À travers les cactus/Chapitre 7

Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 105-118).

vii

orléansville — une soirée d’algérie


L’état de fatigue dans lequel m’avait mis la chaleur du jour précédent, avant notre arrivée à Relizane, s’était dissipé malgré la nuit troublée des Salines ; en revanche, mon compagnon avait été fort éprouvé par ce manque complet de repos et il se plaignait d’un assez sérieux malaise qui, un instant, nous donna les plus vives inquiétudes.

Heureusement, avec un courage à toute épreuve, il surmonta son indisposition qui, à mesure que l’on avançait, se dissipa.

La route n’était pas mauvaise ici. Le vent du Sud, complètement calmé, quand le jour apparut, avait balayé une partie de la poussière, que les feuilles de cactus, bordant la route de temps à autre, avaient soigneusement recueillie. La température s’était sensiblement améliorée aussi. La brise rafraîchissante du matin commençait à se faire sentir et, sans nous être d’un grand secours, avait cependant l’avantage de ne pas s’opposer à notre marche, comme le diabolique sirocco.

On marcha donc assez vite et il était encore de très bonne heure, sept heures du matin à peine, quand on arriva au village d’Inkermann, à trente-cinq kilomètres environ des Salines. Nous espérions y trouver du lait. Il n’y en avait pas, et je puis constater ici que les villages algériens sont logés à la même enseigne que les villages de France : impossibilité complète de trouver du lait. On dirait vraiment que c’est là le liquide le plus rare du monde. Nous en avons trouvé, durant le cours de notre longue traversée, deux fois seulement.

La plaine du Chéliff finissait à Inkermann ; maintenant, à droite et à gauche, l’horizon s’élevait et enfermait le fleuve dans une vallée, très large et à l’aspect dénudé, comme la plaine.

De temps à autre, passaient les troupeaux de moutons ou de bœufs dont les champs étaient d’ailleurs perpétuellement inondés. Au fur et à mesure que la journée avançait, le soleil redevenait brûlant. Toutefois nos dispositions physiques étaient maintenant excellentes à tous deux.

Ici on put jouir même d’un spectacle curieux et qui contribua étrangement à nous distraire de la longueur de la route.

Nous roulions, ai-je dit, dans la vallée très large, au sol encore plat et régulier ; l’atmosphère très pure étincelait de lumière, éclairant la route rectiligne, à perte de vue. Nous avions trois villages à franchir avant d’arriver à Orléansville, terme de notre « demi-journée ». Une distance qui n’était pas moindre de sept à huit kilomètres les séparait. Quand on quitta le premier de ces villages, un phénomène nous surprit.

— Tiens, dis-je, je me serai trompé ou c’est ma carte qui fait erreur. Regarde donc ce bouquet d’arbres planté là-bas, comme une oasis dans un désert ; est-ce que ce serait déjà le village suivant ? Mais il est à huit Em et on dirait que nous y touchons.

Cette proximité n’était, en effet, qu’une simple apparence. C’était un étrange mirage, provenant sans doute de l’intensité de la lumière, car le bouquet d’arbres semblait fuir à mesure que nous avancions vers lui. Le phénomène se reproduisit bientôt, plus accentuée encore.

On sortit du village de Charon, puis brusquement, à un kilomètre en avant, nous sembla-t-il, se dressa le bouquet d’arbres annonçant Malakoff qui pourtant était à une distance de sept kilomètres.

Ces villages algériens enveloppés de verdure paraissaient plantés là, à intervalles égaux, dans cette vallée immense, comme des oasis pour le voyageur fatigué. Leur vue de loin nous encourageait et, je l’ai dit, nous aida à franchir avec une vertigineuse rapidité cette chaude déjà, mais supportable matinée.

Il était onze heures du matin quand, le rideau de verdure se déchirant soudain, on vit s’avancer, débouchant de Malakoff, tout un étincellement d’aciers aux reflets blancs : lumineux escadron de cyclistes venus d’Orléansville.

Cette journée ne ressemblait guère à la précédente et ne devait pas ressembler non plus à la suivante, où les tribulations allaient se succéder. Ce n’était qu’une suite de petits événements heureux, à l’exception toutefois d’un seul qui allait nous arriver à Orléansville, où, certes, nous ne devions guère nous y attendre.

Au moment de la rencontre à Malakoff, on scella rapidement notre pacte d’amitié cycliste avec nos nouveaux compagnons par une vaste rasade : c’était fatal. Une élégante petite guinguette, on eût dit une villa parisienne, s’y prêtait merveilleusement, du reste. Puis on se dirigea sur Orléansville.

Cette ville passe pour l’une des plus chaudes d’Algérie quand souffle le vent du Sud. On put s’en rendre compte à ce moment. Il nous sembla que le soleil était redevenu aussi brûlant que la veille ; toutefois, on n’eut pas le temps d’en subir toute l’impitoyable ardeur, et l’on n’en souffrit que modérément. Nos gorges seules flamboyaient, mais une pensée nous soutenait ici.

N’ai-je pas raconté que la glace abondait dans toutes les localités grandes ou petites, desservies par le chemin de fer, à plus forte raison dans les centres comme Orléansville ? Je ne doutais pas que nous ne pussions, vu l’état de la température, trouver ici à foison ce produit bienfaisant.

Hélas croirait-on qu’en effet la glace y est abondante, mais que ce jour-là, oui, ce jour-là, par exception, elle manqua !

Seuls, les voyageurs, cyclistes ou autres, qui ont affronté d’intolérables chaleurs, comprendront le coup ressenti par nous quand, entrés dans la fournaise d’Orléansville, on vint nous prévenir que la glace manquait

La réception offerte par le club fut de la plus fraternelle cordialité. Excellent déjeuner dans cette ville où fleurit le cyclisme, grâce à l’activité d’un club nombreux et de son zélé président.

À force d’efforts inouïs, on put faire honneur à ce déjeuner. Quant à se lancer dans la fournaise ardente, aussitôt après, nous n’en eûmes ni l’un ni l’autre le courage. On visita quelque peu Orléansville où, comme dans toutes les cités algériennes rencontrées jusqu’alors, on admira l’élégance des habitations et la végétation superbe multipliée dans tous les coins.

Il était bien près de trois heures de l’après-midi quand on se décida à se séparer des nombreux et joyeux compagnons d’Orléansville.

Nous rentrions dans la fournaise, mais cet après-midi-là, encore, on en souffrit peu.

Nous avions projeté de nous arrêter le soir à Affreville, situé à près de quatre-vingts kilomètres. Là se terminerait notre seconde journée. La troisième devait nous conduire à Alger.

L’horizon se modifiait à vue d’œil. On allait bientôt laisser de côté la vallée du Chéliff pour entrer dans la région montagneuse de l’Atlas.

On fit halte au village d’Oued-Fodda. Une petite auberge européenne se présenta, à souhait. Des groupes d’Arabes se levèrent à notre vue et, comme un vol de moineaux, vinrent s’abattre autour de nos bicyclettes : ce fut une vraie séance ; ils en palpaient toutes les faces, toutes les moindres pièces, en poussant de petits glouglous d’admiration.

Ils y viendront, eux aussi, les Arabes, bien que les Européens d’Algérie les prétendent rebelles à toute espèce de civilisation, de quelque ordre que ce soit. Quand ces bons Arabes ont vu la première bicyclette, ils ont dit, paraît-il, avec toute l’ardeur de leur conviction : « Les Français sont devenus fous. »

Ils le deviendront à leur tour ; leur admiration pour la petite machine n’en était-elle pas l’indice ?

Un pauvre diable de bédouin, rencontré au sortir d’Oued-Fodda, ne dut pas la bénir, la « petite reine » ; il était à cheval et conduisait en même temps un mulet par la bride. À la vue de nos machines, le mulet bondit avec une telle violence, qu’il fit se cabrer le cheval et que le bédouin, ahuri, lâcha les guides qui retenaient le mulet. Celui-ci, se sentant libre, bond par bond s’élança à travers champs.

Comme nous poursuivions notre route, le mulet poursuivait la sienne en sens diamétralement opposé à la direction suivie par son maître. Le pauvre Arabe, constatant la fuité de son mulet, se mit à pousser des hurlements déchirants, dont l’intensité prolongée nous arracha, bien que fort marris de l’aventure, des larmes de rire.

Jamais, à coup sûr, gorge de musulman ne vit passer en son travers une avalanche d’injures aussi continue et qui alla frapper des oreilles aussi peu faites pour les compendre. On essaya bien de modérer notre allure ; mais le mulet avait vu sans doute le diable en personne sous la forme de nos bicyclettes, car nous avions beau ralentir notre marche, il courait comme si une troupe de tigres enragés s’était mise à sa poursuite. Et l’Arabe hurlait toujours ses litanies, là-bas, derrière nous ; on en percevait maintenant le son vague ; mais avec quelle virulence il devait les pousser, car, fort éloignés de lui, l’écho de ses imprécations nous arrivait encore.

Enfin, il a dû retrouver sa bête, cet adepte de l’Islam ; le mulet, en effet, après une course frénétique, se disant peut-être à la fin qu’il n’était pas dans la bonne voie, fit volte-face et, parcourant un vaste demi-cercle, revint sur ses pas.

Cette comédie devait se renouveler souvent, et, comme on le verra plus tard, faillit une fois tourner au tragique, quand une fortune inespérée nous eut donné, à notre passage à Alger, une triplette pour nous escorter dans les Hauts-Plateaux, jusqu’à Constantine.

On passa le hameau des Attafs. La chaleur était intense, mais, ainsi que je l’ai fait observer déjà, cette journée nous trouvait fort dispos. La vallée était moins nue. Des palmiers nains partout ; puis, courbés sous le vent du Sud, les asphodèles. Elles semblaient moins tristes ces plantes sauvages. Nos joyeuses dispositions rejaillissaient sur elles. Les jujubiers sauvages apparaissaient aussi.

C’est à Affreville, ai-je dit, que devait finir notre deuxième journée au pied de l’Atlas. On n’y parvint pas.

Notre départ d’Orléansville avait été trop tardif. On franchit Saint-Cyprien des Attafs. Quand on passa Oued-Rouina, dernier hameau avant la ville de Duperré, située à une vingtaine de kilomètres en avant d’Affreville, la nuit arriva, rapide, brutale, en quelques minutes.

Ce commencement de soirée, même, nous parut fort long. Par dix fois, mon compagnon me dit : « Voici Duperré. » Des lumières, en effet, pointillaient dans la nuit, mais rien ! Des Arabes nous renseignèrent et, détail à retenir, ils ne nous trompaient jamais. « Encore deux kilomètres ! » nous dit l’un d’eux en son accent guttural. On arriva vers huit heures.

On trouva tout à souhait un petit hôtel fort coquet sur la promenade ornée de platanes et ce qu’il fallait pour se bien restaurer. Une mauresque d’une beauté peu commune, aux yeux grands et noirs, dont l’a physionomie tout illuminée d’intelligence ne le cédait en rien à sa prodigieuse activité, nous servit rapidement. Puis, comme on jugea qu’il était un peu tôt pour passer dans nos chambres respectives, sûrs d’avoir cette fois de bons lits, on s’assit quelques instants sur le devant de notre hôtel pour respirer un peu l’air et contempler cette soirée élyséenne.

Le vent du Sud soufflait encore ; il n’avait cessé de se faire sentir depuis onze heures du matin, mais il était faible ; puis, comme l’influence des éléments au point de vue des sensations se modifie suivant l’état physique des êtres qui la subissent, ce souffle éteint de fournaise nous semblait maintenant une brise délicieuse qui venait sur nous ainsi que sur Vasco le souffle d’éventail de l’amoureuse Sélika.

L’atmosphère chaude et pure reflétait de vagues lueurs roses ; et du ciel bleu, d’un bleu intense, s’épandaient les clartés sidérales qui, dans les nuits d’été, permettent de percevoir les objets environnants en sombres découpures sur l’horizon.

Autour de nous, une gaieté de couleurs vives, aux tons crus, du rouge, du blanc, du bleu, du vert, à profusion, et des voix claires d’enfants qui jouent.

À mesure que la soirée avançait, on venait là, sous les hauts platanes, aux gigantesques ramures, respirer à larges poumons ; des Arabes, quelques Européens se couchaient sous cet étincellement nocturne, ou se tenaient assis côte à côte, sans parler, comme si la jouissance de cet air endormant suffisait à leur bonheur.

Quel laisser-aller familial, quelle simplicité dans cette existence primitive !

C’est la vie au dehors, la vie insouciante et tranquille sous ce ciel enchanteur où la fièvre des grandes villes s’éteint comme absorbée par l’intarissable, fécondante et saine chaleur de la nature. Corps robustes et beaux, ils les ont tous, femmes et hommes, de toute race, malgré les duretés de la conquête.

Pays fortuné, qui garde souvent ceux qui l’approchent, tant son attrait est enveloppant ; soirée délicieuse, rêve enivrant et qu’il nous fallut pourtant abandonner sans en avoir pu goûter tous les charmes.