Honoré Champion, éditeur (p. 222-253).


CHAPITRE X


La protection du général Bernard. — Visite à M. Guizot. — Réplique amusante. — Le général Voirol. — La duchesse d’Abrantès. — Sa prodigalité. — La maison de son fils. — Bonaparte à Auxonne. — Une lettre du futur empereur. — Léopold Robert. — Le roman de sa mort. — Le maire de Dole en péril. — Le lieutenant général Poncet. — Cambronne à Waterloo. — Le général Bachelu. — Ses liaisons. — Ses malheurs conjugaux.


Le général Bernard[1], ministre de la guerre, m’avait en affection particulière, mais c’était un homme faible, tiède, qui avait toujours peur de s’entendre reprocher sa protection à ses compatriotes. J’ai écrit une notice historique sur lui à la suite d’un dîner que je fis à Dole en 1836, chez mon vieil ami, le comte de Saint-Maurice, colonel du 7e régiment de cuirassiers. Comme on parlait du nouveau ministre de la guerre, ma surprise fut grande en entendant tous les officiers présents se plaindre de ce que le général était tout à fait étranger à la France et que sa nomination n’inspirait aucune confiance aux troupes. Je rappelai succinctement les services du général, les dégoûts dont il avait été abreuvé aux premiers jours de la Restauration, ses beaux travaux en Amérique, etc., et comme l’auditoire entier trouvait fâcheux que ces détails ne fussent pas connus de l’armée, je rédigeai le lendemain une notice biographique. A-t-elle rempli son but ?

Un jour de grande réception, je dînais chez le ministre de la guerre avec un de mes bons amis, le comte de Boisdenemetz, aujourd’hui maire de Dole. Au moment où l’on allait se mettre à table, le général Bernard s’approcha de nous, et nous pria de ne pas sortir qu’il n’eût congédié tout son monde. « Nous avons, dit-il, beaucoup de choses importantes à traiter, et lorsque nous serons seuls, nous pourrons en causer tout à notre aise. » Le général Bernard était fils d’un simple plâtrier de Dole ; mais il était troublé, craintif, quand on lui demandait quelque chose pour sa ville natale, et tremblait toujours de se compromettre, soit en faisant accorder une faveur à son département, soit même en provoquant pour quelqu’un de ses compatriotes un acte de justice. C’est ainsi que n’ayant rien voulu faire, ni pour sa province ni pour ses habitants, son nom, qui à son retour d’Amérique était en très grande vénération dans sa localité, a perdu tout son prestige. Le général Bernard s’est occupé de ses gendres, encore de ses gendres, et son égoïsme a été au même niveau que celui des êtres vulgaires.

Les dernières personnes qui avaient à parler au ministre étant parties, le général vint s’asseoir près de nous, sur un vaste canapé où la lassitude d’être restés deux grandes heures sur nos jambes, Boisdenemetz et moi, nous tenait cloués depuis quelques instants, et nous voilà à parler de beaucoup de choses d’un intérêt tout local. Au moment de nous séparer, il était plus de minuit, le général Bernard me dit textuellement en tenant mes deux mains dans les siennes : « Mon cher sous-préfet, il a été question hier soir, en conseil des ministres, d’une très prochaine promotion de préfets, et votre nom a été prononcé comme devant figurer un des premiers sur la liste. M. de Salvandy surtout a été pour vous très chaleureux ; je suis heureux de vous l’apprendre. » — Je remerciai le général de sa communication, et j’ajoutai : « Vous avez vous-même, Monsieur le ministre, un gendre qui est sous-préfet, et que vous tiendrez sans doute à faire passer avant moi ; ce désir est trop naturel pour que je puisse m’en blesser ; mais dans tous les cas, un ministre de la guerre peut très bien, sans être obligé pour cela de mettre la main sur la garde de son épée, peut très bien faire comprendre deux préfets de son choix sur la même ordonnance. — Ah ! mon jeune ami, vous ne me connaissez pas encore, répliqua vivement le ministre, comme si quelque mouche l’eût piqué ; M. Vernois de Saint-Georges doit aux bontés du roi une des plus jolies sous-préfectures de France, celle de Nogent, et pour devenir préfet il faut que comme vous, il ait gagné ses éperons ; il est très bien à Nogent, où il doit rester quelques années encore, avant de songer à mieux. »

Les nominations annoncées parurent au Moniteur dans le courant de l’année 1836 ; mon nom ne se trouva pas sur l’ordonnance nouvelle ; mais celui de M. Vernois de Saint-Georges y était au premier rang.

Je me plaignis au ministre de la guerre d’un manque de parole si blessant pour moi ; et ma lettre contenait quelques expressions de mécontentement assez vives. « C’est avec peine, me répondit le général Bernard, que je n’ai pas vu figurer votre nom dans la dernière ordonnance, mais je vous promets que lors des nouvelles promotions à l’avancement, nul ne veillera avec plus de sollicitude que moi à l’accomplissement des assurances réitérées que M. le ministre de l’intérieur a bien voulu me donner en votre faveur. »

Malgré des assurances si positives, malgré les chaleureuses recommandations de mes préfets et les fréquentes démarches des députés de ma province, je n’ai point été nommé à une préfecture. De tout temps, hélas ! les hauts emplois n’ont presque jamais été donnés à ceux qui ont porté le sac sur le dos, et qui ont soutenu de leurs épaules la machine gouvernementale dans les rudes ébranlements que des vents contraires lui ont fait éprouver ; ces hauts emplois sont tous, à peu d’exceptions près, dévolus entièrement aux parents, aux amis des ministres, aux favoris… et surtout aux intrigants.

En 1832, on me décora tout à coup pour orner l’uniforme que je traînais dans ma petite sous-préfecture et que je quittai dix ans plus tard, à la suite d’un démêlé avec mon chef direct. Le préfet du Jura était alors M. Thomas, ancien commis du magasin de nouveautés des Deux Magots, ancien facteur à la halle au beurre de Paris et beau-frère du carbonaro Barthe. Le ministre Rémusat disait que sur les quatre-vingt-six préfets de France, le gouvernement de Louis-Philippe n’en avait pas dix occupant convenablement leur poste ; le fait n’a rien d’exagéré, étant donnée la façon dont on les choisissait.

Parti pour Paris afin de parler au comte Duchâtel, ministre de l’intérieur, du différend survenu entre mon préfet et moi, le ministre m’écouta avec bienveillance, et me dit : « Vous ne pouvez pas rester avec ce préfet ; voulez-vous, en attendant mieux, prendre un des meilleurs bureaux de mon ministère ? » J’acceptai avec l’espoir qu’on reconnaîtrait plus tard ma bonne volonté. J’avais l’innocence indéracinable.

Dans ce voyage de Paris, je vis M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères, dont je fus loin d’être satisfait. Celui-ci se retrancha derrière son portefeuille, dit que la querelle entre le préfet et moi ne le regardait pas, et qu’il ne pouvait s’immiscer dans une affaire étrangère à son département. Je ne fus pas surpris de ce lâche abandon, car je commençais, un peu tard, par malheur, à connaître les hommes, et surtout nos amis politiques devenus ministres. J’ai besoin de raconter ici ce qui m’était arrivé avec M. Guizot deux ou trois années avant l’entrevue dont je viens de parler. Me trouvant à Paris, où j’allais d’ordinaire passer cinq ou six semaines par an, je dînais un soir chez mon vieil ami Flavien de Magnoncour[2], avec une partie des illustrations de notre province, les généraux Pajol, Delort, Morand, M. Clément, questeur de la Chambre, etc. En sortant de table, Flavien proposa d’aller faire une visite en corps à M. Guizot, dont c’était le jour de réception. « Pour mon compte, lui dis-je, j’accepte volontiers, mais si M. Guizot était ministre, je n’irais certainement pas. » En entrant dans la petite maison de l’illustre orateur, 4, rue de la Ville-l’Évêque, nous trouvâmes l’ancien ministre dans son premier salon, causant debout et tête à tête avec un de nos compatriotes et amis, Charles Paravey ; les notables de mon pays que j’accompagnais s’approchèrent d’abord du maître de la maison pour le saluer, et lorsque vint mon tour, M. Guizot me serra très affectueusement la main et me dit : « Quoi ! vous êtes toujours à Dole ? — Oui, répondis-je, et vous m’aviez promis que je n’y resterais pas plus de six mois. — Ah ! ce que vous dites là est très mal, reprit l’ancien président du conseil de sa voix la plus solennelle, c’est quand j’étais ministre qu’il fallait me rappeler cette promesse. — Eh bien, repris-je, si vous oubliez de nouveau la parole que vous m’avez donnée, je vous la rappellerai en temps opportun, car, selon toute apparence, vous redeviendrez bientôt ministre. » Mais la mémoire des hommes d’État est courte et M. Guizot n’eut souvenance ni de nos anciennes relations ni de l’amitié si tendre qui m’unissait à son frère, ni enfin de l’engagement qu’il avait pris avec moi et qu’il m’avait renouvelé à plusieurs reprises.

Le ministère Guizot-Duchâtel s’est plu à barboter perpétuellement dans la fange électorale et n’est sorti de là que couvert de confusion, de mépris et de boue. Il est fâcheux que deux hommes, aussi corrompus n’aient pas payé, au moins de l’exil, le mal qu’ils ont fait au pouvoir et à la France. — « Ne cherchez pas à m’émouvoir, disait l’Empereur à Joséphine, après lui avoir annoncé son projet de divorce, je vous aime toujours, mais la politique n’a pas de cœur, elle n’a que de la tête. » Les ministres de Louis-Philippe étaient sans cœur, mais, en revanche, ils n’avaient pas de tête.

À propos de M. Guizot, je me rappelle une réplique assez drôle de M. Genoux-Prachée, représentant du centre gauche, chez lequel je me rencontrai avec le jeune député de Gray, M. François Jobard[3]. Ce dernier, qui devait quelques années plus tard devenir par son mariage le neveu du précédent, était pour l’instant ministériel de convictions ; aussi, lorsque dans la conversation j’avouai mon peu d’enthousiasme pour M. Guizot, il me répliqua courtoisement par un éloge pompeux du premier ministre et termina par ce vers qu’il lui appliqua :

Chêne au tronc vigoureux, chêne aux rameaux puissants.

M. Genoux-Prachée, qui nous écoutait sans rien dire depuis un instant, continua avec emphase :

… Qui de ses fruits tombés nourrit ses partisans.

L’allégation était peut-être exagérée. Nourrir ses amis de glands et ses sous-préfets de promesses, voilà en tout cas de la manne à bon compte.


Je n’ai pas connu le général Voirol dans sa jeunesse, mais il avait dû être un superbe soldat. C’était un homme grand, mince, élancé, peut-être même trop mince, trop élancé, ayant les gestes, les manières et la tenue d’un comédien de haut bord ; il s’écoutait parler avec une complaisance marquée et gesticulait sans cesse ; ses bras et ses mains démesurément allongés étaient toujours en mouvement à la façon d’un télégraphe et prêtaient à rire. Il racontait et disait agréablement ; toutefois, c’était souvent délayé et quelque peu soporifique. Le général était d’une grande aménité, d’une grande obligeance et j’ai été témoin de ses démarches actives en faveur d’anciens militaires, ses compagnons d’armes, qu’il savait malheureux.

Le général Voirol était riche. On lui faisait le reproche de répéter souvent qu’il était pauvre, afin, ajoutait-on encore, d’être plus à l’aise pour vivre dans la retraite et de pouvoir faire, à l’abri de toute critique, des économies considérables sur ses revenus.

J’ai beaucoup connu cet officier général et j’ai toujours eu pour lui une véritable affection, je crois que c’était un ami sûr et dévoué.

Lorsqu’il mourut, on fit sur sa tombe plusieurs discours parfaitement convenables, parfaitement vrais, touchant sa vie privée et ses qualités bienveillantes, mais aucun orateur n’osa aborder un des épisodes les plus saillants de sa carrière, c’est-à-dire l’audacieuse tentative faite à Strasbourg par le prince Louis-Napoléon. On a dit à cette époque que le général Voirol avait eu une conduite douteuse, qu’il était fort indécis, cherchant à conserver sa position en cas de réussite de la part du neveu de l’empereur, et que l’on ne sait pas ce qui serait arrivé sans la droiture, la loyauté, l’inspiration soudaine du colonel Taillandier qui, lui seul, fit arrêter le prince dans la cour du quartier. Le général a dù laisser quelques notes manuscrites sur ce fait important qu’il m’a raconté plusieurs fois, et toujours, bien entendu, il l’avantage du devoir et de la fidélité. Si M. Voirol a hésité, il a eu tort, mais ses biographes doivent le dire ; la position était assez délicate pour excuser, sinon pour approuver le doute. Si, au contraire, le général a marché carrément, présentant la poitrine aux sabres des factieux, comme il a toujours eu l’habitude de le faire, ses biographes doivent le dire encore, parce que ce serait ici un fleuron de plus à ajouter à ses vertus militaires. Espérons donc qu’un jour, il paraîtra sur le général Voirol un article biographique complet, dans lequel nous verrons clairement expliquée son attitude à Strasbourg, et dans lequel aussi se trouveront développées toutes les mesures utiles qu’il a prises pendant qu’il était gouverneur de l’Algérie, mesures qui font le plus grand honneur à ses connaissances approfondies du pays, à sa sagacité, à son habitude de l’administration et à sa haute intelligence.


J’ai eu plusieurs fois l’honneur d’être reçu dans le salon, ou plutôt le jardin de la duchesse d’Abrantès, femme fort accueillante et fort spirituelle. Sa mémoire était une mine inépuisable d’anecdotes curieuses sur le monde de l’Empire et de la Restauration, mais les soucis et les tristesses, causes de sa frivolité, abrégèrent malheureusement ses jours. Elle prétendait descendre des Comnène, les empereurs de Constantinople. et tirait grande gloire de cette illustre parenté, beaucoup plus même que de ses ouvrages qui ont établi sa réputation et gardent son nom de l’oubli[4]. La mélancolie était bannie avec soin de cet intérieur ; pourtant les grelots de la folie arrivaient difficilement à couvrir la voix de la misère qui grondait autour d’elle pendant ses dernières années et n’a jamais pu modérer ses goûts désordonnés.

Une après midi que j’entrais dans son petit appartement de la rue de Navarin, je la trouvai seule, joyeuse et prête à sortir. Comme je m’excusais de la déranger et la félicitais de sa mine riante : « Oui, je suis assez contente, me dit-elle, je viens de recevoir la visite de deux vieilles connaissances. Aussi vous allez m’accompagner. » Nous sortîmes et montâmes dans un fiacre qui nous roula de chez Prévost au marché aux fleurs, du marché aux fleurs chez Tripet, de Tripet chez trois autres fleuristes, et nous ramena rue de Navarin, étouffant sous des bottes de roses, des vases d’hortensias, des paquets d’œillets, etc., car la duchesse avait désiré quelques fleurs, et pour satisfaire cette envie, elle venait de dépenser deux billets de cent francs, les deux vieilles connaissances dont elle m’avait parlé. Heureusement que j’étais là, car il ne lui restait plus un sou pour payer le fiacre… et peut-être pour dîner.

Une autre fois, me trouvant chez elle avec quelques personnes, elle interrompit une histoire amusante qu’elle racontait, et se tournant vers son fils : « Napoléon, fit-elle, va donc voir l’heure qu’il est. » Celui-ci se leva et sortit pendant que la narratrice continuait son récit. On avait complètement oublié la demande qui venait d’être faite, lorsqu’une demi-heure après, le duc d’Abrantès rentra, et d’un air calme dit à sa mère : « Il est dix heures un quart ! — Où donc as-tu été pour voir l’heure ? » questionna la duchesse étonnée. — « Dame ! répondit l’autre, rue des Blancs-Manteaux ! » C’était là, au mont-de-piété, que se trouvaient depuis deux jours les pendules de la pauvre duchesse. Ce détail domestique aurait pu demeurer caché, mais présenté de telle façon, il excita d’abord un peu de confusion puis un accès de gaieté.

Napoléon d’Abrantès avait d’ailleurs un mince respect des préjugés mondains, et nul cependant n’était meilleur que lui. Son cœur sensible, son esprit fin, ses muscles d’acier en faisaient un type rare de notre espèce ; par malheur, toutes ses belles qualités étaient, comme celles de sa mère, gâtées par une prodigalité qu’on ne pouvait enrayer.

Alors qu’un soir je le reconduisais au quartier latin où il habitait, il voulut à toute force m’emmener dîner chez Mandar ; je refusai discrètement : « Voyons, insista-t-il, c’est la fin du mois, profitons-en, » et nous étions au 3. Il faut dire que le duc d’Abrantès avait un majorat de quelques milliers de francs dont il touchait une fraction au commencement de chaque mois et qui était d’ordinaire dévorée en quarante-huit heures, partie en menant grande vie, partie aussi en versant des mensualités à certain juif qu’il nommait avec orgueil son chef usurier, comme d’autres disent mon chef jardinier ou mon chef cuisinier. Il avait d’ailleurs, tel un prince roulant sur l’or, une véritable maison… honoraire, et j’ai rendu visite, en sa compagnie, à son pharmacien en surivvance, qui habitait alors rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.

Ce brave homme qui, avec ses lunettes d’or et ses longs cheveux blancs, ressemblait à un vieux savant, aimait beaucoup d’Abrantès dont il goûtait l’affabilité et l’esprit vif, mais il avait la manie de le sermonner sur sa manière de vivre et de vouloir sans cesse lui faire prendre des émollients !

— « Vous avez tort, duc Napoléon, vous avez tort ; avec un estomac brûlé et des intestins engorgés, on ne va pas loin. Voyez comme nos aïeux, gens pratiques…

— « Vous oubliez, cher maître, interrompait sentencieusement le duc, que depuis la prise de la Bastille, tous les ventres sont libres ! » et comme le pharmacien insistait, d’Abrantès, riant, lui frappait sur l’épaule en disant : « Allons ! vous finirez par vouloir purger jusqu’à mes hypothèques ! »


Mon départ de Dole me donna des regrets qui ne firent qu’augmenter avec le temps, car les douze années passées dans ce pays m’avaient été douces, grâce à la bienveillance de mes administrés et aux aimables relations que je m’étais créées. Que de maisons se firent pour moi hospitalières et quels doux souvenirs évoquent en mon esprit les noms de M. Dusillet, maire de Dole, le spirituel écrivain que son talent souple et correct a placé aux premiers rangs des littérateurs franc-comtois, le vicomte Rigollier de Parcey, député de Dole, le général Bachelu, et enfin l’imprimeur Joly père, qui m’a souvent raconté les visites que lui fit Bonaparte, alors qu’il venait chaque jour à pied depuis Auxonne, pour corriger les épreuves de sa fameuse lettre à M. de Buttafuoco. Le futur empereur conserva longtemps l’éloquence verbeuse et emphatique de l’école, qu’il perdit peu à peu, et ses premières lettres n’en sont pas exemptes, malgré l’élégance et la vigueur du style. Je possède un autographe qui en est la preuve ; c’est une lettre que Bonaparte adressait de Valence le 27 juillet 1792 à M. Naudin, capitaine d’artillerie, qu’il avait connu à Auxonne et qu’il nomma plus tard intendant-général des Invalides. C’est M. Titon de Raze, héritier de M. Naudin, qui m’a fait don, en 1835, de cet intéressant document, que voici :


« Monsieur,

« Tranquille sur le sort de mon pays et la gloire de mon ami, je n’ai plus de sollicitude que pour la mère patrie ; c’est à en conférer avec vous que je vais employer les moments qui me restent de la journée. S’endormir la cervelle pleine de la grande chose publique, et le cœur ému des personnes que l’on estime et que l’on a un regret sincère d’avoir quittées, c’est une volupté que les grands épicuriens seuls connaissent.

« Aura-t-on la guerre ?… se demande-t-on depuis plusieurs mois. J’ai toujours été pour la négative. Jugez mes raisons.

« L’Europe est partagée par des souverains qui commandent à des hommes, et par des souverains qui commandent à des bœufs ou à des chevaux.

« Les premiers comprennent parfaitement la révolution, ils en sont épouvantés, ils feraient volontiers des sacrifices pécuniaires pour contribuer à l’anéantir ; mais ils n’oseront jamais lever le masque, de peur que le feu ne prenne chez eux. Voilà l’histoire de l’Angleterre, de la Hollande, etc.

« Quant aux souverains qui commandent à des chevaux, ils ne peuvent saisir l’ensemble de la constitution ; ils la méprisent, ils croient que ce chaos d’idées incohérentes entraînera la ruine de l’empire franc. À leur dire, vous croiriez que nos braves patriotes vont s’entr’égorger, de leur sang purifier cette terre des crimes commis contre les rois, et ensuite ployer la tête plus bas que jamais sous le despote mitré, sous le fakir cloîtré et surtout sous le brigand à parchemins. Ceux-ci ne feront donc aucun mouvement, ils attendent le moment de la guerre civile qui, selon eux ou leur plat ministre, est infaillible.

« Ce pays-ci est plein de zèle et de feu. Dans une assemblée composée de vingt-deux sociétés des trois départements, l’on fit, il y a quinze jours, la pétition que le roi fut jugé.

« Mes respects à Mme  Renaud, à Marescot et à Mme  de Goy ; j’ai porté un toast aux patriotes d’Auxonne lors du banquet du 14. Ce régiment est très sûr, en soldats, sergents et la moitié des officiers. Il y a deux places vacantes de capitaines.

« Respect et amitié.
« BUONAPARTE. »

« P.-S. — Ce sang méridional coule dans mes veines avec la rapidité du Rhône ; pardonnez donc si vous éprouvez de la peine à lire mon griffonnage. »


Un intérieur charmant et aimable fut pour moi celui du marquis de Valdahon, qui maniait aussi habilement le pinceau que sa belle-fille la comtesse César de Valdahon, née Saporta, maniait la plume. Elle est l’auteur, entre autres, d’une très jolie nouvelle sur Léopold Robert et je crois intéressant de raconter comment elle l’écrivit.

Léopold Robert, né le 11 mai 1794, à la Chaux-de-Fonds, en Suisse, dans la religion réformée, était l’un des peintres les plus célèbres de notre époque ; son tableau des Vendangeurs avait commencé sa réputation, celui des Moissonneurs avait révélé son beau génie, et celui des Pêcheurs de l’Adriatique l’avait immortalisé. Ce fut une circonstance bizarre qui fit faire à Mme  de Valdahon la connaissance de cet habile artiste.

Elle était à Genève avec son mari ; curieuse d’entendre un prédicateur protestant, elle se rend au temple Saint-Pierre, où le hasard la place près d’une femme jeune et jolie, et d’un homme de trente-six à trente-huit ans qui priait avec ferveur. Tiré bientôt de sa profonde méditation, celui-ci ne porte plus sur son psautier que des yeux distraits ; il ne semble voir que sa jolie voisine. Le service terminé, il sort le premier et disparaît dans la foule, sans chercher à revoir plus longtemps celle qui paraissait l’avoir tant occupé.

Pendant les trois semaines que M. et Mme  de Valdahon passèrent à Genève, ils rencontrèrent partout le même inconnu, soit qu’ils parcourussent la ville, soit qu’ils visitassent les environs ; il était toujours seul et il avait l’extérieur d’un homme de lettres ou d’un amant. De Genève, nos jeunes Dolois se rendirent à Venise, et tandis qu’ils admiraient un tableau dans un musée, ils se trouvèrent nez à nez avec l’homme qu’ils avaient vu à Genève et dans les campagnes voisines. L’étonnement parut grand de part et d’autre, mais, cette fois, on osa se parler, on se traita même en vieilles connaissances, et au moment de se séparer, M. et Mme  de Valdahon remirent leur adresse à l’inconnu, qui leur donna la sienne à son tour : c’était Léopold Robert.

Des visites de politesse s’échangèrent d’abord, mais comme il n’était pas possible de voir cet artiste si bon et si gracieux sans désirer le connaître davantage, il devint bientôt un ami. Vivant fort retiré à Venise, il ne sortait guère de son atelier que pour aller voir ses deux confidents ; près d’eux seuls il était complètement à son aise, complètement heureux. Quel fut donc le chagrin de M. et de Mme  de Valdahon lorsqu’ils s’aperçurent que les visites du jeune peintre devenaient plus rares ; ils lui en firent des reproches obligeants et Léopold reprit aussitôt ses anciennes habitudes, mais quelque part qu’il fut, une pensée pénible ne le quittait jamais.

Un soir qu’ils faisaient ensemble une promenade sur l’eau, ils rencontrèrent une gondole d’où s’échappait une musique douce et mystérieuse ; sur le devant étaient deux dames et un homme âgé ; leur mise élégante, comme l’éclat de leurs armoiries, annonçait de nobles et riches seigneurs vénitiens ; l’une des deux dames était d’une beauté ravissante. Léopold, le corps demi-penché hors de la gondole, la regardait, non plus comme l’observateur de Genève, mais bien comme un être transporté d’amour, qui semble attendre la vie ou la mort d’un regard, d’un signe, d’un mouvement. La barque légère s’arrêta quelques instants, puis elle glissa sur l’eau et disparut. Léopold était resté sous le charme ; il n’avait pas changé d’attitude. Cependant les gondoliers touchèrent au rivage ; on se sépara.

Le lendemain, Léopold était triste, et ses traits altérés prouvaient qu’il avait été sous le poids des émotions les plus vives.

Mais l’amitié, comme l’amour, pénètre dans les replis du cœur, et en découvre aisément les secrets ; M. et Mme  de Valdahon avaient deviné sans peine que leur ami n’avait pas vu pour la première fois cette charmante Vénitienne ; ils le lui dirent, Léopold en convint ; il leur raconta même avec l’abandon le plus touchant comment sa passion avait pris naissance et comment elle avait allumé en lui un feu que rien ne pouvait éteindre. Il l’avait vue, cette vierge céleste, d’abord à l’église, ensuite au spectacle, dans une loge près de la sienne, et il avait appris qu’elle était la fille du marquis Enrico ***, l’un des plus nobles patriciens de Venise. Cette découverte était tombée sur son cœur comme un poids de glace ; mais n’importe, il rêvait que son talent si vrai, si énergique, l’élèverait jusqu’à cette jeune signora, et l’espoir d’être aimé d’elle, espoir dont il ne voulait même pas qu’on le guérît, ne l’abandonnait plus.

Un jour que Léopold se promenait pensif dans le palais des doges, il se trouva tout à coup près de la belle patricienne ; il l’avait vue d’abord enthousiaste de la musique ; maintenant elle aimait la peinture et jugeait des tableaux en artiste ! Cette femme, c’était décidément la femme de ses songes, l’ange qui console, la vie qui devait commander à sa vie.

Bientôt le bruit se répandit qu’un peintre étranger, dont le talent semblait égaler déjà le talent des Léonard de Vinci, des Titien, était à Venise. Plusieurs personnes de distinction demandèrent à Léopold Robert la permission de visiter son atelier. Le marquis Enrico ***, si connu par son amour pour les arts et par les riches galeries qu’il possédait, se présenta l’un des premiers ; il admira les tableaux du jeune peintre, loua son génie, et, après l’avoir prié de venir le voir, il sortit en lui serrant tendrement la main.

Léopold, la joie et l’espérance au cœur, accepta cette invitation ; il se rendait souvent au palais du marquis, et sa vie n’était plus qu’une longue suite de félicité trompeuse ; il voyait Marie tous les jours, lui donnait des leçons de peinture, l’accompagnait au théâtre, et chaque mot qui sortait de sa bouche était pour lui un mot d’espoir et de bonheur. Hélas ! Marie, candide et simple, heureuse seulement des prévenances, des soins de Léopold, ne répondait point à son amour.

Deux mois se passèrent ainsi dans les plus douces illusions. Un soir, M. de Valdahon reçut un billet de son ami ; il ne contenait que ces mots tracés d’une main tremblante : « J’ai besoin de vous, je vous attends. » M. de Valdahon partit sur-le-champ ; il trouva Léopold dans son lit ; sa figure était contractée de manière à effrayer, et une fièvre délirante agitait tous ses membres. Au milieu des phrases sans suite qui sortaient de sa poitrine oppressée, l’ami effaré apprit que la fille du marquis Enrico *** allait se marier avec un jeune seigneur qu’elle aimait éperdument. À cette nouvelle donnée à Léopold par le marquis lui-même, son cœur s’était brisé, sa raison avait fui, et il était rentré sous le poids d’une aliénation cruelle qui l’avait privé de toutes ses facultés.

M. de Valdahon crut remarquer que sa présence augmentait encore l’exaspération du malade ; il sortit donc promptement et courut chercher un médecin. Lorsqu’il revint, il y avait de l’agitation dans la rue, la porte de la maison était ouverte…, le malheureux artiste s’était brûlé la cervelle.

La nouvelle que la comtesse César de Valdahon a composée sur ce sujet est d’une contexture passionnée, d’un intérêt puissant, et voici les jolis vers qui en forment le gracieux frontispice :

Passant, ne vois-tu pas sur la lointaine rive
Un simple monument aux lugubres couleurs,
Et près du marbre noir une ombre fugitive ?
C’est le dieu des beaux-arts, c’est le génie en pleurs ;
Nul mortel ne verra sa douleur adoucie,
Il a perdu son fils, cet enfant d’Helvétie
Qu’en un jour de faveur il nous avait prêté.
On le nommait… demande à la postérité.

Je me souviens d’un déjeuner fait en juillet 1832 au château de Saint-Seine, qui appartenait alors à notre ami Flavien de Magnoncour. Nous étions quatre, le colonel de Brack, M. Dusillet, maire de Dole, le comte de Boisdenemetz et moi. Nous trouvâmes à Saint-Seine Mme  de Beuret, sœur de Mme  de Magnoncour, et Edme de Reculot, neveu du propriétaire du château, qui était un fort joli garçon de vingt ans et qui s’est lancé depuis dans la carrière diplomatique. Edme nous parut tout d’abord fort épris de la gracieuse sœur de sa belle-tante. Après déjeuner, comme la chaleur était extrême, on proposa de rentrer au salon et d’y faire un peu de musique ; Mme  de Beuret, qui avait un véritable talent de cantatrice, se mit au piano et nous nous installâmes dans de moelleux fauteuils. Accablé par la chaleur et par une digestion pénible, car le déjeuner avait été long et magnifique, M. Dusillet s’endormit dès les premiers accords.

Edme de Reculot, furieux de voir que son vieil ami n’était pas tout yeux et tout oreilles pour Mme  de Beuret, se leva brusquement dès que celle-ci eut fini de chanter, traversa le salon d’un bond, prit M. Dusillet par le collet de son habit et le secoua violemment en lui disant : « Comment, misérable, pouvez-vous dormir pendant que Mme  de Beuret chante ? — Cela n’est pas étonnant, répondit le malicieux vieillard, je ne me suis endormi que parce que vous, Edme, vous n’avez cessé de bâiller. » Ah ! si le futur ambassadeur, qui craignait que l’on crût à ce reproche mensonger, avait pu étrangler M. Dusillet, il n’y aurait plus eu ce jour-là de maire de Dole.

Les environs étaient aussi d’une grande ressource pour moi et je voyais toujours avec plaisir, à Montrambert, le général baron Grenier, frère du comte Grenier, l’aide de camp de Napoléon, et à Montmirey-le-Château le lieutenant général Poncet.

Ce dernier avait fait la plupart des guerres de la république, dont il portait des traces sur son visage labouré par un obus, mais il était presque impossible d’obtenir de lui la moindre relation de ce qu’il avait vu. On essayait vainement d’amorcer la conversation, il ne répondait que par monosyllabes :

— « La bataille de Fleurus à laquelle vous avez assisté, général, a-t-elle été meurtrière ?

— « Assez.

— « Mais vous y avez été moins poussé que sur le Rhin ?

— « Autant.

— « C’est le siège de Maëstricht qui vous a donné la gloire ?

— « Peut-être. »

Au bout de trois minutes on en avait assez.

Après sa mise à la retraite, le général Poncet s’était résigné, quoique avec peine, à une autre vie que la vie active et ardente des camps ; mais pour ne pas rester tout à fait oisif et aussi pour complaire au désir des habitants de son village, il avait accepté les fonctions de maire de Pesmes, lieu de sa naissance et de sa retraite, et il occupait encore cette magistrature modeste, lorsqu’en 1814, l’étranger envahit nos provinces. Dans ces instants de crise, le général rendit de nouveaux services à son pays en le protégeant contre les demandes ruineuses et sans cesse renaissantes des troupes étrangères.

Un jour, au mois d’avril 1814, grande fut sa surprise de voir entrer chez lui un aide de camp du général autrichien Wimpfen, qui venait, de la part de son chef, le prier de se rendre à son quartier général de Sampans, où il avait d’importantes communications à lui faire. Sans défiance, le général Poncet part et arrive bientôt devant Wimpfen, qui l’apostrophe de la manière la plus violente : « Il vous sied bien, Monsieur, dit-il, de conspirer contre nous ; ne savons-nous pas que vous êtes parvenu à cacher quinze mille fusils et qu’une partie des paysans de votre canton doit se lever au premier signal ? Vous me répondez sur votre tête du moindre événement. » À cette accusation ridicule, Poncet sourit de pitié, haussa les épaules, et pour toute réponse, dit au général autrichien : « Monsieur, vous êtes un poltron ! » Wimpfen, furieux, veut frapper Poncet, mais celui-ci pare le coup, saisit son adversaire d’une main vigoureuse et le lance au milieu de l’appartement. Arrêté aussitôt par la garde du général ennemi, Poncet est jeté dans un cachot ; une commission militaire s’assemble pour le juger et il est condamné à mort. À cette affreuse nouvelle, sa femme part pour Dijon, implore la justice du général en chef et obtient qu’il soit sursis à l’exécution. Mais des soldats garrottent Poncet comme un malfaiteur, on le place sur un chariot, puis on l’envoie, d’étape en étape, sous l’escorte de quelques cavaliers, jusqu’au fond de la Hongrie, dans la citadelle de Monkasth, où il resta détenu cinq mois.

Ce rigide soldat ne ressemblait guère à son collègue, le général Bachelu[5]. Gracieux, obligeant, d’une physionomie douce et prévenante, celui-ci accueillait toujours avec une extrême amabilité ses compatriotes qui allaient le voir à la Grange-Pérey.

J’ai entendu, à diverses reprises, le général narrer certains épisodes de la bataille de Waterloo, où il avait été légèrement blessé et où il avait attendu pendant plusieurs heures avec sa division l’ordre de se faire écraser. En rendant justice aux opérations de son chef, le comte Reille, il prétendait que le maréchal Ney, le héros de tant de combats, avait atteint ce jour-là, plus que d’habitude encore, le paroxysme de l’impétuosité ; c’était un véritable lion, mais, au point de vue du cerveau, un lion convalescent.

Il témoignait aussi d’une grande admiration pour la sublime défense des derniers carrés commandés par les généraux Roguet et Cambronne. Ma curiosité m’ayant poussé un jour à lui demander son avis sur le mot bien senti que ce dernier passait pour avoir lancé aux Anglais, le général Bachelu me répondit qu’il avait lui-même questionné Cambronne quinze ans auparavant sur ce sujet et que, fort agacé, le brave soldat de Waterloo avait riposté par cette phrase :

— « Comment, toi aussi ?… Ah ! non, en voilà assez. Ça devient emm…! »

« Je dois dire, ajoutait le général Bachelu, que nous étions en tête à tête. Et puis je ne comprends pas ce désir de savoir si Cambronne a prononcé un mot si naturel en pareil cas ; ce jour-là, il a dû le dire cinq fois, dix fois…, comme moi d’ailleurs. »

Après les événements de février, le général Bachelu avait été nommé président du Comité napoléonien qui s’était formé à Paris pour favoriser par une influence légitime l’élection du prince Louis à la présidence de la république. Il avait alors de funèbres pressentiments à son sujet personnel, car il m’écrivait le 8 avril 1849 :

« Vous faites bien, mon cher ami, de vous livrer aux méditations philosophiques, tout en cultivant les légumes et les fleurs de votre jardin. Vous avez, vous, un long espace de vie à parcourir ; il ne me reste à moi que peu de jours avant le terme fatal qui m’est assigné par la nature. J’en profite pour obtenir, par le spectacle qui se déroule devant moi, des diversions aux tristes pensées qui nous oppressent quand on est si près de sa fin. »

Bientôt, en effet, une attaque subite de choléra le renversait en pleine force. Jusqu’à son dernier jour, il avait conservé un air de jeunesse qui frappait au premier coup d’œil, et lorsqu’on le voyait déployer dans son uniforme sa taille haute et bien prise, avancer avec coquetterie un pied charmant et montrer une main d’une distinction parfaite, ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient presque toujours pour un de nos jeunes maréchaux de camp qui venaient de conquérir leurs trois étoiles sur les champs de bataille de l’Afrique. Ses manières étaient extrêmement gracieuses, sa conversation spirituelle et facile, et il savait beaucoup d’anecdotes qu’on se plaisait à lui entendre conter. D’un caractère doux, caressant même, il était aimé de tout le monde et n’a pas laissé un seul ennemi.

Le baron Bachelu avait épousé, en 1838, la comtesse de Sussy, veuve du directeur des Monnaies royales et fille du comte Muraire, premier président de la Cour de cassation, sous l’Empire. À propos de cette union, je veux faire quelques révélations peu pastorales, mais qui montrent qu’il faut se garder de prendre pour femmes certaines veuves coquettes accoutumées, du vivant de leur mari, aux soins d’un coadjuteur. L’amant qui passe au titre d’époux laisse une vacance qu’on ne tarde pas à remplir et subit, à son tour, le même sort que son prédécesseur.

Pour l’intelligence de ce qui suit, nous sommes obligés de remonter un peu haut dans la vie privée du général. Colonel à vingt-sept ans, beau, aimable et brave, il trouva partout des plaisirs, des amis et des maîtresses, mais le plus envié de ses bonheurs était celui d’avoir attiré la sérieuse attention de la princesse Pauline, quand elle n’était encore que Mme  Leclerc, et lorsque, idole nourrie des parfums de l’adoration, comme dit la duchesse d’Abrantès, elle était dans tout l’éclat de sa prestigieuse beauté. C’est à Saint-Domingue, pendant l’expédition, que se noua cette intrigue ; nous en ignorons les détails et les suites, mais ce que nous n’ignorons pas, c’est que notre compatriote Bachelu aurait pu devenir l’époux de la sœur de Napoléon.

Il est impossible de suivre les aventureuses amours du général au milieu du tourbillon des camps ; nous en reprendrons la trace en 1816 quand, jeune encore, le baron Bachelu se faisait remarquer dans les cercles les plus distingués de Paris par la grâce de ses manières et, dans les promenades publiques, par l’élégance de ses équipages. Il était alors le cavalier fidèle d’une grande dame russe, Mme  la comtesse Demidoff, avec laquelle on le rencontrait partout. Cette belle dame avait depuis longtemps passé l’âge des amours, mais le général n’était pas chatouilleux sur ce point. Cette espèce de culte pour les lionnes d’un autre siècle avait fait dire du baron Bachelu qu’il aimait à jouer de la vieille. Mme  Demidoff mourut en 1816, et chacun a pu voir, comme moi, dans la chambre à coucher de son amant, à la Grange-Perey, un petit tombeau en marbre noir sur la face principale duquel on lisait en lettres d’or : Morte le… 1816. Elle était nécessaire au bonheur de son ami. Le comte Demidoff avait fait venir d’Italie, pour y déposer les restes de sa femme, un splendide mausolée en marbre blanc, que l’on admire encore aujourd’hui au Père-Lachaise. En voyant tout ce déploiement de luxe pour une épouse dont le mari n’ignorait pas la conduite, un des amis de M. Demidoff lui dit : « Vous êtes fou, mon cher, d’avoir fait une pareille dépense pour la sépulture de la comtesse. — Ah ! de grâce, répondit le veuf peu désolé, ne me plaignez pas, c’est l’argent que j’ai le mieux employé de ma vie. »

Après la comtesse Demidoff, le général Bachelu, pour se consoler, s’attacha au char de Mme  la comtesse Colin de Sussy. Cette fille d’un premier président avait beaucoup fait parler d’elle ; elle était déjà sur le retour et montrait plus d’amabilité et d’esprit que de grâce et de beauté. Pourtant la passion fut vive, sentimentale, et dura de longues années, malgré un instant de relâche. Une Anglaise, autrefois belle et recherchée, qu’on appelait lady Stanhope, avait tourné la tête du volage et accaparé son cœur. Cette nouvelle favorite, à côté de laquelle j’ai diné deux fois à Dole, chez Christian Bachelu, frère du général, avait la taille haute et parfaitement dessinée, elle s’enveloppait avec noblesse dans les vastes plis d’un cachemire des Indes, et savait se donner, à s’y tromper, l’air d’une femme comme il faut. On nous a dit depuis que cette prétendue Anglaise était née dans les environs de Paris. La chose est possible, mais je ne l’ai pas vérifiée.

Cette fantaisie passée, le général revint à ses précédentes et non pas à ses premières amours. On le vit roucouler de nouveau aux pieds de Mme  de Sussy et lui demander à genoux le pardon de ses fautes. Le repentir était sincère, la dame en fut touchée et le raccommodement fut scellé à tant de reprises que les mauvaises langues prétendaient à cette époque que le baron Bachelu, d’ordinaire si frais et si jeune, paraissait fatigué, voire même un peu souffrant. Le général avait pourtant des qualités particulières, car un ami d’enfance du directeur de la Monnaie lui dit un jour : « Pourquoi tolères-tu un spectacle semblable à celui qui se passe dans ta maison ? Le général ne sort pas de chez toi, et quand ta femme sort, elle est toujours pendue à son bras. Cela produit le plus mauvais effet et te donne des ridicules dont gémissent tes amis. — Oh ! mon cher, répondit le comte Colin, je suis obligé de fermer les yeux, car lorsque ma femme n’a pas le général Bachelu pour amant, il lui en faut trois pour le remplacer. » Ce mot fait-il l’éloge du cavalier ou celui de la dame ? Le lecteur en décidera.

La passion du général était connue ; elle durait depuis si longtemps, d’ailleurs, qu’elle passait dans le monde pour une liaison quasi respectable ; pendant ce temps, la fille de Mme  de Sussy, la belle duchesse d’Otrante, suivant l’exemple de sa mère, continuait avec le marquis de Pérignon un roman commencé depuis longtemps. La pauvre femme mérite d’ailleurs l’indulgence, elle que le cynisme éhonté de son mari avait forcée, dès les premiers jours de son mariage, à fuir la couche conjugale.

Cependant le comte de Sussy mourut. Dès que les délais légaux furent expirés, sa veuve convola à de secondes noces et ce fut le général Bachelu, qui, d’heureux amant, devint, comme on va le voir, très malheureux mari. Les premiers jours de cet hymen s’écoulèrent dans les épanchements les plus tendres, mais un beau matin, le général crut devoir faire observer à Mme  la baronne Bachelu que les visites de M. de Pérignon se multipliaient par trop, qu’elles devenaient indiscrètes et qu’elles causaient un scandale qu’il ne pouvait pas et ne voulait pas tolérer davantage. À quoi la baronne répondit, le sourire aux lèvres : « Mais, général, je vous trouve vraiment singulier : pendant plusieurs années ces visites ont paru vous plaire, vous amuser, et maintenant vous ne voulez plus les souffrir ? Eh bien, elles continueront comme par le passé ; ce qui vous semblait du meilleur goût il y a quelques mois ne peut pas être mal aujourd’hui, et je vous engage, si vous voulez la paix, à laisser faire ce que vous ne pouvez empêcher. » Le général se tut, mais le lendemain, de bonne heure, il avait loué un appartement de garçon, non loin de celui que sa chère moitié occupait dans un des plus beaux hôtels de la rue de la Chaussée d’Antin ; dès lors, il n’y eut plus entre eux la moindre relation. Seulement, dans l’intérêt de sa fortune compromise, le général surveilla de près la conduite de Mme  Bachelu, qui continuait de manière onéreuse ses anciennes habitudes de galanterie. Dans le but de mettre un terme à ce triste commerce, celle-ci fut surveillée, et une certaine nuit elle fut surprise flagrante delitto par sa fille, oui, sa fille elle-même, et par son gendre, le duc d’Otrante, qui, pour cette expédition, s’était un instant raccommodé avec la duchesse dont il vivait séparé.

Tout cela est bien dégoûtant, bien honteux, et malheureusement tout cela est vrai. La plupart des détails que je viens de raconter m’ont été fournis, pour ainsi dire jour par jour, par la victime elle-même.

À la suite de ces sales intrigues, l’époux offensé se hâta d’intenter à sa femme un procès en séparation dont le résultat amènera sans doute la ruine complète du général. Mort avant la liquidation de ses affaires, le baron Bachelu a légué à son frère Christian une succession des plus embarrassées et celui-ci ne sait pas, à l’heure où j’écris, si, pour combler le déficit qu’il prévoit, il ne sera pas obligé, pour l’honneur du général, de prélever sur sa fortune personnelle une somme assez considérable. Et pourtant le général Bachelu avait avant son mariage de vingt-cinq à trente mille livres de rente.

Le malheur de ce brave soldat fut d’être trop gâté par Cupidon, et les Don Juan de toutes les époques oublient facilement le sage avis du poète :

L’amour sait bien qu’une belle
Qui nous enlève son cœur
Le reprend bien moins pour elle
Que pour notre successeur.

  1. Bernard (Simon, baron), 1779-1839. Sorti de l’École polytechnique, il devint aide de camp de l’empereur, général de brigade sous la première Restauration et fut exilé en 1816. Il partit pour les États-Unis, où le gouvernement utilisa ses vastes connaissances techniques. De retour en France en 1830, Louis-Philippe le prit comme aide de camp et le nomma lieutenant général. Ministre de la guerre en 1834 et en 1836. Pair de France, grand-croix de la Légion d’honneur.
  2. Magnoncour (Césaire-Emmanuel-Flavien Henrionstaal, baron de), né à Dole le 24 décembre 1800, mort à Paris le 29 décembre 1875. Garde du corps sous la Restauration, il fut maire de Besançon en 1830, député du Doubs, puis pair de France en 1846. Par sa mère, il était le petit-fils du marquis de Froissard.
  3. Jobard (François), né à Gray en 1803, mort à Besançon en 1881. Issu d’une vieille famille grayloise. Député de la Haute-Saône de 1834 à 1839. Président à la cour impériale de Besançon.
  4. Mon aïeul par alliance, le général baron Lahure, avait annoté un peu trop sévèrement les mémoires de la duchesse d’Abrantès de la façon suivante : « Commère, oui ; Comnène, non ! »
  5. Bachelu (Gilbert-Désiré-Joseph, baron), né à Salins le 9 février 1777, mort à Paris le 16 juin 1849. — Sorti de l’école du génie de Metz, il fit d’abord les campagnes du Rhin et de Saint-Domingue, puis fut nommé colonel du 12e de ligne en 1805, général de brigade en 1809, général de division en 1813. À la révolution de juillet, il fut envoyé à la Chambre, d’abord par le département du Jura et quelques années plus tard par le département de Saône-et-Loire.