Librairie Beauchemin, Limitée (p. 113-131).

Quelques lettres


Dussé-je passer pour un oncle indiscret ou même pour un vieux bavard, je ne puis résister à la tentation de livrer à la publicité quelques lettres que m’adressait, il y a bon nombre d’années, mon neveu Cajetan Quentin Frédérick, étudiant en droit, à Kébec. Je leur trouve une savoureuse fraîcheur, une printanière candeur qui réveillent en moi des impressions déjà lointaines.


I


Cable address : Peanut.


Peabody & Nutter,
PeAdvocates, barristers,
PeAdsolicitors, etc.,
PeAdsolicito7456 St. Peter St.


Québec, … octobre 191…


Mon cher oncle,

Frais émoulu du collège, me voici, sous brevet de cléricature dans une étude où, m’as-tu dit, j’aurai l’occasion d’apprendre de la procédure tout en me perfectionnant en anglais.

Me perfectionner en anglais ! Ce que tu es impayable, mon cher vieil oncle ! j’ai trop le respect des cheveux blancs pour dire que tu es rosse. On m’a, dès les premiers jours et sans doute à titre d’épreuve, donné une lettre à rédiger en anglais et j’ai eu toutes les peines du monde à m’en tirer. Oui, tu l’as dit, j’ai vraiment de quoi perfectionner. Que veux-tu, avec une heure d’anglais par semaine, pendant mes années de cours classique, donnée par un professeur qui n’y entendait goutte, il n’est pas étonnant que je ne sois pas un Shakespeare ou un Macaulay.

Et encore, s’il ne me manquait que l’anglais ! Depuis ma sortie de collège, je marche de surprise en surprise. On nous avait tellement répété que nous étions les hommes de demain que j’avais fini par le croire un peu. Est-ce une Lapalissade qu’on nous a collée ? Car la réalité est tôt venue dégonfler ma fatuité en me démontrant qu’il y a loin d’ici à demain.

La vérité vraie, mon oncle, c’est que je constate, à chaque pas, que je suis ignorant comme bécarre, bien que je sois en train de m’affubler d’autant de degrés qu’un thermomètre. Bilan : après huit années de collège (je n’ose dire : études !) classique, j’ai tout à apprendre de choses que je devrais savoir. Pourtant, je ne suis pas plus dépourvu qu’un autre, à preuve que j’ai failli, de quelques points, décrocher le prix du Prince de Galles.

Entendons-nous, j’ai un gros, un encombrant bagage scientifique, mais je manque de connaissances usuelles. J’ai l’impression d’un homme gavé de nourriture et qui tombe d’inanition.

Je connais tous les verbes latins irréguliers, mais je m’exprime atrocement en anglais, au grand amusement de la sténo de l’étude.

J’ai étudié le grec trois ou quatre ans, mais si le sieur Vienpoupoulos de la rue Saint-Jean me réclame plus que de raison pour une livre de papillotes, je serai bien empêché de lui dire zut ! dans sa langue.

Dire que j’ai pioché du latin pendant des années et que c’est tout juste pour déchiffrer les désuètes maximes de mon droit romain !

Au bachot, j’ai conservé huit points sur dix en astronomie, mais je ne sais pas m’orienter et j’ai failli m’égarer, l’autre jour, quand j’ai été à la chasse dans les bois de Stoneham et c’est un ignare garçon d’habitant qui m’a appris, en somme, que… le soleil se couche à l’ouest.

On m’a enseigné, selon Archimède, que tout corps plongé dans un liquide perd autant de son poids que du poids de l’eau qu’il déplace, mais on ne m’a pas appris à nager. La natation faisait pourtant partie du programme scolaire à Sparte et à Lacédémone, il y a plusieurs siècles. Et l’on dit que l’instruction a marché depuis cette époque reculée ! Si fait, elle a tellement marché qu’elle a désappris à nager…

J’ai de prestigieuses relations dans le monde ancien : je tutoie (c’est reçu entre Grecs et Latins) Euclide, Xénophon. Thucydide, Juvénal, etc., mais je n’ai pas encore lié connaissance avec des contemporains comme Anatole France, George-Bernard Shaw, Tolstoï ou même de proches voisins comme Elbert Hubbard ou Goldwin Smith.

Je sais par cœur tous les cantiques du « Trésor de l’Enfance » mais, l’autre soir, comme on chantait en chœur le « God save the King » sur l’Esplanade, j’ai dû me contenter de vocaliser les strophes.

Je sais également mes prières en français et en latin, mais je suis toujours en peine de m’exprimer quand je m’adresse au bon Dieu sans répéter les mêmes formules, réciter les vieux clichés.

J’ai fait de la prosodie latine et puis vous débiter mot à mot l’Art poétique d’Horace, mais je ne puis dire cinq vers de Hugo, de Lamartine ou de Rostand. Par ma prose tu peux juger ce que seraient mes vers si j’avais le culot d’en pondre.

J’ai obtenu, au collège, un premier prix de botanique, mais j’ignore l’espèce et le nom de nos fleurs les plus communes. Je sais parfaitement que le sumac vénéneux (rhus toxicodendron, Linn.) est une plante de la famille des anacardiacées, mais il est bien possible que j’aille bêtement me fourrer dans une talle d’herbe-à-la-puce.

Il paraît qu’on peut faire d’excellentes salades avec le cresson de fontaine et le populage, mais si j’allais confondre avec la carotte à Moreau ou le pied d’alouette ! Vous le voyez, mon oncle, je suis trop simple pour cueillir des simples.

Je puis bien extraire la racine carrée de 197 136 mais je ne serais pas fichu d’extraire de la racine de raifort ou de ginseng. Je connais à fond le carré de l’hypoténuse, mais ne sais distinguer un carré de salsifis d’un carré de poireaux.

C’est dire que je suis très savant sans connaître grand’chose. Égaré en pleine forêt, échoué sur une île, je serais bien en peine de me débrouiller. Robinson Crusoé avait-il fait ses études classiques ?

Un boy scout le moindrement futé peut m’en remontrer. Lui sait faire du feu sans allumette, différencier les bleuets d’avec la morelle ou un hêtre d’avec un ostryer. En fait d’épinette blanche, rouge ou noire, il m’en ferait voir de toutes les couleurs.

Mais patience ! tout ça va changer. Ton neveu qui sait décliner rosa, rosae, ne sait pas décliner une invitation au Château ou à l’Auditorium et, avant longtemps, je connaîtrai saint-émilion ou saint-esthèphe aussi bien que saint Jérôme ou saint Augustin, Mary Pickford ou Theda Bara aussi bien que Frédégonde ou Ysabau de Bavière.

Parlons maintenant d’autres choses.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ton pauvre neveu,
Cajetan Q. FREDERICK.


II


8 novembre 191....


Mon cher oncle,

On a souvent signalé les caractéristiques des tempéraments français et anglais ou, ce qui revient au même, les particularités distinctives des génies latin et saxon. Jamais cependant je ne les ai mieux senties qu’après la démonstration que j’en ai eue, l’autre jour. C’est une expérience in anima vili qui vaut mieux qu’une longue dissertation abstraite. Je vais essayer de te la narrer, te laissant le soin d’y suppléer les considérations philosophiques, ethnologiques, etc.

Lundi dernier, entre au bureau, en coup de vent nordet, Tharé Durand, un bon cultivateur de Saint-David de l’Auberivière. Une huppe de cheveux à velléité de panache donne à sa figure déjà fort pittoresque un air de bataille. Au reste, il n’a pas de belliqueux que la physionomie, le bonhomme ; son verbe éclate avec fracas, son geste sabre ou masse, toute son attitude enfin dénote la plus vive contrariété.

Je l’informe que les patrons, occupés au Palais de Justice, ne seront de retour que dans une heure. Durand répond qu’il attendra et fait mine de s’asseoir. Mais non, il ne peut reposer ; il se lève aussitôt et commence à arpenter ce qu’on est convenu d’appeler la salle d’attente. Il bout comme la marmite à Papin et ne peut se contenir davantage. Le voici qui explose :

— Je veux faire exempter mon garçon Gustave. Les « spotters » sont venus le chercher pour la maudite conscription… Il ne manquerait plus que ça qu’on travaillerait comme des mercenaires, qu’on élèverait des enfants pour les envoyer là-bas se faire massacrer… Si les gens des vieux pays veulent se chamailler, qu’ils le fassent à leurs dépens. Pensez-vous pas, monsieur ?

Mais sans me donner le temps de répondre à sa question, il poursuit son réquisitoire :

— On n’est pas obligé d’aller se battre pour l’Angleterre. On ne leur doit rien aux Anglais, rien que le pardon des injures, comme l’a dit un orateur, l’autre jour… Que les « blokes » y aillent à la guerre, eux, au lieu de venir prendre la place de nos gens dans les manufactures…

Et il continue sur ce ton avec une volubilité extraordinaire. Non, ils n’auront pas son fils, un bon petit garçon bien élevé qui n’a jamais touché à un fusil. Si les maudits Anglais ont oublié 1837, les Canayens vont leur rafraîchir la mémoire…

À ce moment, la sténo, qui se sent sans doute chauffer les oreilles, insinue que c’est la France qui est en péril le plus immédiat. Mais l’objection fait office de tremplin à mon homme qui repart :

— Comment, la France ! La France qui est gouvernée par des francs-maçons, des Juifs, des libres-penseurs ! Mais vous devez comprendre que c’est le bon Dieu qui la punit, la France impie et sacrilège qui a chassé les religieux, qui a fermé les écoles, qui persécute le clergé, qui…

Durand a dû lire le dernier sermon du R. P. Lelièvre, à Saint-Sauveur. Il continue, fulminant :

— Elle avait beau s’en faire des soldats, la France… Tant pis pour elle si elle est punie par où elle a péché… Si les Canayens ont observé les commandements et élevé de grosses familles, c’est pas pour le plaisir de les envoyer se gaspiller en France et se faire casser la gueule pour des mécréants.

Ses invectives se sont succédé ainsi jusqu’à l’arrivée du patron. Il criait à tue-tête avec des tirades en crescendo et des gestes en moulinets, méprisant les précautions oratoires, sans nul souci de nous persuader, de nous amener à ses vues, mais à seule fin de se soulager en déversant le trop-plein de sa rancœur.

C’était l’homme primitif chez qui se manifeste l’instinct paternel, c’était l’humble habitant, économe et pacifique, qui défend son bien, n’entendant rien à la politique, ne pouvant comprendre que l’Allemagne puisse en vouloir à son lopin de terre de Saint-David de l’Auberivière. C’était l’âme de la race, ataviquement méfiante des manigances britanniques et s’insurgeant, pour ainsi dire, automatiquement, c’était la voix du sol réclamant contre le départ des gars. Et cette âme et cette voix vibraient de sincérité et d’indignation. Pas de détours, pas d’échappatoires, pas d’euphémismes !

Bavard, frondeur, brouillon, rétif et dur de gueule comme un bronco, mais ouvert, répugnant à la dissimulation et d’une franchise brutale, cynique même.

Trois jours après cette scène, ou plutôt cette esclandre, arrive à l’étude Mr. Ellis Smith, cultivateur, de Valcartier, qui s’enquiert tout uniment si Mtre Peabody est là. Sur ma réponse négative, il s’assied, passe quelques remarques banales sur le temps qu’il fait, puis, avisant le Daily Chronicle, se plonge dans la lecture des derniers communiqués militaires.

Mtre Peabody survient peu après et Mr. Ellis Smith passe à son bureau dont la porte reste ouverte, ce qui me permet de suivre la conversation. C’est Smith qui commence, affectant la rondeur : — « Mighty good news in the paper, this morning, and if the French staff will only follow up their advantage, the Kronprinz will be a sorry young man before he’s much older !… »

C’est là l’entrée en matière, l’exorde propitiatoire pour amorcer l’intérêt loyaliste. Mais voici Mr. Smith au fait :

— « It’s about my son Henry, you know. Some of my French neighbours have squealed on him and he has been notified to report by next Monday at the Drill Hall. Of course, he’s anxious to enlist and I’m willing that he should go. Naturally, I need him bad enough on the farm as I’m not quite as young as I used to be… »

Tout cela d’un ton détaché, indifférent, folâtre même.

«   …In spite of all that, l’d be willing to put up with the inconvenience… Blood is thicker than water, after all… But l’m very much worried about the boy’s mother… She’s taking the matter very much at heart… Of course, Henry’s never left the house and it would break her heart to see him go… She’s so fond of him, you know… And then, the boy is not strong by any means… Why, sir, you take the two Hurtubise’s, two strapping big fellows, earning their 10 $ a day at the Ross Rifle… Between you and me and the lamp-post, that sort of thing should be stopped : it’s a downright shame !… I tried to remonstrate with the boy’s mother, but she’s so nervous, you know… You remember, she had a shock two years ago ?… »

Tu as là la substance de tout l’entretien, je devrais dire du monologue.

Tu n’as pas besoin, n’est-ce pas, que je te fasse de commentaires et tu n’auras pas de difficulté à décider quel est le plus mauvais patriote, de Tharé Durand qui défendra sa patrie quand il la verra attaquée ou d’Ellis Smith qui s’embusque derrière la jupe de la mère de son fiston.

Mais, pour en revenir à mes moutons, ne crois-tu pas, mon oncle, que les caractéristiques de nos deux races s’accusent, avec un relief tout particulier, dans la manière de se comporter ou de prendre position, dans une circonstance identique, de mes deux personnages.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nipote tuo,
Cajetan Q. FREDERICK.


III


Mon cher oncle,

…Ainsi, tu crois que je devrais publier mes lettres — tu dis : lettres, mais tu penses : épîtres — sous le titre « Usbek découvre Kébec ».

Blague tant que tu voudras, mais tu sais bien que nous sommes parents, et plus encore par les idées que par le sang.

Oui, je découvre et Kébec et la vie et le monde, et je dois t’avouer que je suis encore moins ébahi de la ville que du reste. (Notre philologue national — Adjutorium nostrum — ne veut pas qu’on dise « ébaroui ».)

C’est là, crois-tu, l’expérience de tout jeune homme qui a vécu ou germé dans l’ombre d’un pensionnat pendant huit ou dix ans et qui se trouve brusquement exposé au grand soleil de la vie.

Aveuglé ? Ébloui ? Comme tu voudras, et je suis prêt à convenir que ce sont mes yeux et non pas la lumière qui ont tort.

Peut-être quand je me serai ressaisi, apprécierai-je différemment les hommes et les idées. J’y compte bien, autrement, j’aboutirais au pessimisme, ce qui ne doit pas être gai. Aussi, garde-toi bien de prendre mes épîtres pour autre chose que des balbutiements d’enfant qui s’essaie à parler, des tâtonnements de bambin qui esquisse ses premiers pas, des boutades ou des bêtises peut-être d’apprenti penseur qui risque d’impubères ratiocinations.

Au surplus, tu es bien trop malin pour ne pas me démêler sans que je te répère, même quand j’affecte de poser au barbon aigri par l’expérience ou au bizut ingénu que scandalise le siècle. Ça n’est pas à son père… non plus qu’à son oncle qu’on apprend à faire des enfants. Marchand d’oignons, tu te connais parfaitement en ciboule.

Si je me plais à l’étude du droit ? — Couci-couça. Je suis à lire, en guise d’apéritif, ainsi que tu m’as conseillé, « L’Esprit des Lois ». J’ai déjà parcouru Blackstone et dois le revoir. Une fois que je me serai assimilé la matière, je me ferai un devoir — il faut graduer ses connaissances — d’aller au Parlement, entendre délibérer nos législateurs.

Et maintenant, dis-moi donc, dans ta prochaine lettre, en quoi notre Code Civil — je mets des majuscules — est un actif si important de notre bilan national ?

Depuis tant de temps que les discoureurs de Saint-Jean-Baptiste me cornaient les oreilles avec « nos institutions, notre langue et nos lois », j’étais tout curieux d’y regarder de plus près.

Nos institutions, ça va ! Notre langue, très certainement ! Mais nos lois, quès aco ?

Je me demande si la plupart savent ce qu’ils disent et si les autres ne s’emballent pas un tantinet à ce propos, ne s’en font pas, comme on dit. Pour résumer ma pensée, je voudrais bien qu’on m’indiquât l’importance, qu’on dit capitale pour notre race, de notre Code Civil.

Je me rends parfaitement compte que je ne suis qu’un étudiant qui a tout à apprendre et ce que j’en dis vise à provoquer une réponse, une solution, un renseignement qui m’édifient et m’instruisent. Je ne demande, pauvre moi, rien qu’à apprendre en quoi notre Code Civil, droit coutumier français fortement métissé de common law, surtout interprété qu’il est, en dernière analyse, par Ottawa et Londres, est essentiel à notre existence comme race, et comment nous serions en pire posture nationale avec le droit commun non codifié dont s’est accommodé jusqu’ici le reste du Nord-Amérique.

Je conçois que, en 1763, il y eut eu de graves inconvénients d’ordre économique surtout et de sérieux ennuis à passer d’un système à un autre sans ménager la transition, comme les extrémistes parlaient de le faire, mais ce n’est certainement pas de ce point de vue qu’on envisage aujourd’hui le sujet pour en faire une question de vie ou de mort nationales. Les divergences fondamentales qui existaient alors entre ces deux droits ont, en grande partie, disparu sous l’action des divers régimes politiques qui se sont succédé depuis la Cession. Au surplus, tout code de lois est éclectique ou prétend l’être.

J’ai confié ma perplexité à mon professeur. Il m’a paru tout éberlué comme si j’avais proféré une énormité. En guise de renseignement, il s’est contenté de me toiser des pieds à la tête et, impitoyablement sarcastique, m’a demandé si j’étais Canadien-français. Tu comprends si cela a fait scandale au cours de droit ; mes camarades m’ont battu froid comme un esprit subversif, un individu suspect d’hérésie. Timide comme je suis, je n’ai pas insisté.

Éclaire-moi au plus tôt car je ne tiens pas à passer pour plus niais et moins patriote que mes camarades.

Je me demande également — suis-je incorrigible ! — s’il n’y a pas chauvinisme chez les uns et snobisme chez les autres à s’extasier sur la préexcellence du droit criminel anglais.

Je ne conteste pas l’équité du principe fondamental qui présume qu’on est innocent tant qu’on n’a pas été convaincu de crime. C’est de bonne justice sociale et de louable charité chrétienne. Jusque-là, j’applaudis. Mais comment se fait-il que l’Anglais, d’ordinaire si pratique, pousse jusqu’à l’absurde les conclusions de ses prémisses ?

Ce qui arrive dans la vie réelle est ceci : la justice se met en quatre pour découvrir un criminel ; mais il n’est pas plutôt arrêté qu’on le traite aux petits oignons. On le choie, on lui donne les meilleurs médecins s’il tombe malade, on repousse ses aveux, on lui accorde un avocat, on défend de l’assigner en témoignage de crainte qu’il ne s’incrimine. À part ça, on lui donne trois chances de s’échapper : le magistrat enquêteur, le grand jury[1] le petit jury. Si, malgré toutes ces précautions, il écope, il lui reste le recours en grâce auprès du Gouverneur général.

En d’autres termes, la justice se saisit d’un individu d’une main tandis que de l’autre, elle s’ingénie à briser ses fers. Et on ne peut pas dire que sa main gauche ignore ce que fait sa main droite.

Du fair play aux accusés, oui, j’en suis, mais en faut aussi à la société.

Supposition : un automobiliste tamponne ta Ford sur la route et te tue, ce qu’à Dieu ne plaise. Ma tante Vitaline réclame des dommages et, ce qu’à Dieu plaise, a gain de cause. Toutefois, si le coupable choisit un procès civil par jury, il faudra que neuf des jurés se prononcent pour ma tante ! Si le chauffard a 4 des 12 jurés ou même un seul s’il n’en siège que 9, patatras, ma tante !

Sur ces entrefaites, moi, ton neveu, en gratitude du legs que tu m’as fait dans ton testament, je porte plainte de manslaughter contre le misérable. Eh bien ! pour que ce chenapan soit trouvé coupable, il faudra que neuf grands jurés et tous les douze petits jurés soient d’avis de le condamner. Et même dans ce cas — la sensiblerie gagne parfois toute la robinocratie — le juge pourra imposer une sentence dérisoire de quelques jours pour ce crime infâme d’onclicide.

Je badine, mais je ne ris pas… Tout de même, je suis sans doute ridicule, car comment pourrais-je avoir raison contre les Solons éclairés et l’expérience des siècles.

Jusqu’à plus ample informé, je me demande si cette lénité de notre droit pénal à l’égard des scélérats n’est pas cause de la recrudescence qu’on note dans la criminalité. Car, évidemment, notre droit ne distingue pas entre aubains et nationaux. Le gangster de Chicago qui vient faire un coup à Montréal bénéficie des mêmes privilèges légaux que Baptiste Ladébauche ou John Canuck. On lui paiera même un interprète si ce monsieur ne comprend pas le français ou l’anglais.

Des centaines de milliers d’immigrants qui nous arrivent tous les ans, la plupart ne se recrutent pas parmi l’élite sociale de l’Europe. Un grand nombre ont vécu jusque-là sous des institutions beaucoup moins libérales. Souvent la misère les a aigris contre la société et ils voient ici l’occasion de se venger à peu de risque. S’il est vrai qu’ « il faut des châtiments dont l’univers frémisse », ils doivent trouver que le gros jeu vaut la petite chandelle.

Que t’en semble, mon oncle ? M’écoutes-tu ?…

On a parlé de la conscience populaire, mais c’est là, je crains, quelque chose de bien relatif et de bien instable. Sous ce rapport aussi, ma candeur a été offusquée récemment.

Une jeune fille est assassinée à Saint-Sauveur. La conscience populaire s’émeut, s’indigne, manifeste. On inculpe du meurtre un jeune homme que les circonstances paraissent désigner. Du moment que la justice met le grappin dessus, il devient, à son tour, une victime pour qui on se passionne. Il est acquitté en Cour d’assises et l’assistance bat des mains au grand scandale du président du tribunal. C’est du propre, hein ?

La conscience populaire, surtout chez une race impressionnable et primitive comme la nôtre, a besoin de l’adjuvant d’une forte discipline, synonyme d’éducation. Hors de là, c’est affaire d’intérêt ou de passion. Or, c’est compris, nous avons foncièrement mauvais caractère national et, qui plus est, notre éducation a été négligée.

La populace anglo-normande auréole l’outlaw Robin Hood ; la race latine, impertinente, ombrageuse et brouillonne, se range du côté de Panurge et de Figaro. Ça n’est pas qu’on a bon cœur, c’est qu’on a mauvaise tête. On est frondeur, indiscipliné soit par tempérament, soit par défaut d’éducation. Ces héros sont sympathiques non pas parce qu’ils sont malheureux, mais bien parce qu’ils ont des tracas avec Dame Justice, avec les bourgeois, etc.

On est pour le gibier contre le chasseur, mais on prendra parti pour le chasseur contre le garde-chasse. Ah ! si l’on est soi-même chasseur, il est clair qu’il en va tout autrement : gare le gibier, alors !

On se prononce pour la loi si l’on croit qu’elle fait notre affaire. L’ordre public n’est troublé que lorsqu’on est dérangé soi-même ; hors de là, la loi a tort et notre sympathie va à ceux qui lui font des niches.

On est pour les « boot-leggers » et les contrebandiers : 1o parce que ça embête les officiers de douane ou d’accise ; 2o parce que ça veut dire de l’alcool ou de la marchandise à meilleur compte. Si l’on est soi-même aubergiste ou marchand ou industriel, ça n’est plus la même chose.

Il arrive même qu’il se mêle un peu d’envie à la conscience populaire. Ainsi, par exemple, on sera en faveur de la conscription si… son fils a dû s’enrôler.

N’est-ce pas ça, la conscience populaire, mon cher vieil oncle ? Si je fais fausse route, ne te gêne pas pour fouailler ma présomption. Du reste, je n’ai pas besoin de te le recommander ; tu n’as pas l’habitude de demander la permission.

Traite-moi de petit Montesquieu tant que tu voudras. Si mes réflexions se ressentent de mes lectures, tant mieux ; c’est précisément pour ça qu’on lit. Du Montesquieu tamisé ou délayé, ça vaut encore mieux que du « unphosticated Frederick ».

Bonjour. Le porteur te dira le reste…

Ton neveu,
Cajetan Q. FREDERICK.


  1. Ce n’est qu’en 1933 qu’on a vu supprimer de notre système d’instruction criminelle cette dispendieuse superfétation qu’était le grand jury. (23 Geo. V, cap. 67.)