Librairie Beauchemin, Limitée (p. 179-191).


Considérations toponymiques


Ashuapmouchouan !

Onomatopée sternutatoire ? — Non pas, c’est tout simplement — tout simplement ! — le nom d’un lac au « Royaume du Saguenay ».

Et cette horreur n’est pas une exception. Notre carte géographique fourmille de ces appellations barbares.

Mais, me direz-vous, pourquoi avoir affublé de dénominations aussi peu sortables des localités, des lacs ou des rivières les plus poétiques du monde ? Je me le demande moi-même sans trouver de réponse sinon qu’après avoir volé ce vaste territoire aux indigènes, on ait cru, comme fiche de consolation aux spoliés, devoir conserver ces mots sauvages dont nous ignorons le sens et au sujet de quoi, du reste, les lexiques diffèrent.

Imaginez-vous donc quel mal on a dû se donner pour noter la prononciation de ces « sesquipedalia verba » qui ont l’air de véritables gageures ou encore de ces jeux de société qui font le désespoir des langues pourtant si déliées de ces dames : Kakaninocashenewuc, Kampioutakatoka, Ticototshicamast.

La vérité vraie, malgré qu’en ait notre amour-propre, est que l’homme blanc a eu, comme on dit, les yeux plus grands que la panse, la convoitise plus forte que l’imagination. De même que nous nous sommes emparés de plus de territoire que nous en pouvons coloniser, ainsi nous n’avons pu suffire à la tâche de remplacer par des noms français les mots sauvages.

Nous avons vaincu le Peau-Rouge avec l’arquebuse et l’eau-de-vie, nous l’avons assassiné de civilisation, mais il se venge à sa façon et son verbe survit et nous nargue sans cesse. Nous l’avons chassé de Stadacona et d’Hochelaga ; nous ne pouvons le déloger du vocabulaire. Nous avons parqué dans des ghettos ou des réserves les derniers rejetons de ces farouches guerriers. Ils se sont retranchés dans le dictionnaire géographique d’où ils nous décochent les flèches du ridicule. Ces ingénieux tortionnaires ont simplement changé leur manière ; au lieu d’arracher la langue à leurs victimes, ils se contentent de leur y appliquer des torsions effroyables qui supplicient à la fois les cordes vocales et le tube auditif[1].

Et les discours de Saint-Jean-Baptiste n’en continuent pas moins à proclamer que « c’est le génie immortel de la France qui s’affirme dans le Kébec et c’est son verbe à la fois doux et éclatant que répètent les échos les plus lointains, etc. »

Écoutez ces échos : Awichinawigache, Kawikwampinis, Niscopanano, Antosemegana, etc.

Tel historien, en mal de décoration, écrit : « À chaque pas qu’on fait, on rencontre des noms qui rappellent ceux qu’on entend encore dans les vieilles provinces de France. »

Voyons voir : Apisicamosi, Assametcouagan, Caouasocorita, Mouscouanousse ?

Malgré notre remarquable faculté à renifler l’encens avec la puissance d’aspiration d’un appareil Hoover, faut toujours pas absorber des bobards de cette dimension !

Prononcez d’affilée quelques-uns de ces noms : Yamachiche-Amqui-Kazabazua-Agwanus-Memphramagog, et qu’un compère vous donne la réplique sur le même ton : Madawaska-Kenogami-Shigoubiche-Shigawaké, et votre fumisterie aura plein succès ; l’étranger, épaté, croira dur comme fer que vous entendez le patagon ou le koloche.

Allons, me dites-vous, c’est du parti pris, de l’exagération, vous chargez le tableau ; nous n’avons pas sur la mappe que des noms sauvages ?

Je vous accorde que nous avons gardé du régime français quelques désignations pittoresques : Les Bergeronnes, Percé, La Descente des Femmes, L’Échourie, La Cabane des Pères, les Escoumains, le Lac Minouche (sans doute doux comme une caresse), etc., sont des trouvailles, des bijoux. Ne sentez-vous pas tout le parfum, ne goûtez-vous pas toute la saveur du Trou de Saint-Patrice ? Mais il reste que ces noms sont beaucoup trop rares, les noms sauvages trop nombreux et qu’il faudrait remplacer ces derniers par des substantifs sonnant clair le français. C’est à croire que la Société du Bon Parler Sauvage se montre plus vigilante que notre Ligue de Refrancisation !

On a fait au martyrologe et aux litanies tous les emprunts possibles ; ça n’est plus de la géographie, c’est de l’hagiographie. On a multiplié les mêmes vocables ad nauseam : Sainte-Anne-de-Beaupré, Sainte-Anne-de-Bellevue, Sainte-Anne-de-la-Pérade, Sainte-Anne-des-Plaines, Sainte-Anne-des-Monts, Sainte-Anne-de-Stukely, Sainte-Anne-de-Sorel, Sainte-Anne-de-la-Pocatière, etc. Il en est de même de Saint-Joseph, Saint-Pierre, Saint-François, etc. C’est pénible à dire, mais les saints traînent les chemins !

Si j’avais droit au chapitre, je proposerais au curé de Corbeil, Ontario, patrie des Quintuplettes, — ou faut-il dire « Cinq-qui-tètent » — de rebaptiser sa paroisse « Cinq-Dionne-en-Corbeil ».

Et cette manie est tellement dans la tradition que, une fois le calendrier épuisé, on s’est mis en frais de canoniser des vocables anglo-saxons et, partant, hérétiques : Sainte-Folle (Stanfold), Saint-Morrissette (Somerset), Sainte-Briche (Stanbridge), Saint-Onème (Stoneham), Sainte-Estède (Stanstead), Sainte-Naupe (Stanhope), Sainte-Borne (Sanborn), Sainte-Hébé (Sandy Bay), etc.

Boileau qui s’étonnait qu’un auteur choisît Childebrand pour nom de héros ! Qu’aurait-il dit de nos paroisses Sainte-Jérusalem, Saint-Pierre-Baptiste, Saint-Zacharie-de-Metgermette ou Saint-Valère-de-Bulstrode ? Et peut-on, après cela, blâmer les braves gars d’Ham d’avoir baptisé leur paroisse Notre-Dame-de-Lourdes-d’Ham ?

Nous avons aussi Saint-Agapitville ! Et encore, je me suis laissé dire qu’une partie du conseil municipal de l’endroit en tenait pour Saint-Agapit-de-Beaurivageville !

Oh ! le plaisant parrain qui nomme un lac Kitoush(e) ! On dirait que c’est pour nous donner bonne bouche…

Vous êtes-vous jamais désaltéré au Kitoush ?

Il serait temps, je crois, de sonner les matines afin de réveiller les Frères Jacques de la Commission de Géographie.

Est-il chrétien, en effet, de laisser des lacs, du reste favorablement connus, s’appeler Quaquamaksis, Wiswaskopak, Obotagamau ou Kamoukakwiti ?

J’ai pêché, l’été dernier, dans un Lac Long qui pourrait tout aussi bien s’appeler Ouksamorpa.

Est-ce qu’une rivière qui se respecte s’appelle Couchepaganiche, Etchipotchi, Apishotinechits ou Mazamasquahegan ?

Pourquoi pas la rivière Jlébézéapinseth d’où vous êtes, naguère encore, revenus bredouilles ? Ou bien la rivière Oukélabonnpoline, en souvenir de nos humanités ?

À la place de ces cours d’eau, je laisserais vite mon lit et par mes débordements j’ameuterais les populations riveraines contre pareil babélisme.

Heureusement que la truite et l’achigan sont muets comme… des carpes, car ils protesteraient hautement. Et si le brochet du lac Kakiskopetenne mord, c’est de rage, j’en suis convaincu, de rage d’habiter un séjour ainsi dénommé.

Je suis sûr, chère lectrice, que vous resteriez froide comme verglas si, rappelant les bontés que vous me témoignâtes, en ces inoubliables vacances de 19…, je commençais ainsi qu’il suit des stances où je mettrais pourtant toute mon âme :

        Te souviens-tu, Margot, du premier rendez-vous
        À mon chalet du lac Olomanoshibou ?…

Vous me poufferiez au nez, chérie, et vous n’auriez pas tort.

Jamais, non jamais, Lamartine n’aurait écrit la meilleure poésie de ses Méditations si son Lac se fût appelé Pamouskachiou.

Je me suis donné la peine de faire un relevé — oh ! bien incomplet — de certains lacs et rivières désignés du même qualificatif. J’ai trouvé 437 rivières Noires, 429 rivières Blanches, 318 lacs Verts et 263 lacs à la Truite.

Ah non ! vraiment, ça n’est pas la faute de la Commission de Géographie si les grenouilles n’ont point de queue.

On dirait que, une fois utilisés les noms des arpenteurs-géomètres officiels, il n’y avait plus rien et qu’il fallût se rabattre sur le baragouin sauvage. C’est à peine si l’on a eu la hardiesse grande de nommer un lac d’après sa conformation, d’où la kyrielle des lacs Longs, lacs Ronds, lacs Carrés, etc. Oui, on a bien raison de dire que nous sommes vocabulairement constipés ! Et, par ailleurs, quel flux de jargon papinachois ou goyoguin !

Pourtant, notre histoire abonde en noms qui feraient tout aussi bien l’affaire et il n’y aurait pas grand mal à perpétuer des mémoires intéressantes.

Si jamais ces messieurs de la Commission de Géographie se collent une méningite, ça ne sera toujours pas pour s’être suggestionné l’imagination outre mesure.

On ne me fera pas croire que nos gens qui souffrirent jadis de cognomisme au point que, dans bien des cas, à en croire Tanguay, le sobriquet a remplacé le nom de famille, soient tombés dans une telle pénurie.

Oh ! je n’entends ostraciser personne et suis prêt à conserver certains noms sauvages que l’usage a consacrés. Respectons les droits des minorités : Caughnawaga aux Caughnawaguiens !

Retenons également les noms de ces sauvages éminents, Donnacona, Ahontsic, Kondiaronk, Pontiac, Tecumseh, Craig, Colborne, etc., qui ont joué un rôle de premier plan dans l’histoire de ce pays.

Mais encore une fois, il y en a trop ; la cour est pleine de ce charabia qui a l’air d’incantations sataniques : Kakastinowagamac ! Kabetogoanikum ! Shishishi ! , d’arcanes d’alchimistes : Askogwash ! Kamkitogamau ! Wikewashepouk ! , de formules de sortilèges : Ouiatchouan ! Pecacouasoui ! Obomsawine ! , de maléfices de rose-croix : Watopika, Kuchikokinagog ! ou de mots de passe pour chasse-galerie : Hurricana ! Weymontachingue ! Ashuanipi !

Je m’arrête car j’entends d’ici les typographes et les correcteurs d’épreuves qui demandent grâce. Aussi bien, le lecteur va s’imaginer que je lui monte un bateau. Il n’en est rien, bénévole lecteur, je vous donne ma parole que je prends tous ces noms dans le Dictionnaire officiel de Rouillard.

Et c’est qu’il y a de tout dans cet abominable grimoire. Des questions indiscrètes : Kiskissink ? Koakidiwaten ? Pistuakanis ? Thémis, quoi t’as ? (Réponse : Trois Pistoles). De pressantes sollicitations maternelles auprès du fiston constipé : Kakabonga. D’invraisemblables schibboleths mettant à l’épreuve les langues les mieux entraînées : Kawastakani, Nemecasioui, etc.

Autre considération : qui sait quelles énormités ces canaouas nous mettent ainsi dans la bouche, des jurons épouvantables, des obscénités monstrueuses peut-être ? Il est vrai que le blasphème est l’apanage du civilisé, mais si le latin dans les mots brave l’honnêteté, à quels excès se peuvent porter l’onneyouth ou le micmac ? Pour ma part et si je m’en rapporte au… sentiment d’un grand nombre, je suis persuadé que si Cambronne revenait sur terre et qu’il vînt visiter Trois-Rivières, il n’hésiterait pas, sous les suggestifs effluves de sulphite, à changer son mot historique pour s’écrier : Wayagamack !

Mais parlons français. Il y a, dans l’Isle d’Orléans, une paroisse sous le vocable de la Sainte-Famille et que les gens du peuple désignent parfois tout court La Famille. Un jour, étant de passage à Kébec, je m’étais rendu à Sainte-Pétronille ou Beaulieu, à la pointe ouest de l’île où avait sa résidence d’été un mien ami qui, depuis longtemps, m’invitait à aller pêcher le bar à l’extrémité est, au large de la Pointe d’Argentenay. Je me présente chez lui où la bonne m’informa que monsieur était parti pour La Famille. Je restai tout baba ; je n’en revenais pas… Heureusement qu’il en revint, lui, de La Famille et j’eus alors l’explication de sa petite promenade pas le moins du monde contre nature !

Le folklore bas-laurentien a doté cette partie de la province de noms tout pleins de pittoresque et d’originalité : Les Rasades, l’Anse-au-Griffon, la Brèche-à-Manon (!), les Pots-à-l’Eau-de-Vie, les Éboulements, etc. Cette particularité est moins marquée à l’ouest de la province où l’influence française a pénétré plus tard et n’a guère eu le temps de se faire sentir. Elle fait même à peu près défaut au nord et au sud, du moins au delà des limites des anciennes concessions seigneuriales. Les Anglais, c’est compris, manquent d’imagination ; ne les en plaignons pas trop car ils compensent cette lacune par des qualités tout autant appréciables, pour dire le moins. Peut-être, sous ce rapport, nous sommes-nous laissé angliciser.

Ceux qui sont allés à Sainte-Anne-de-Beaupré — et qui n’y est allé ? — ont peut-être remarqué un petit cours d’eau qui coupe la grand’route, à mi-chemin de Kébec, et qui, après avoir alimenté deux ou trois écoute-s’il-pleut, va se jeter dans le fleuve. Sans importance hydrographique, il porte un nom bizarre : le Sault-à-la-Puce. Le Chevalier Johnstone en parle dans ses mémoires et il est également question, si je ne m’abuse, dans la correspondance de Lecomte-Dupré. Son nom lui viendrait, paraît-il, d’un Sieur De la Pulce, un quelconque colon de la Côte de Beaupré.

Il est tout de même singulier de constater que ce Sault-à-la-Puce se trouve à proximité de la Rivière-aux-Chiens et si j’avais un tantinet d’imagination et de malice, je verrais autre chose qu’un banal hasard dans ce rapprochement si logique et si… nature de puce à chiens.

Comme pendant au Sault-à-la-Puce et à la Rivière-aux-Chiens, je songe à un cours d’eau des Cantons de l’Est, de cette partie des Cantons de l’Est où les Français avaient pénétré, la seigneurie Noyan et Foucault avoisinant le lac Champlain, cette superbe nappe d’eau qui n’a rien perdu de ses attraits en cessant de s’appeler Pontébonkwé. On trouve le nom de ce petit cours d’eau sur un plan tracé par l’ingénieur royal Franquet, vers 1756. Il s’agit du Ruisseau-aux-Morpions qui va se jeter dans la baie Missisquoi ou Michiscouy, comme dit le plan. Je crois bon d’ajouter que, bien que j’y sois allé plusieurs fois, je n’ai jamais attrapé que… barbottes et carpillons !

Ces diables de Français, on a beau dire qu’ils négligent les sacrements, il n’en est pas moins vrai qu’ils savent comme on baptise !

À la bibliothèque des Archives, à Ottawa, il y a une brochure intitulée « Relation de ce qui s’est passé à la bataille du Malengueulé ». Il s’agit de ce que nos précis d’histoire appelaient la bataille du Monongahéla où un nommé De Beaujeu se couvrit de gloire, vous vous rappelez ? Le mémorialiste est un homme sérieux et non pas un facétieux comme vous et moi. Il a dû rendre le nom sauvage d’après la consonance qui prête au calembour. Ce qui démontre que la méthode phonétique chère à certains pédagogues n’est pas d’hier. Nilnovisubsolé !

Chacun son goût, mais, pour ma part, j’aime mieux Malengueulé que Monongahéla et j’en appelle à tous les écoliers dont la langue et la mémoire sont aux prises avec des noms rébarbatifs qui encombrent nos manuels et, pour les enfants surtout, ne riment à rien. Ce Mal-engueulé a une saveur belliqueuse toute particulière et méritait de passer à la postérité.

Encore une fois, le lecteur va croire que je lui en conte, alors qu’il n’a qu’à se référer aux documents officiels pour se convaincre que je suis, comme de coutume, de la plus scrupuleuse véridicité.

Il est à souhaiter — et comme ce desideratum rencontre à n’en pas douter l’assentiment général sinon unanime — il est à prévoir que la prochaine édition du Dictionnaire Géographique nous aura débarrassés de ces mauvais mots et qu’on y pourra lire, par exemple :

CARTIÉRIE — Pays de l’Amérique septentrionale ainsi appelé d’après son découvreur, Jacques Cartier. Fut longtemps connu sous le nom de Canada. Etc.

CHAMPLAIN (ci-devant Kébec) — Capitale de Laurentie, l’une des provinces de la Cartiérie. Fondée par Samuel de Champlain, en 1608. Etc.

Au moment de prendre congé, il me vient un scrupule et je crois devoir, en justice pour la Commission de Géographie, déclarer publiquement qu’elle n’émarge pas au budget. Peut-être la trouvera-t-on alors justifiable de ne nous en donner que pour notre argent. Je vais plus loin et demande avec instance qu’on accorde à ses membres un traitement convenable avec… un exemplaire d’une histoire du Canada ainsi qu’un bon traité d’onomastique.

Et plus vite que ça, ça presse.



  1. Il faut rendre aux sauvages cette justice que s’ils nous ont, dans le temps, massacré bien du monde, en missionnaires, miliciens ou colons, ils nous ont, depuis, fait restitution en apportant à nos foyers d’innombrables moutards !