L’ÎLE KUTDLEK ET LE CAP TORDENSKJOLD VUS DE KEKERTARSUAK.
(D’APRÈS UNE ESQUISSE DE L’AUTEUR.)


CHAPITRE XI

au nord le long de la côte orientale entrevue avec les eskimos



Après avoir traversé la banquise, nous nous dirigeons de suite vers la côte. Nous brûlons du désir de fouler le sol du Grönland et en même temps nous voulons faire un bon repas. Depuis longtemps j’ai promis à mes camarades de les régaler d’un festin le jour où nous atterrirons.

Tout près devant nous se trouve la haute montagne ronde de l’île Kutdlek. Pour ne pas perdre de temps, nous ramons droit vers l’île Kekertarsuak, située plus au nord.

Sur notre route se dresse un grand isberg échoué. Son dôme est couvert de centaines de mouettes qui mouchettent de points noirs sa masse blanche. Au moment de notre passage, un fragment se détache avec fracas de la montagne de glace flottante, les bandes de mouettes s’enlèvent et tournoient en poussant leurs cris plaintifs. Quel spectacle nouveau pour nous de voir ces oiseaux et quel plaisir de pouvoir ramer au milieu de la mer libre !

Plus loin s’étend le long de la côte, dans la direction du sud, une seconde bande de drifis. Elle est heureusement étroite, et ne présente aucun obstacle ! Bientôt nos canots, battant les pavillons norvégien et danois, abordent contre un beau rocher noir dont le reflet assombrit la surface de la mer. Hurrah ! trois fois hurrah ! Au nord se trouve un petit port où les canots seront à l’abri. C’est à qui sautera le plus vite à terre pour avoir la satisfaction de fouler le sol. Le premier mouvement de joie passé, nous escaladons les rochers afin de prendre connaissance du pays. Nous sommes comme des enfants : la vue d’une mousse, d’un brin d’herbe, nous amuse ; inutile ici de parler de fleurs. Tout cela est absolument nouveau pour nous, après la longue détention sur la banquise. Les Lapons, non moins joyeux, s’en vont gravir les montagnes et il s’écoule quelque temps avant qu’ils reviennent. Maintenant il faut songer au festin. Sur un rocher tout près des canots, la cuisine est installée, et bientôt un chocolat appétissant est sur le feu. Pendant qu’il cuit, je vais en reconnaissance pour étudier du haut des montagnes la route que nous devons suivre vers le nord.

Je gravis d’abord des roches escarpées, traverse ensuite un petit glacier, puis une petite plaine couverte de mousses et d’arbrisseaux, et parsemée de grands blocs erratiques. Quelle chose nouvelle pour nous que le spectacle d’un panorama étendu ! J’aperçois la mer, la banquise, tout cela éblouissant de lumière, puis des pics et enfin l’inlandsis. Au sud apparaît l'île de Kutdlek, plus loin le cap Tordenskjold. Non seulement le nom de ce promontoire me rappelle la patrie, mais encore sa forme ; on dirait un rocher des côtes de Norvège. Je m’assois sur une pierre pour prendre le croquis de ce beau paysage. Pendant que je suis absorbé dans la contemplation de ce panorama grandiose, qu’est-ce que j’entends et qu’est-ce que je sens ? Un moustique ! Puis en voici un second et bientôt tout un essaim. Je les laisse me piquer, c’est pour moi un plaisir : leurs piqûres sont une nouvelle preuve que je suis réellement sur la terre ferme. Il y a sans doute longtemps que ces pauvres petites bêtes ne se sont repues de sang humain. Plus tard nous eûmes ce plaisir, plus fréquent et plus complet que nous ne le désirions.

J’étais assis là depuis quelque temps, lorsqu’une emberize nivéale vint se poser sur une pierre à côté de moi. Quelle joie de voir ce joli petit oiseau lorsqu’on est resté si longtemps isolé dans la froide solitude des glaces.

Le panorama est étendu dans la direction du nord. Près du point où nous avons débarqué, la glace est clairsemée ; au delà d’Inugsuit, elle est plus compacte : peut-être sera-t-il difficile de la traverser.


DÉBARQUEMENT DE L’EXPÉDITION SUR LA COTE ORIENTALE DU GRÖNLAND.
(D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Maintenant il est temps de rejoindre mes compagnons, le chocolat doit être prêt. À mon retour au bivouac l’eau ne bout pas encore ; nos cuisiniers sont évidemment encore inexpérimentés. L’expérience nécessaire, ils n’ont pu l’acquérir sur la banquise ! En attendant que le dîner soit prêt, je prends une photographie de cette localité particulièrement importante dans l’histoire de notre voyage.

Le chocolat est enfin cuit. Pour fêter le débarquement, des portions plus copieuses qu’à l’ordinaire sont distribuées ; de plus, j’autorise pour la circonstance des extras, des biscuits, du gruyère, du mysost[1] et de la confiture d’airelles rouges. C’est en vérité un festin comme nous n’en avons pas eu depuis longtemps.

Nous mangeons sans nous presser et jouissons en paix des joies du temps présent. Après ce moment de sybaritisme, il faudra redoubler d’ardeur et de courage. Désormais nous dormirons seulement quelques heures par jour, mangerons peu et rapidement, et travaillerons le plus possible. Notre nourriture consistera en biscuit et viande séchée, et notre boisson sera l’eau fraîche provenant de la fusion de la glace. Nous n’avons pas le temps de cuire les aliments ou de chasser le gibier, très abondant dans ces parages.

L’époque la plus favorable pour exécuter le voyage est maintenant passée et le court été du Grönland déjà avancé ; nous pouvons encore espérer atteindre la côte occidentale en employant judicieusement notre temps, seulement il n’y a pas une minute à perdre.

A cinq heures du soir nous sommes prêts. Embarque et en route pour le nord le long de la côte !

Tout d’abord les eaux sont libres et nous pouvons avancer rapidement. Dans la soirée, la situation change, la glace devient épaisse ; à plusieurs reprises nous sommes obligés de nous frayer un passage de vive force. De distance en distance se trouvent de longues avenues d’eau dans lesquelles il est possible de ramer. Le soleil se couche tout rouge derrière les montagnes. Pendant la nuit nous travaillons au milieu de la glace, mais à minuit il est difficile de reconnaître la route. Heureusement la réflexion des lueurs rouges du ciel dans l’eau permet de voir la position des glaces.

J’avais le plus vif désir d’arriver promptement au fameux glacier de Puisortok qui, en 1884, avait arrêté pendant dix-sept jours l’expédition du commandant Holm. Devant ce glacier, croyais-je, les courants amoncelaient probablement les glaces en banquise ; de là provenait sans doute sa mauvaise réputation. Je voulais atteindre le plus tôt possible ce point, afin de pouvoir profiter de la première occasion pour franchir ce mauvais passage.

Dans la nuit nous atteignons le cap Kangek ou cap Rantzau ; là, la glace très compacte nous arrête. Il faut se tailler un passage à coups de haches et en repoussant les glaçons à l’aide de gaffes. L’existence de « jeune glace » entre les drifis ajoute encore aux difficultés. Cette couche augmentant d’épaisseur pendant la nuit arrête les canots, elle ne disparaît que plusieurs heures après le lever du soleil. Vers le matin nos forces commencent à faiblir, il y a longtemps que nous travaillons et depuis notre festin de la veille nous n’avons pas mangé. Quelques-uns d’entre nous ont une telle envie de dormir qu’ils peuvent à peine tenir les yeux ouverts. Dans notre désir de pousser en avant et dans le premier mouvement de joie que nous procure notre nouvelle existence, nous avons oublié les besoins de notre pauvre corps ; et maintenant il se rappelle à notre souvenir.

Nous faisons halte sur un glaçon pour nous reposer et prendre un léger déjeuner. Avec quel appétit nous mangeons ! Volontiers nous nous arrêterions quelques heures. Mais ce n’est pas le moment de perdre du temps, nous le sentons tous. La lueur de l’aurore grandit, le ciel rougit au nord-est, et le soleil se lève éclatant derrière la banquise blanche. Cette belle lumière fait disparaître toute fatigue. Au travail !

La glace est de plus en plus épaisse, et pas à pas nous avançons vers le nord. Souvent la situation est tout à fait critique, mais il faut marcher en avant quand même, et nous marchons en avant. Nous doublons le cap Rantzau, le Karra akungnak, mentionné dans le voyage de Holm et de Garde, puis atteignons le cap Adelaer. Là la glace devient très mauvaise ; de grands glaçons épais forment un pack. Avec nos gaffes nous essayons de les séparer ; peine perdue ! De toutes nos forces nous poussons encore une fois ; une fente large de quelques centimètres s’ouvre, cela donne du courage. Nous recommençons la même manœuvre ; les glaçons s’écartent davantage. Bientôt ils sont assez séparés pour livrer passage aux canots après qu’on a abattu les langues de glace proéminentes. Un peu plus loin, même exercice. Toutes nos forces réunies sont nécessaires pour nous frayer un passage. Ce n’est certes pas une manœuvre facile de faire passer les embarcations au milieu d’une pareille glace. Tout d’abord il est nécessaire de reconnaître le côté par lequel il faut attaquer les glaçons ; puis il faut choisir le point où toutes les forces doivent être appliquées ; ensuite, lorsqu’on a séparé les blocs, il faut haler immédiatement les embarcations avant que les glaces se rapprochent. Si les canots étaient pris entre elles, ils seraient infailliblement broyés. Plusieurs fois celui de Sverdrup, qui venait en dernier, fut serré entre les blocs. Ses bordages craquèrent ; heureusement le bois était élastique, et le bateau sortit sans dommage de ces mauvaises passes.

Après avoir doublé le cap Adelaer, à travers une glace épaisse, nous nous dirigeons vers un promontoire auquel j’ai donné le nom du lieutenant Garde. Nous débarquons sur ce point à midi pour prendre un peu de repos et de nourriture. Voilà près de vingt-quatre heures que nous naviguons au milieu de la glace ; nous avons donc bien gagné quelques heures de sommeil. Nous tirons au sec les embarcations, dressons la tente et commençons les préparatifs du dîner, lorsque se produit un événement absolument inattendu.

Mon journal rapporte cet incident en ces termes :

« Hier, vers onze heures du matin, après avoir travaillé pendant de longues heures à nous frayer un chemin au milieu des glaces, nous avons abordé sur la face nord de Kara akungnak pour dîner et dormir ensuite quelque temps. Nous nous trouvions tout près du glacier de Puisortok ; dans la journée nous pensions pouvoir le doubler. Pendant que nous préparions notre maigre repas, j’entendis à travers le piaillement des mouettes un autre cri ; on eût dit une voix humaine. De suite j’attire l’attention de mes camarades sur ce bruit ; suivant toute vraisemblance le pays n’est pas habité, et nous attribuons ces cris à des Colymbus, qui peut-être n’existent pas plus dans le pays que des êtres humains. À tout hasard, nous répondons. Mais voici que les cris se rapprochent ; au moment où nous finissons de dîner, nous en entendons un si distinct et si rapproché que tous nous nous levons. Ce ne peut être des colymbus. Balto court aussitôt avec la lunette sur un rocher et annonce bientôt qu’il aperçoit quelque chose comme deux hommes ; immédiatement je vais le rejoindre, et, à mon tour, je distingue deux taches noires en mouvement au milieu des glaçons, tantôt séparées, tantôt l’une près de l’autre. Elles semblent chercher un passage à travers la banquise ; tantôt elles marchent en avant, tantôt elles reculent. Un instant après, elles se dirigent de notre côté, en agitant des rames. Ce sont deux hommes en kayak. Ils approchent, et Balto commence à faire grise mine ; il a peur, dit-il, de ces êtres étranges. Maintenant les voilà tout près ; l’un d’eux s’incline comme pour nous saluer (ce qui n’est certes pas son intention), l’autre ne bouge pas. D’un seul coup de rame les indigènes poussent leurs kayaks jusqu’aux rochers de la rive, puis sortent de leurs embarcations ; l’un tire son canot au sec, l’autre le laisse dans l’eau. Voici devant nous deux représentants des fameux païens de la côte orientale du Grönland. Leur physionomie toute souriante fait excellente impression. L’un est vêtu d’une sorte de jaquette et d’un pantalon en peau de phoque et chaussé de kamikkes[2] ; entre le bas du pantalon et le haut des bottes, les cuisses sont à découvert. En fait de coiffure, le bonhomme a simplement quelques colliers de verroterie. »

Mon journal ne contient pas d’autres détails sur celle entrevue, mais le souvenir m’en est resté précis dans la mémoire comme si elle avait eu lieu hier ; il ne m’est donc pas difficile de combler les lacunes de mon carnet.

Ceci dit, je continue la description de nos deux visiteurs. L’autre a des vêtements de fabrication européenne, à notre grand étonnement, notamment un anourak[3] de cotonnade bleue ; comme son camarade il porte un pantalon en peau de phoque et des kamikkes. Une partie de ses jambes est également à l’air. Sa coiffure consiste en un large bonnet plat formé d’un cercle en bois sur lequel est cousu un morceau de cotonnade bleue et garni d’une visière en forme d’abat-jour. Sur le sommet de ce couvre-chef est tracée une croix rouge et blanche. Un grand nombre d’Eskimos de la côte orientale portent des coiffures de ce genre quand ils vont en kayaks : sans doute pour se préserver des rayons du soleil, peut-être aussi les regardent-ils comme des ornements. Plus tard plusieurs indigènes me montrèrent de ces bonnets comme des objets auxquels ils attachaient un grand prix et qu’ils étaient très fiers de posséder.

Nos deux nouveaux amis sont de petits bonshommes d’apparence très jeune. Celui dont les cheveux sont ornés de verroterie a une physionomie agréable et de jolis traits. Sa peau est presque brune ; sa chevelure, rejetée en arrière par les colliers de perles, lui tombe sur le cou et dans le dos ; son visage est ovale, ses traits réguliers et doux. De prime abord, en le voyant, nous ne savons trop si c’est un homme ou une femme. Il est leste et gracieux dans ses mouvements.

Une fois près de nous, les indigènes nous envoient un bon gros sourire, puis commencent à gesticuler et à babiller dans une langue dont nous ne comprenons naturellement pas un mot. Ils nous montrent le nord, le sud, la banquise, la terre, les canots, tout cela accompagné d’un bavardage inintelligible. Nous répondons à leur politesse en souriant.

Pendant ce temps les Lapons ne sont pas à leur aise ; ils ont un peu peur des « sauvages » et se tiennent à l’écart.

Tirant alors quelques feuilles de papier sur lesquelles un ami avait écrit un vocabulaire eskimo contenant quelques phrases usuelles pour nous, j’adressai aux indigènes plusieurs demandes dans ce que je crus être d’excellent grönlandais. C’est maintenant au tour des indigènes de ne rien comprendre. Je renouvelle ma tentative, je leur demande l’état des glaces plus au nord : même résultat, point de réponse. Après plusieurs autres essais tout aussi infructueux, j’ai recours à la pantomime ; elle réussit mieux. J’apprends par ce moyen qu’un certain nombre d’indigènes habitent au nord du glacier de Puisortok, et que pour doubler ce glacier il est nécessaire d’en suivre de près le front. En désignant le Puisortok, ils font force gestes et prennent une mine sérieuse ; ils veulent sans doute indiquer par là que le passage est dangereux et qu’il faut prendre des précautions. Les indigènes de la côte orientale ont de nombreuses légendes et croyances superstitieuses sur ce glacier. Nous essayons ensuite de leur faire comprendre par signes que nous ne venons pas du sud en longeant la côte, mais de la pleine mer ; ils nous répondent par un long grognement sourd comme le beuglement d’une vache. Par ce cri ils veulent évidemment témoigner de leur étonnement. Ils se regardent ensuite l’un l’autre, puis nous lancent des regards d’un air de doute. Peut-être ne comprennent-ils pas le sens de notre pantomime, ou bien peut-être nous prennent-ils pour des êtres surnaturels, ce qui n’est pas improbable après tout.

Nos deux Eskimos examinent ensuite soigneusement notre équipement ; les canots, leurs ferrures, excitent leur admiration et les étonnent. Nous faisons présent à chacun d’un morceau de biscuit de viande : immédiatement leur physionomie s’éclaire d’un rayon de joie ; ils goûtent la friandise, puis conservent le reste, sans doute pour le montrer à leur famille, une fois de retour au campement. Tout le temps qu’avait duré cette pantomime nous étions restés immobiles, et nos nouveaux amis, qui avaient une partie du corps à l’air, commençaient à grelotter. Ils nous firent alors comprendre que le temps était trop froid pour rester ainsi sans bouger et qu’ils désiraient remonter dans leurs kayaks. Ils nous demandèrent ensuite, toujours par signes, si nous nous dirigions vers le nord. Sur notre réponse affirmative, ils nous engagent à nous méfier du Puisortok, et après cela descendent au rivage. Ils disposent leurs embarcations, s’y glissent avec l’agilité d’un chat, donnent ensuite quelques coups de rames, puis filent rapidement sur la surface de la mer. Tantôt ils avancent en faisant mouvoir leurs avirons comme les ailes d’un moulin, tantôt ils s’arrêtent afin de découvrir un passage moins encombré. Par moments ils restent un instant immobiles, lèvent le bras, agitent le haut du corps en arrière et lancent un harpon ou une fouène ; puis, au moment où l’arme sort du levier servant à la projeter, ils partent en avant et rattrapent le harpon lorsqu’il vient frapper l’eau. Les kayaks avancent rapidement ; bientôt ils ne forment plus que deux points noirs au milieu des glaçons entassés devant le glacier, puis disparaissent derrière un isberg. Nous réfléchissons quelques instants à cette rencontre inattendue. D’après Holm et Garde, cette région était déserte. Probablement ce sont des indigènes en voyage. Maintenant il est temps d’aller dormir. Nous entrons dans la tente et prenons place dans les sacs de couchage.

Balto donne dans son journal la relation suivante de notre entrevue avec les Eskimos. Ce récit, écrit à Karasjok un an après le voyage, concorde avec le mien ; je ne puis résister au plaisir de le citer : « Nous étions en train de manger, lorsque nous entendîmes un cri qui ressemblait fort à un cri humain. Nous n’y fîmes d’abord pas attention, croyant que c’était un oiseau. Ayant pris la lunette, je montai sur un rocher pour examiner la mer ; j’aperçus alors quelque chose de noir en mouvement près d’un glaçon. — Je crois voir deux hommes sur la glace, criai-je aux camarades. Nansen accourut aussitôt et prit à son tour la lunette. Nous entendîmes ensuite ces sauvages chanter leurs psaumes païens ( ?  !), et à notre tour nous criâmes. Les Eskimos firent aussitôt route de notre côté, et arrivèrent devant nous quelques instants après. En approchant, l’un d’eux s’inclina profondément ; lorsqu’ils furent tout contre la rive, ils prirent chacun leurs kayaks à la main et montèrent ainsi sur les rochers. Une fois devant nous, ils se mirent à pousser une sorte de beuglement. « Ieu ! Ieu ! » criaient-ils, pour témoigner leur étonnement de nous voir. Nous essayâmes de causer avec eux, mais nous ne comprîmes pas un mot de leur langue. »

Vers six heures du soir, je me réveille. Aussitôt je sors de la lente pour voir la position des glaces. Une fraîche brise soufflant de terre a ouvert la banquise. La route vers le nord me semble libre. De suite j’appelle mes compagnons.

Bientôt tout le monde a pris place dans les canots et nous nous dirigeons vers le Puisortok. Nulle part auparavant nous n’avions rencontré moins de glace qu’en cet endroit redouté. Je craignais néanmoins de trouver plus loin une banquise compacte ; mes craintes furent heureusement vaines. Nous rangeâmes seulement des blocs plus ou moins gros détachés du glacier. Pour de solides canots en bois qui ne peuvent être déchirés par les aspérités des glaçons comme les embarcations des indigènes, ces drifis n’opposent pas autant d’obstacles à la marche que la glace de mer. La traversée de quelques passages entre de gros glaçons, au milieu de petits fragments de glace, fut cependant assez laborieuse. Somme toute, nous doublons le Puisortok sans trop de difficultés. A plusieurs reprises nous longeons de près la haute falaise terminale des glaciers. Elle présentait toutes les différentes teintes du bleu, depuis le bleu azur dans les crevasses jusqu’au bleu laiteux sur les couches supérieures, couvertes encore de neige.

Je ne puis comprendre la mauvaise réputation du Puisortok. Son mouvement est très lent, comparé à celui des autres glaciers du Grönland ; par suite, il vêle[4] rarement, et les fragments qui s’en détachent sont relativement petits. D’autre part, on ne voit devant le Puisortok aucun grand isberg ; la mer est trop peu profonde pour que des glaçons de cette taille puissent se rencontrer sur ce point. Enfin, ce glacier n’est pas assez puissant pour descendre sur tout le périmètre de son front jusqu’à la mer. En plusieurs endroits, le sous-sol sur lequel il repose est visible.

Graah et avant lui d’autres auteurs, Wallöe, par exemple, signalent la crainte que le glacier de Puisortok inspire aux indigènes. A chaque instant, prétendent les naturels, il s’en détache des fragments qui culbutent les embarcations ; de plus, au large, de grosses masses de glace montent des profondeurs à la surface de la mer et font chavirer les malheureux qui se hasardent dans ces parages. Le nom de Puisortok est d’ailleurs caractéristique ; il signifie un endroit où quelque chose émerge. Cette dénomination se retrouve sur plusieurs points de la côte orientale, et il n’est pas facile de savoir au juste son sens précis. Holm et Garde rapportent également que leurs équipages grönlandais manifestaient une crainte superstitieuse de ce glacier. Les Eskimos du district de Julianehaab, raconte Garde, croient que, pour passer le Puisortok, il est nécessaire de ramer au pied d’une muraille de glace branlante et au-dessus de glaçons immergés qui peuvent remonter à la surface de la mer et renverser les canots. Les habitants de la côte sud-ouest ont appris ces légendes des indigènes de la côte orientale. Ces derniers ont une série de règles dont l’observation est nécessaire pour éviter un accident devant le glacier. On ne doit ni parler, ni crier, ni manger, ni fumer, ni priser, quand on double le glacier ; on ne doit pas non plus le regarder, ni le nommer ; sinon il se met en colère, et mort d’homme s’ensuit.

En tout cas, la mauvaise réputation du Puisortok n’est pas justifiée. Il constitue, je crois, un glacier local situé sur une montagne séparée de l’inlandsis par une vallée couverte de neige. C’est là la raison de son faible mouvement[5].

Ce glacier est large de 5 kilomètres, d’après le calcul du lieutenant Garde. Cette évaluation m’a paru exacte. Comme le pense cet explorateur danois, les craintes des Eskimos proviennent vraisemblablement de l’absence dans ces parages d’un archipel côtier protecteur et de ce que les indigènes doivent passer au pied du mur de glace terminal. En général, les Eskimos ne se hasardent pas volontiers devant les glaciers ; et, après tout, ils n’ont pas tort. Si une embarcation se trouve devant un glacier au moment où le vêlage se produit, elle échappe difficilement au naufrage. Si elle n’est pas écrasée par la pluie de blocs de glace, elle est coulée par les énormes vagues soulevées par la chute des glaçons et les chocs des drifis les uns contre les autres.

Presque tous les grands glaciers sont situés à l’extrémité supérieure de fjords étroits que la masse de glace en mouvement a en partie creusés dans le cours du temps. Les Eskimos s’aventurent rarement au fond de ces baies ; ils ne sont donc pas obligés de passer devant ces grands courants de glace, dont ils connaissent les dangers. Il ne faut pas, par suite, s’étonner qu’ils craignent de doubler un glacier comme le Puisortok.


NOUS FRAYONS UN PASSAGE AUX EMBARCATIONS.
(DESSIN D’E. NIELSEN, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

  1. Fromage de lait de chèvre fabriqué en Norvège. (Note du traducteur.)
  2. Mocassins en peau de phoque employés par les Eskimos du Grönland. (Note du traducteur.)
  3. Jersey porté par les Eskimos du Grönland. (Note du traducteur.)
  4. On dit qu’un glacier vêle lorsque de son extrémité inférieure s’écroulent dans la mer des blocs de glace. (Note du traducteur.)
  5. Le mouvement d’écoulement de ce glacier, mesuré par le lieutenant Garde, est de 60 centimètres par vingt-quatre heures. Sa forme et sa forte pente sont des preuves que ce glacier est distinct de l’inlandsis.