Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 371-382).


UNE HUTTE GRÖNLANDAISE EN HIVER.
(DESSIN DE M. NANSEN.)


CHAPITRE XXVI

excursion à sardlok et à kangek



6 février. — J’habite une hutte à moitié enfoncée sous terre, et dont le toit est si bas que je peux à peine me tenir debout à l’intérieur. On pénètre dans ces habitations par un long et étroit couloir qu’on traverse en rampant sur le sol. Au dehors la neige couvre tout et ensevelit presque entièrement la maison ; dans l’unique chambre de la hutte ne pénètre qu’un peu de jour à travers l’étroite fenêtre à moitié comblée par la neige.

Pendant longtemps j’avais formé le projet d’aller à Sardlok. En janvier, le docteur devant aller visiter un malade dans cette localité, je me joignis à lui. Entre Sardlok et Godthaab, la distance est d’environ 30 kilomètres, une course particulièrement pénible en kayak ; le mouvement continu des bras et la position allongée dans cette étroite embarcation sont fatigants pour un débutant. Aussi ce ne fut pas sans un vif sentiment de plaisir que j’arrivai au gîte. Dans Joël j’avais le plus amusant compagnon : tantôt il chantait, tantôt il me racontait de longues histoires à propos des localités devant lesquelles nous passions et dont je ne comprenais pas grand chose. Puis il s’interrompait pour saisir son fusil à la vue d’une troupe d’eiders, et lorsqu’il avait lâché son coup de feu, le plus souvent sans résultat, vite il ramait vers terre pour aller vider son kayak, qui, dans ses mouvements désordonnés, avait été à moitié rempli d’eau.

La nuit est venue. Dans le ciel illuminé d’étoiles se dressent, sur la rive orientale du fjord, la Selle et une chaîne d’autres pics grandioses ; partout un grand silence, on n’entend que le battement amorti des pagaies sur la surface de l’eau.


la selle au nord du godthaab. (d’après une photographie de m. c. ryberg.)

Au delà d’un cap nous apercevons une lumière, et bientôt nous voici arrivés. Le docteur nous a devancés. Un vieux catéchiste, Johan Ludvig, m’offre une bonne et franche hospitalité. Ce brave homme me raconte avec orgueil que son grand-père était un Norvégien réputé dans tout le pays par sa force. Lui aussi a été dans sa jeunesse un habile harponneur, mais aujourd’hui, vieux et débile, il ne se risque plus en kayak. Mon hôte a plus de soixante-dix ans. Il a eu plusieurs fils qui ont été également d’adroits chasseurs ; deux se sont noyés en kayak, et celui qui reste avec lui n’a pas la permission de se livrer à cet exercice dangereux.

Johannes, le quatrième fils de Johan, qui fut jadis le meilleur harponneur de Sardlok, est aujourd’hui couché sur le lit de la hutte, pâle et défait. Le malheureux est phtisique, et son estomac ne peut plus supporter aucun aliment. Son état est désespéré. Bien qu’il ne puisse plus se lever, toutes ses pensées se rapportent à ses exploits de chasseur, et, lorsque son état le lui permet, son plus grand plaisir est de les raconter. Alors il sourit, un pâle rayon de joie illumine son visage amaigri, il voit le phoque là devant lui, il lance son harpon, et la toux recommence, secouant ce pauvre corps.


LA PÊCHE AU FLÉTAN EN KAYAK.
(DESSIN D’A. BLOCH. D’APRÈS UNE ESQUISSE DE M. NANSEN.)

Le docteur fit transporter le pauvre malade à Godthaab, mais ses jours étaient comptés.

À côté de Johannes est couché son cousin Justus, également un des plus hardis chasseurs de Sardlok en son temps, lui aussi phtisique. Le malheureux est dans la dernière période de la maladie. Tous deux laissent une famille. Johannes a plusieurs fils, de bons et braves garçons, qui seront un jour dignes de leur père, et Justus en a également un.

Je mène la vie d’un Eskimo, je mange comme eux du lard et du poisson crus, je vais avec eux à la chasse, tantôt en kayak, tantôt sur les ski : en un mot, je m’assimile autant que possible à la vie du Grönlandais, et elle n’est pas désagréable, cette vie, avec ces braves gens que nous considérons à tort comme des sauvages.

Je songeai tout d’abord à chasser le renne, et toute une journée je parcourus les environs de Sardlok en quête de ce gibier. N’en ayant trouvé trace, je renonçai à ce projet pour aller pêcher le flétan. La capture de ce poisson est la pêche la plus émouvante que je connaisse. En se débattant, le flétan fait quelquefois chavirer le kayak.


terkel, chasseur de sardlok. (dessin d’a. bloch, d’après une photographie de m. c. ryberg.)

On peut rester toute une journée sur les bancs sans prendre un flétan, et ce n’est pas une position très agréable par des froids de 20 degrés avec des bourrasques de neige ; mais si la pêche est bonne, toutes les souffrances sont oubliées. Lorsque le poisson mord, on n’éprouve pas une secousse brusque, mais on sent au bout de la ligne une tension très forte à laquelle il semble d’abord qu’on ne puisse résister.

Une fois le flétan accroché à l’hameçon, c’est alors un rude travail que de haler la ligne, longue de 180 mètres, au bout de laquelle le poisson se débat violemment. Afin d’éviter tout accident, on fixe l’extrémité de la ligne au flotteur en vessie de morse dont est muni chaque kayak. Après bien des efforts on amène enfin le flétan à la surface, et, dès qu’il paraît, le pécheur lui assène plusieurs coups de bâton sur la tête ; malgré cela, il arrive souvent que le poisson ne meurt pas du coup, et qu’il échappe si l’on ne tient pas solidement la ligne. Grâce au flotteur, il n’est pas perdu, mais il faut de nouveau le haler hors de l’eau et ce n’est pas un petit travail.


repas dans une hutte grönlandaise. (dessin d’e. nielsen, d’après une photographie.)

Une fois, pendant cet exercice j’eus le nez et les joues gelés ; en les frictionnant avec de l’eau de mer et de la glace, je pus rétablir la circulation.

Le flétan tué, on le fixe par la bouche au flotteur, et on le remorque en tenant la ligne serrée entre les dents. Cette manœuvre n’est pas précisément agréable lorsque le temps est un peu gros. Chaque fois que le kayak descend la pente d’une vague, on reçoit une forte secousse qui vous ébranle la mâchoire. De cela les Eskimos ne s’aperçoivent guère, la nature les ayant pourvus de râteliers aussi résistants que le fer.

Le rendement de cette pêche est très important. Un flétan pèse de 100 à 200 kilogrammes et fournit une excellente nourriture. Pendant quinze jours j’ai vu cinq personnes vivre exclusivement d’un de ces poissons.


en kayak en pleine mer. (dessin de th. holmboe, d’après un croquis de m. nansen.)

Un jour que je pêchais sur les bancs, le temps était absolument calme, lorsque soudain l’horizon noircit dans le sud et bientôt la brise s’élève de cette direction. En toute hâte nous relevons les lignes ; une fois que nous sommes parés, la tempête éclate, précédée seulement de quelques bouffées de vent. Le courant et la mer portaient en sens contraire et leur choc produisait de hautes vagues courtes et clapoteuses. Nous essayons de poursuivre notre route, mais bientôt le danger devient pressant, en toute hâte nous devons chercher un refuge à terre.

Semblable aventure arrive fréquemment aux Grönlandais, mais pour moi elle avait le charme de la nouveauté en mettant à l’épreuve mon habileté de kayakman. En pareille occurrence il faut veiller aux vagues ; si une lame vous surprenait sans que la rame fût à l’eau, on serait infailliblement perdu.

Nous longeâmes la côte pour être moins exposés, mais là également le courant portait avec force vers le nord. Les vagues nous arrivaient par l’arrière, hautes et menaçantes, et, pour ne pas chavirer, la plus grande prudence était nécessaire. J’avais un bon instructeur dans mon compagnon Elias, et pendant toute la tempête il se tint à côté de moi, autant du moins que le permettait l’agitation de la mer. Nous arrivâmes enfin à un point où la côte tourne à l’ouest et où nous étions par suite plus à l’abri. Mais là nous lûmes arrêtés par un petit champ de glace ; nous y découvrîmes heureusement une ouverture à travers laquelle nous nous glissâmes.


lame brisant au-dessus d’un kayak. (dessin d’a. bloch, d’après un croquis de m. nansen.)

Terkel, le meilleur harponneur de Sardlok, et son frère Hoseas, qui nous accompagnaient dans cette excursion, avaient pris également chacun un flétan. Ils réussirent à se mettre à l’abri un peu avant nous.

Nous amarrons les produits de notre pêche à nos kayaks et faisons nos préparatifs de départ. Un instant le vent semble mollir, mais cet espoir est de courte durée, et malgré la fraîcheur de la brise nous poursuivons notre roule vers Sardlok.

« Je suis souvent invité à manger du flétan chez les Eskimos, et après mes repas je vais de maison en maison faire de petites collations. Je fréquentais surtout l’habitation de Terkel, qui était la plus grande de Sardlok. Hier soir, je fus chez lui témoin d’un curieux spectacle. Son petit garçon âgé d’un an dansait le mardluk[1] avec la fille de Terkel âgée de trois ans. Le petit couple se trémoussait en chemise, étroitement enlacé, en sautillant tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, et exécutait tous les mouvements avec un sérieux véritablement comique.


tobias, chasseur de kangen. (d’après une photographie de m. c. ryberg.)

Le 14 février, après avoir passé un mois à Sardlok, je retournai à Godthaab. Je fis la route en compagnie de Joël et d’Iloseas. Nos kayaks étaient chargés de flétans, de gibier et d’autres victuailles. En route nous fûmes assaillis par une tempête d’ouest ; tant que nous marchâmes le long de terre, nous pûmes avancer sans trop de difficultés, mais lorsque nous dûmes traverser le fjord pour atteindre Godthaab, la situation devint plus mauvaise. La mer était très grosse et nous dûmes faire des routes séparées. En même temps survint une tourmente de neige, qui nous déroba toute vue. Joël et Hoseas me proposèrent alors de revenir en arrière, mais je ne voulus rien entendre, et pendant quelque temps nous fîmes encore route en avant : mais à ce moment la tempête redoubla et force nous fut de nous arrêter. Nous allâmes nous réfugier près de terre, et y attendîmes une embellie. Pour alléger nos kayaks, nous fîmes sur le rivage une cache de nos provisions ; puis, le vent ayant molli, nous nous remîmes en route pour Godthaab.


boas, chasseur de kangek. (d’après une photographie de m. c. ryberg.)

Kangek, 28 février. — Peut-être dans un mois un navire nous emportera-t-il loin de ce pays.

Dehors la bise souffle fraîche et les hautes vagues roulent les kayaks comme des bouchons. La mer est toute blanche d’écume, et contre les rochers couverts de neige l’eau jaillit en panaches éblouissants. Elle est agréable, cette vie sauvage, vous êtes éclaboussé par l’embrun et tout votre être est attentif pour empêcher le kayak de chavirer.

Un autre beau spectacle est celui des nuits lorsque le pays entier, endormi sous son linceul de neige, est éclairé par la lueur vacillante de l’aurore boréale. Le 17 février j’arrivai à Kangek. C’est une excellente station pour s’exercer en kayak. Aux environs les courants sont très violents ; entre les îles la mer file avec la rapidité d’un fleuve ; pour cette raison, les gens de Kangek sont les meilleurs kayakmen de tout le Grönland. Bien souvent des accidents leur arrivent, mais cela ne les décourage pas.

C’est plaisir de les voir, lorsque la mer est orageuse, montant et descendant sur les vagues comme des cavaliers sautant des obstacles. Par tous les temps, ces hardis chasseurs peuvent se tirer d’affaire ; une grosse lame arrive-t-elle sur eux, ils se mettent à la cape en se maintenant à l’aide de la pagaie, et la vague passe par-dessus
eskimo lançant son harpon sur un phoque. (dessin d’a. bloch.)
eux. De très bons kayakmen font, m’a-t-on dit, une très curieuse manœuvre lorsqu’ils voient arriver sur eux une grosse lame qu’ils ne pensent pas pouvoir étaler : ils retournent leur embarcation au moment où la vague brise. Un tel coup de mer peut être très violent ; en en recevant un pareil sur le dos, un homme fut, un jour, très gravement blessé ; néanmoins son embarcation ne chavira pas. L’adresse d’un bon kayakman est véritablement extraordinaire. Un habile chasseur de Karusuk, nommé Antoine, alla un jour à la pêche. La mer était très grosse, et à un moment donné le malheureux alla s’échouer sur un rocher à fleur d’eau. À cet instant, une vague tomba sur lui, mais par une manœuvre hardie il réussit à étaler le choc.

Pendant mon séjour à Kangek je passai une partie de mon temps à chasser l’eider. Un des meilleurs endroits est un petit groupe d’îles appelé Imerigsak. Sur la côte exposée à la pleine mer les oiseaux sont particulièrement abondants, mais là le courant rend la chasse difficile. À mon avis, c’est néanmoins un des exercices les plus amusants que l’on puisse exécuter en kayak.

Un grand nombre d’habitants de Kangek sont très adroits dans cette chasse. J’en ai vu par de hautes mers abattre plusieurs oiseaux isolés. À différentes reprises j’allai faire de longues excursions en mer avec un pêcheur du nom de Kangek ; il tirait très bien et à sa grande satisfaction je devins bientôt son digne émule. Un jour nous étions à la mer, lorsque j’aperçus deux eiders arrivant sur nous. Ils étaient hors de ma portée et immédiatement je fis signe à mon compagnon. Le bonhomme laissa passer les oiseaux et ne tira que lorsque les volatiles furent en ligne. Les deux oiseaux tombèrent. Quelques instants après il recommença le même exploit ; j’ai vu abattre ainsi trois canards du même coup. Les Eskimos se servent seulement de fusils à baguette ; ils y mettent de grosses charges de poudre et peuvent ainsi tirer à des distances énormes. Souvent j’ai vu des indigènes tuer des oiseaux qui pour mon arme me semblaient hors de portée. Inutile d’ajouter qu’il n’est pas précisément facile de charger ces armes en kayak.

Les Eskimos tuent encore les oiseaux en leur lançant une fouène, exercice encore plus difficile dans lequel les gens de Kangek sont passés maîtres. C’est plaisir de les voir décocher ces flèches d’un vigoureux coup de levier, comme si elles recevaient l’impulsion d’un arc, et frapper les oiseaux à une très grande distance. Avec ces engins, certains Eskimos atteignent des oiseaux au vol. Les gens de Kangek se servent de cette arme pour chasser le guillemot. Ils partent munis de deux ou trois flèches, et en novembre ou décembre, époque à laquelle ces oiseaux sont surtout abondants, ils en tuent de 60 à 70 dans la journée. Ces armes ont l’avantage sur le fusil de ne pas effrayer les palmipèdes.

Pendant mon séjour à Kangek, la chasse au guillemot ne donna que de mauvais résultats. Le soleil était alors trop élevé, disaient les indigènes, et celle circonstance rendait les oiseaux particulièrement sauvages. Néanmoins les chasseurs revenaient toujours avec un butin d’une vingtaine de pièces, et cela dans une seule matinée, avec un morceau de bois armé d’une pointe en os pour toute arme. Les progrès de la civilisation ne sont pas aussi grands qu’on veut bien le dire.

Après un séjour de trois semaines à Kangek je revins à Godthaab. À mon arrivée les indigènes me donnèrent un exemple de leurs superstitions. Fatigué d’avoir chassé toute la journée, j’étais en débarquant assez fatigué et ne parlais guère ; immédiatement les Eskimos en conclurent que j’avais rencontré Tupilik, un être fantasque qui habite des îlots voisins et qui effraye les chasseurs lorsqu’ils viennent dans ces parages. Après avoir vu Tupilik, les indigènes restent toujours longtemps taciturnes. Aussi, pour éviter ce mauvais sort, les kayakmen évitent-ils d’aller à ces îles. Ils pensaient que j’avais vu le monstre et qu’instruit par l’expérience je ne me risquerais plus désormais dans ces parages.


LE CATÉCHISTE SIMON. DE KANGEK.
(D’APRES UNE PHOTOGRAPHIE DE M. C. RYBERG.)

  1. Mardluk, dans son sens propre, signifie en eskimo un couple. Cette danse est ordinairement exécutée par deux hommes.