À travers les cactus/Chapitre 13

Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 173-184).

xiii

les gorges de palestro — les singes


À Affreville, nous avions fait un coude brusque vers le Nord, on l’a vu, afin de passer le Petit Atlas et nous trouver dans la région d’Alger ; à Ménerville nous allions faire le coude inverse : tourner brusquement vers le Sud et rentrer dans les régions montagneuses de l’intérieur. Toutefois, tout en gravissant, à partir de ce moment, d’interminables pentes, nous allions franchir la première chaîne de montagnes par une ouverture que sa splendeur a rendue célèbre en Algérie sous le nom de « Gorges de Palestro. »

Quand on était arrivé sur le sol africain, on avait demandé quelques renseignements, outre ceux déjà énoncés, sur les animaux particuliers au pays que le hasard des aventures pouvait nous faire rencontrer.

— Il n’y en a plus guère, nous avait-on répondu, sauf les chameaux, naturellement ; vous trouverez même des caravanes nombreuses dans les Hauts-Plateaux. Dans les forêts, vous pourrez rencontrer des chacals et des hyènes ; ce sont les animaux sauvages qui subsistent en plus grand nombre.

Des panthères, il y en a encore quelques-unes, mais elles deviennent d’une telle rareté que c’est à peine si chaque année on signale une panthère tuée ou prise sur toute la surface du territoire algérien. Enfin, quand vous passerez dans les merveilleuses gorges de Palestro, vous pourrez peut-être, si le hasard vous favorise, apercevoir des singes ; c’est l’unique région où on en a quelquefois signalé.

J’annoncerai tout de suite que de tous ces animaux-là nous n’eûmes l’avantage de voir qu’un misérable chacal ; je dis misérable, parce que, ridicule et confus, il disparut, au premier coup d’œil lancé par nous sur sa chétive personne. Ce fut après Constantine, dans le Djebel-Doumief. Puis des chameaux, inutile de le dire, et par troupes encombrantes ; mais ce sont des animaux domestiques et leur rencontre n’avait rien de plus fortuit ni de plus extraordinaire que celle des troupeaux de moutons ou de bœufs.

Quant aux singes, on n’en devait point rencontrer dans les gorges de Palestro, mais un hasard providentiel nous fit pourtant apercevoir quelque chose d’approchant.

Il était sept heures du matin quand la triplette suivie par nous se mit en marche.

On commença à grimper. Le sol de la route était des plus médiocres. Des rocailles nombreuses. Les vastes horizons du Chéliff n’existaient plus. Sur notre gauche, des montagnes ; à droite, d’autres montagnes ; en face, encore des montagnes, plus hautes ; le Djurdjura, très loin de nous pourtant, se découpait, sombre géant ; sur le ciel bleu clair. Des terrains dénudés, par exemple, aux teintes grises, semés parfois de taches sombres, amas de brousses épaisses et vivaces.

Bientôt les montagnes se rapprochèrent ; la route montait et descendait en lacets, d’une manière constante, lacets tellement courts, avec un sol si rocailleux que la triplette dut agir avec une prudence extrême.

Un dernier tournant en serpentin, et, aussitôt, une côte raide commença. Cette fois les montagnes, s’étaient rapprochées et nous enserraient.

Notre route maintenant se rétrécissait et suivait le flanc de la montagne à droite, tandis que sur notre gauche se creusait un ravin, avec, au fond, un torrent, bruissant dans les blocs de pierre.

Les deux flancs des monts s’escarpaient de plus en plus. Nous entrions dans la partie rocheuse. Notre route semblait à présent un sentier de chamois serpentant contre un mur à pic.

L’abîme se creusait, mais un garde-fou longeait le rebord du chemin, sur notre gauche. Les deux contreforts, très hauts, projetaient leur ombre sur cette gigantesque crevasse où s’entendait, résonnant dans les rochers, le torrent. De partout, l’eau maintenant tombait des rocs, quelques-uns en forme de voûte. C’était un bruit de grande pluie qui montait de l’abîme.

Il y avait là des blocs en saillie, corps monstrueux, surplombant le torrent ; quelques-uns affectant des aspects bizarres, bustes de Titans, couchés, la tête en avant, en forme de béliers.

Le chemin montait dur. On roulait cependant. La triplette marchait en avant ; ils allaient, les triplettistes, à coups de pédales mesurés. Au-dessus, au-dessous, un sombre escarpement dominé seulement par le son métallique des chutes d’eau.

On passa une voûte, pratiquée dans le rocher, d’où suintait l’humidité.

La triplette qui marchait, dis-je, en avant, soudain s’arrêta, et les trois triplettistes, qui longeaient le garde-fou, se laissèrent tomber sur lui, mais sans quitter la machine, comme si leur attention eût été attirée tout à coup par un spectacle inattendu.

En effet, M. Mayeur, qui se tenait sur le siège d’arrière, se retournant, nous fit un geste, comme pour nous dire : « Venez vite ! Venez voir ! »

On arriva. Un spectacle, absolument inouï nous attendait.

De l’autre côté de l’immense ravin, tout au fond, une voûte s’était formée dans le roc ; des stalactites en très forte saillie la décoraient ; le sol de cette vaste grotte était plat et au niveau du torrent.

À l’intérieur l’eau ruisselait de partout. Vers le milieu, près de l’ouverture énorme et béante, tournée vers nous, une chute d’eau, mais une chute tombant à pic sur le sol comme dans une salle d’hydrothérapie une pomme d’arrosoir.

Et, grimaçant sous cette voûte, des corps, ressemblant vaguement à des corps humains ; ils étaient une vingtaine pour le moins ; ils gesticulaient, tremblotaient, se tordaient, faisant mille petits sauts convulsifs dans cette excavation inondée, allant, courant, se poussant sous la chute d’eau.

Jamais régiment d’enfants rendus à la liberté après une longue détention, ne s’étaient livrés à une aussi délirante sarabande. C’était un va-et-vient continuel de chacun de ces étranges personnages. Ils ne se lassaient pas de se mouvoir, allant, venant, se poussant sous la douche naturelle. Vingt fois ils recommençaient la même opération. On eût dit que le feu dévorait leurs veines, tant ils semblaient affolés de joie dans cet enveloppement d’eau.

Nous restions là, nous, ahuris, médusés, à cette vue.

Et chacun de leurs gestes était accompagné d’un cri guttural prolongé, déchirant, sorte de cri de rage suraigu. Et cette danse simiesque ne cessait pas, et les cris redoublaient par instants.

Étaient-ce donc là les singes des gorges de Palestro ?

Non c’étaient des Arabes et des nègres. Les uns nus, les autres revêtus de vêtements en haillons. Il y avait des femmes aussi. Madame Mayeur et son mari, connaissant depuis longtemps les indigènes, nous l’affirmèrent. Elles, s’élançaient sous la douche, toutes vêtues ; puis, faites comme des éponges imbibées d’eau, elles se retiraient, mais pour recommencer ensuite cette refroidissante et fantastique opération.

Un air glacial courait dans ces gorges, et il nous suffit, à nous ; la vue de ces êtres fabuleux se trémoussant sous ce ruissellement d’eau acheva de nous donner le frisson.

On finit par quitter la place, lentement gagnés par le froid, et les laissant hurler à l’aise et se débattre au fond de l’abîme, dans cet antre des temps mythologiques.

On continua la montée. Bientôt la route s’adoucit, tandis que la gorge s’élargissait et qu’autour de nous les campagnes réapparaissaient. L’abîme, à notre gauche, avait fait place à un val profond.

La triplette, suivie de Van Marke, marchait fort en avant de moi, à une centaine de mètres environ. Admirant le majestueux coup d’œil offert par les massifs montagneux qui nous environnaient, je ne prêtais nulle attention, soit aux faits et gestes de mes compagnons, soit à leur position avancée, quand un nouveau spectacle vint distraire mon attention et fixer mes regards : c’était sur le rebord du chemin, accroupi contre l’accotement, les mains soutenant la tête, un Arabe. Il semblait être tombé là, épuisé ou de faim ou de fatigue, et dans l’impossibilité de faire un mouvement.

Je jetai bien vite les yeux vers mes compagnons, et je vis la triplette arrêtée ainsi que Van Marke, tandis qu’un mulet sans cavalier caracolait autour d’eux.

La scène était facile à deviner : le mulet effrayé par la triplette avait, dans un bond, renversé son cavalier ; mais qu’avait donc le malheureux Arabe ? Était-il blessé ? Quoi ? Il ne bougeait pas plus qu’une momie égyptienne.

Pendant que, mettant pied à terre, je m’avançais vers ce malheureux, mes compagnons revenaient sur leurs pas, l’un d’eux conduisant le mulet par la bride. Je ne pus retenir une petite semonce fraternelle à mes excellents mais jeunes amis pour avoir continué leur route tandis qu’ils voyaient le cavalier renversé par sa monture. Ils dirent que la chute n’ayant pas été violente, ils supposaient que l’Arabe allait se relever et remonter sur sa bête.

— Il y remonte si peu, dis-je, que voyez, on le croirait mort.

Madame Mayeur, qui parlait arabe s’avança vers ce pauvre diable et ce dernier, non sans effort, expliqua que la chute ne l’avait nullement blessé, mais qu’il était très malade en ce moment et incapable de marcher. Il demandait qu’on voulût bien le hisser sur son mulet.

Dans ces conditions, tout allait bien. Il ne devait pas en être ainsi plus tard. La petite scène tourna même au plus haut comique, quand le champion Perrin se mit en devoir de saisir l’Arabe pour le hisser sur le mulet, tandis que nous tous, y compris madame Mayeur, le poussions afin de le mieux installer, et avec le moins de dommage possible pour sa personne.

— C’est égal, dis-je à mes joyeux triplettistes mis en gaieté par cette dernière partie de l’incident, vous jugez pourtant de ce qui serait arrivé si, disparaissant en voyant le mulet caracoler, on avait abandonné cet Arabe à son malheureux sort.

Désormais, surveillez bien les rencontres de chevaux, mulets ou bourriquets montés par les Arabes afin d’éviter les accidents. Je tenais d’autant plus à cette prescription que mes compagnons algériens, je m’en étais aperçu, avaient pour les Arabes cette aversion très marquée chez la plupart des Français de la colonie et que je crois avoir signalée déjà.

Après une longue descente, on arriva à Palestro, où l’apparition inopinée de la triplette escortée de deux bicyclettes causa une véritable émeute. Il était huit heures et demie du matin. Pas de lait, comme de juste. Il n’y en avait plus, à huit heures et demie. Si nous étions arrivés à sept heures, on aurait répondu : Pas encore là.

On y suppléa par du jaune d’œuf dans de la limonade, breuvage déjà expérimenté au cours de voyages précédents, dont la vue fit faire une violente grimace à la toujours joyeuse et énergique madame Mayeur, mais qu’elle parut absorber avec un plaisir souvent renouvelé depuis.