Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 349-362).


INTÉRIEUR D’UNE HUTTE GRÖNLANDAISE.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)


CHAPITRE XXIV

notre séjour à godthaab. — à la chasse sur les bord de l’ameralikfjord



Nous trouvâmes facilement à nous loger à Godthaab. Dietrichson, Sverdrup et moi prîmes pension dans l’hospitalière maison du « directeur de la colonie » (kolonibestyrer[1]), tandis que nos trois autres compagnons furent logés dans l’ancienne habitation du docteur ; Kristiansen et nos deux Lapons s’installèrent là à leur guise et firent eux-mêmes leur popote.

Longtemps nous fûmes l’objet de la curiosité des indigènes. Balto raconte en ces termes son arrivée dans la capitale du Grönland méridional :

« La première soirée que nous passâmes dans notre maison, une foule de jeunes Grönlandaises se pressaient autour de notre fenêtre, dépourvue de rideaux, pour nous regarder. La lumière éclairait tous nos mouvements, et les curieuses n’en perdaient pas un. Le même manège recommença chaque soir jusqu’au jour où les rideaux furent accrochés à notre fenêtre. »

Après un séjour de quelques jours, nous étions tous amis avec les indigènes. Chez les trois camarades établis dans l’ancienne habitation du médecin, les Eskimos se pressaient en foule. Du matin au soir on y jouait aux cartes, on y faisait de la musique, et l’on y babillait sans trêve ni merci.

Le boute-en-train était, cela va sans dire, Balto. Dans un jargon bizarre de mauvais norvégien et d’eskimo, notre camarade racontait longuement nos aventures aux Eskimos ébahis. — Balto avait appris rapidement un certain nombre de mots de la langue grönlandaise, qui est pourtant très difficile, et il s’en servait avec l’aplomb le plus parfait. Ses récits, accompagnés de gestes exubérants, avaient pour thème soit notre traversée de l’inlandsis de glace, soit notre dérive sur la banquise. « Et jugez des souffrances de l’expédition : dans le grand désert de neige, impossible de faire du café, et seulement le dimanche on avait un peu de tabac pour fumer une pipe, et pendant la dérive au milieu des glaces, les Norvégiens n’avaient-ils pas mangé de la viande crue ! » Balto racontait également la vie de ses congénères sur les montagnes de la Laponie, la manière dont ils fabriquaient leurs vêtements et leurs mocassins.ö Un de ses sujets favoris était le récit des longues courses en traîneaux tirés par les rennes. Tout cela était du plus haut intérêt pour les Grônlandais. Un petit nombre d’entre eux seulement comprenait, il est vrai, soit le norvégien, soit le danois, mais à l’aide d’une pantomime vive et animée, Balto suppléait à l’insuffisance de l’expression et à l’ignorance de la langue.

Kristiansen, beaucoup plus réservé, avait abandonné le premier rôle à Balto. Quant à Ravna, tout ce bruit ne lui convenait pas, et souvent il s’en plaignait à moi : « A un vieux Lapon comme moi, disait-il, une société aussi bruyante ne plaît guère ». Lorsque la chambre était remplie d’une foule animée, le bonhomme se tenait dans un coin et faisait grise mine à toute cette jeunesse. D’autres fois il quittait la pièce en maugréant, et allait s’asseoir pendant des heures, calme et silencieux, dans quelque hutte grönlandaise où il était du reste toujours accueilli avec bienveillance.


ANE ET LARS HEILMAN, DE GODTHAAB (MÉTIS), UN BON CHASSEUR ET SA FEMME.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. C. RYBERG.)

Ravna était un bon vieux père de famille, tandis que Balto était un garçon plein d’entrain et insouciant ; la différence d’âge et de situation explique suffisamment leur diversité de goûts.

Jamais, autant que je pus le savoir, l’ordre ne fut troublé dans la maison habitée par nos gens. Pour éviter toute aventure fâcheuse, défense avait été faite au beau sexe indigène d’entrer dans la chambre des Lapons. Les Grönlandaises sont, comme on le sait, peu farouches.

Celle prohibition n’empêcha pas toutefois Balto de tomber amoureux d’une jeune fille. Elle était fiancée à un catéchiste indigène qui habitait pour le moment une « colonie » située au nord de Godthaab et avec lequel elle devait se marier. Cet engagement n’empêcha pas Sophie d’écouler les protestations de Balto ; mais l’idylle resta platonique.

Notre camarade écrivit à sa bien-aimée une lettre qu’un indigène se chargea de traduire en grönlandais. Dans cette missive, il lui expliquait qu’il renonçait à sa main pour deux raisons : d’abord elle était fiancée, et en second lieu jamais elle ne pourrait s’habituer à la vie des Lapons. Balto terminait en faisant ses adieux à Sophie et en l’assurant de son affection.

Le premier dimanche après l’arrivée de la caravane, la « saison » de Godthaab commença par un bal. Tous les membres de l’expédition, à l’exception de Ravna, y prirent part et désormais n’eurent garde de manquer à aucune de ces réunions, du reste très fréquentes.

Bien curieux était l’aspect de la salle de bal remplie de Grönlandaises souriantes et toutes coquettement habillées. Leur petit costume masculin bariolé de couleurs vives ajoutait au piquant de tous ces frais minois. Inutile de dire que dans ces soirées notre succès fut complet ; Balto ne fut cependant jamais un bon danseur ; les Lapons n’ont, comme on le sait, aucune danse, et dans cet exercice notre compagnon était absolument ridicule.

Les premiers temps de notre séjour furent très agréables. L’accueil des Grönlandais aussi bien que des Danois nous fil presque oublier les souffrances de notre exploration. Malgré cela, la pensée d’hiverner à Godthaab ne nous était pas précisément agréable. Bien que nous eussions perdu l’espoir d’être rapatriés par le Fox, nous avions la hantise du départ.

A chaque instant, nous pensions voir arriver un vapeur envoyé à notre recherche : mais rien ne vint. Il y avait dans le port un vieux sloop. Si on nous le prêtait, nous pourrions gagner l’Amérique.

Le directeur de la colonie ne voulut pas malheureusement prendre sur lui de nous donner une pareille autorisation, et force nous fut de renoncer à tout projet de départ.

Nous étions un jour à table, lorsque des kayaks sont signalés venant du sud. Ces messagers nous remirent un gros paquet de lettres envoyées par le directeur des mines d’Ivigtut et par plusieurs fonctionnaires de colonies situées au sud de Godthaab.

La première lettre nous annonçait la remise de notre courrier à bord du Fox. La veille de l’arrivée de nos exprès, le vapeur était parti pour l’Europe, mais une grosse tempête l’avait aussitôt après obligé à chercher un refuge dans un mouillage voisin d’Ivigtut. Le vent étant tombé, le bateau allait repartir, lorsque furent aperçus deux kayaks arrivant à toute vitesse et faisant signe de les attendre. A la nouvelle de notre heureuse traversée du Grönland, le capitaine et le directeur des mines examinèrent aussitôt le moyen de nous venir en aide ; tous deux reconnurent l’impossibilité pour le navire de remonter jusqu’à Godthaab. Personne à bord ne connaissait l’atterrissage de ce port, et si un accident était arrivé, il était impossible de nourrir dans la colonie pendant tout l’hiver les quarante ouvriers que le Fox rapatriait.

Finalement le capitaine fut forcé de ne pas nous attendre, et le vapeur partit pour l’Europe avec la nouvelle de notre succès. Le manque de charbon obligea le bâtiment à relâcher à Skudesnæs, en Norvège ; grâce à cet accident, notre patrie eut la primeur de la bonne nouvelle.

Certains maintenant d’être obligés de rester au Grönland jusqu’au printemps, nous jouissons en paix du bonheur du temps présent. Plus intimes devenaient nos relations avec les indigènes et plus grande devenait notre sympathie pour eux. Afin d’apprendre à mieux les connaître, nous allions visiter les petits clans dispersés aux environs de Godthaab. Ainsi, dans le milieu d’octobre, en compagnie du directeur de la colonie, nous fîmes une excursion à Kangok, et plus tard, en novembre, à Narsak.

La plus grande partie de l’hiver, je la consacrai à l’étude des Eskimos. Je vivais dans leurs huttes, j’allais avec eux à la chasse ; j’observais leurs mœurs et étudiais leur langue.

Depuis longtemps nous avions le projet d’aller chasser le renne sur les bords de l’Ameralikfjord, mais le mauvais état de la neige nous avait toujours empêchés de faire cette excursion. Le 23 enfin, nous nous mimes en route. Nous avions pris place dans un grand canot que nous avions chargé de tout l’équipement nécessaire pendant une excursion d’hiver.


CHASSE AU RENNE.
(DESSIN D’A. BLOCH.)

Au moment du départ se pressaient sur la rive plusieurs des Danois établis dans la colonie et la plupart des beautés grönlandaises. Dans le nombre, il y avait des yeux humides à la pensée de ne plus voir pendant quelque temps les amis norvégiens.

Nous « poussons » ; la voilure est établie et nous filons rapidement au sud, poussés par une fraîche brise du nord-est. Nous avons un kayak en remorque et un second dans le canot. L’équipage se compose de six hommes, dont cinq membres de l’expédition. Le vieux Ravna n’a pas voulu nous suivre. « Il fait trop froid dehors pour un vieux Lapon comme moi », nous a-t-il dit. À sa place nous emmenons un Grönlandais du nom de Joël, un bon type. Joël est très petit, avec cela très gros, avec une figure ronde et toujours souriante, coupée par une large bouche. C’est un excellent rameur en kayak, mais un très mauvais harponneur, et par suite un pauvre hère.


ANE KORNÉLIE ET JOËL, UN MAUVAIS HARPONNEUR ET SA FEMME.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. C. RYDERG.)

Il est au contraire bon pêcheur et adroit chasseur de renne. Joël est loin d’être intelligent, et s’il faut en croire les mauvaises langues, sa probité laisserait à désirer.

La gravure de la page précédente représente ce personnage et sa femme, une commère aussi insouciante que son mari.

Dans l’après-midi, nous arrivons à l’entrée de l’Ameralikfjord, où nous sommes arrêtés par un vent contraire. Nous installons le campement, et après être restés plusieurs heures exposés au froid, nous avons la satisfaction de nous trouver tous réunis dans la lente bien au chaud. La théière fait entendre son murmure joyeux : cela nous donne l’illusion d’une soirée en famille. Nous soupons et passons la soirée à fumer et à causer.

Le lendemain, le vent nous étant toujours contraire, nous allons chasser le lagopède.

Le 25, le temps s’améliore heureusement, et nous pouvons poursuivre notre route. Le soir, ce fut toute une affaire pour camper. Joël nous promena longtemps avant de trouver un endroit propice pour dresser la tente. Nous étions furieux contre lui. L’emplacement où finalement nous nous établissons était excellent : il y avait de l’eau tout près de nous, une belle grève pour tirer au sec les embarcations ; seulement si Joël nous y avait conduits du premier coup !

Nous passâmes neuf jours dans celle localité, à chasser tantôt le renne, tantôt les lagopèdes ou à faire des parties en kayak. Après ce séjour, nous allâmes nous établir à Iterdlak.

La relation de cette excursion cynégétique serait longue et monotone. Pour donner au lecteur une idée de notre existence pendant cette promenade, je me bornerai à reproduire plusieurs passages de mon journal :

27 novembre. — Le soleil a déjà paru, lorsque Joël et moi arrivons dans une petite baie située à l’ouest du campement. Nous halons à terre nos kayaks, prenons nos ski et remontons une vallée. Nous allons aujourd’hui à la chasse au renne. A peu de distance du rivage, nous trouvons les traces de deux rennes qui ont évidemment passé là hier. Nous suivons la piste en examinant soigneusement les environs, mais rien ne paraît.

Nous atteignons un lac ; là les traces reviennent en arrière ; nous continuons néanmoins à avancer, puis nous nous rafraîchissons dans la rivière, au risque de culbuter dedans, la tête la première. Nous gravissions un monticule, lorsque je vois Joël baisser soudain la tête et lever le bras dans la direction de l’est en disant : « Tutgut » (des rennes). Nous revenons en arrière pour nous cacher derrière le monticule et immédiatement je revêts une blouse et un pantalon en toile blanche que j’avais fait confectionner pour cette chasse. En me voyant procéder à ce travestissement, la figure de mon compagnon exprimait le plus profond étonnement. De suite il reconnut l’avantage de ce costume et m’engagea à prendre les devants pendant qu’il suivrait.

Pour pouvoir tirer rapidement un second coup avec son fusil se chargeant par la gueule, Joël met une balle dans sa bouche. C’est une idée très ingénieuse, et sans penser au froid, je place une cartouche entre mes lèvres ; mais aussitôt je sens une brûlure, ma langue est devenue adhérente à la douille ; immédiatement je là retire, mais en arrachant un morceau de chair. La douleur fut atroce, toutefois ce n’est pas le moment de nous arrêter, et nous avançons avec précaution.

Il n’est pas facile de marcher sans attirer l’attention du gibier lorsque à chaque pas on enfonce dans la neige jusqu’à la ceinture, au milieu de pierres éboulées. Pour pouvoir ramper, nous avions dû abandonner les ski. Grâce à mon revêtement blanc, les rennes ne nous remarquaient pas et la neige amortissait le bruit de la marche. Derrière moi le petit Joël se tenait parfaitement caché.

Arrivés au sommet d’un monticule, nous découvrons dans une plaine tout un troupeau de rennes. Ils sont encore hors de portée. Aucun mouvement de terrain ne pouvant masquer notre marche dans cette direction, nous ballons en retraite pour faire route dans l’est.

De ce côté, nous avançons rapidement, dissimulés par des monticules. À ce moment s’élève un souffle de vent, Joël observe aussitôt de quel côté vient la brise. En même temps apparaît droit devant nous un jeune renne dont nous ne soupçonnions pas la présence. De suite nous nous accroupissons, mais, soit par curiosité, soit parce qu’il ne nous a pas vus, l’animal marche vers nous en gravissant un plissement de terrain. Nous armons nos fusils, et dès que le renne apparaît au sommet du monticule, je fais feu. Malheureusement je le manque ; immédiatement je lâche mon second coup, en même temps que Joël tire à son tour. L’animal fait un bond, il est frappé à l’épaule, mais il n’en fuit pas moins rapidement. Je tire un troisième coup, sans succès. Je recharge en toute hâte, et cette fois l’animal tombe raide. Aussitôt nous courons pour découvrir les autres rennes, mais ils ont disparu. Il était alors plus de midi, et comme en cette saison les journées sont très courtes, nous abandonnons la poursuite et nous nous dirigeons vers le fjord pour rapporter au campement notre gibier.

La bête abattue, j’avale une large lampée de sang chaud. Par un temps aussi froid qu’aujourd’hui, c’est une excellente boisson. Joël ne peut s’empêcher de manifester le plus profond étonnement de me voir absorber avec plaisir le sang du renne. Lorsque je lui demande s’il ne va pas suivre mon exemple, il me fait comprendre qu’à son goût le contenu de l’estomac de l’animal est son morceau favori.

Il s’agit de transporter le gibier jusqu’à l’endroit où sont échoués nos kayaks et ce n’est pas un petit travail.

Avec nos ski nous fabriquons une sorte de traîneau, déposons dessus le renne, et nous attelons à ce véhicule primitif. Mais la marche n’est pas facile : sans nos patins nous enfonçons maintenant profondément dans la neige, surtout dans les endroits où se trouvent des pierres éboulées.

L’obscurité était déjà venue lorsque nous arrivons sur les bords du fjord. Nous pensions transporter l’animal au campement sur nos kayaks amarrés bord à bord, ainsi que les Eskimos ont coutume de le faire ; mais, la nuit, la navigation eût été trop difficile dans de pareilles conditions. Nous abandonnons le gibier sur le rivage après l’avoir ouvert et en avoir enlevé le cœur et le foie, dont nous mangeons incontinent une bonne part toute crue.

Nous nous dirigeons ensuite vers le campement. Pendant que nous ramions dans l’obscurité, Joël ne cessa de chanter : longtemps à l’avance nos camarades furent ainsi prévenus de notre arrivée. Dans la journée, Balto et Sverdrup avaient également vu quatre rennes, mais sans pouvoir arriver à portée.

Le lendemain, comme le temps était mauvais et que nous ne pouvions aller à la chasse, nous transportâmes notre renne au campement et passâmes toute la journée à manger.


GRÖNLANDAIS DE RACE PURE (CÔTE ORIENTALE).
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE FAITE PAR L’EXPÉDITION HOLM ET GARDE.)

4 décembre. — Au petit jour je suis réveillé, déjà Joël est levé. Aussitôt je lui demande si le temps est beau et si nous pourrons aller chasser le renne. « Je ne sais pas, peut-être oui », répond-il. Dans sa bouche cette réponse ambiguë signifie que le temps est mauvais. En parlant aux Européens, les Grönlandais leur répondent toujours dans le sens qu’ils supposent leur être le plus agréable. « À ton avis, le temps est mauvais aujourd’hui, répliquai-je. — Oui, se décide-t-il à répondre, le vent remonte les vallées. Rien à faire, par suite, aujourd’hui. » En effet, lorsque la brise souffle vers le haut des vallées, tout naturellement elle avertit les rennes de l’approche du chasseur. Nous prenons alors le parti d’aller à la recherche des lagopèdes, très abondants dans cette région, supposions-nous.

Le déjeuner avalé, chacun de nous part dans une direction différente.

J’escaladai des monticules rocheux à l’est du campement, où je pensai trouver des lagopèdes. La marche était très pénible sur un terrain aussi accidenté, et nulle part trace de gibier ; finalement j’arrivai sur une colline d’où la vue s’étendait jusqu’à l’inlandsis. Dans ce désert, pas un bruit : un silence immense remplit cette solitude. De tous côtés s’élèvent de hautes montagnes neigeuses coupées par la nappe foncée du fjord. Pas un bois, pas un arbre, pas la plus petite plante, et cependant le paysage est beau, éclairé par une douce lumière.

J’arrive bientôt près d’un marais devant un monceau d’éboulis étendu à la base d’un escarpement. Tout à coup un bruit frappe mes oreilles : peut-être est-ce un renne ; j’examine attentivement le terrain, mais rien ne paraît. Je poursuis ma route et de nouveau le bruit se fait entendre, il semble qu’on remue les pierres du clapier[2]. J’examine les environs et bientôt j’aperçois là-haut Balto. Il traversait une pente de neige inclinée et avançait avec les plus grandes précautions, pas à pas, appuyé solidement sur son bâton. Tout à coup Balto glisse, il fait un effort pour reprendre son équilibre, mais en vain ; il dégringole à toute vitesse la pente. Un instant une pointe de rocher l’arrête, puis de nouveau il culbute et tombe comme une masse inerte au bas de la montagne. Je croyais notre camarade tué ; à mon grand étonnement, il se relève prestement. Quelque temps après j’entends un coup de feu et vois une compagnie de lagopèdes s’abattre dans un clapier. Immédiatement je me dirige de ce côté ; les oiseaux se tiennent pelotonnés dans la neige, et à mon approche ne témoignent aucune frayeur. Je réussis à en tuer plusieurs, puis toute la bande s’envole du côté de Balto. Dès que notre camarade voit les lagopèdes près de lui, il s’en approche avec précaution, en se dissimulant derrière les pierres, puis, choisissant une victime, lâche son coup de feu. Plusieurs fois il recommence la même manœuvre et, en peu de temps, réussit à tuer quinze de ces gallinacés. Balto me rejoignit ensuite, et tous deux nous nous acheminâmes vers le campement.

Nous avions exploré les environs de Kasigiangiut et désirions maintenant changer de terrain.


grönlandaise de race pure (côte orientale).
(d’après une photographie prise par l’expédition holm et garde.)

Joël nous ayant dit que les rennes étaient très abondants du côté d’Iterdlak, nous partîmes de ce côté. Devant le campement la mer était calme, mais au delà de la pointe qui protégeait cette partie du fjord, la situation changea. Un vent violent tombait des montagnes et faisait fumer la surface de la mer. Notre long canot tombait lourdement dans les vagues et, en dépit de nos efforts, n’avançait guère. À chaque instant nous embarquions des paquets d’eau qui, en tombant, se congelaient immédiatement. Finalement nous dûmes battre en retraite : l’embarcation chargée de glaçons menaçait de couler bas.

Après cette pénible navigation, je vous laisse à penser si nous fûmes heureux de retrouver notre campement.

Le 5 décembre nous fûmes plus heureux et, malgré la grosse mer, réussîmes à atteindre Iterdlak. Là, au lieu de rennes, nous trouvâmes des vallées remplies d’énormes marais et de clapiers, très intéressants à coup sûr pour des géologues, mais qui l’étaient fort peu pour des chasseurs. Notre brave ami Joël fut également désagréablement surpris par cette découverte. Nous lui avions donné l’espoir qu’il pourrait capturer des renards bleus ; et pour les Grönlandais la peau de ces renards a une valeur énorme. L’administration danoise la leur achète 4 couronnes[3] et la vend à Copenhague 100 couronnes[4].

Après deux semaines passées dans l’Ameralikfjord, nos provisions commençaient à être épuisées, et le 10 décembre nous nous mîmes en route pour Godthaab. Cette vie sous la tente nous fit apprécier encore davantage les charmes de notre résidence d’hiver.


notre long canot tombait lourdement dans les vagues.
(dessin de th. holmboe, d’après un dessin de nansen.)

  1. La hiérarchie administrative du Grönland comprend deux inspecteurs placés respectivement à la tête des deux grandes circonscriptions du pays (Inspectorat du nord, Inspectorat du sud), des directeurs de colonie (kolonibestyrer), représentant de l’autorité danoise dans les villages les plus importants, des « assistants » et des « volontaires ». (Note du traducteur.)
  2. Terme emprunté au patois des Alpes et désignant un monceau de pierres éboulées. (Note du traducteur.)
  3. 5 fr. 60.
  4. 140 francs.