Honoré Champion, éditeur (p. vii-xviii).

PRÉFACE



J’ai toujours été fort sceptique en face des hommes qui, rédigeant leurs souvenirs, commencent par établir que leur plus cher désir est de ne pas les voir publier. S’ils étaient sûrs d’écrire à papier perdu, on peut supposer qu’ils se contenteraient de s’asseoir dans un fauteuil et de repasser tranquillement en eux-mêmes l’existence écoulée. À quoi bon travailler pour le néant ?

Telle est la réflexion qui se présentait à mon esprit en parcourant les manuscrits de mon grand-oncle. J’ai eu beau fouiller, relire, sonder ces documents, je n’y ai pas trouvé des révélations sensationnelles ou des anecdotes capables de jeter l’émoi parmi les générations présentes. Leur auteur n’a pas gagné de bataille, n’a pas rempli de mission diplomatique sans précédent, n’a pas eu les confidences inédites d’un souverain, bref ne mérite à aucun titre l’attention de la postérité, et pourtant, je n’hésite pas (après en avoir supprimé des dissertations oiseuses et des histoires de famille) à faire paraître ses mémoires, m’y croyant contraint par sa réquisition posthume. Les broutilles étalées dans ces pages intéresseront un peu les Comtois, pas beaucoup les Parisiens et nullement les étrangers, mais elles peuvent être remarquées de certains, étant donné que l’homme a toujours regardé d’un œil fureteur les petits côtés de l’histoire. Tels ces provinciaux qui, après s’être pâmés d’admiration pendant des heures devant le Panthéon, s’en vont avec curiosité visiter le carré du Temple, tel le public, après avoir pendant des années contemplé l’étincellement de nos fastes, a voulu faire un tour à l’ombre. On lui a raconté de cent façons différentes les exploits des champs de bataille, les intrigues des gouvernements, les gloires des Césars, il veut maintenant connaître l’intérieur des mansardes ; on lui a dit ce qui se passait sur le trône, il désire savoir ce qui se passait à l’office. En histoire, aujourd’hui, le champ des conjectures n’est plus clos par le mur de la vie privée.

Armand Marquiset n’a malheureusement pas échappé au défaut de tous ceux qui écrivent leur propre roman, c’est-à-dire de le rédiger d’une seule fois lorsque l’âge est venu. Il l’a dit lui-même dans sa préface dont je citerai seulement ce passage :

« Dès 1815, j’avais écrit avec l’entrain naïf, la verve enthousiaste de la jeunesse, tout ce qui avait pu frapper mes yeux à peine ouverts et mon cœur encore fermé. J’avais raconté les événements politiques les plus saillants, les anecdotes dont j’avais été le héros ou le témoin. Ces feuilles barbouillées à la hâte étaient le chant printanier de mes belles années. Quelque imparfaites que fussent ces pages, je ne retrouverai jamais la fraîcheur, la grâce qui les avaient dictées.

« Lorsque j’ai quitté Versailles, puis ensuite Mende, j’ai brûlé comme inutiles mon journal et mes papiers. Dès lors, je me suis toujours repenti de cet acte irréfléchi et, pour y remédier, j’ai essayé de reconstruire mon édifice avec ma mémoire et les quelques notes échappées à mon double incendie.

« Si dans les circonstances critiques dans lesquelles ils se trouvent, les hommes écrivaient aussi bien qu’ils pensent, il y aurait quantité de bons écrivains ; mais écrire après coup, c’est voir perdre à la plupart d’entre eux la meilleure partie de leurs facultés. Préoccupés de leur effort et de la difficulté de leur tâche, ils ont édifié sur mille détails qui donnent du charme ; ils se sont ressouvenus froidement ou du moins d’une manière incomplète. On n’a eu que l’ombre de leur action ou de leur verve première.

« J’avais bégayé mes aventures avec des paroles autrement colorées, autrement expressives que celles employées à trente ans de distance. Aujourd’hui, avec un sang plus calme, j’ai dû tomber dans l’écueil opposé, ajouter des phrases aux détails des faits et perdre ainsi de mon naturel et de ma simplicité, ces deux joyaux du style qu’on ne retrouve pas, une fois disparus. »

Malgré leur importance anodine, le lecteur ne doit pas tenir rigueur à mon aïeul d’avoir confié au papier ses impressions : on aime autant à fouiller la vie de ses ancêtres et de ses intimes qu’à suivre les sentiers usés de la sienne propre, et je ne vois pas pourquoi l’on refuserait à ses descendants une satisfaction qu’on a personnellement désiré obtenir.

Un des beaux-frères d’Armand Marquiset lui a reproché son orgueil. Oui, il avait de l’orgueil, il le savait et en convenait sans honte ; oui, il avait l’orgueil de s’être créé une place honorable dans sa carrière et d’avoir conquis dans le monde une position enviée ; oui, il avait l’orgueil de sa race et de sa nationalité. Son bisaïeul cultivait lui-même ses vignes des coteaux du Doubs et nous serons toujours plus fiers, nous autres Comtois, de sortir de la hotte de Barbisier que de la cuisse de Jupiter.

Nul ne peut mieux, d’ailleurs, écrire l’existence d’un homme que cet homme lui-même, mais le point de vue auquel il faut se placer n’est pas celui choisi par Rousseau, dont le but était de dénoncer au grand jour les turpitudes de sa vie, avec cette intime conviction qu’il rendait ainsi un réel service à l’humanité. C’est là que fut son erreur. D’une part, personne heureusement n’a suivi le déplorable exemple donné par le profond écrivain ; de l’autre, l’humanité n’a rien à gagner à la découverte de ces vices dont l’auteur d’Émile se plaît à faire un si complaisant étalage. En général, on conserve le souvenir des hautes conceptions qu’un homme de génie a laissées, sans se préoccuper des défauts qui ont pu ternir ses qualités brillantes. Cette escorte d’infirmités morales, toujours fâcheuse à connaître, se dégage de sa biographie en nuages vaporeux qui fondent bientôt pour ne laisser apparaître dans leur plein éclat que les vertus dont il a fait preuve. À qui veut admirer et copier un héros, il est utile de suivre le conseil de Molière :


Quand sur une personne on prétend se régler,
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler,
Et ce n’est pas du tout la prendre pour modèle,
Ma sœur, que de tousser ou de cracher comme elle.


Le sous-préfet de Dole aurait dû, comme bien d’autres, arriver à une situation supérieure à la sienne, mais il eut pendant toute sa vie la vertu, on dirait aujourd’hui la naïveté, de croire à la justice et à l’honneur, « cette belle fleur qui pousse sur nos chemins. » Son administration était franche, son accueil affable, son esprit vif, son savoir étendu, mais il était trop Franc-Comtois.

Notre vieille province donne au caractère de ses enfants la force, la persévérance, la générosité, mais rarement la souplesse ; elle a conçu des Lacuzon et des Pajol, jamais des La Feuillade ou des Blacas. La splendeur royale elle-même ne peut étouffer la voix de la vérité lorsqu’elle nous gratte le gosier et nous sommes tous du sang de Mongin, le maire de Gray, qui, après la prise facile de cette cité, disait froidement à Louis XIV : « Sire, votre conquête serait plus glorieuse si elle vous avait été disputée. »

Cette noble mais redoutable franchise fit qu’entré en 1816 dans l’administration, Armand Marquiset en sortit, au bout de trente ans, avec le grade équivalent à celui dans lequel il avait débuté. C’est dire qu’il s’occupa plus de son devoir que de son avancement. Les sinécures dorées, les décorations, hochets de l’âge mûr, ne vinrent pas égayer son déclin et, ballotté de mécomptes en déceptions pendant toute sa vie, il est venu s’échouer en soupirant sur un petit coin de la terre natale. Malgré ce triste lot, il eut encore du bonheur dans son adversité, en mourant à soixante-deux ans, au moment où la France rayonnait florissante et où les aigles impériales profilaient leurs ombres victorieuses sur les plaines d’Italie. Ayant vécu, dès son jeune âge, dans l’atmosphère de gloire de la grande épopée et ayant plus tard soupiré sentimentalement avec les romantiques, quelle aurait été son amertume de prolonger sa vie jusqu’à notre époque banale ?

Armand Marquiset était, en outre de sa rondeur, doué d’une grande sensibilité. Dans son enfance, la moindre contrariété lui serrait le cœur ; il devenait alors maussade, boudeur et prolongeait souvent le plaisir de manière exagérée. Un jour, qu’avec ses frères et quelques camarades, il était allé se promener dans la vallée de Beure, près de Besançon, puis goûter chez un aubergiste en revenant du « Bout du monde, » un de ses jeunes amis lui lança un mot insignifiant qui blessa son amour-propre. Quittant aussitôt la table, il courut se réfugier sous une épaisse charmille pour y bouder à son aise, lorsqu’en apportant des assiettes, la femme de l’hôtelier l’aperçut. L’enfant, un peu honteux, se mit à tousser afin de cacher son embarras : « Pauvre petit, s’écria la brave campagnarde, je parie que vous avez avalé une arête de poisson ? » Comme il répondait d’un signe affirmatif, l’autre s’en fut aussitôt quérir des croûtes de pain qu’elle lui fit avaler successivement et presque de force. La crainte d’être étouffé par ce solide remède dissipa vite le renfrognement du petit sensitif, qui fut ramené en triomphe au milieu de ses camarades par l’hôtelière. Aussi, chaque fois que, depuis cette époque, le jeune Armand tournait à la mauvaise humeur : « Prends garde, lui criait-on, tu vas avaler une arête ! » L’âge aidant, le malheureux a avalé des poissons entiers !

S’il a laissé dévorer par les mites, dans le coin d’un grenier, son modeste chapeau de sous-préfet, mon grand-oncle a su du moins en utiliser les plumes. Membre de la plupart des sociétés savantes de son pays, il s’est intéressé à de multiples travaux et a écrit divers ouvrages fort prisés :

Manuel de l’usager dans les bois communaux. Besançon, 1834, 1 vol. in-16.

Notice sur M. Courvoisier, ancien garde des sceaux. Besançon, 1836, in-8.

Notice historique sur le général Bernard, ministre de la guerre. Dijon, 1836, in-8.

Souvenirs de Napoléon en Franche-Comté. Auxonne, 1836.

Le lieutenant général Poncet. Lons-le-Saunier, 1839, in-8 avec portrait.

Statistique historique de l’arrondissement de Dole. Besançon, 1841, 2 vol. grand in-8 avec vues, portraits, etc.

Un déplacement de chasse à Conflans, Vesoul, 1854, in-32.

Des notices biographiques et nécrologiques sur le colonel du génie Petit, blessé mortellement devant Zaatcha, le baron des Touches, F. Desgranges, maire de Luxeuil, le général baron d’Equevilley, l’acteur Claude Bernard, le chef d’escadron Sibille, tué devant Sébastopol, le général Larchey, le peintre Faustin Besson, le sculpteur Boistou, le représentant Dubuisson, etc., etc.

Des nouvelles, des rapports, des feuilletons dans les journaux de la province, etc.

Ce petit bagage littéraire prouve que son porteur avait l’esprit ouvert à des questions qu’ignorent souvent les titulaires du poste qu’il n’a pu obtenir. Les hommes, qui manquaient de son temps pour occuper dignement les préfectures, sont aujourd’hui plus rares que jamais ; chaque gouvernement transformant ses préfets en mannequins politiques et ne choisissant ces fonctionnaires que sur la liste de ses amis intimes, sans s’inquiéter de leurs aptitudes. En 1830, M. Guizot nommait tous les hommes de son salon ; en 1900, le passager président du conseil nomme tous les hommes de sa loge. Les places conviennent aux personnes, il faut que les personnes conviennent aux places ; les populations s’arrangent ensuite de cette combinaison tant bien que mal, mais plus souvent mal que bien.

Atteint en 1846 d’une douloureuse maladie de nerfs qui donnait de sérieuses inquiétudes à sa famille, Armand Marquiset se vit, en même temps, arrivé à l’âge de la retraite, ce poteau noir que les débutants distinguent à peine comme un faible point à l’horizon lointain. Sans regrets, il s’installa dans son petit domaine de Fontaine-lez-Luxeuil (Haute-Saône), qu’il voulut arranger à la moderne, tout en laissant son esprit rechercher, sur le chemin parcouru, les parents et les amis que la Parque avait couchés dans les fossés de la route pendant son trajet accidenté. Rien n’est plus savoureux, au soir de la vie, que de donner des soins à ses bosquets entre les charmes de l’étude et les douceurs du rêve ! Pendant treize ans, il vécut là entouré d’autographes, de volumes, de tableaux et de statuettes dont l’ancien châtelain de Fontaine, Mgr de Rhosy, en digne anachorète qu’il était, n’eût pas toujours goûté l’esthétique, et lorsque la mort vint le surprendre, elle le trouva calme et serein au milieu de ses livres et de ses estampes, tous l’objet d’un tendre souvenir, d’une caresse fréquente, « car les livres, pensait-il, avec son éminent ami Charles Nodier, c’est la plus délicieuse chose du monde après les femmes, les fleurs et les marionnettes. »

M.
Octobre 1904.




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