on me tuait tout de suite à la guerre… ou ailleurs, est-ce que tu ne maudirais pas le jour où tu m’as rencontré ?

— Quel cœur me crois-tu donc ? implora-t-elle. Maudit-on, parce qu’on souffre ? Et puis, vois-tu, je dis bien : je ne souffrirai jamais ; je l’ai dit à un bon moine dont je te parlerai. Il me semble, par instans, que je ne peux pas porter ma joie, j’arrive à toi avec des chants, avec des fleurs… Mais, ami, cela, ce n’est pas encore le fond. Les bardes disent bien : « La joie chez nous ne rit qu’à la surface, comme un rayon flotte sur l’eau, entre deux nuages. » Ce qui est nous-même, c’est cette mélancolie qui donne, à tous, cette expression grave ; jusqu’aux enfans, dont le petit visage est si lent à sourire ! Tu me demandes : « Pourquoi parles-tu de mort ? » Pourquoi ? Je ne sais pas. C’est en moi, comme t’aimer.

Elle s’arrêta, debout, son exquise tête blonde appuyée au mur, les bras tombans, les mains jointes. Et, à la regarder ainsi, et à l’entendre, Rhuys puisait la force de mourir. Il serait digne de cet amour plus grand que la mort.

Mais qu’une fois, une fois encore il lui entendît dire qu’elle ne regrettait rien ! Qu’il emportât ces paroles, les dernières !

— Ainsi tu ne maudirais ni moi, ni le destin qui t’a mise sur ma route, si je mourais ?

— Il hésita un instant, cherchant son regard. — Et jamais tu ne redirais à un autre : « Je viens. »

— Tu ne sais pas, tu ne sais pas, murmura-t-elle. En chemin je pensais : « Il faudra que je lui dise. » Mais nous aurons la longueur des jours pour ce que je pensais en chemin. Il vaut mieux que tu me connaisses d’abord. Tu entends donc : toi seul !… Ces mots ne se disent pas deux fois. Mélancoliques, oui, nous le sommes, et fidèles, et sauvages sous nos airs calmes. On ne connaît pas l’Océan quand on ne l’a pas vu déchaîné sous la tempête. On ne nous connaît pas jusqu’au jour où l’on nous broie le cœur. Je t’ai promis des histoires ? Écoute…

Hélas ! Il semblait à Rhuys que sa torture aurait été moindre s’il avait pu lui dire : « L’heure passe. Ne me parle que de toi parce que je vais mourir demain. »

Mais, comme toutes les femmes qui aiment. Ahès ne parlait des autres que pour mieux se raconter elle-même. Il le comprit bientôt.

— D’abord, avant la conquête, c’est Gwen à qui l’on avait tué Raghed. Le meurtrier aimait Gwen. Il était puissant et riche ; les deux familles unirent leurs instances pour que la jeune fille pardonnât et l’épousât. Elle consentit à le recevoir au festin qui précède les noces : tu entends bien ? l’homme qui avait tué Raghed… Elle arriva, parée et magnifique. Elle lui tendit la coupe. Il en but la moitié, elle finit le reste. Et alors elle s’écria : « O Raghed ! pardonne le festin ! Tu savais bien que si je lui tendais la coupe des noces, c’est que cette coupe était empoisonnée. » En effet, ils moururent tous les deux… J’aurais fait comme elle.

A peine un battement de paupières. Elle trouvait cela trè9 simple. Rhuys la regardait avec une admiration croissante.

— Ecoute encore, continua-t-elle. Une autre, Run, eut son mari tué dans une embuscade. Ils étaient dix contre lui. Elle mit trois ans à les atteindre. Ils tombèrent un à un sous ses flèches, tous les dix. Quand elle l’eut vengé, Run se tua elle-même.

Ahès disait vrai. Des gouffres dormaient sous les fronts tranquilles, et les tempêtes qui se levaient dans ces âmes devaient accumuler les ruines.

Et doucement, maintenant, avec des gestes légers d’enfant, elle prit la main de Rhuys :

— Pourquoi est-ce que je raconte ces choses ? Est-ce que je sais ? Mais tu me connaîtras mieux après. Ces histoires me berçaient toute petite. Ma mère m’endormait sur ses genoux en me les contant. Et j’en ai appris d’autres, le long des grèves et près de ces cromlechs, où je vais écouter si les morts reviennent. Je voudrais savoir s’ils ramènent avec eux les chevaux qu’on brûlait sur leur bûcher, et les femmes qui se sont tuées auprès d’eux, ou qui se sont usées à force de larmes.

— Les entends-tu ? demanda Rhuys.

— Rarement. Quelquefois, au moment des guerres, les chevaux hennissent sur la lande. Dans la nuit des âmes, les morts reviennent frapper aux portes des pêcheurs, chargeant les barques d’un poids très lourd, jusqu’aux îles mystérieuses où ils abordent. Moi, je les entends aux jours de brumes. Ils pleurent toujours. Je ne sais pourquoi ils pleurent ainsi…

Il y eut un très long silence. Rhuys se recula encore dans les ténèbres. Il voyait, dans l’avenir, — et quel avenir ! le lendemain même ! — ce doux être de vie plié sous le poids de l’inconsolable douleur. Il comprenait pourquoi les morts pleurent quand ils reviennent, pourquoi d’autres ont tant de mal à ne pas crier leur détresse quand ils vont mourir…

— J’ai encore beaucoup à te dire, reprit-elle. Ce sera pour mon retour. Je te raconterai ce que j’ai vu au milieu des loups, et les belles choses que m’ont dites les moines. Tu ne sais pas ? Les vieux dieux morts vont être chassés à jamais. Pourquoi ? Ce n’est pas encore très clair dans mon esprit. Ma mère était saxonne et païenne ; ma nourrice et mes femmes ne parlent que de korrigans, de nains, de fées ; les anciens nomment le dieu cruel qui veut des victimes et du sang, dont l’ombre tue. Cette ombre…

Elle s’arrêta. Il lui répugnait de parler de cette ombre dans la nuit qui venait.

— Mon père seul est chrétien, acheva-t-elle ; c’est-à-dire, il veut être chrétien. Depuis que j’ai vu Gwennolé, je voudrais que nous le fussions aussi. Quand je saurai ce qu’il faut faire pour cela, je te le dirai ; c’est très difficile, mais c’est très beau… Leur Dieu ne tue pas ; il hait le sang. Il ne vient pas troubler, épouvanter. Quand on le voit, on l’aime. Et on le voit tout près de soi quand on souffre. Il a pitié de chaque angoisse ; quand on ne peut plus marcher, il vous prend, comme un berger emporte sa brebis blessée sur ses épaules.

— Alors, parle-lui pour moi, dit Rhuys presque involontairement.

— Est-ce que tu souffres ? demanda-t-elle anxieuse.

— Non ! oh ! non, balbutia-t-il… c’est-à-dire… oui ; ces chaînes sont lourdes. Parfois le désespoir me gagne !

— Mais deux semaines, ami ! Vois, seulement des jours ! Et puis tu seras libre !

Il fallait partir. On y voyait si peu ! elle se baissa jusqu’à son front pour lui sourire. Ses grands yeux s’alanguissaient, pleins de compassion tendre. Rhuys crut voir encore les blondes fées qui, penchées sur sa barque, endormaient ses douleurs d’enfant, et les mortes qui passaient, heureuses, les lèvres entr’ouvertes, comme pour un baiser d’adieu :

— Pense à moi demain, disait Ahès… je te rapporterai de là-bas, dans mon manteau, un peu de la terre où nous poserons le foyer… notre foyer !

Elle ne s’étonna pas de son silence… Elle ne comprit pas qu’il étouffait un cri d’agonie. Seulement, lorsqu’elle eut fait quelques pas, lorsqu’il ne la vit plus :

— Marche lentement… lentement… supplia-t-il.

Lorsqu’il n’entendit plus le bruit de ses pas, il sentit qu’il avait bu toute l’amertume de la mort…


X
Merzin fut condamné tout enfant par les bardes de Vortigern à être offert en sacrifice sur les fondemens d’une citadelle (Ve s.).
LA VILLEMARQUE.
(Poèmes des bardes bretons.)

Les sacrifices druidiques s’offraient aux deux points extrêmes du jour, à midi et à minuit. C’était en pleine nuit, à la lueur des torches que l’on brûlait autrefois le colosse d’osier rempli de victimes humaines. Il n’y avait pas d’holocauste plus digne d’Hésus l’effroyable, Hésus dont Lucain disait « qu’il inspire la terreur par ses autels sauvages. » Des siècles avaient passé sur ces coutumes barbares. Pour une immolation unique, le rite devait s’accomplir à midi, au plus haut point du soleil. Mais, en dépit des instances du druide, Gradlon avait exigé le moins de pompe, le moins de retentissement possible : il aurait voulu qu’on tuât Rhuys le soir, ou dans le cachot même. Gradlon se repentait ; il avait peur des moines… Le druide obtint enfin que le sacrifice aurait lieu à l’aurore, à l’instant précis où jailliraient les premiers rayons du soleil ; c’était un jour de répit pour le condamné, un jour d’inquiétude et de trouble pour le roi. Aussi, dès l’aube, Gradlon chevauchait sur la route de Kemper ; il fuyait, comme les faibles de tous les temps fuient devant les conséquences de leurs fautes. Ahès, dans une ignorance absolue, était repartie le soir même pour le sud de la Cornouaille, ainsi qu’elle l’avait dit à Rhuys.

Le druide demeurait donc seul, en présence de la foule qu’il haranguait, à laquelle il annonçait des biens sans nombre, l’alliance et l’appui des dieux redoutables. Le départ de ces dieux devant les idoles romaines avait attiré tous les malheurs ; leur retour ouvrirait une ère de prospérité nouvelle. Mais bientôt il se lassa de ces discours. La foule indifférente lui semblait plus distante de son âme que les troncs des chênes où, pensif, il songeait qu’Hésus l’entendait encore. Il quitta brusquement le peuple. Il alla vers le prisonnier qui, maintenant, était en sa puissance. Selon l’usage, il le mit en liberté sur parole, lui promettant que, durant ce dernier jour, chacun servirait ses moindres désirs.

Rhuys à ses yeux était déjà sacré. Si près d’entrer dans le Gwynfyd, — le cercle druidique de la lumière, — il ne devait emporter d’ici-bas que le parfum léger des choses. Le druide lui disait avec une douceur grave les paroles indispensables ; il le chargeait de souvenirs pieux pour les aïeux morts ; il lui parlait de gloire en des termes superbes que nous ne savons plus…

En sortant de son cachot, Rhuys eut une sorte d’étourdissement. Un souffle vif lui fouettait le visage ; ses yeux déshabitués de la lumière se fermaient à demi ; l’immobilité presque complète de ces quelques mois lui rendait la marche difficile. Ses ennemis auraient pu croire qu’il tremblait : cette pensée le fit tressaillir… Déjà, derrière les murailles, il entendait le murmure de la foule ; il eut horreur de cette exhibition publique, pendant des heures. Un autre murmure arrivait jusqu’à lui, aussi, le murmure familier et berceur de la mer : et un désir lui vint de finir sa vie, là-bas, au milieu des mouettes que des aigles poursuivaient dans la lumière :

— Maître, dit-il, est-ce que je pourrais prendre une barque et passer ce dernier jour seul, au large ? Je viendrais à l’heure que tu me marquerais.

— Va, répondit le druide ; rentre seulement à la nuit si tu veux.

— Où m’attendras-tu ? demanda encore Rhuys.

— A l’endroit même où tu t’embarqueras. Moi aussi, j’ai horreur des hommes. Je préfère demeurer seul sur la grève, et interroger, encore une fois, tout ce qui a été, et tout ce qui sera.

Ils n’avaient l’un contre l’autre ni colère, ni haine, victimes tous les deux d’une fatalité inévitable. Aucun ne fit allusion à une fuite possible. Ils savaient bien que la parole donnée les liait plus fortement que toutes les chaînes.

Rhuys gagna le large en quelques coups de rames. La mer était vide. Ces deux jours étaient pour le peuple un temps de réjouissance. Rhuys se trouvait seul, comme il l’avait désiré ; et bientôt, laissant aller les rames, il s’adossa contre le bord de la barque la face au soleil, ainsi qu’il le faisait lorsqu’une manœuvre plus dure l’avait épuisé.

Et d’abord ce fut une impression de délices. Jamais la « douce vie » ne lui avait paru plus chère. Il faisait encore sombre. De grosses nuées grises couraient dans le ciel, trouées par des tons blancs, légers, par un poudroiement d’or et de brume. Et la mer, l’exquise mer de certains jours d’automne, aux vagues souples, le berçait du mouvement monotone d’une nourrice endormant un enfant dans ses bras. Tout à la joie instinctive de vivre, de respirer les souffles amers, Rhuys s’endormait aussi sous la lente caresse. L’horizon s’agrandissait et se transformait. Les longues lames vertes se soulevaient et retombaient comme les volutes de quelque gigantesque acanthe. Des rayons filtrant en lignes claires, sous les nuées, donnaient à l’étendue sans bornes quelque chose d’indéterminé, d’imprécis. On se serait cru rejeté au-delà des jours, quand la lumière vierge avait jailli au sein du chaos.

Des êtres descendaient vers Rhuys par ces routes de songe ; des soldats comme lui, ayant tous la marque sanglante de la flèche ou du fer. Ils étaient glorieux et triomphans. Ils approchaient de cette terre qui faisait monter jusqu’à eux l’enivrante fumée de la gloire. Ils écoutaient la voix confuse, faite de mille voix inconnues, la voix de la race qui célébrait leur folle bravoure. Rhuys distinguait au milieu d’eux les vieux chefs dont la tête blanche portait le stigmate sacré. Ceux-là étaient partis pour le combat, sûrs de tomber au premier choc ; ils cherchaient dans les aunées tremblantes la mort héroïque qui les avait fuis jusque-là. Lennok en était, l’aïeul qui avait passé l’âge où les hommes meurent, lorsque, sous un dolmen, une voix lui cria : « Va les sauver, et meurs pour eux ! » Mais les plus nombreux étaient jeunes et la tête haute : ils riaient tous, — les Celtes donnaient leur vie en riant. — Pour beaucoup cependant, comme le chantaient leurs bardes, « leur rire était sombre comme le rire de la mer. »

Car elles venaient derrière eux en une nuée de deuil, les belles mortes qu’ils avaient aimées. Elles parlaient à Rhuys, comme autrefois, dans un murmure. Mais pour l’homme qui allait mourir, toutes ces voix n’avaient qu’un son ; toutes les belles Gauloises laissaient flotter sur les vagues les mêmes chevelures fauves ; tous ces yeux n’avaient qu’un regard, le regard vert aux reflets changeans, que les paupières voilaient à demi pour en garder le mystère. Etait-ce Ahès, vraiment ? Ou plutôt, Ahès n’était-elle pas l’incarnation de cette mer attirante dont les fées chantaient, toutes les nuits, le cantique de douleur ?

Depuis qu’elle l’avait quitté, le soir, dans sa prison, le cœur de Rhuys était mort. Il ne revivait pas, à la voir passer et repasser ainsi, le long des lames. Il n’y avait plus de lutte possible puisque ses ennemis savaient, puisqu’elle lui avait répondu : « Peut-on aimer un homme qui a fui ? » Mais il était seul maintenant. Il n’entendait plus le pas hésitant du barde ; le druide n’était plus assis à son côté, les yeux pâles, les paroles lentes et lointaines. Rhuys était seul devant « la douce vie » qui fuyait, et il pouvait aller vers elle ! L’horizon sans bornes s’ouvrait devant lui. Personne ne saurait le poursuivre et l’atteindre… Tout son être protestait… Cette mort cruelle lui donnait des frissons d’épouvante. Il y avait la résolution suprême ! Hélas ! À quel moment le cri de la vie ne va-t-il plus contre ces résolutions suprêmes ? Et après avoir dit mille fois « je veux, » quand s’éteint pour jamais le râle d’agonie qui répond « je ne veux pas ? » Rhuys se débattait, les yeux fermés ; il se soulevait à demi ; et un cri, un long cri de bête qu’on égorge, sortit de ses lèvres, emplit l’immensité vide, comme une dernière révolte inconsciente et tragique…

Ce cri le réveilla en sursaut. Il se faisait tard. Combien d’heures avait-il passées ainsi sur cet Océan, qui tour à tour les avait enchantés, enivrés et qui berçait, à l’alanguissement bu à la fureur de ses lames, le sommeil sans fin d’un si grand nombre ?… Il serait là demain… Son corps serait jeté dans le gouffre le plus proche, en offrande aux divinités hostiles qui refusaient de laisser bâtir les murs de Ker Is. Et justement un noyé passait près de la barque, les bras étendus, déjà une chose sans forme et sans nom… Il serait cela demain. Il détourna la tête avec horreur. Longtemps il regarda au soleil ses mains brunes. Ses rêves s’enfuyaient ; la réalité poignante, c’était ce corps déformé, emporté à la dérive sous les cieux mornes que l’ombre d’Hésus emplissait…

Qu’y avait-il donc dans ces âmes pour que, suivi par le cadavre hideux, Rhuys reprît les rames, non pour fuir, comme il l’eût pu si aisément, mais pour revenir au rivage ? Le druide en l’accueillant eut dans les yeux une vague lueur de fierté :

« Tu es un Celte, » dit-il.

Lui aussi n’avait ni hésitation, ni doute. La race pesait sur eux de tout son poids.

Le lendemain, à l’aube, on donna à Rhuys ses armes de guerre, le bouclier où des têtes de vautour étaient peintes, le casque d’argent. Tout ce qui rehaussait la beauté des chefs, au moment des batailles, on l’apporta dans sa prison. Il teignit de rouge ses moustaches tombantes. Le bruit impatient de la foule arrivait à lui avec le bruit de la marée. Le druide leur parlait en mots brefs. Quelque chose de religieux et de solennel planait sur eux. Et ce ne fut pas un cri de joie, mais une longue acclamation de triomphe ; une acclamation ininterrompue, surhumaine, lorsque Rhuys parut, entre le druide et le barde, beau de la beauté unique de ce peuple.

Il marchait, souriant et calme. Une seule pensée le prenait tout entier : montrer à ses vainqueurs que leur captif savait mourir. Tous étaient en armes comme lui. Ils le regardaient avec un fraternel orgueil. Des mères approchaient leurs enfans jusqu’à lui. Le barde chantait un chant de guerre et de mort dont tous reprenaient le grave refrain. Ces voix rudes lui versaient une ivresse d’orgueil. Il se sentait emporté au-dessus de lui-même.

Il songeait maintenant : « Pourquoi n’ai-je rien dit ? Elle serait là. Elle viendrait avec moi dans la mort. » Vaguement, il la cherchait. Les détails de la route s’imprimaient en lui avec une fixité étrange : tel caillou qu’il allait dépasser ; ce buisson desséché où tenaient encore des roses mortes… Une vieille femme ridée, courbée sur son bâton, le regardait de ses yeux éteints. Ah ! cette femme !…Si Ahès ne mourait pas, elle serait un jour semblable à cette loque parcheminée, aux heures toujours pareilles, vides et mornes… Oh ! pas cela ! Pas cette vie d’abandonnée pour elle… Pourquoi ne lui avait-il rien dit ? Elle aurait répondu : « Oui » à la mort, aussi… Et quelle fête alors aurait égalé pour lui la fête de cette heure !

Déjà ils arrivaient au bord des flots. Le druide allait inconscient, fanatique, scandant les triades et les paroles sacrées : « Ce qui doit être sera. » Il arrêta le captif sur la digue commencée trois fois, démolie trois fois, à l’abri des roches au pied desquelles dormait l’abîme. Gwenc’hlan seul murmurait encore :

« Tu n’es pas plus ébranlé que ces rochers, ô fils de Lennok !… » Mais le barde tremblait ; et sa voix arrivait au prisonnier, basse et déjà lointaine, comme les accens mêmes de l’âme celte.

Rhuys était debout, immobile. Le druide lui dit quelques mots à voix basse. Quand le premier rayon du soleil tomberait sur les vagues, alors…

Elle déferlait, encore voilée de brume, la mer sauvage. Rhuys la regarda d’un regard suprême. Dans son âme vide, aucune consolation ne se levait ; aucun appel au dieu lointain dont il n’approcherait jamais, même par ce sacrifice sanglant. Il allait vers une autre vie, mais quelle vie ? L’ombre d’Hésus glaçait jusqu’à sa foi en l’immortalité. Alors, dans le besoin instinctif de se rattacher à quelque chose, les mots d’Ahès retentirent dans son cœur désert. Un instant, il appuya sa pensée au Dieu de pitié qui hait le sang et qui compte nos larmes. Il songea que peut-être, invisible et proche, Il le regardait mourir ; qu’il l’attendait dans la voie obscure.

Brusquement sur la crête d’écume, un rayon passa, fit retomber l’eau glauque en gerbes blanches. C’était le signal. Rhuys fit face à ces hommes qui fixaient sur lui leurs yeux graves ; il enveloppa d’un regard la terre où le druide, les bras levés, faisait l’offrande du sang ; la mer où les yeux d’Ahès l’appelaient dans l’eau profonde…

En lui un silence subit et effrayant se fit. Et avec un sourire héroïque, le sourire que, pendant dix siècles, ces amoureux de gloire avaient emporté dans la mort, il renversa la tête sur son bouclier étendu. Il tendit la gorge au couteau du druide…

« Alors, sur le rempart, le guerrier avec la tache rouge fut livré à la vague grise en fureur.

« Alors sous les flots débordés, les vagues lavèrent les roches sanglantes… »


XII

L’ivresse cruelle du sang s’empara alors de ce peuple ; tous les instincts affreux qui sommeillaient au cœur de ces barbares se réveillèrent brusquement. Lorsque, avec des accens rauques vers le dieu terrible, le sacrificateur repoussa le corps de sa victime dans le gouffre, de fanatiques acclamations s’élevèrent. La belle vaillance du guerrier mort, son courage héroïque s’effaçaient sous la buée sanglante. Les hommes se provoquaient à des luttes corps à corps ; des rixes éclataient ; le long jet rouge et tiède dégouttait sur les roches, et déjà ils réclamaient avec des imprécations du sang, encore, et du vin, ces deux luxes rares ! Et c’étaient des danses effrénées, des rires lourds ; toutes les passions mauvaises se déchaînaient, s’étalaient au grand jour, en eau dont on a rompu les digues.

Un moment le druide demeura devant eux, regardant et écoutant, les yeux hagards, les cheveux en désordre. On eût dit que le coup dont il avait frappé Rhuys pénétrait jusqu’à son âme. En vain Gwenc’hlan s’approcha de lui, l’interrogea : l’aveugle ne reçut aucune réponse. Le druide ne l’entendait pas. Il entendait seulement en lui des voix qui le déchiraient, et les cris d’orgie de ce peuple qui le soulevaient de dégoût. Il voulut échapper à cette obsession ; il se glissa à travers la foule ; il hâtait le pas. Une fois hors des murs, il courut. Il s’enfuyait de la fuite éperdue de Caïn. Bientôt, il s’aperçut qu’il tenait encore le couteau ensanglanté. Ses mains qui n’avaient pas tremblé à l’heure terrible, sous l’empire du fanatisme, le trouvaient trop lourd maintenant. Où le jeter dans la lande déserte, pour le faire disparaître à jamais ? Un dolmen était sur la route ; il le glissa sous la pierre. Il tomba épuisé tout auprès. Des gouttes de sueur perlaient à ses tempes ; il tressaillait au moindre bruit. Longtemps il resta ainsi, défaillant. Mais des voix arrivèrent jusqu’à lui. Des femmes jeunes et belles passaient sur le chemin. Que lui importaient la jeunesse et la beauté ? Hélas ! qu’en avait-il fait ? Il voulut se relever et fuir… Mais déjà Ahès était près de lui ; elle revenait avec sa vieille nourrice, un rayon de joie dans les yeux. Elle s’approcha. Elle regarda avec effroi l’homme sinistre éclaboussé de sang :

— Qui es-tu ? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas. Il arrêta sur elle ses yeux, où toute l’horreur du drame semblait écrite. Elle s’écarta. Le rayon de joie mourut dans le regard de la jeune fille, pour toujours.

A peine arrivée à Ker Is, les chants, les danses l’entourèrent. Étonnée, elle passa au milieu du peuple. Elle arriva jusqu’au bord de la mer. Gwenc’hlan, debout au pied de la digue à moitié démolie, chantait des paroles tristes qui n’étaient ni ses chants de guerre, ni ses imprécations ordinaires contre les chrétiens.

Il disait :

« Que la vague brise avec fracas, qu’elle couvre le rivage. Si j’avais été heureux, tu aurais échappé à la mort.

« Que la vague brise avec fracas, qu’elle couvre la plaine. O mon fils, malheur à qui est trop vieux puisqu’il t’a perdu.

« Doucement chantait un oiseau, sur un poirier, au-dessus de sa tête, avant qu’on le couvrît d’un tertre de gazon. Il brisa le cœur du vieux barde.

« O mon fils, à la vue perçante, tourment de ma pensée, ta mort me met en grande douleur… »

— Pourquoi chantes-tu ainsi, demanda-t-elle et pourquoi cette ville est-elle dans l’ivresse ?

— C’est à cause du sacrifice de l’aurore, répondit-il. Il n’y a rien eu d’aussi beau depuis longtemps ! Je ne vois pas ; mais j’entends ; et je ne l’ai pas entendu soupirer sous le couteau du druide.

— Qui ? Quel druide ? De quoi parles-tu donc ? insista-t-elle.

— Sur son sang, on pourra construire la digue qui mettra Ker Is à l’abri des flots, poursuivit le barde. Voilà pourquoi ils chantent tous. Sa vie pour leur vie !

— Et qui a-t-on tué ? demanda-t-elle indifférente.

— Le plus brave des prisonniers de guerre, Rhuys, fils de Lennok…

Comment le barde aveugle vit-il passer sur lui une ombre glacée ? Comment se recula-t-il instinctivement, balayé par la rafale ? Ahès fuyait, pareille aux biches qu’elle chassait la veille, qui emportaient dans leurs flancs le dard qui tue, et se terraient pour mourir sans témoins. Elle se laissa aller, inconsciente, jusqu’aux grottes voisines du gouffre. Elle y tomba, collée au sol. Et pendant des heures, ce fut un gémissement indistinct, un appel d’angoisse et d’épouvante : « Lui ! Lui ! Lui… ! »

Quand elle revint à elle-même, le jour baissait. Le premier choc avait été si terrible, si inattendu, qu’elle était demeurée longtemps anéantie. Maintenant une demi-lucidité revenait, et, avec elle, un redoublement de douleur. Depuis des heures, elle regardait, les yeux fixes. Elle voyait, à présent, ce qu’elle regardait. C’était une traînée sanglante qui suivait le long de la roche, comme une veine rouge dans le granit. Les lueurs du soir plaquaient l’Océan de taches de pourpre. Des vautours et des aigles volaient en cercle, s’approchaient des roches humides… elle savait pourquoi ils venaient à ces roches… elle essayait de les écarter de ce sang par ses cris. Mais Gwenc’hlan, là-haut, les appelait :

« L’aigle d’Eli élève la voix ; il est humecté du sang des hommes, du sang du cœur du fils de Lennok.

« L’aigle d’Eli pousse des cris cuisans cette nuit. Il nage dans le sang d’hommes blancs. Quels regrets j’éprouve !

« L’aigle d’Éli garde les mers. Il appelle en voyant le sang humain.

« L’aigle de Pengwern au bec gris pousse ses gémissemens les plus perçans, avide du sang de celui que j’aimais.

« J’entends l’aigle cette nuit. Il est ensanglanté… »

Elle ferma les yeux pour ne pas voir ; à voix basse elle prononçait des paroles entrecoupées. L’appel désespéré de son cœur éclatait en longs sanglots. La nuit sans étoiles succéda au soir rouge. Les aigles ne volaient plus autour des roches… Alors elle rouvrit les yeux dans les ténèbres.

Comment le lui avait-on pris ? Pourquoi ? Les chants d’orgie lui arrivaient de la ville. C’était sa mort qui les mettait dans une telle fête. Sa mort ! Le savait-il qu’il mourrait, quand elle l’avait quitté ? Oui. Il savait. Il lui avait dit…

Que lui avait-il dit ? Elle ne se souvenait plus. Elle souffrait trop. Une demi-conscience suivait une prostration complète. Elle ne voyait plus le gouffre, dans la nuit, ni le sang. Mais elle entendait les coups précipités des lames contre les falaises. Dieu ! qu’il devait être tourmenté dans sa tombe mouvante, sa plaie, sa large plaie ouverte !

A genoux elle l’implorait, d’une voix désespérée. Nous ne savons plus après tant de siècles chrétiens, non, même les plus impies d’entre nous ne savent plus ce qu’étaient ces douleurs écrasantes. L’air seul que nous respirons, tout imprégné d’un christianisme latent, fait nos âmes plus légères. Des souffles d’espérance y passent, pour les plus incroyans, en dépit d’eux-mêmes. On ne croit plus aux forces inflexibles, à « la fatalité, mère du trépas. » Un Dieu bon a remplacé pour jamais le Dieu effroyable ; et non seulement ceux qui croient en lui, qui l’aiment, qui déposent à ses pieds les poids trop lourds ; mais ceux qui pensent l’avoir repoussé se jettent dans « l’abri ouvert. » Leur cœur s’y réfugie aux heures suprêmes où, broyé, redevenu tout petit, l’homme balbutie les mots que sa mère lui apprenait…

Mais dans ce passé, rien ! La foi à une immortalité vague, d’où, seulement, des larmes et des regrets arrivaient jusqu’à la terre. Et puis, un éternel silence dans les cieux vides. L’angoisse sans consolation s’exaspérait alors jusqu’au délire ; elle se changeait en haine ; le suicide et la vengeance étaient un des orgueils de la race. Il n’y avait aucune issue d’espérance. Et les âmes païennes étaient scellées dans leur douleur, comme ces ensevelis vivans qui se déchirent aux pierres de leurs tombes…

Farouche, Ahès murmurait, penchée sur l’abîme : « Je te vengerai ! » Oui, c’était pour cela. Elle ne se rendait pas compte ; mais c’était pour cela qu’une force instinctive l’avait retenue et empêchée d’aller à lui. Elle le vengerait d’abord… Ils arrivaient, portés par la rafale, les cris de joie, les cris d’orgie du peuple. Les lourds sanglots d’Ahès étaient coupés par des chants d’allégresse. Oh ! qu’ils se taisent ! Qu’ils se taisent donc, à jamais, sous le fer ou dans le feu !… Et des plaintes d’enfant se mêlaient à ces élans sauvages ; des mots si tendres, à peine prononcés… Hélas ! quand les bien-aimés ont disparu, avec quelle angoisse viennent les paroles que l’on voudrait avoir dites ! Elle cherchait les derniers lambeaux de phrase, avec l’accent qu’y mettait Rhuys. Que disait-il ?… Ah !… « Pars lentement… » Il savait donc ! Comment n’avait-elle pas compris ? Comment n’avait-elle pas dit : « Je resterai ! » Elle l’aurait arraché aux dieux et aux hommes… à son père…

Car c’était de lui que venait ce coup ; lui qui avait remplacé sa mère morte ; qui l’avait tant aimée, tant idolâtrée, et qui, pour un caprice d’elle, avait élevé la ville de songe… Etait-il donc si cruel ? Il la tuait ! il tuait son bonheur, de ses mains. Il l’avait fait partir pour qu’elle ne pût pas le supplier… Ah ! maudit… mais non… Ses lèvres se refusaient aux imprécations contre lui. Les larmes jaillirent pour la première fois. Il ne savait pas… Est-ce qu’on compte pour quelque chose la mort d’un homme quand on ne sait pas ? Elle-même n’avait-elle pas demandé, indifférente : « Qui donc a-t-on tué ? »

Etait-ce un cauchemar ? Il lui semblait que le bruit s’était déplacé, que Ker Is était vide ; qu’à sa gauche toute une multitude allait et venait. Ses yeux fatigués suivaient les torches sur le rivage. Elle s’étonnait, hors d’état de rassembler ses idées. Un silence de mort planait maintenant sur la » grève. Des fanaux se mouvaient le long des roches où, même durant le jour, tant de navires se brisaient. Cela dura ainsi longtemps. Elle s’engourdissait de faiblesse et de froid. Soudain une masse sombre passa près d’elle à toute vitesse, courant droit aux fanaux. Et ce fut un craquement sinistre, des cris d’épouvante, des clameurs de joie succédant au silence.

Et alors, la curée ! Les pilleurs d’épaves se jetant sur le navire échoué ; des femmes acharnées sur leur butin et sur leurs victimes ; des hommes achevant les blessés. Ahès les voyait de loin, à la lueur des torches, comme une légion de nains hideux, armés de pierres, de débris d’amarres, massacrant et repoussant les naufragés sans pitié. C’était une scène de carnage et d’horreur. Seuls, les récits de ses femmes, ou les menaces de Gwennolé, lui avaient laissé soupçonner ces choses. Elle touchait la plaie honteuse de ces côtes païennes. Et l’indignation et le dégoût la soulevaient. C’était pour ces misérables qu’on avait sacrifié Rhuys, si noble, si brave, la fleur de la race ? Et pour leur sécurité ? Et pour leur repos ? Lui, errant encore au bord du rivage, les voyait, peut-être ! Une tempête de haine grondait au cœur d’Ahès, plus furieuse que l’orage du dehors. Elle se pencha sur l’abîme où le corps navré, pris et repris par les vagues, « ne pouvait même pas dormir, paisible, son dernier sommeil. Elle aussi prononça les paroles que rien n’efface :

— Écoute. Tous iront au fond du gouffre. Je te donnerai leur sang pour ton sang. Et puis je viendrai…

Et comme apaisée par le serment sauvage, elle reprit sa route au hasard, dans la nuit…


XII

Là-bas, sur le bord du fossé où il s’était laissé tomber, le druide demeurait la tête dans ses mains. Mais des gens allaient et venaient ; on s’approchait de lui ; on l’interrogeait ; il reprit sa course épuisante. Tout le long du jour il marcha ; au soir il s’arrêta à la porte d’une chaumière. Une femme se tenait sur le seuil, faisant rentrer quelques brebis dans l’unique pièce qui servait de chambre et d’étable. Une tiédeur douce en sortait ; une croix se détachait sur le mur de terre. A la vue du vieillard qui paraissait si faible, la veuve rentra un instant. Elle prit une écuelle de lait, et la lui tendit avec commisération. Machinalement, il but sans dire un mot ; elle le pressa d’entrer ; il refusa d’un signe.

— Je vous offre ce que j’ai, de bon cœur, dit-elle. C’est bien peu. Mais, avec l’amour de Dieu, c’est assez.

L’amour de Dieu ! Il la regarda comme un insensé, l’air si hagard qu’elle se signa : « Un fou ! » dit-elle. Il reprit sa marche. Il chancelait. Mais il approchait de sa retraite inaccessible, et cette pensée le soutenait. Déjà c’était la presqu’île de Crozon. La forêt s’ouvrait dans d’admirables teintes rousses ; les feuilles desséchées tenaient encore toutes aux branches des chênes. Mais les mousses épaisses et les houx géans gardaient une perpétuelle verdure aux sous-bois. Des sources vives chantaient partout. Le druide s’arrêta longtemps, calmé par cette paix des choses. Il plongea ses mains et sa tête dans l’eau glacée ; il s’adossa à un vieux tronc, blanchi de moisissure, pour y passer la nuit à l’abri des allans et des venans… Cette nuit fut coupée de rêves cruels. Le drame de la veille y revivait avec une netteté extraordinaire ; drame étrange où les formes disparaissaient pour laisser se mouvoir seulement les âmes vivantes. L’âme de sa victime était navrée ; elle demandait grâce ; elle suppliait : « Pourquoi ?… Pourquoi ?… » Lui ne trouvait point de réponse. Là aussi l’œuvre de sang avait laissé sa trace : elle avait dissipé le songe fanatique. La loi posée par Dieu au commencement des jours : « Tu ne tueras point, » bouleversait la conscience du vieillard, couvrait son corps d’une sueur d’épouvante.

Au matin, il essaya en vain de se relever. Il retomba sans forces. Est-ce qu’il allait mourir ? Pourquoi pas ? Il ne comptait plus ses années ; et ainsi il échapperait à l’obsession qui le hantait depuis la veille. Seulement il aurait voulu finir dans ces retraites où personne ne le découvrirait jamais. D’un grand effort, il s’accrocha aux premières branches qu’il put atteindre, déchirant ses mains aux feuilles des houx. Il fit quelques pas ; mais il ne pouvait plus. Il retomba évanoui.

En traversant la forêt pour regagner son abbaye de Landévenec, Gwennolé trouva le vieillard sur sa route. Il le prit dans ses bras ; il l’amena dans la cabane qui lui servait de logement, à l’écart des autres. Ce fut là que le druide revint à lui, devant un feu de branches sèches. Mais défiant, il refusa de répondre aux questions du moine ; il ferma les yeux et retomba dans un demi-sommeil.

Bientôt les accens de sa langue bien-aimée, cette langue qu’il n’entendait plus, arrivèrent jusqu’à lui. A genoux, Gwennolé disait en cette langue des paroles d’amour à un être invisible ; il priait les bras étendus ; et les vieilles syllabes, les vieux mots berceurs apportèrent au druide l’émotion qu’il avait ressentie en la nuit des âmes, quand la barque passait dans les ténèbres emportant les accens des aïeux. La prière continuait ; le vieillard écoutait ; maintenant le saint implorait son Dieu pour cet hôte inconnu dont l’âme lui semblait plus scellée encore que les lèvres. Et le vieillard suivait, le regarda obscurci par les larmes avec un besoin, inéprouvé jusque-là, d’ouvrir son âme, de parler à cet homme qui entendait sa langue, et qui priait un Dieu invisible et si proche.

Comme s’il lisait dans sa pensée, Gwennolé se pencha sur la couche de feuilles sèches :

— Te sens-tu mieux ? demanda-t-il.

— Je vais mourir, répondit le druide. J’aurais voulu mourir tout seul.

— Veux-tu que je me retire ? demanda doucement le saint.

— Tu le ferais si tu savais qui je suis, vois ce sang sur mes mains !

— Tu t’es déchiré aux épines.

Oh ! la langue bénie, aux phrases courtes que sa mère lui disait, il y avait si longtemps !

— Qui es-tu ? interrogea-t-il.

— Que t’importe ? répondit Gwennolé. Appelle-moi ton frère, ton fils ou ton ami : et tous ces noms sont vrais…

Le druide eut le désir de se taire pour l’entendre encore. Mais un instinct de droiture le poussa en avant :

— J’ai tué, dit-il.

Le moine eut un mouvement d’effroi… Tout de suite, croyant que la faiblesse le faisait délirer :

— J’ai compris que tu avais quelque grande douleur. Tu gémissais dans ton sommeil. Mais tu n’as pas pu tuer. Tu te soutiens à peine !

— J’ai tué, répéta-t-il farouche, pour offrir un sacrifice aux dieux.

— Non ! non ! s’écria le saint avec épouvante. Tu ne peux pas avoir fait cela…

Le druide parlait, les yeux fermés, comme si la langue maternelle parvenait à ouvrir son âme, non pour celui qui l’écoutait, mais pour lui-même. Comme si les choses qu’il disait demeuraient mystérieuses et sacrées dans cette langue morte…

— Moi aussi, reprit-il, je dis : je n’ai pas fait cela, je ne peux pas avoir fait cela ! Mais sais-tu où l’on en vient quand, durant des années, — près d’un siècle a passé sur ma tête, — on vit seul, gardien d’un culte enseveli ? Vois ce qui se mêle dans ce silence : le regret de ce qui n’est plus, le vieux sang farouche des aïeux et la vie invisible que l’on entend passer à travers les choses. Le vent, le ciel, les sources, mes chênes « surtout me parlaient. Au printemps, quand les troncs reverdissaient, Hésus m’affirmait sa jeunesse éternelle ; aux jours sombres, dans les arbres dépouillés, il revenait encore, mais terrible, ne voulant pas mourir. Rien ne veut mourir sur notre terre… Et moi, je lui disais que tant que je vivrais, il vivrait aussi. Tout cela était-il vrai ? Je ne sais. J’ai eu un réveil si terrible ! Peut-être, dans ces heures si longues, lassé de tant de silence, on met son âme à la place des divinités absentes ; on les interroge ; et sans le savoir, on répond pour elles.

Le druide s’arrêta, haletant. Gwennolé souleva entre ses mains la tête blanche. Il priait. Il demandait à Dieu cette âme de poète.

— J’ai voulu en un jour faire revivre pour lui les cultes d’autrefois, continua le vieillard. Personne ne m’entendait plus. Ce peuple s’était fait, à l’image des Romains, de grossières idoles. Tant qu’ils l’ont pu, mes pères ont abattu ces idoles. Les vainqueurs disaient : « Ce sont des impies. » Impies ! ceux qui défendent le dieu inaccessible, contre les représentations sacrilèges !

— Hélas ! Tu n’as pas su le dégager du culte le plus affreux, interrompit le saint.

— Ecoute encore, reprit le druide. Il s’est passé en moi des choses inattendues et elles me tuent. J’ai donc voulu frapper un grand coup : immoler une victime selon le rite antique. J’ai voulu donner une vie pour une vie, défendre Ker Is contre les divinités hostiles ; mais surtout, ah ! surtout, voir finir dans une apothéose mes dieux délaissés. Gradlon m’a cru. Et vraiment que le Celte est bien mort, avec quelle noblesse, avec quelle force !…

— Malheureux ! Comment as-tu pu ! Comment as-tu pu !… gémit le saint.

— Mes pères si souvent offraient ces sacrifices ! murmura le druide. J’ai mis mes pas dans leurs pas. Mais les siècles ont passé, et ils ne m’ont pas légué leur âme avec leur foi, car je meurs de ce que j’ai fait.

Il parlait comme en rêvé, la voix lente et monotone, et si basse que Gwennolé se penchait pour l’entendre.

— Il y a dans la mort une lumière que je ne savais pas. Il est tombé en souriant ; mais son regard m’interrogeait et m’accusait. Les jours qui avaient précédé, j’étais hors de moi-même, emporté par la fièvre, ne voyant plus, n’entendant plus… Mais ce sang !… Ce poignard dans une chair qui vit et palpite et qui s’affaisse avec ce jet rouge… Et ce regard qui disait : Pourquoi ? Tout a croulé en moi à ce regard. Pourquoi ? Je ne savais pas. Il n’y avait plus qu’une victime et qu’un bourreau ; et il ne me reste qu’à mourir comme ma foi est morte.

— Et ainsi, gémissait Gwennolé, voilà ce que devient l’âme la plus belle livrée à l’erreur ; voilà où va l’aveugle poussé par l’aveugle !

Tout haut il dit :

— Que Dieu te pardonne ! Il t’a fait comprendre qu’il hait le sang.

— Qui es-tu pour parler au nom de Dieu ? demanda le druide, surpris.

— Un de ceux qu’il envoie pour épargner aux hommes de tels remords, de telles douleurs…

Et avec les mots que lui seul savait, et qui faisaient tomber les païens à ses pieds, le saint lui annonça la révolution qu’il allait accomplir en ce monde, où tout ne serait plus qu’amour, charité et pitié. Il lui parla du Dieu qui aime et qui nous sauve, et qui est descendu en ce monde, vivant pour nous, mourant pour nous, afin de triompher de cette peur invincible que le péché nous a laissée.

Le druide l’écoutait, stupéfait. Des lueurs douces passaient dans ses regards. Il répétait les mots, après lui, comme un enfant.

— Prends ma place, murmura-t-il avec effort. Tu viens de cette île de Bretagne où nos pères allaient puiser la lumière ; et il y a en toi une belle lumière ; mais il y a des choses que je voudrais que tu dises : celles que, toute ma vie, la vieille forêt m’apprenait.

— Confie-les-moi, demanda doucement le saint.

— Les chênes m’ont dit : L’homme doit être fort et impassible comme nous…

— Ils doivent être bons, ajouta le saint.

— Les sources m’ont dit : La femme doit être pure et bienfaisante comme nous, à l’homme qu’elle aime…

— Mais elle doit étendre cette pitié et la joie qui est eu elle à toute misère et à toute douleur, poursuivit le saint.

— Les tempêtes m’ont dit : La destinée passe, emportant cette feuille, laissant cette autre… Ce qui doit être sera.

— Non, dit le saint. La destinée inflexible n’est plus. C’est une main amie qui cueille et qui laisse.

— Frère, reprit le druide avec agitation, tu dis : une main amie ?

— C’est elle qui m’as mis sur ta route pour cueillir ton âme, qui est belle, dit gravement Gwennolé.

— Prends ma place, répéta le vieillard. Je meurs tranquille. Ton Dieu me maudira sans doute ; mais il bénira la terre que j’ai aimée.

— Il ne te maudit pas ! s’écria Gwennolé.

Le mourant montra les mains qu’il tenait cachées dans sa robe. « Il y a le sang ! » murmura-t-il.

— Ne dis-tu pas sang pour sang ? reprit le prêtre. Notre Christ effacera ton crime, si tu le veux.

De nouveau, le vieillard étendit ses mains où le houx avait laissé des traînées rouges. Défaillant, il les mit dans celles du saint :

— Efface ! supplia-t-il.

Et après des heures de graves et saintes paroles, ses terreurs cédèrent. Gwennolé le reçut dans le bercail du Christ. Il le baptisa dans l’eau et dans l’Esprit. A l’aube, sur sa demande, le saint le transporta sous les chênes au seuil de la cabane. La psalmodie des moines arrivait, lointaine ; des gouttes d’eau tremblaient aux brins de mousse ; des oiseaux volaient, familiers, dans la paix limpide du matin. Et dans cette chanson des choses, sous la voix bénie qui lui redisait l’éternel cantique, la vieille âme mystique de la race s’apaisait, s’affranchissait lentement des dernières ombres.


XIII

Encore assoupie dans sa chambre close, Ahès murmurait des mots entrecoupés ; elle rejetait sa tête de côté et d’autre en gémissant, comme ces patiens qui, malgré l’influence d’un narcotique, tressaillent et se plaignent, toujours étreints par la douleur latente. Un mouvement plus brusque la réveilla. Elle regarda autour d’elle les yeux vagues, et, peu à peu, avec une pleine conscience l’affreuse douleur la reprit.

Ahès se leva, refaisant machinalement les gestes de tous les jours, avec une rigidité de morte… Un à un, tous les souvenirs revenaient ; chaque parole douce creusait aux regrets une place plus profonde ; chaque rêve d’amour, en l’emportant plus haut, avait rendu la chute plus meurtrissante. Maintenant tout s’était tu ; elle s’asseyait très lasse, les mains abandonnées, devant la baie ouverte, dans un détachement universel et comme déjà ensevelie. Si au moins elle l’avait revu ! Elle souriait, insouciante, à l’heure même où on le tuait : cette heure avait passé pour elle comme une heure ordinaire… Oh ! être allée jusqu’à lui, au moment suprême, lui dire seulement qu’il emportait l’âme de son amie dans la tombe ! Et si c’était trop demander aux dieux cruels, seulement poser son regard sur lui ; il aurait tout vu dans ce regard… Moins encore, lui avoir donné ses larmes, seulement ses larmes, la dernière offrande de ceux qui aiment…

Mais rien ! Elle n’avait rien pu pour lui. A son dernier instant, rien que la foule indifférente ou hostile : un peuple de bourreaux autour de la victime. Ah ! qu’elle les haïssait pour leur joie, pour leur ivresse, pour leur cruauté froide ! Quelle fête de les lui Jeter tous en holocauste, tous, ceux qui avaient ri et chanté, comme des insensés, en ce jour d’angoisse !

Deux pensées seulement demeuraient dans le désert de son âme : le venger et le rejoindre. Le venger… mais comment ? Pouvait-elle, comme Run, les tuer l’un après l’autre à coups de flèches ? Ils étaient trop nombreux. C’était le druide seul qu’elle entendait sacrifier ainsi. Les empoisonner ? Empoisonner, comme Keben, les sources où ils buvaient ? Non. C’était lâche et c’était bas. Rien de ce qu’avaient fait les autres n’était possible pour elle. Il fallait les atteindre tous d’un seul coup. Comment ?

Par les larges ouvertures elle regardait sous une pluie fine, incessante, l’horizon de mélancolie. Vaguement ses yeux erraient sur la mer plombée et sinistre ; sur la digue où, déjà, des ouvriers allaient et venaient, posant les assises de la porte d’or sur la pierre sanglante. Oh ! cette pierre encore rouge : « La mer, toutes les eaux de la mer y passeraient sans la laver… » Et à la regarder longuement les yeux fixes, le rêve de vengeance se précisa enfin. Oui… ce qui devait être serait… Que les eaux déchaînées passent sur ce sang et se mêlent à lui, pour les exterminer tous ; pour que, de cette ville maudite, il ne reste pas pierre sur pierre ! Elle tenait la revanche tragique ! L’Océan où le corps de Rhuys dormait aujourd’hui, comme en un immense cercueil de plomb, se lèverait dans des colères effrayantes, et viendrait à son aide. Elle ne voyait pas encore le moyen, mais elle le trouverait. La ville insouciante se blottissait au bord des flots. On la mettait à l’abri des divinités hostiles sous l’égide du sang de Rhuys. Eh bien ! elle joindrait sa haine à celle de la mer sauvage : à elles deux, avec leur besoin commun de renverser et de détruire, elles viendraient à bout de l’œuvre terrible.

Et tandis qu’elle songeait ainsi, les lèvres serrées, les yeux durs, exaltant sa douleur à la mélancolie indicible des choses, dans ce même palais, Gradlon aussi se sentait plein de trouble. Lui aussi était assis, soucieux, depuis des heures, non devant l’Océan, mais devant l’âtre où des troncs énormes flambaient. Il n’était pas seul. Gwennolé se tenait debout, auprès de lui, comme un justicier. Il lui annonçait un châtiment exemplaire, pour cette exécution inique et impie, pour tous les crimes qui souillaient cette ville. Interdit, le roi balbutiait : « Comment as-tu su ? » Il apprenait avec étonnement que le druide était mort le lendemain même du sacrifice, mort d’avoir tué cet homme ; et que, présent à cette agonie, le prêtre avait apaisé son épouvante avec des paroles de miséricorde et de pardon…

— Il ne connaissait pas la vérité, continuait Gwennolé ! Ce qu’il a fait, sa conscience égarée lui dictait de le faire. Il croyait honorer ses dieux ; et le Seigneur, qui pèse l’erreur et la faute, s’est contenté du remords qui l’a jeté mourant sur ma route, qui a brisé son cœur et son corps… Mais toi !…

Il y eut un silence. L’âme de Gradlon oscillait entre le repentir et la révolte, flottante et irrésolue, toujours :

— J’ai le droit de vie et de mort, dit-il enfin. Je suis roi. Je tue, parce que je le veux…

— Malheureux, interrompit le saint, est-ce que, même avant que je te l’apprenne, il n’était pas écrit au dedans de toi : « Tu ne tueras point ? »

— Oui, si j’étais comme le reste des hommes, mais j’ai le droit de disposer de leur vie.

— Et pourquoi l’as-tu, ce droit, sinon et uniquement pour les causes justes ? Et tu verses le sang pour un caprice, pour une impiété abominable ! Est-ce ton droit, aussi ? Et ne crains-tu pas les châtimens qui attendent les cœurs doubles ?

Le saint frémissait d’indignation comme autrefois, aux jours où Gradlon lançait contre Ronan ses dogues furieux…

— Qui peut quelque chose contre moi ? reprit le Roi. Et si je suis aussi coupable, pourquoi mon peuple m’aime-t-il ! Pourquoi m’appelle-t-il « le bon roi Gradlon ? »

— Non, tu n’es pas mauvais, dit tristement le saint ; tant que ton intérêt, tant que ton plaisir n’est pas en cause, tu es bon… Mais ce que le peuple aime en toi, tu le sais bien, c’est ta faiblesse. Tu laisses sans répression les plus grands crimes. Tu ne venges pas les malheureux qu’ils attirent et qu’ils massacrent sur le rivage. Là seraient ton droit et ton devoir. Faudra-t-il accumuler les catastrophes pour t’ouvrir les yeux sur toi-même ?

— J’ai mes soldats ; j’ai mes trésors ; je ne crains rien, jeta le roi avec orgueil ; pas même tes menaces.

— Repens-toi, supplia le saint. Peut-être il en est temps encore. Quand tu me reverras, tu comprendras qu’une parole de repentir valait mieux, pour te défendre contre le Seigneur, que tes troupes et tes richesses.

Gradlon releva la tête d’un geste de défi. L’orgueil et l’esprit de bravade l’emportaient.

— Je ne me repens de rien, dit-il froidement.

Et sans prolonger un débat inutile, Gwennolé tristement quitta le roi.

Gradlon était moins tranquille qu’il ne voulait le paraître. La haute sainteté de Gwennolé l’impressionnait. Il le connaissait depuis peu ; mais il le redoutait pour la hardiesse de sa parole, pour la force avec laquelle il prenait le parti des persécutés et des faibles. Il l’aimait aussi, pour la beauté, pour la bonté qui étaient en lui… Et déjà il s’en voulait à lui-même de cet orgueil qui lui avait dicté des paroles dures. Il regrettait d’avoir laissé partir le saint, sévère et menaçant. Le saint d’un mot aurait apaisé le Seigneur, si on l’en avait prié, peut-être…

Quelles étaient ces calamités dont il le menaçait ? Qu’est-ce que ces catastrophes obscures ? Ces hommes d’Église finissent toujours par vous faire peur avec leur puissance occulte ! Et mal à l’aise, inquiet sans trop se l’avouer à lui-même, Gradlon envoya chercher Ahès, comme il le faisait souvent pour retrouver la paix à son sourire. Une caresse de sa fille, un de ses clairs regards avaient le don de dissiper toutes les ombres…

Hélas ! elle entra, les traits creusés par son inexprimable douleur, toute raidie par sa résolution implacable. Penché vers le feu, le roi d’abord ne la vit pas, dominé par l’impression du moment.

— Gwennolé sort d’ici, commença-t-il. Crois-tu qu’il vient de me menacer de je ne sais quels maux imaginaires, parce qu’on a tué un prisonnier par mon ordre ? A la fin, je me suis révolté. Si l’on ne peut même pas sacrifier un captif sans que leur Dieu intervienne ! .. Et après tout, c’était pour toi.

— Pour moi ! s’écria-t-elle d’un accent si poignant que son père se retourna vers elle.

— Pour toi !… Pourquoi es-tu si pâle ? Te souviens-tu de ton effroi de la forêt ? J’avais tremblé, moi aussi, sans te le dire. Lorsque tu m’as quitté, j’ai rencontré un druide, un de ceux qui lisaient autrefois dans le présent et dans l’avenir. Je lui ai raconté ton rêve. Il m’a dit : « Une vie pour une vie. » Et ainsi, en sacrifiant cet homme, je t’ai sauvée.

Elle répéta l’air hagard : « Pour moi ! Pour moi ! » Inquiet, il se leva, il l’attira pour l’embrasser. Elle se rejeta en arrière d’un mouvement instinctif ; elle frémissait de colère et de douleur :

— Oh ! pas cela ! pas cela ! gémit-elle.

Et dans une explosion de passion :

— Vous ne m’avez pas sauvée. Vous m’avez perdue. Vous m’avez déchirée de vos propres mains. J’aimais Rhuys. Je lui avais promis la liberté et la vie, et ma vie. Vous avez tout perdu ! Vous avez fait de moi la plus misérable des femmes.

Il la regardait, épouvanté, sans une parole, oppressé par une angoisse affreuse.

— Mais tu vis ! murmura-t-il enfin.

— Il eût mieux valu pour moi que vous m’eussiez tuée, que vous eussiez laissé les prêtresses m’emporter dans leur ronde infernale, poursuivit-elle de la même voix sourde. Tout plutôt que ce que je souffre, que la torture de ces jours et de ces nuits ! Toute ma vie tenait entre les murs de son cachot. Je voulais vous le dire. Et vous l’avez tué avant que je l’aie dit. Nous nous serions enfuis, si j’avais pensé que vous me le prendriez. Je l’aurais mis hors de votre atteinte. Jamais plus vous n’auriez entendu parler de lui.

— Tu m’aurais abandonné ! dit-il avec effort.

— Est-ce que Kenvred, ma mère, n’a pas abandonné son père et son peuple pour vous suivre, après vous avoir vu, dans une bataille et dans un festin ? répondit-elle avec une ironie cruelle. Mieux valait vous quitter que vous haïr ! Je ne voulais pas parler. Je vous excusais. Je disais : « Il ne savait pas ! Il ne savait pas. » Et j’aurais voulu mourir en emportant ce secret, pour que vous puissiez être heureux encore sans penser : « C’est par moi qu’elle est morte. » Mais non. C’est au-dessus de mes forces. Je n’aurais pas pu feindre jusqu’au bout une tendresse que je n’avais plus. Je l’ai bien vu tout à l’heure quand vous vous approchiez pour m’embrasser. Je ne puis plus ni vous voir, ni vous entendre… Son sang est entre nous…

Elle parlait les yeux durs, les lèvres tremblantes et si implacable qu’il retomba effondré, sans essayer de la fléchir par une protestation, par un geste. Il la connaissait trop. Il savait bien que les paroles débordaient de son âme, comme l’eau déborde d’un vase trop plein. Il cacha son front dans ses mains. Elle regarda sans la voir l’affreuse angoisse. Rien ne tressaillait plus en elle. Elle marcha vers la porte, elle sortit du même pas rigide.

Alors quand il fut seul, quand il sentit que c’était bien vrai qu’elle l’abandonnait, il gémit sourdement. La douleur atteignait jusqu’aux dernières fibres de son être. Etait-ce parce qu’il avait commis ce crime, que tout ce qu’il avait échafaudé retombait sur lui ? Cette enfant, il l’idolâtrait. Elle était sa fête de chaque jour. Il avait voulu la préserver même d’une catastrophe imaginaire, même d’un songe. Pour elle, il s’était joué de la vie d’un homme et de la colère de Dieu… Que lui prédisait Gwennolé ? La ruine ? La destruction de Ker 1s ? Qu’était-ce que tout cela ? Un plus terrible châtiment l’écrasait. Il avait perdu le cœur de son enfant !… Il avait passé auprès d’elle sans la comprendre ; c’était lui qui avait pris son rêve d’amour, qui l’avait brisé… Et elle s’en allait !

Il marcha jusqu’au seuil. Il l’appelait, se tordant les mains. Il répétait comme un insensé :

— Reviens ! Mes jours seront courts. Je ne savais pas. Tu vois bien que je ne savais pas. Ne t’en va pas pour toujours !…

Mais elle n’y était plus. Rien ne venait jusqu’à lui que le brui monotone et ininterrompu de la pluie à travers les baies ouvertes, et l’indicible mélancolie du ciel gris et bas, de la mer sombre…

Et pour la première fois « le cœur farouche » de Gradlon se brisa dans un sanglot.


XIV

En quittant Gradlon, Gwennolé avait essayé de rassembler les habitans de Ker Is pour leur prêcher la pénitence ; pour les supplier de renoncer à leurs impiétés, à ces massacres, à ces pillages affreux sur la grève. Mais le peuple refusait de l’entendre et, comme autrefois les compagnons de Noé, ils tournaient en dérision les prédictions sinistres. Le saint, patient et doux, ne répondait pas aux injures ; il passait au milieu de tous en bénissant.

— Père, disait Wennaël reprenant tristement avec Gwennolé la route de Landévenec, bénirons-nous ainsi, toujours, là où l’on nous maudit ?

— Oh ! toujours, même lorsque je ne serai plus là pour vous le dire.

— Mais s’ils ne nous veulent pas, pouvons-nous nous obstiner à les sauver en dépit d’eux-mêmes ? insista le jeune disciple qui frémissait encore des insultes subies.

— Les hommes le maudissaient, répondit le saint, lorsqu’il passait au milieu d’eux sous sa croix. Il leur apportait, cependant, le pardon, la paix, la vie. Il ne s’est pas vengé ; il ne s’est pas détourné… Et il voyait non seulement ses ennemis, — ces pauvres égarés qui ne savent pas, dans leurs ténèbres, — mais, nous, ses amis… quels amis, hélas !…

Wennaël baissa la tête. Gwennolé continua, les yeux fermés, dans un recueillement ineffable :

— Écoute bien. Quand il dit à une âme : « Suis-moi, » c’est comme s’il ajoutait : « Toi aussi, tu donneras ta vie à ceux qui diront : à quoi bon ? »

— Peut-être, dit encore Wennaël, c’est parce qu’ils ne nous connaissent pas. Quand ils verront que nous ne leur avons fait que du bien…

— Non, interrompit Gwennolé, Je crois qu’il en sera ainsi toujours, haïs de ceux qui le haïssent, aimé » de ceux qui l’aiment…

Il s’arrêta, pensif. A leurs pieds, se dégageant de ses brumes, Ker Is se détachait radieuse, dans un fond d’une douceur d’opale.

— Ce sont eux qu’il faut plaindre, finit-il. La coupe de la fureur divine va déborder sur eux. Quelque châtiment terrible les menace. Je ne vois pas le quoi, mais je tremble… J’aurais tant voulu les sauver tous !… Le reste n’est rien. Nous aimons bien plus que le Seigneur en travaillant sous les malédictions et dans les ténèbres.

Ils reprirent leur route. Wennaël ne parla plus, regardant à la dérobée son maître et son ami qui priait, envoyant des bénédictions à tout ce qui passait sur sa route, aux enfans et aux oiseaux.

Ker Is, indolente, s’animait vers le soir. Des femmes aux yeux bleus, pêcheuses de goémons ou de coquillages, s’échelonnaient le long des falaises, jetaient leurs râteaux dans la mer, nonchalantes et superbes. Ce n’était pas la lutte âpre, courbant ces malheureuses des nuits entières, le corps à demi dans l’eau, pour un maigre butin. Non. Leur triste métier de pilleurs d’épaves leur rapportait assez pour les délivrer des écrasans labeurs. Leurs jours s’écoulaient entre quelques heures de pêche après les gros temps ou à marée basse, les filets qu’elles faisaient pour leurs hommes au seuil des portes, ou les réunions joyeuses autour des fontaines. La ville insouciante s’assoupissait dans le bien-être des richesses coupables, n’ayant même plus la notion des crimes dont elle vivait, ignorant la colère qui s’amassait en nuages lourds au-dessus d’elle…

Cette colère, Ahès l’entendait gronder, chaque jour, plus furieuse, plus exaspérée. Elle avait vu finir la digue, élever le mur qui assurait la défense de la ville contre les flots. Elle avait vu poser la porte dont le roi, seul, avait la clef, et que, seul, il devait ouvrir ou fermer suivant le temps. Cette porte, elle la regardait avec insistance. La mort passerait par là. Elles tomberaient, lavant le sang de Rhuys, toutes les eaux du gouffre !… C’était une idée lancinante et fixe. Pas un remords, pas un souffle, ne traversait l’âme fermée d’Ahès. « Sang pour sang… » Elle attendait avec une impatience fiévreuse que l’Océan vînt à son aide… Quand ?… Quand donc ? Les jours se suivaient toujours semblables, pluvieux et lourds.

Dès l’aurore, Ahès partait en barque. Elle s’en allait seule, à l’écart, sur cette mer qui avait eu les dernières heures de Rhuys, ou dans ce sinistre îlot de Sein dont elle lui avait conté l’histoire. Elle demeurait là, assise des jours, la tête appuyée sur ses mains, écoutant le vieux chant de la race, où mourir n’était rien, où tuer n’était rien… Son amour et sa douleur s’exaspéraient dans cette solitude que sa fièvre peuplait d’ombres gémissantes. Les Celtes revenaient toujours à l’endroit où une mort violente les avait saisis… Il ne reviendrait pas, lui. Elle lui dirait :

« Cherche l’endroit où l’on t’a tué. Je l’ai effacé de la terre. »

Elle grandissait de toutes ces pensées sauvages, jusqu’à n’être plus qu’une incarnation de la race. Mais l’âme farouche de ses pères demeurait naïve jusque dans ses fureurs. Ces êtres passionnés et mobiles abandonnaient souvent leurs projets cruels. On avait vu des haines vivaces s’arrêter devant les larmes d’un enfant… Ahès ne songeait même pas à ces reviremens possibles. Elle avait fermé volontairement les avenues de son âme. Son père, elle ne le voyait plus, elle le repoussait amèrement de son souvenir. Elle ne pensait à rien, en dehors de l’idée fixe, ayant dans la nuque des douleurs sourdes qu’elle essayait d’écarter avec des gestes d’égarée. Des hommes et des femmes la voyant passer, si pâle, la regardaient avec compassion. Des sorciers venaient offrir au roi les ressources de leur art. Il les chassait, avec des imprécations et des menaces.

La cour de Ker Is, dont les légendes vantaient la joie et les fêtes, était devenue désolée depuis que la jeune fille n’y paraissait plus. Le roi ne cherchait pas à revoir Ahès. Sombre et seul, il trompait la monotonie de ses journées par des chevauchées lointaines. Il ne pouvait pas, il ne pourrait jamais se résigner à cet abandon. En barbare qu’il était, il pensait qu’il trouverait bien le moyen de la ramener à force de prodigalités et de folies, elle si éprise de la joie de vivre ! Sa douleur s’userait ; elle reviendrait vers ce père dont elle était l’orgueil.

Il méditait, pour son jour de naissance, des fêtes comme elle n’en avait jamais vu. Il les dépasserait tous : et ce Luern, le chef arverne qui faisait remplir de cidre, pour son peuple, toutes les citernes du pays ; et ce Kendelann qui, dans l’île de Bretagne, laissait tomber l’or, en pluie, de son char… Mais viendrait-elle seulement ? Il ne l’avait pas revue depuis l’explication cruelle. Les fleurs, la musique, les mets rares, les invitations lointaines, Gradlon avait tout accumulé pour faire de cette fête une fête unique, un effort suprême de réconciliation. Tout était prêt. On était à la veille du jour marqué. Il se demandait encore : Viendra-t-elle ? Inquiet, hésitant, il députa vers elle sa vieille nourrice. Oui… Elle promettait de venir… Il respira… tout était gagné alors.

Elle viendrait ! Il ne savait pas que ce jour était pour elle le plus cruel des jours, celui qu’elle avait marqué de loin comme la fête de son cœur. Libre, elle l’aurait vu assis auprès d’elle, au milieu des rois et des chefs. Elle l’aurait choisi. Elle lui aurait tendu la coupe enchantée des fiançailles.

Le roi aurait tremblé, s’il avait su…

Etaient-ce ces pensées torturantes qui la tenaient éveillée toute la nuit ? Elle gémissait, le front brûlant, hantée par l’idée fixe, tirée d’un assoupissement lourd par des soubresauts brusques. Le bruit ininterrompu des lames l’agitait aussi. La mer grossissait. Elle heurtait les falaises, bondissant au fond des grottes avec des éclats de foudre. La tempête désirée s’annonçait, enfin, pour le jour même.

Dès l’aube, Ahès contemplait l’immensité morne. Le ciel était sombre, d’un noir intense, par endroits, les nuages très bas, emportés par la rafale en un désordre d’épouvante. A l’horizon, des teintes violentes de cuivre flambaient. On eût dit quelque incendie de l’abîme. L’âme désespérée d’Ahès s’appuyait à ces signes avant-coureurs des tempêtes. Comme toujours, l’orage du dehors éclatait en elle ; mais cet orage avait une signification particulière de triomphe. Ce jour-là même, elle aurait enlevé les fers de Rhuys ; elle l’aurait amené à son père… Un autre l’avait délivré, mais ce n’était pas elle, et c’était pour mourir… Elle allait enfin le venger…

Alors, elle voulut revoir ce cachot où elle serait entrée, à cette heure, comme une messagère de joie. Et quand la vie au dehors détourna l’attention de tous, seule, elle y descendit. La porte en était demeurée ouverte. Les fers gisaient encore sur le sol. Elle arriva à la place où il était enchaîné. Rien n’était demeuré de lui : le vide et la désolation de la mort. Comme il avait souffert entre ces murs ! Elle le soutenait alors par sa présence, par l’annonce de sa délivrance si proche… Maintenant, elle lui disait : « Je ne te trompais pas. C’était bien aujourd’hui… Mais c’est aujourd’hui aussi que tu verras comment je tiens parole… » Elle murmurait cela, les yeux secs, la tête abandonnée sur le banc de pierre… Elle demeurait là où il avait souffert, plus près de lui que partout ailleurs, il lui semblait…

Les heures passaient. On la cherchait là-haut, peut-être… Elle regardait, pour mettre dans son cœur jusqu’aux moindres détails de ce cachot, l’unique horizon de Rhuys sur leur terre. Ses yeux habitués à l’obscurité distinguèrent machinalement dans l’angle, entre deux pierres disjointes, une tige flétrie. Elle se pencha, elle écarta la terre ; elle enleva un à un des brins desséchés de bruyères, petites choses mortes qui demeuraient encore lorsqu’il était parti…

Il les avait dissimulés là pour qu’on ne les retrouvât pas, sans doute, ces humbles témoins d’une heure douce. Peut-être, peut-être songeait-il que le fidèle amour d’Ahès la ramènerait dans cette prison, qu’elle saurait les découvrir… Et c’était, sans doute, quand déjà il savait qu’il mourrait… Il n’avait aucun moyen de lui dire adieu… Il l’avait dit, comme il l’avait pu, par ces bruyères mortes. Et elle, qui ne pleurait plus, laissa aller son visage baigné de larmes sur ces pauvres choses, comme si l’absent lui revenait dans cette délicatesse farouche des- derniers instans.

Et ainsi son cœur s’attendrissait. Elle s’éloigna, les yeux encore noyés, les lèvres tremblantes… Quel déchaînement de tempête se préparait !… Le vent augmentait de violence ; la pluie tombait en larges gouttes. Jusqu’à elle, des cris joyeux d’enfans montaient ; ils couraient sur la digue, sans souci de l’orage. Mourraient-ils aussi, ces innocens ? Qu’avaient-ils fait, eux ? Elle les regarda tristement. Elle voulut les appeler, les envoyer loin de la ville. Une lueur de compassion naissait… Ah ! si Gwennolé avait été là ; si elle avait entendu les mots qui apaisent ; si, à cette heure-là, elle l’avait connu celui qui dit : « Pardonnez comme je vous pardonne !… »

Les enfans ne l’entendaient pas, tout à leurs jeux. Que faisaient-ils donc ? Ce n’étaient ni leurs courses, ni leurs chants ordinaires. Ils entraînaient l’un des leurs, le plus grand. Ils l’amenaient devant la porte d’or. Ils lui criaient : « Tu n’y es pas ! Tu n’y es pas ! Ris. Il faut rire… » Lui, renversait la tête…

Une lumière subite se fit. C’était une parodie de la mort de Rhuys que l’on jouait. Un besoin cruel de savoir la retenait, immobile. Acharnés, les petits faisaient passer sous ses yeux les moindres détails du drame. Ils criaient : « Ris ! Mais ris donc ! Tombe maintenant, le sang coule… » Et c’étaient les mêmes clameurs de joie, les mêmes imprécations que leurs pères. Elle eut un mouvement d’horreur, le désir de les voir tomber vraiment sous les flèches, pour qu’ils finissent enfin de se jouer du mort… Et cela aussi la rejeta vers l’abîme.


XV
« Ah ! sire ! ah ! sire, fuyons. L’ire de Dieu et sur cette ville d’Is… »
Gwennolé à Graillon.
(ALBERT LE GRAND.)

Le festin se prolongeait fort avant dans la nuit. Ahès, vêtue d’une robe blanche rehaussée de pourpre, trônait auprès de son père, attirant tous les regards par son étrange beauté. La fièvre donnait à son visage un éclat extraordinaire. Ses mains tremblaient. Elle ne mangeait pas ; elle ne buvait pas, comme s’il lui suffisait d’être là et de fleurir dans sa splendeur souveraine…

La gaieté devenait grossière. Tous les chefs et les rois des environs, — rois arrogans de pauvres bourgades, — buvaient et riaient. Ahès faisait renouveler sans cesse les ‘massives cruches de grès. Elle excitait les convives, provoquant leurs histoires de chasse ou de guerre. Gradlon tombait dans une somnolence douce. A demi assoupi, il faisait un songe joyeux. Chaque année, à pareil jour, il demandait à Ahès : « Que veux-tu ? » — A la question ordinaire qu’il faisait d’une voix hésitante, tant il craignait d’être repoussé, Ahès avait souri. Elle avait tendu la main vers le collier d’or ciselé que Gradlon avait enlevé aux Namnètes. Elle désirait donc encore quelque chose ! Tout n’était pas fini pour elle ! Radieux, le roi passait au cou de la jeune fille le collier splendide… Ah ! il y avait la clef de cette porte de la digue, qui y tenait… Il essayait, d’une main mal assurée, de détacher cette clef sans y parvenir. Qu’importait au fond ? Elle la dissimulait dans les plis de sa robe. Vraiment le roi ne rêvait pas. Les rangs d’or mat rehaussaient la pâleur tragique de la jeune fille, semblaient mettre des lueurs fauves dans ses yeux. Gradlon s’assoupissait de nouveau dans un sentiment de bien-être inconnu… Elle avait souri…

L’Océan battait les falaises avec fureur. Gwenc’hlan, seul, semblait prendre garde à sa colère. Il se levait parfois pour écouter, inquiet, frémissant.

— A quoi penses-tu donc ? disait Ahès, et pourquoi ne chantes-tu pas ce soir ?

— Si je chantais, il me semble que mes larmes étoufferaient mes chants, répondit le barde.

Il y eut un débordement de rires, d’exclamations, de cris : des larmes ce soir ! des larmes dans cette fête ! Le barde devait être ivre, déjà…

— Chante, disait Ahès, et pleure si tu le veux. A voix plus basse elle ajouta : Nous serons deux, alors, à pleurer…

— Je sens la ruine et la mort autour de nous, dit le vieillard en levant vers elle son visage ravagé ; mais ce que je vois, si tu le veux, je le dévoilerai…

— Dis ! mais dis-le donc !

C’était une clameur d’ivresse, le désir de donner un nouvel attrait à ce festin par les rêveries fantastiques d’un poète.

— Chante pour moi, dit tout bas Ahès.

Alors Gwenc’hlan se leva, ses longs cheveux blancs emmêlés dans la couronne du bouleau emblématique. Aux hurlemens de la tempête déchaînée au dehors, il chanta ce qu’il voyait dans ses éternelles ténèbres[2].


LA PROPHÉTIE DE GWENC’HLAN


I
Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle,
Je chante sur le seuil de ma porte.
Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux,
Je chante encore.
Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis triste cependant.
Si j’ai la tête baissée, si je suis triste, ce n’est pas sans motifs.
Ce n’est pas que j’aie peur ; je n’ai pas peur d’être tué.
Ce n’est pas que j’aie peur ; assez longtemps j’ai vécu,
Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera ; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.
Peu importe ce qui adviendra : ce qui doit être sera.
Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.

Ici le barde s’arrêta, les mains étendues, comme pour repousser une vision effrayante. Il reprit avec effort :


II
Je vois le sanglier qui sort du bois ; il boite beaucoup ; il a le pied blessé.
La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l’âge ;
Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.
Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d’épouvante.
Il est aussi blanc que la neige brillante ; il porte au front des cornes d’argent.
L’eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.
Des chevaux marins l’entourent, aussi pressés que l’herbe au bord de l’étang.
— Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête ; frappe fort, frappe !
Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore !
Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort ! frappe donc ! plus fort encore.
Je vois le sang lui monter aux genoux ! Je vois le sang comme une mare !
Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore ! Tu te reposeras demain.
Frappe fort ! frappe fort, cheval de mer ! Frappe-le à la tête ! frappe fort ! frappe !

Et, scandant les chants du barde, les lames hurlaient au dehors. Personne ne riait plus. Ahès, les yeux hagards, s’était levée ; Gwenc’hlan reprit, la voix très basse :


III
Comme j’étais doucement endormi dans ma tombe froide
J’entendis l’aigle appeler au milieu de la nuit…

Ahès, emportée par le chant du barde, sortit.

Non ! Il ne dormait pas doucement dans sa tombe froide ! Jamais tourmente plus furieuse n’avait pris et rejeté un cadavre. Elle serait auprès de lui tout à l’heure. Elle pensait cela, sans un frisson. Rigide, hors d’elle-même, elle franchit la ville en fête, les groupes avinés, les rondes folles. Le mugissement de la mer couvrait toutes les clameurs. Ahès marchait impassible vers elle. Elle gravit les quelques marches qui la séparaient de la porte d’or. Elle détacha sans effort la clef qui tenait à son cou.

A la lueur des éclairs et des feux de joie, elle voyait à ses pieds la ville brillante. La porte d’or fermait le puits profond de l’abîme, que des falaises dominaient à droite et à gauche. L’eau battait, comme une formidable machine de guerre. On entendait au dehors des éclats, des éboulemens de rocs. Jamais, de mémoire d’homme, pareille tempête ne s’était déchaînée. Et la tempête, au cœur d’Ahès, était aussi tragique. La vengeance, la douleur sans nom, la suggestion de la race et des poussées héréditaires cherchaient une issue pour éclater, pour en finir. Elle n’obéissait pas à une impulsion du hasard. C’était un acte logique de païenne. Tout l’y poussait depuis sa naissance : le sang de ses veines, les histoires dont tout enfant on la berçait, les divinités cruelles qui réclamaient le sang pour le sang. Tout cela se mêlait, l’oppressait dans une hallucination effrayante…

Ahès avait posé ses mains sur la pierre que le sang de Rhuys avait couverte. Maintenant elle y posait son front. Elle murmurait : « Je viens, je vais venir, mais laisse-moi chercher… » Qu’attendait-elle donc ? Elle ne pouvait plus ni se souvenir, ni penser… Ses tempes battaient. Un voile s’étendait sur ses yeux, Chaque bond de l’Océan lui semblait un appel… Mais qu’y avait-il donc ?… Qu’aurait-elle voulu faire avant de mourir ? Elle ne savait plus… Qu’est-ce qui existait encore !… Elle souriait d’un sourire d’insensée.

Les fées de la mer l’entouraient, l’exaltaient de leur haine, l’emportaient hors de la réalité, dans les souffles du vent, dans la grande plainte des flots. Elle leur disait : « Venez… mais il y a une chose… » Elle ne trouvait pas. Elle prenait à deux mains son front brûlant. Elle murmurait : « Rhuys, dis-moi ? qu’est-ce que je dois faire encore avant de mourir ? »

Des bandes d’hommes ivres passèrent auprès d’elle. Ils riaient. Ils provoquaient la tempête d’un air de défi, se sentant en sûreté derrière la digue nouvelle. Les coups des grandes vagues redoublaient ; l’eau montante ébranlait les murs. Ces hommes mêlaient des imprécations à leurs bravades. Ils appelaient les dieux. Ils appelaient Rhuys. Ils se troublaient, essayant de rire encore : « C’est le mort qui se venge !… Il ne peut pas dormir. »

Brusquement, elle se rejeta de côté. Elle ouvrit la porte.

La trombe passa, dévastatrice, hurlante, irrésistible. Des cris de terreur s’élevèrent de la plaine, des premières demeures que le flot atteignait. Ces cris rappelèrent Ahès à elle-même…

Son père !… C’était lui qu’elle cherchait, les yeux hagards, dans le silence de tout, dans les pensées qui la fuyaient : sauver son père ! Il en était temps encore. Le palais dominait la ville. L’eau ne l’atteindrait qu’après tout le reste, lorsque l’œuvre de mort serait accomplie. Tremblante, elle s’appuya à un pan de muraille, incapable encore de marcher.

La clameur montait vers elle, formidable, effrayante. L’eau se ruait, abattant les murs, inondant les places, avançant, avançant toujours. Des lames hautes comme des tours s’écrasaient contre quelque édifice encore debout, rejaillissaient en gerbes immenses, emportant dans leur recul, pêle-mêle, les matériaux effondrés, les roches énormes et les hommes et les femmes, affolés, éperdus, jetant leurs cris désespérés dans la tempête.

Mais là, au milieu d’eux, pareil à un ange de lumière, allant de roche en roche d’un saut surhumain de son cheval, Gwennolé sauvait tout ce qui voulait encore être sauvé. Il repoussait vers la lande, il confiait à Wennaël tous les petits enfans qui s’enfuyaient effarés. Quel amour le poussait vers ce peuple impie ? Par quel miracle de miséricorde était-il là, se guidant à la lueur des éclairs, bondissant à cheval, partout où le danger était plus pressant, pour bénir et pour pardonner ? Maintenant il désignait à Wennaël Gwenc’hlan l’aveugle, qui trébuchait à chaque pas, que l’eau commençait à envelopper. « Sauve-le, » disait-il. L’enfant prit dans sa main la main qui cherchait un appui…

Ahès courait vers son père. Elle arriva au palais. Tout était silencieux et désert, les tables renversées, les flambeaux éteints. Son nom retentissait dans les salles vides. Gradlon l’appelait, la voix rauque.

— Père ! père ! me voici, dit-elle. Je viens vous sauver. Fuyons.

— Te voilà ! dit-il avec ferveur. Je n’ai rien perdu, alors. Gwennolé m’a averti. Il disait vrai. La colère de Dieu est sur nous… Nous sommes les derniers atteints ici. Attends. Laisse-moi sauver quelques-uns de mes vieux compagnons… Ils ne me laisseraient pas, eux… Attends…

Là-bas Wennaël tombait dans les ténèbres.

— Abandonne-moi, disait doucement le barde. Ma vieille vie ne vaut pas ta vie.

— Je te sauverai, père : je tombe parce que je suis trop faible pour toi. Appuie-toi quand même, nous arriverons…

— Pourquoi sauves-tu le vieux barde ? Il ne sait plus que des chants de douleur… Qui es-tu ?

Sans répondre, l’enfant lui fit franchir péniblement un pas dangereux. Il fléchissait sous le pas hésitant. Mais maintenant c’était la lande. Le vieillard était en sûreté…

Gwennolé, qui amenait des petits enfans, rencontra son disciple brisé de fatigue, inondé de sueur, mais rayonnant.

— Il est sauvé, père !

Surpris, il ajouta :

— Père, écoutez un instant. Il chante dans cette tourmente !…

Sous la tempête, Gwenc’hlan courbait sa haute taille. On distinguait à la lueur des éclairs ses cheveux blancs, son visage ravagé. Sa voix s’élevait farouche, jetant des lambeaux de strophes dans la rafale :

—… L’eau du moulin moudra menu

Le sang des moines servira d’eau[3] !…

— Ah ! s’écria Wennaël en larmes, je l’ai sauvé, pourtant !

— Prie, dit Gwennolé. Ce sera notre vie à travers les siècles. Prie. J’ai encore une œuvre difficile à faire.

De nouveau, le saint s’enfonça dans la vallée, passant comme une lueur dans la nuit.


XVI
Ne va-t-il pas à la recherche de sa brebis qui s’est perdue jusqu’à ce qu’il la retrouve ?
LUC, XV, 4.

— Viens, dit Gradlon. L’heure presse. L’eau nous gagne. Il faut fuir.

Devant le palais, le cheval de bataille du roi hennissait d’épouvante. Gradlon sauta en selle, prit sa fille en croupe, et partit au galop, atteint par l’eau que le cheval faisait rejaillir à chaque pas. La tempête redoublait. Les grondemens de la foudre, le mugissement des flots, les hurlemens d’effroi se mêlaient en une clameur effrayante. Oh ! ces cris qui semblaient partir déjà du fond de l’abîme ! Gradlon prenait sa tête à deux mains pour ne pas les entendre. Ahès écoutait, glacée jusqu’au cœur.

Dieu ! que la vengeance avait des fruits amers ! Est-ce qu’elle avait voulu toute cette désolation ? Ce grand bruit de choses qui s’écroulent, ces malédictions sur ses pas, ces gémissemens, ces râles d’agonie, ces dernières plaintes d’êtres saisis en pleine force, et qui ne veulent pas mourir ?… Le cheval superbe s’enfuyait d’une course éperdue, mais l’eau montait ; elle touchait au haut des falaises qu’ils longeaient maintenant. C’était le gouffre où l’on avait jeté le corps de Rhuys, qui débordait ainsi.

— Rhuys ! Rhuys !

Elle l’appelait en elle-même d’une voix navrée. Était-ce bien ce qu’il voulait ? Ne gémissait-il pas, lui aussi, au sein de ces ombres, portant comme un fardeau plus écrasant, le poids de toutes ces douleurs ? Tout se mêlait. Tout se confondait. Un seul mot se détachait dans cette indicible angoisse, le premier mot de sa tendresse. Elle dit tout haut :

— Je viendrai…

Alors elle se tourna vers son père Pour la première fois, depuis son malheur, elle jeta ses bras autour du cou de Gradlon, comme elle le faisait, tout enfant ; et elle sentit les larmes du vieillard tomber sur elle.

— Père, ne souffrez pas, dit-elle à voix très basse. Vous m’avez tant aimée ! Vous ne saviez pas… Vous ne saviez pas… Oubliez-moi… Je lui ai promis de le rejoindre aujourd’hui…

Et, détachant ses bras, elle se laissa glisser dans l’abîme…

Gradlon étouffa un cri. Le cheval fit un bond. Une lueur aveuglante les enveloppa, tout à coup, comme un éclair…

Gwennolé apparut, penché sur le gouffre. Lumineux dans la nuit, pareil à un ange de Dieu, il semblait retenir la jeune fille au-dessus des flots. Il se penchait vers elle :

— Regarde, disait-il.

Et, du seuil de la mort, à peine balancée par les vagues subitement endormies, Ahès regardait…

Là-bas, du côté de l’Orient, Il venait vers elle, le Christ miséricordieux, celui qu’elle avait une fois invoqué dans la nuit paisible sur la lande. C’était bien Lui, compatissant, plein de pitié, le front, comme les nôtres, ceint d’épines. Elle voyait, d’une vue au-dessus de la terre, ce Bon Pasteur allant, à travers la vie, redire son appel incessant aux brebis qui ont quitté son bercail, à celles qui, — parce qu’elles ne l’ont pas connu, — « sont d’une autre bergerie » Jésus-Christ venait vers cette désespérée, des bords de l’éternel rivage, lui ouvrant le seul, le suprême refuge à toute douleur.

« — Qu’il se penche vers moi à l’heure où je mourrai ! »

Gwennolé répétait lentement les paroles que la jeune fille lui avait dites. Il priait pour elle, et pour tous ceux qui agonisaient, avec la certitude d’une confiance sans bornes, comme l’ami qui parle à l’ami.

A chaque instance de cette prière, le Christ approchait plus près de l’être de douleur. Il lui disait des mots mystérieux qui apaisaient ce cœur révolté, qui en faisaient jaillir la source sacrée des larmes, brisant la haine, brisant l’orgueil, révélant la Vie…

Ne va-t-il pas à la recherche de sa brebis, qui s’est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ?

Les flots, montant peu à peu, couvraient le corps d’Ahès tandis qu’elle s’endormait sous les mains bénies, dans la grande, l’ineffable paix qu’il versait en elle…

— Pardon, Maître, implorait-elle à travers ses larmes… Je ne vous connaissais pas…

Au matin, le ciel était clair, l’Océan redevenait caressant et tranquille, comme ces fauves qui s’étirent paresseusement au soleil, après le carnage. Gwennolé rejoignit Wennaël et les tout petits, sur la lande.

— Père, dit le jeune disciple dont le visage gardait un rayonnement d’extase, à mon tour je l’ai vu. Je ne me plaindrai plus jamais. Il venait de la mer, vers notre terre. Je l’ai vu et je suis demeuré muet, devant sa splendeur, devant la tendresse indicible de son regard. Il est passé près de moi, lassé mais plein de joie, portant une brebis sur ses épaules. Père, toi qui sais tout, sais-tu quelle était l’âme bienheureuse qu’il avait prise ainsi ?

Le saint, qui voyait les choses du présent et celles de l’avenir, répondit, perdu dans l’action de grâces :

— C’est l’Ame Celte.


M. REYNES MONLAUR.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. cette pièce, dit M. de la Villemarqué, par les sentimens, les croyances, les images, est un débris précieux de l’ancienne poésie bardique. On l’attribue à Kian surnommé Gwenc’hlan, barde aveugle du Ve siècle.
  3. La Villemarqué, Les Bardes bretons.