Honoré Champion, éditeur (p. 42-62).


CHAPITRE III


Le sous-officier amoureux. — Nos jeux d’artillerie. — Le général Marulaz. — Une large apostrophe. — Le blocus de Besançon. — Plus de peur que de mal. — Attaque de Chaudanne. — Le lieutenant-colonel Sadet. — Sévérité de mon père — Ses services. — Virginie Nodier. — Les alliés. — Bals publics. — Chanson du colonel russe.


L’extrême sévérité de mon père eut pour nous un effet salutaire, car une fois au lycée, mes frères et moi, nous nous sentîmes tout à fait à l’aise. Le bien-être moral éprouvé en entrant dans cette cage nous fit trouver bonnes nos années d’études, amour qui doit nous être particulier !

À cette époque j’avais pris en très grande affection, je n’oserais pas dire en passion, puisque je n’avais qu’une douzaine d’années, Mlle  Demolombe, sœur de deux de nos camarades, jolie jeune personne de dix-sept ans près de laquelle j’allais passer tous mes moments de récréation, ce qui m’était d’autant plus facile que nous demeurions porte à porte. Quand mon frère Alphonse, malin comme dix singes et aussi contrariant que deux pianos, avait quelque motif de m’en vouloir, il m’appelait amoureux et me jetait cette qualification d’une voix stridente dans les escaliers, les corridors, les cours du lycée, la rue. Ce mot me mettait dans des accès de rage qui ne s’apaisaient qu’à coups de poing.

À propos d’amoureux, je me rappelle une anecdote du colonel Duchâtel, devenu général de brigade, commandant à Vesoul, et mort en retraite à Paris, il y a une douzaine d’années.

Duchâtel commandait un régiment de chasseurs à Dole, lorsque j’étais sous-préfet de cet arrondissement ; c’était un homme de beaucoup d’esprit, un soldat intrépide, qui avait fait d’une manière brillante les campagnes de l’Empire, et un officier supérieur de cavalerie des plus distingués.

Duchâtel avait remarqué parmi les sous-officiers de son régiment un maréchal des logis d’une charmante figure, parfaitement tourné, portant l’uniforme à ravir, et remplissant ses devoirs avec exactitude, avec zèle, et aussi avec une rare intelligence, un ardent amour du métier. Mais ce jeune homme était souvent puni, et toujours pour la même faute : il découchait presque chaque nuit. Son colonel le fit venir un matin dans sa chambre pendant que je m’y trouvais, pour lui donner un avertissement paternel.

— « Vous êtes bien coupable, lui dit Duchâtel, de vous faire punir aussi souvent, et de compromettre votre avenir avec autant de légèreté !

— « Mon Dieu, mon colonel, ce n’est pas ma faute, je suis amoureux…

— « Eh bien, soit, répondit le colonel, c’est de votre âge, et cela prouve pour vous ; mais vous avez assez de moments libres dans la journée pour voir votre maîtresse à votre aise, sans lui consacrer encore la nuit.

— « Je vous assure, mon colonel, que je ne puis pas me dispenser d’aller passer la nuit avec elle, cinq ou six fois par semaine.

— « Morbleu, me dit Duchâtel à mi-voix en se tournant de mon côté, six nuits ! Si je pouvais être obligé de découcher une fois par semaine, je me trouverais bien heureux.... »

Les jours de punition de l’élégant maréchal des logis furent levés à ma prière, sur la promesse qu’il fit de ne plus retomber dans le même péché ; mais on manque plutôt de parole à son colonel qu’à sa maîtresse.

Nous étions tous encore bien enfants, en cette année 1811, et quoique ayant eu un moment la prétention de devenir marin, je ne donnais pas précisément l’exemple de la raison ; je ne faisais pas le jeune homme, ce qui était fort méritoire à une époque où chaque gamin, dès qu’il atteignait sa quinzième année, affectait de se tordre une moustache future, et de prendre des airs de hussard. Le vrai mérite consiste à être de son âge, et on va voir que nous en étions.

Un vieil ami de la maison nous avait fait cadeau de deux jolies petites pièces d’artillerie, du modèle des plus belles pièces coulées à Strasbourg, en l’honneur et gloire du roi Louis XIV. Ces pièces, qui avaient un pied et demi de longueur, étaient montées sur des affûts élégants, garnis de deux roues ouvragées, mais n’avaient pas d’avant-train.

Elles décoraient, avant la Révolution, le haut de la porte principale du château de Pesmes, et avaient été volées, lors du pillage de ce château, par un malheureux qui les avait vendues pour un morceau de pain à un maréchal ferrant de Marnay, lequel les avait conservées dans son grenier jusqu’à ce qu’il pût les mettre en vente sans être inquiété. Notre vieil ami avait trouvé ces deux canons par hasard, et s’en était rendu acquéreur en notre intention. Jamais don ne nous fut plus agréable ; aussi fut-il accueilli par de longs transports de joie. Nous aimions les armes, la poudre, tout ce qui faisait du bruit et ressemblait à la guerre, et ce nouveau moyen d’entretenir nos goûts et d’exercer notre adresse à la cible nous formait déjà une perspective de bonheur.

Avant d’aller sur le terrain avec nos pièces, nous fîmes faire à chacune d’elles un avant-train, avec caisson ; mais, pour ressembler complètement à l’artillerie qui défilait sous nos yeux, deux fois par jour, en allant au polygone, nous voulions avoir encore, à la suite de nos pièces, deux fourgons d’approvisionnement. Nous nous mîmes aussitôt à l’œuvre, et, en moins d’une semaine, nous confectionnâmes nous-mêmes ces fourgons, dans les dimensions voulues, avec tous les agrès nécessaires ; puis, un beau matin, nous allâmes essayer le tout, et faire l’exercice du tir sur la lisière du bois La Dame, de l’autre côté de Saint-Ferjeux.

Tout apprenti enseigne de vaisseau que j’étais peu de jours auparavant, je m’attelai le premier à une de ces pièces et je partis suivi de l’autre, que traînaient mes frères et cinq ou six de nos camarades du voisinage. Mon frère Achille, d’habitude, prenait le commandement de cette troupe peu disciplinée, qu’il maintenait pourtant en bon ordre, dans sa marche, jusqu’au lieu du rendez-vous. Il cavalcadait résolument sur un bâton à tête de cheval et tenait à la main un sabre de bois. Il ne lui manquait qu’une polonaise et des panaches pour rappeler l’intrépide et malheureux Murat.

Le Dieu des enfants existe réellement, car nous chargions nos canons sans précautions aucunes, nous y mettions le feu avec moins de précautions encore et le sifflement de nos biscaïens a souvent chatouillé l’oreille surprise du vigneron taillant sa vigne ou du laboureur à la charrue. C’était alors, de la part de ces braves gens, des cris et des menaces qui nous rappelaient à l’ordre, mais un moment après, les mêmes imprudences se renouvelaient.

Je me demande encore comment nous n’avons pas mis sur le carreau un ou deux de nos camarades et plusieurs paysans. Non seulement la perspective de cet événement ne nous troublait pas, mais nous eussions été assez fiers alors de faire du paisible Saint-Ferjeux un petit Wagram.


L’horizon politique de la France commençait à s’assombrir et donnait aux populations de sérieuses inquiétudes. Les armées alliées avaient passé la frontière et une division autrichienne, sous les ordres du prince de Lichtenstein, bloquait Besançon, alors commandé par un des plus braves capitaines de l’armée française, qui en comptait beaucoup : le général de division Marulaz[1].

Fils d’un ancien sous-officier du régiment d’Esterhazy, il était né, pour ainsi dire, entre deux galops, et pendant plus de dix ans, comme chef d’escadrons et colonel, il avait mené le 8e hussards à la gloire. De Boxtel à Wagram, son intrépidité et son audace ne s’étaient jamais démenties et son immuable énergie durant le blocus a été reconnue de tous les habitants ; le prince de Lichtenstein lui-même lui témoigna son estime de manière fort flatteuse. Âgé de quarante-cinq ans environ au moment de l’invasion, Marulaz n’avait rien d’un roué, ni par l’élégance ni par le langage, et ses vigoureuses apostrophes, lancées avec un accent allemand très rude, sentaient plus la caserne que l’hôtel de Rambouillet. Son salon, c’était le champ de bataille. Voici une anecdote que je me rappelle et qui appuiera mon dire :

Un jour de février 1814, Marulaz envoya un petit parti d’infanterie en reconnaissance du côté de Saint-Ferjeux et le suivit à une dizaine de minutes avec quelques dragons d’escorte. Accueillis par un poste autrichien peu nombreux, les fantassins furent cependant pris d’une panique folle et regagnèrent la ville à toutes jambes à travers champs et jardins. Un seul soldat effaré revenait par la route où marchait le général. Dès qu’il l’aperçut et comprenant ce qui venait de se passer, Marulaz se précipita sur lui en hurlant : « Ah ! tas de cochons, vous n’êtes plus qu’un !.... Tiens ! Tiens ! » et il accompagnait ses exclamations à grands coups de plat de sabre sur le dos du malheureux fuyard. Après plusieurs mètres parcourus sous cette douche de fer, l’homme s’enfila comme un lapin dans une haie devant laquelle le général fut forcé de se calmer.

Marulaz était tout en rudesse, mais ce soldat à l’allure martiale, aux yeux vifs, au poil dur, forçait l’admiration ; il avait une âme d’acier et un cœur d’or, et sa bonté véritable lui attira des affections qui restèrent toujours vivaces. Je souhaite que les liens d’amitié qui rattachaient les miens à cet héroïque capitaine continuent à se resserrer avec ses descendants.

L’ennemi se contenta, comme il en avait sans doute reçu l’ordre, d’investir étroitement la place sans faire sur elle la moindre tentative, car, à l’exception d’une seule nuit où il prit fantaisie au comte de Colloredo, qui n’était qu’en passage sous nos murs avec un gros de troupes, de faire lancer quelques bombes et quelques obus dans la ville, nous ne fûmes point inquiétés. Notre garnison fit même, durant ce blocus, plusieurs sorties heureuses pour se procurer du fourrage, et ces escarmouches, dans lesquelles continuait à briller la bravoure habituelle de nos soldats, ne pouvaient guère contribuer à rétablir nos affaires. Je dirai ici que dans une place bloquée, les mesures de sûreté, de police, de ravitaillement, effraient bien plus les habitants que le canon de l’ennemi.

Pourtant, nous ne devons pas faire les faux braves, et je dois avouer que le bombardement dont je viens de parler causa à toute notre ville un effroi sans pareil. Quand une bombe ou un obus tombait dans un quartier, on fuyait dans un autre, et dès qu’un projectile tombait de ce côté, on se sauvait de nouveau vers un autre point. Les troupes avaient également quitté leurs casernes devenues le point de mire des artilleurs autrichiens, et circulaient aussi dans les rues. Tout ce mouvement, tout ce bruit du pas des chevaux et des armes, contribuaient à augmenter la frayeur, et on attendait le jour dans les angoisses les plus cruelles. Enfin l’aurore parut, et on s’occupa de réparer les légères dégradations que les bombes ennemies avaient faites aux toitures des maisons. Quelques seaux d’eau avaient suffi pour empêcher le développement de deux ou trois incendies partiels. Il n’y avait point ou presque point de mal, car avant la fin de la journée, il ne restait aucune trace du bombardement de la nuit précédente.

Le général Marulaz, de concert avec l’autorité civile, avait organisé une garde nationale composée des meilleurs citoyens et des jeunes gens de bonne volonté de la ville. Mon frère Achille et moi, nous faisions partie de cette milice bourgeoise, chargée seulement du service intérieur de la place, afin de laisser reposer la garnison souvent harassée de fatigue à la suite de sorties pénibles. Nous avons eu plusieurs alertes pendant que nous montions la garde, mais une des plus sérieuses est celle que je vais raconter.

Une nuit, nous trouvant de garde à la porte de Beure, nous entendîmes, vers minuit, de violentes décharges de mousqueterie sur le fort de Chaudanne. On relevait chaque soir le poste de cette forteresse, qui se composait d’un détachement de trois cents hommes.

Ce poste sortait silencieusement à onze heures du soir par la porte de Beure et montait à Chaudanne, après avoir traversé le Doubs dans deux bacs, par un étroit sentier en lacet protégé par le canon de la place, et qui avait été pratiqué tout exprès pour ce service. Il y avait à peine une heure que nous avions ouvert la porte au détachement du 93e de ligne, lorsque nous entendîmes la décharge dont je viens de parler.

Voici ce qui était arrivé : les Autrichiens postés à Saint-Ferjeux et dans les environs, prévenus par des traîtres ou par des espions de l’heure de la nuit à laquelle on devait relever les troupes de Chaudanne, se mirent en marche au nombre de quatre à cinq cents pour surprendre le fort. Ce fort était commandé par un lieutenant-colonel du nom de Sadet, vieux soldat roué à toutes les ruses militaires, et que les Autrichiens n’étaient pas assez habiles pour surprendre. Averti par ses sentinelles qu’on entendait venir une troupe armée par un chemin que nos soldats n’avaient pas l’habitude de prendre, le colonel Sadet fit ranger sans bruit tout son monde sur les remparts, les armes chargées, et attendit de pied ferme les Autrichiens qui, ayant le mot d’ordre de la place, avaient mis au milieu d’une dizaine d’entre eux parlant un peu le français, un paysan chargé de répondre au premier cri de la sentinelle. Ils s’arrêtèrent au qui vive du soldat en faction, et répondirent par la bouche du paysan : « Français ! 2e bataillon du 93e de ligne. » Après la reconnaissance faite dans les formes habituelles : « Laissez entrer ! » cria l’officier de garde au sergent qui était allé reconnaître le faux bataillon.

L’ennemi s’avança, plein de confiance. Alors le brave Sadet commanda le feu ; une trentaine d’hommes restèrent sur place, une cinquantaine furent blessés, et le gros de la troupe s’enfuit en désordre jusqu’à son camp retranché.

Cette anecdote circula le lendemain dans toute la ville et fut pendant huit jours l’objet de l’entretien des salons et des ateliers d’ouvriers.

La beauté comme la laideur est toujours au-dessous de l’idée qu’on s’en est formée, soit sur le rapport, soit d’après l’opinion de tel ou tel. Ainsi, une jolie femme n’est jamais aussi jolie, et une femme laide n’est jamais aussi laide qu’on nous l’a dit à l’avance. Les choses se passent de même pour les grands événements, les grandes catastrophes dès longtemps prévues. L’imagination, tournoyant rapide et vivement impressionnée dans votre cerveau inquiet, vous présente ces accidents divers sous leur aspect le plus effrayant, et, quand ils arrivent, on s’écrie presque toujours : « Quoi ! ce n’est que ça ? » Lorsque, par exemple, on nous a annoncé que les portes de Besançon étaient closes et que notre liberté d’agir n’allait pas au delà des murs de la place, nous avons vu tout de suite la ville prise d’assaut, les cadavres de ses défenseurs entassés dans la boue sanglante des fossés, les femmes insultées brutalement en pleine rue, et les habitants, en insurrection contre tant d’infamies, passés presque tous au fil de l’épée. Nous avons pris, si je puis m’exprimer de la sorte, le degré le plus élevé du thermomètre de la guerre, tandis qu’il fallait prendre le degré moyen.

On craignait aussi de manquer de blé, de farine et de mourir de faim, car on supposait que cet état de siège durerait plus d’une année. On n’a manqué de rien, si ce n’est d’un peu de viande. C’est même durant le blocus que l’on a fait chez mon père les plus charmants soupers auxquels j’aie jamais assisté.

Dès les premiers jours de ce blocus tant redouté, on parlait vaguement déjà du retour des Bourbons, mais au moindre mot lâché par le premier fanatique venu, à la moindre lueur d’espérance, les partis endormis se réveillaient, les conjectures se formaient, et des conjectures à la réalité l’espace est bientôt franchi. Mes parents étaient royalistes ; nous autres gamins, élevés dans l’horreur de la Révolution, nous étions royalistes aussi, et les Bourbons revenus, on nous voyait déjà brillamment nantis d’une belle position. En attendant, mes classes étant finies, mon père me plaça dans le cabinet du maire de Besançon, M. le baron Daclin[2], l’un des plus anciens et plus fidèles amis de ma famille, pour commencer à me faire apprendre mon futur métier de préfet !

D’ailleurs, les parents qui ont fait eux-mêmes leur fortune par le labeur supportent difficilement que leurs enfants se reposent et fassent la belle jambe du matin au soir ; ils ont la religion et l’ambition du travail et ils veulent que leurs fils s’élèvent de l’échelon de fortune où ils les ont placés à l’échelon supérieur. D’un caractère impérieux, mon père ne souffrait jamais la moindre observation de la part d’aucun de nous. Ce qu’il disait, ce qu’il ordonnait, il fallait le faire à l’instant même sans souffler mot, quelque pénible que nous parût la mission. Cela s’explique ; engagé souvent dans des spéculations trop épineuses pour que ses enfants s’y intéressassent, il ne pouvait leur communiquer ce qui remplissait son esprit. À l’heure des repas et du repos, il parlait peu ou point du tout, si ce n’était pour gronder à droite et à gauche et pour trouver à redire à tout ; il suivait constamment son idée fixe : « Le succès dans les affaires, a dit Newton, ne s’obtient qu’en y pensant toujours. »

En 1814, après dix années d’une carrière pénible et laborieuse de banquier, mon père, grâce à son incessante activité, avait réussi à faire une belle fortune, si belle même qu’il a pu perdre en 1816, sans être ruiné, la somme énorme de huit cent mille francs sur une entreprise tentée dans de trop vastes proportions.

Vers la fin du blocus, l’administration civile et l’administration militaire étaient complètement à bout de ressources pécuniaires ; les caisses publiques étaient vides et il n’y avait plus possibilité de les remplir. Sans solde, la garnison murmurait et l’on craignait, dans cet ébranlement de la discipline, de n’avoir plus de défenseurs pour nos remparts. Effrayés de cet état de choses, le général Marulaz et le préfet Jean de Bry[3]vinrent un matin trouver mon père qu’ils avaient en grande affection, lui racontèrent leur embarras et lui déclarèrent sous le sceau du secret qu’ayant besoin d’une somme de soixante mille francs pour parer à toutes les éventualités, il fallait qu’il la leur procurât dans le courant de la semaine. Mon père, qui avait fait cacher sous une pierre, dans sa cave, cent mille francs recueillis pendant les deux ou trois mois qui précédèrent notre envahissement, envoya le soir même la somme demandée.

C’était certes du dévouement, car il était alors impossible de prévoir ce que la France allait devenir, et les gouvernements n’ont pas toujours acquitté dans les jours de prospérité les dettes contractées dans les jours de malheur. Je dois dire que les soixante mille francs furent strictement remboursés à mon père qui, malgré sa sécheresse extérieure, couvait une grande générosité de cœur. L’assistance hardie qu’il prêta aux émigrés pendant la Révolution[4], le dévouement qu’il montra vis-à-vis d’une princesse malheureuse, sa conduite à Besançon en 1814 lui attirèrent, en plus d’une récompense incomplète, la décoration de la Légion d’honneur.

Le blocus a marqué pour moi une des périodes les plus solennelles de la vie ; j’ai vu de près la guerre, j’ai été témoin, du haut de nos remparts et l’arme au bras, de quelques engagements meurtriers, et ce fut alors que s’éveilla subitement en moi un premier amour, mais de ces amours frais et naïfs qu’on peut toujours avouer, page sentimentale qu’on peut lire à tout le monde, tout haut et partout.

Les Bourbons rentrés en France, en ce retour de la paix et de l’âge d’or, comme on disait alors, les soirées se passaient a veiller, à jouer et à danser avec la jeunesse de notre âge, dans les maisons hospitalières des amis de nos parents. S’abstenant d’invitations cérémonieuses, on se réunissait sans façon, attirés les uns et les autres par le triple charme de l’opinion, des beaux yeux et du plaisir.

Dans ces petites fêtes, je voyais chaque soir, et je voyais souvent encore dans la journée, une jeune fille qui fit sur moi la plus vive impression ; c’était Mlle Virginie Nodier, dont la mère, veuve d’un ancien chef d’escadron, cousin de notre spirituel littérateur Charles Nodier, était restée veuve avec deux filles. Jamais Raphaël, dans ses plus suaves créations, n’a dessiné un type de vierge aussi calme, aussi pur, aussi noble, aussi parfait que celui qu’offrait le visage divin de Mlle Nodier l’aînée.

Je causais souvent avec Virginie, qui semblait prendre plaisir à mes racontages. C’était une jeune fille grande et svelte, à la taille souple comme un épi de blé, au long regard à la fois doux et caressant ; sa beauté était un mélange de chasteté et d’innocence. Elle parlait à l’âme et à l’imagination, jamais aux sens ; elle avait l’ignorance d’une vierge devant qui les mots d’amour eussent semblé des blasphèmes et les désirs matériels des sacrilèges.

À cette époque de ma première jeunesse, on aurait pu me croire timide auprès des femmes. Non, quand je me rappelle ce qui se passait en moi, ce n’était pas de la timidité. À mes yeux, la femme était un être doué de tant de perfections, de tant de vertus attrayantes, je la trouvais si supérieure à l’homme, à toute la création enfin, qu’elle était pour moi un objet de dévotion mystérieuse, de culte idolâtre, d’adoration pleine de respect, et qu’oser lui adresser la parole en plongeant mes yeux dans les siens me paraissait d’une impertinence inouïe. Dans mon imagination ardente et passionnée, la femme, c’était une rose entr’ouverte au matin d’un beau jour et à laquelle il fallait se garder de toucher, dans la crainte d’en ternir l’éclat ou d’en altérer le si doux et si émouvant parfum.

Élevés d’ailleurs par une tendre mère qui nous inspirait le respect le plus profond pour les femmes, j’étais, personnellement, comme un être à part dans la nature ; je n’appartenais encore, à dire vrai, à aucun sexe ; mes pensées étaient naïves et ma vie était chaste. Et pourtant, chaque fois que je me rencontrais avec Virginie, l’air de bonheur avec lequel nous nous contemplions à la dérobée, nos yeux qui avaient l’un pour l’autre un éloquent et muet langage ; son délirant sourire, lorsque dans la conversation une allusion soudaine rapprochait nos cœurs ; tout nous semblait un plaisir délicieux et qui nous suffisait, grâce à la délicatesse des sentiments dont nous étions tous deux animés. Cet être angélique et pur ne rêvait pas plus que moi un autre dénouement à notre amour.

Si, par hasard, je me trouvais seul avec elle, ce qui arrivait fort rarement, ses joues ne s’animaient pas d’un coloris plus vif ; elle ne détournait pas ses yeux avec embarras, son regard limpide et calme restait le même en se reposant sur moi ; le sourire errait sur ses lèvres roses comme celles d’une petite fille qui n’a connu encore que les baisers de sa mère. On croyait retrouver en elle une de ces légères et suaves apparitions, qui voltigent autour de nous dans le vague des songes, ou une de ces vierges vaporeuses qui posait une couronne immortelle sur le front d’Ossian ; elle semblait enfin un ange détaché du ciel pour guider mes pas dans la vie et réaliser pour moi un rêve de félicité éternelle.

Virginie parlait volontiers ; elle ne disait que des choses simples, mais elle ne les disait jamais d’une manière commune. La nature et son organisation privilégiée lui avaient donné ce bon goût et ce tact élégant qu’on n’acquiert d’ordinaire que dans le commerce des gens de lettres et des gens du monde-réunis. Ce que je puis dire encore, parce que je me le rappelle comme si c’était hier, c’est que jamais, ou presque jamais du moins, Virginie ne me parlait à l’avance de la promenade qu’elle devait faire le lendemain ou le surlendemain du jour où nous nous étions vus, et n’importe le lieu, le plus souvent choisi au hasard, nous nous rencontrions toujours. Parfois même, ces dames ont dirigé leurs pas sur des points où les promeneurs n’avaient pas l’habitude de se rendre, eh bien, quoi qu’il en fût de l’étrangeté du lieu, je les rejoignais encore. Ne serait-on pas disposé à penser, d’après cela, que la jeune fille aimée laisse après elle un parfum qui ne peut être donné que par elle, une sorte d’encens divin qui embaume l’air, et forme un courant sympathique, dans lequel s’engage infailliblement son amant seul ! Je ne pourrais m’expliquer autrement cette facilité naturelle que nous avions de nous retrouver partout.

Heureux temps de mon jeune âge ! C’est bien le plus beau rêve des gracieuses amours que celui où l’on ose à peine prononcer tout bas le nom de celle que l’on chérit ! Aux accents sympathiques de la voix de Virginie, qui la première avait frappé mon oreille de sa céleste musique, et fait vibrer dans mon cœur des cordes inconnues, je fus bien des fois au moment de lui murmurer : Je vous aime, ce mot le plus doux que prononcent les langues humaines après celui-ci : Ma mère ! mais je n’ai jamais eu le courage de le dire. Je le jure ici…


Sur la fin du blocus de Besançon, les autorités civiles et militaires, prévenues par quelques lettres confidentielles que Louis XVIII allait être replacé sur le trône de ses ancêtres, jugèrent fort sagement qu’il y avait lieu de suspendre, jusqu’à nouvel ordre, tout engagement avec l’ennemi. Elles proposèrent, en conséquence, un armistice au prince Lichtenstein qui nous bloquait. Celui-ci accueillit de grand cœur cette proposition conciliatrice, et ses soldats, sans armes, venaient se promener chaque jour sur les glacis de la place, musique en tête.

Il était de mode alors, dans notre monde, d’aller, chaque soir aussi, entendre la brillante musique des Autrichiens, qui, en réalité, était très bonne, et, dans leur enthousiasme royaliste, ces dames, car c’étaient les jeunes et jolies femmes, bien entendu, qui dominaient, criaient après chaque morceau : Vivent nos amis les alliés ! Ces gros soldats d’outre-Rhin, visiblement impressionnés et surpris de tant d’exclamations de tendresse, dont certainement ils n’avaient pas l’habitude, se mettaient à jouer et à chanter tout à la fois, ce qui était fort original, des valses rapides que nos élégantes dansaient dans leur folle joie, au son de cet orchestre entraînant ; et, quand l’heure de la retraite avait sonné, on échangeait de galants adieux qu’on prolongeait, les uns, en élevant leurs shakos ou leurs casques au bout de leurs sabres, les dames à l’aide de leurs mouchoirs blancs suspendus aux cannes des dandys qui leur donnaient le bras. Ce petit manège, très flatteur pour les Autrichiens mais très blessant pour les Français, durait jusqu’à ce qu’on se perdît de vue. De telles démonstrations avaient de l’entrain, du piquant, du romanesque, mais à coup sûr, elles n’étaient pas patriotiques, et j’ai vu de nos jeunes officiers en verser des larmes de rage. Nos bons amis les ennemis ont dû bien rire, dans leurs barbes incultes, des cajoleries dont ils étaient l’objet.

Jamais Mmes  Nodier, il faut le dire, n’ont assisté à ces fêtes de l’esprit de parti. Leur mari, leur père, excellent homme, brave militaire, avait fait passer de son cœur dans celui de sa femme et de ses filles une partie de cette vive affection, de cette reconnaissance profonde, que tous les vieux soldats avaient conservée pour l’empereur Napoléon, et Mmes  Nodier auraient craint de blesser la mémoire des leurs en assistant à des réunions dont les frais étaient faits par des ennemis qu’ils avaient si longtemps combattus.

Ce fut même pendant une de ces soirées musicales qu’on fit passer de main en main plusieurs exemplaires manuscrits de la prétendue chanson d’un colonel russe, chanson dont voici quelques couplets ; elle montrera le système de réaction violente qui se manifestait à cet époque, ou plutôt qui s’organisait contre le gouvernement de Napoléon Ier.


CHANSON DU COLONEL RUSSE


Air de la Pipe de tabac.


Vous, dont la voix est noble et tendre,
Vrais chansonniers, conteurs charmants,
Souffrez qu’un soldat d’Alexandre
À vos accords joigne ses chants ;
Il craint que quelque discordance
Ne vous choque dans ses couplets,
Mais, s’il n’a pas l’accent de France,
Il a, du moins, le cœur français.

Animés du désir de plaire,
On nous a vus, dans vos pays,

Rapporter la valse légère
Que l’on aime encore à Paris.
Si vous avez pris notre danse,
Nous vous devons d’autres succès,
Et nous avons appris en France,
Amis, à nous battre en Français.

L’affreux tyran qui, par sa rage,
Couvrait l’Europe de tombeaux,
Fut-il digne de votre hommage,
De commander à des héros ?
Il fut cruel et peu sincère,
Sa bouche ne sourit jamais,
Nulle beauté ne lui fut chère,
On voit qu’il n’était pas Français.

Ce bon Henry, que l’on révère,
Fut vaillant, joyeux et courtois.
Il fêta la simple bergère,
Il fêta la fille des rois,
Il fut modèle dans la gloire,
Il fut l’ami de ses sujets,
Il sut aimer, chanter et boire,
On voit bien qu’il était Français.

Vous qui savez plaire et combattre,
Vaillants et généreux Français,
Chantons les enfants d’Henri quatre,
Chantons Louis, chantons la paix.
Si le tyran tomba sans gloire,
C’est qu’il ne vous aima jamais.
Il aurait fixé la victoire
S’il eût été cher aux Français.


  1. Marulaz (Jacob-François, baron), 1769-1842. Hussard en 1784, il devint lieutenant en 1592, chef de brigade en 1799, et général en 1805. Après avoir fait presque toutes les campagnes jusqu’en 1809, il fut nommé commandant de la 6e division militaire (Besançon), et resta en non-activité sous la Restauration. Le général Marulaz avait reçu dix-neuf blessures et avait en vingt-six chevaux tués sous lui.
  2. Daclin (Antoine-Louis, baron), né à Besançon en mort dans cette ville en 1822. D’abord avocat, puis échevin de la ville, il fut nommé maire de Besançon le 28 juillet 1801, place qu’il occupa jusqu’en 1816, sauf pendant les Gent-Jours. Son nom s’est éteint en la personne de son petit-fils, le baron Daclin, conseiller à la cour de Besançon, mort sans postérité en 1887.
  3. De Bry (Jean-Antoine-Joseph, baron), 1360-1834. Député à la Législative, puis membre de la Convention, il vota la mort du roi et devint président du Conseil des Cinq-Cents. Envoyé comme ministre plénipotentiaire au Congrès de Rastadt, il faillit y être massacré comme ses deux collègues Bonnier et Roberjot. Napoléon le nomma préfet du Doubs le 9 floréal an IX, puis préfet du Haut-Rhin en 1815. Exilé par la Restauration, il ne rentra en France qu’en 1830. — Ferme, impartial, bienveillant, le baron de Bry a laissé un souvenir ineffaçable à Besançon.
  4. Voir à ce sujet les Souvenirs d’un officier royaliste, par le chevalier de R(omain), tome III, et la Frontière franco-suisse pendant la Révolution, de L. Pingaud.