À travers la jungle politique et littéraire, 2e série/7

Librairie Valois (2e sériep. 144-164).


Sur Jaurès[1]


On élève un monument à Jaurès. Je pense que l’occasion est excellente pour essayer de ressusciter le tribun dont l’image s’estompe de plus en plus et que les générations montantes méconnaissent ou défigurent, selon leurs tendances d’esprit ou de parti. Car nul plus que Jaurès n’est tiraillé, accaparé, torturé par les clans rivaux qui ne retiennent de l’enseignement de sa vie que ce qui leur paraît pouvoir être utilisé au service de leurs thèses ou de leurs intérêts. Communistes, socialistes, radicaux, anticléricaux se réclament de Jaurès. C’est là le sort des grands hommes. Souvent discutés de leur vivant et bafoués quelquefois, ils sont déchiquetés après leur mort.

À vrai dire, si l’on suit Jaurès pas à pas, dans sa carrière de penseur, de journaliste, d’orateur et d’homme politique, on ne peut qu’enregistrer de multiples contradictions, plus apparentes que réelles. Je dis : apparentes. Jaurès, en effet, dans son évolution toute naturelle qui le guida des marécages centre gauche jusqu’aux sommets du marxisme, conserve une unité splendide. Il n’a varié que dans les détails, parce que soumis aux conditions de la lutte et toujours en contact avec la vie qui, elle, n’est pas une et rigide ainsi qu’un principe. Mais ce qui domine chez Jaurès, c’est l’acceptation délibérément consentie de la discipline socialiste. Ce fut toujours sa règle de conduite. Dès l’instant qu’il entra dans le parti — unifié par ses soins — il fit taire ses aspirations personnelles et mit un frein à son esprit critique pour se conformer pleinement aux directives des congrès internationaux.

Cela ne l’empêchait nullement de batailler par la plume et par la parole et d’essayer de faire prévaloir ses conceptions. De là les contradictions dont je parle plus haut. De là la possibilité de fouiller dans son œuvre pour en extraire l’argument utile, la déclaration qu’on épingle pour confondre l’adversaire. On oublie que Jaurès a beaucoup parlé, beaucoup écrit, beaucoup agi et traversé bien des événements qui devaient fatalement modifier sa pensée constante.

Il y a eu le Jaurès des débuts, néophyte du socialisme. Il y a eu le Jaurès de l’Affaire Dreyfus, qui aboutit au Jaurès vice-président de la Chambre, soutien du ministère Combes, partisan du Bloc des Gauches. Il y a eu le Jaurès du Congrès d’Amsterdam, se pliant sous la discipline. Il y a eu, enfin, le Jaurès ennemi de la guerre, le Jaurès pacifiste, celui qu’on a assassiné.

Tous ces Jaurès confondus n’en font qu’un : l’homme du progrès, l’homme de l’idée, le Défenseur du prolétariat, l’Apôtre. Et par-dessus tout, le Tribun. Il était l’homme de la foule ! Il lui fallait les vastes salles houleuses, où se pressent les multitudes enthousiastes. C’était là que son génie prenait son libre essor. Ceux qui ne l’ont pas entendu sont bien à plaindre. Ils n’entendront jamais rien de semblable. Ils ne sentiront jamais ce que c’est que l’Éloquence — mieux le Verbe fait Homme !

Je tenterais vainement de donner la vie à ce Jaurès dont la silhouette massive et robuste appartient déjà au passé. Des mots figés sur la feuille de papier ne peuvent nous restituer le formidable athlète du forum. Je vais demander la permission de me citer et d’emprunter à mon propre fond. Ce sont des pages bien oubliées, hélas ! et qui datent de 1906 — re-hélàs ! — publiées dans les Hommes du Jour.

Jaurès est à la tribune.

Autour de lui, à droite, à gauche, devant, derrière, des milliers de têtes, des visages crispés dans l’attention, des figures chauffées par l’enthousiasme et qui s’éclairent, par instants, d’un sourire de discrète approbation, des yeux qui s’illuminent, des lèvres qui s’entr’ouvrent en accent circonflexe… C’est le repas intellectuel des bipèdes… Le geste large, le regard perdu vers on ne sait quelle invisible étoile, Jaurès, superbe, magnifique, inouï, domine la foule haletante…

Pas un murmure. Pas un chuchotement. On n’ose plus se moucher. On réprime violemment au fond de la gorge la toux opiniâtre. Six mille individus, entassés dans la puanteur des haleines confondues et mêlées à la suffocation du tabac, sont là, le cou tendu, les tempes gonflées, le front ruisselant. On entend le bruit que font les poitrines oppressées… Au-dessus de cette multitude, Jaurès, grandiloquent, sublime, olympien !…

Tout est calme. La mer humaine ondule légèrement sous la brise des paroles. Mais, soudain, voici l’aquilon. La bourrasque surgit. La tempête se déchaîne. La voix du tribun s’enfle, grossit, emplit la salle, déborde dans la rue avec un fracas de tonnerre. Un frisson secoue l’auditoire. Des mots fusent comme des éclairs. Des mots explosent comme des obus. L’ouragan infernal déracine les volontés, abat les méfiances, broie les rébellions. Et quand Jaurès a terminé, quand, sa période assénée, il s’éponge et reprend haleine, six mille personnes, debout, trépignent, frappent des pieds, claquent des mains, hurlent de joie, comme tordues brusquement, dans un accès d’épilepsie. La salle croule sous les applaudissements. Une immense clameur monte, envahit tout.

Mais Jaurès commence à perdre la conscience de lui-même. Telle la Sibylle, qui écumait et se roulait à terre avant de prophétiser, il semble en proie à la fièvre oratoire. Il commandait tout à l’heure à ses auditeurs, les tenait sous son regard et les dirigeait à sa guise. Maintenant, c’est l’auditoire qui le tient, et il subit son influence. Le courant qu’il a provoqué reflue vers lui. Il ne voit plus clairement. Il perd la notion des choses. Et, les poings en l’air, ramassé sur lui-même comme s’il allait bondir, pareil à un athlète qui fait des poids, Jaurès soulève les métaphores les plus lourdes, jongle avec les images, entasse les allégories, multiplie les antithèses, pendant que la foule angoissée attend avec épouvante que le tour de force soit achevé.

Et ça devient tout simplement merveilleux. On voit Jaurès s’élancer vers les nuages avec la légèreté d’un séraphin pour dégringoler tout à coup au fond des océans. Le voici qui nous entraîne vers les splendeurs du pôle. Il faut le suivre. Bientôt nous allons explorer le passé et découvrir le futur. Avec une rapidité vertigineuse, nous allons tenter l’ascension des monts immaculés pour redescendre ensuite aux abîmes où rugit Léviathan. Nous traverserons des oasis de lumière, des forêts d’ignorance, des déserts de pensée ; nous verrons luire, dans le lointain, le phare du progrès, submergé, par moments, sous les nuages épais du mensonge et de l’erreur. Puis, comme un soleil éclatant, la Révolution sociale fera son apparition, tantôt calme, majestueuse, pacifique ; tantôt roulant parmi des fleuves rouges, des lueurs d’incendie et des clameurs. Derrière, s’entrebâillent les portes du Paradis nouveau et toujours futur, la bienheureuse société de demain où nous aurons tout à souhait, où les hommes seront doux comme des agneaux. Car c’est généralement dans une extase que s’achève l’ouragan. Le geste de l’orateur devient plus ample, la voix se fait onctueuse. La sérénité s’étend sur les visages et le Socialisme triomphant s’installe sur les ruines du Vieux Monde.

Et quand on sort de là, aux accents de l’Internationale clamée par six mille poitrines, quand on se trouve dans la rue, sous la grossièreté et les menaces des flics, on titube, on est saoul, saoul comme si l’on avait trop bu d’absinthe. On s’en va, la tête vide, la pensée absente, avec du bruit dans le cerveau, la tempête de tout à l’heure dans le crâne. On n’a rien retenu de ce qui a été dit. On ne se souvient plus. On revoit seulement, dans un brouillard, la silhouette démesurément grandie de Jaurès, levant ses poings vers le ciel, semblable à ces divinités géantes des montagnes qui, d’un souffle, font basculer les avalanches.

Ai-je exagéré ? Tous ceux (il en reste encore quelques-uns) qui ont entendu le tribun et se souviennent, affirmeront aux autres, aux jeunes gens qui parlent de Jaurès sans le connaître, que c’est bien ça. Mais Jaurès n’était pas seulement le héros de la tribune, le dieu qui, de son trident, soulevait ou apaisait les tempêtes. Il y avait aussi l’homme d’études, le normalien nourri d’Hegel et de Spinoza. Et il y avait le paysan.

Jaurès était né à Castres, non loin de Cahors qui nous a donné un autre tribun : Léon Gambetta. Le Midi fournit beaucoup d’orateurs et de ténors. L’enfance du futur socialiste fut exempte de heurts. Il entra à Normale, en sortit professeur, et s’en alla enseigner la philosophie à Albi, puis à Toulouse. Mais, déjà, Jaurès s’orientait tout doucement vers le socialisme. Il fut élu, cependant, en qualité de républicain modéré, mais ferme. C’est à cette époque qu’il se risqua timidement vers les bureaux de la Revue Socialiste de Benoît Malon. Il ne reçut pas un accueil enthousiaste. Il se présentait d’ailleurs gauchement, timidement. Cette déconvenue ne l’éloigna nullement du socialisme.

Battu aux élections suivantes, il se présenta au doctorat avec deux thèses dont l’une fit scandale. Elle traitait des origines du socialisme allemand. Désormais, sa destinée était fixée. Le socialisme l’attirait irrésistiblement. Il n’hésite plus à donner son adhésion publique. Et le voilà de nouveau député, élu par Carmaux.

Alors ce sont les conférences, les meetings, les interventions bruyantes à la Chambre. Il apparaît comme un des chefs du parti, à côté des Jules Guesde et des Vaillant. Il est le leader de La Petite République. Il chante la Carmagnole et, comme on le dénonce à la Chambre, il fait remarquer, en riant, que cette vieille chanson est du fabuliste Florian. Puis, un beau jour, il plaide en Cour d’Assises pour Gérault-Richard qui avait injurié le président Casimir-Perier. Batailles sur batailles. Cela nous mène à l’inoubliable Affaire.

La gloire de Jaurès, ce sera de n’avoir aucunement tergiversé et de s’être rangé, dès la première heure, à côté d’Émile Zola. C’est à ce moment que nous, je veux dire les hommes de ma génération, l’avons approché, connu, apprécié. Depuis l’Affaire Dreyfus, mon culte pour le grand tribun ne s’est pas épuisé. Non que je fusse complètement d’accord avec lui. Dans La Guerre Sociale, du camarade Gustave Hervé, nous lui cherchions assez souvent querelle. Nous l’estimions trop modéré, « petit bourgeois », comme on dirait aujourd’hui. Et lui demeurait effaré devant nos écarts et nos incartades. Il y avait un fond curieux de naïveté chez ce grand homme qui planait si haut sur ses contemporains. Je me souviens qu’après le Congrès de Nîmes, alors que nous filions dans une guimbarde vers le Pont-du-Gard, je jetais un coup d’œil complice à Renaudel et je m’exclamais :

— J’en ai assez des Insurrectionnels.

Les « Insurrectionnels », c’était la tendance du citoyen Gustave Hervé et de La Guerre Sociale.

— Comment, demanda Jaurès, vous voulez les abandonner ?… Deviendriez-vous plus sage ?

— Ce n’est pas ça, dis-je, je les trouve trop pâles. Je veux constituer une autre tendance.

— Et laquelle ?

Je lançai, sans rire :

— Les Émeutiers.

Alors, Jaurès leva les bras au ciel, secoua la tête et me contempla avec un reflet de pitié dans les yeux :

— Mon pauvre enfant !… Vous ne serez jamais sérieux.

Autour de nous, on se tordait. Le naïf Jaurès marchait. Il y avait, chez lui, une inépuisable candeur. Curieux amalgame. Quand on allait s’asseoir à côté de l’homme privé, après avoir entendu le tribun, on n’y comprenait plus rien. Il avait la tête dans le ciel et ne regardait pas à ses pieds. Mais cela ne l’empêchait point de voir plus clair, plus loin et plus haut que les autres.

Sa simplicité, j’allais dire son ingénuité, pour tout ce qui touchait à la vie quotidienne, dépassait tout ce qu’on peut imaginer. Ce qui n’empêchait nullement Jaurès de conserver les vertus du paysan finaud et doué de bon sons. Mélange déconcertant. Selon que l’on prend Jaurès à la tribune du Palais-Bourbon, dans une salle de meeting ou dans son cabinet de travail, l’homme varie. Il y a ensuite, au restaurant, à la brasserie, dans la rue, un autre Jaurès que ses amis seuls ont bien connu, un Jaurès bon enfant et plein de naïveté. Tous ces Jaurès associés ne font qu’un : le paysan méridional, bonhomme et avisé, travailleur obstiné, cerveau encyclopédique, âme brûlante dévorée par le génie.

Jules Renard a écrit : « Près de Jaurès, j’ai une admiration attendrie. » C’était bien cela en effet. On le sentait si haut, si lointain, et cependant, si près. Il vous dépassait de toute sa puissance intellectuelle, de toute son érudition inépuisable ; mais il savait se tenir au niveau de chacun. Il ignorait la haine. Mais il souffrait sans l’avouer. Il souffrait de n’être pas toujours compris, de voir ses efforts systématiquement dénaturés. Je l’entends encore, après tant d’années envolées, dans cette salle montmartroise où il examinait les théories du Sans-Patrie, Gustave Hervé. L’auditoire frémissait d’enthousiasme. Les applaudissements roulaient dans un bruit de tonnerre. Alors Jaurès s’interrompit et, avec un accent d’une telle sincérité que la salle sombra dans le silence angoissé, il s’écria :

— Je vous en supplie, mes amis, ne m’applaudissez plus. Essayez seulement de me comprendre.

Hélas ! il ne fut pas toujours compris, même dans son entourage, même de sa famille, au sein de laquelle il dut lutter. Mais ses adversaires, eux, le comprenaient et savaient que Jaurès, c’était le grand danger, l’homme à abattre et à déshonorer, si possible. Ils ne le lâchaient point, le représentant comme un agent de l’étranger, particulièrement de l’Allemagne. Jaurès, traître, tel est le thème que les forbans de la réaction ont développé pendant des années. Au premier rang de ces vils insulteurs il faut placer Charles Maurras. Le sophiste des Martigues poursuivit le tribun d’une haine tenace et il ne craignait pas d’écrire des choses dans ce genre :

« Chacun le sait, Jaurès, c’est l’Allemagne ! Or, quand M. Jaurès fait du patriotisme à la Chambre, il n’y a personne dans les travées, dans les tribunes, pas un collègue, pas un journaliste, pas un huissier pour lui jeter les pommes cuites auxquelles a droit ce misérable. »

À de telles basses injures, Jaurès opposait son inaltérable sérénité. Et il poursuivait sa besogne pour la paix du monde. Comme Rappoport lui signalait un jour l’un des plus venimeux articles de Maurras, le tribun haussa les épaules :

— Cela n’a pas d’importance. M. Charles Maurras ne peut me pardonner de ne jamais le citer.

Cela avait, pourtant, beaucoup plus d’importance qu’il ne l’imaginait, puisqu’au bout de ces déclamations et de ces exhortations, on devait rencontrer l’assassinat.

Il faut bien qu’on le souligne. En dépit de leurs protestations tardives et de la « majesté de la mort » invoquée par Maurras, les gens de L’Action Française sont les responsables directs de la mort de Jaurès. Ce n’est pas en vain qu’on surexcite, qu’on chauffe, qu’on entraîne méthodiquement des partisans et qu’on les habitue à cette idée de la trahison et de la malfaisance d’un homme public. Le résultat d’une telle campagne était prévu.

Mais je reviendrai là-dessus. Je voudrais, pour l’instant, étudier le Jaurès dressé contre la guerre.

Ce Jaurès, l’une des dernières fois que je l’ai rencontré, c’était dans un petit café du quatorzième. Il revenait, en compagnie de Graziani, de faire une conférence dans la banlieue Sud. Nous étions, en pleine période électorale et nous luttions avec rage contre la loi de trois ans, dont M. Barthou prétendait nous faire cadeau. Le candidat républicain du quartier s’appelait Bouglé. C’était un universitaire, et, comme tel, il avait toute la sympathie de Jaurès. Mais par malheur on ne savait pas très bien si ce candidat était pour ou contre les trois ans.

Grave discussion autour de nos demis de bière. Graziani fonçait, avec toute son impétuosité corse, sur Bouglé. Mauranges défendait le professeur, d’accord en cela avec Jaurès. Je me mis alors à taquiner le tribun. Je lui dis, le plus sérieusement du monde :

— C’est bien simple. Au premier tour, je vote pour le socialiste. Et, au deuxième, je vote pour le réactionnaire ! Ça fera compensation.

Jaurès me regarda un peu effaré. Puis il répliqua :

— Vous êtes formidable.

« Formidable », c’était son mot, son adjectif de prédilection. Au Congrès de Nîmes, quelques années avant, comme je descendais de la tribune après avoir émis un certain nombre de sottises, j’entendis Jaurès qui s’exclamait :

— C’est formidable… formidable !

Mais le plus « formidable » au cours de cette soirée de causerie, ce fut quand j’avançai que la guerre aurait au moins l’utilité de nous apporter la révolution. À l’énoncé de cette ânerie, Jaurès se fâcha tout rouge.

— Non, pas ça ! gronda-t-il. Pas dans le sang, pas dans les tueries.

Il aurait préféré ne jamais voir surgir la révolution que de la payer du prix des massacres.

Quelques jours après, j’allai l’entendre au Gymnase Huyghens. Quand Jaurès venait parler au quatorzième, dans Montparnasse, j’assistais à un curieux spectacle. Je trouvais, là, mon vieil ami Dios, un vétéran du socialisme, l’un des fondateurs du Parti Ouvrier en France. Dios était un compatriote du tribun, et tous deux prenaient plaisir à échanger quelques mots dans leur patois natal. Mais le petit spectacle avait lieu après la réunion, quand Jaurès descendait de la tribune. Il fallait le voir alors, trempé de sueur, haletant, rompu. À la tribune, il fournissait un effort physique « formidable ». Il se tenait là comme un athlète, ramassé sur lui-même, tous les muscles tendus. Après ça, il était en nage, il fondait…

C’est pourquoi on le voyait toujours arriver avec une petite valise, contenant une flanelle et une chemise. L’opération de la tribune terminée, Jaurès se précipitait dans un coin, s’épongeait, changeait rapidement de linge. Mais, au Gymnase Huyghens, c’était le père Dios qui se chargeait bénévolement de retaper et d’essuyer le tribun.

Le spectacle n’était pas banal. Jaurès, le torse nu, continuait à bavarder, se secouait furieusement, gesticulait. Le père Dios, une serviette à la main, se fâchait :

— Tenez-vous donc tranquille, milladious !

Ce soir-là, je lui parlai de Jean-Paul Marat, l’Ami du peuple. Il me dit :

— C’était l’âme de la Révolution… Je l’ignorais presque. Je l’ai découvert en écrivant mon histoire.

Il ajouta, en riant :

— On apprend à tout âge.

Ce sont les dernières paroles que j’ai recueillies de Jaurès. Je ne l’ai pas revu, par la suite. Mais j’ai pu savoir quel rôle il avait joué à la veille de la guerre, quelles inquiétudes le harcelaient et comment il s’était dressé, frémissant, contre l’infâme. Ah ! s’il avait vécu ! Mais quand j’évoque ses derniers moments, j’éprouve une sorte de sentiment vaniteux et puéril en songeant que le tribun a pu, rapidement, m’accorder une pensée. Voici comment. L’assassin guettait dans la rue. Jaurès était assis à une table du Croissant, au milieu de ses amis. À ce moment, Dolié, du Bonnet Rouge, se dressa pour montrer à Jaurès la photographie de sa petite fille.

Cette photo avait ceci de particulier qu’elle était en couleur et sur verre. Il fallait l’examiner par transparence en pleine lumière.

— Curieux, dit Jaurès, comment avez-vous obtenu ça ?

C’était moi-même qui avais donné à Dolié l’adresse d’un photographe amateur, lequel venait précisément de découvrir une méthode nouvelle. Ce photographe se nommait Lanciot. C’était une manière de savant. Il avait commencé par expérimenter son procédé avec ma fillette, qui comptait à peu près quinze mois, comme celle de Dolié. Naturellement, je montrais la photo à tous ceux qui voulaient la voir. Et Dolié, alléché, s’était précipité chez Lanciot.

Il expliqua la chose à Jaurès qui s’exclama en riant :

— Ah !… C’est Méric qui… À propos, on ne le voit plus. Qu’est-ce qu’il devient ?

Eh bien ! ce n’était rien, ces quelques mots jetés en passant. Rien. J’en tire un orgueil insensé. Des années sanglantes et lugubres ont filé. J’ai mis ces paroles sous verre ; elles sont encadrées dans mon cœur. Je les porte en moi comme des reliques.

Jaurès et la guerre ! Le 28 juillet, nous conte Rappoport, qui s’est constitué l’historiographe du tribun, après l’avoir, ma foi, assez copieusement maltraité dans les congrès, il était à Bruxelles, en compagnie de Guesde, de Vaillant, de Sembat, de Jean Longuet. Il tentait un suprême effort pour sauver la paix. Il faisait encore confiance au gouvernement français. Il s’écriait :

— Les dirigeants hésitent. Profitons-en pour nous organiser. Nous, socialistes français, notre devoir est simple. Nous n’avons pas à imposer à notre gouvernement une politique de paix. Il la pratique. Moi, qui n’ai jamais hésité à assumer sur ma tête la haine de nos chauvins par ma volonté obstinée, et qui ne faiblira jamais, d’un rapprochement franco-allemand, j’ai le droit de dire que le gouvernement français veut la paix.

Malheur !

Et il terminait ainsi :

— Au début de la guerre, tout le monde sera entraîné. Mais, lorsque les conséquences et les désastres se développeront, les peuples diront aux responsables : « Allez-vous-en et que Dieu vous pardonne ! »

Quelques jours après, dans l’Humanité, il écrivait (c’est son dernier article, 31 juillet) :

« Si l’on juge de ce que serait la guerre elle-même et des effets qu’elle produirait par la panique, les sinistres rumeurs, les embarras économiques, les difficultés monétaires, les désastres financiers que déchaîne la seule possibilité du conflit, si l’on songe que, dès maintenant, il faut ajourner le règlement d’échéances et se préparer à décréter le cours forcé de petites coupures de billets de banque, on se demande si les plus fous et les plus scélérats des hommes sont capables d’ouvrir une pareille crise. »

Ils en étaient capables et ils l’ont bien montré.

Jaurès disait encore :

« Pour résister à l’épreuve, il faut aux hommes des nerfs d’acier ou plutôt il leur faut une raison ferme, claire et calme. C’est à l’intelligence du peuple, c’est à sa pensée que nous devons, aujourd’hui, faire appel si nous voulons qu’il puisse rester maître de soi, refouler les paniques, dominer les événements, et surveiller la marche des hommes et des choses pour écarter de la race humaine l’horreur de la guerre. »

Ah ! il l’avait enracinée au cœur, la haine de la guerre ! Il se levait, tout son être exaspéré, tordu de douleur, contre la perspective des boucheries. Qu’aurait-il fait, qu’aurait-il dit par la suite ? Il est aisé de le prévoir. Il serait demeuré, poings crispés, têtu, horrifié, face à la guerre, contre la guerre.

C’est pourquoi on l’a tué.

Et ceux qui l’ont tué, à coups de diffamations, d’appels meurtriers, d’excitations odieuses, sont toujours là, ricanant, triomphant. Ils n’ont pas fait la guerre ; ils ne feront pas davantage la prochaine, la « der des der », qu’ils appellent de tous leurs vœux.

Les messieurs dont je viens de parler, ce sont nos vieux et bons amis de l’Action Française. À l’époque où Jaurès apparaissait à tous comme l’Apôtre de la Paix et du Progrès, ils faisaient rage contre lui. Ils n’étaient pas les seuls, certes. Il y avait aussi Urbain Gohier. Mais Gohier, c’est autre chose. Ce pamphlétaire a des haines terribles et qui ne s’apaisent point avec le temps. Il a déchiré Jaurès à belles dents. Il a continué même après la mort du tribun. Seulement, chez lui, pas de calcul, pas de calomnie systématique. Il exprime avec violence, avec férocité, sa haine, sa soif de vengeance. Il est prêt, à l’occasion, à agir directement, personnellement. On peut déplorer certains égarements. On doit reconnaître qu’il n’est pas de l’école de Maurras et Cie.

La haine de Gohier pour Jaurès date des polémiques de l’Aurore et de la Petite République qui fleurirent à l’occasion de la communion de la fille du tribun. Gérault-Richard s’en mêla. Les choses tournèrent à l’aigre. Il faut ajouter, pour demeurer dans la vérité historique, que les socialistes guesdistes, pour la plupart rédacteurs au Petit Sou d’Edwards, étaient aussi enragés que Gohier et qu’ils n’épargnaient nullement Jaurès. Ils confièrent même à Gohier que Clemenceau venait de pousser hors de l’Aurore la rédaction en chef du Droit du Peuple, quotidien guesdiste de Grenoble. Détail amusant. L’un de ceux qui aboyaient le plus fort après le tribun, dans ce même Petit Sou, fondé par le beau-frère de Waldeck-Rousseau, n’était autre que Jacques Dhur qui acquit, par la suite, une certaine célébrité et qu’on vit conférencier à côté de Jaurès pour réclamer la liberté de Gustave Hervé. Ces choses-là valaient d’être rappelées.

Revenons aux gens du Roy (ne pas oublier l’y, ça fait jaunir Daudet). En juillet 1914, c’est-à-dire quelques jours avant la guerre, Charles Maurras écrivait, sous ce titre : « Le sérieux du régime », les lignes qui suivent :

« M. Jules Guesde a accusé M. Jaurès de HAUTE TRAHISON. C’était bien dit. Mais qu’a-t-il fait ? Va-t-il se séparer de ce traître ? »

Or, il faut qu’on sache qu’en écrivant ces lignes, M. Charles Maurras, apologiste du faux Henry, commettait un faux. Guesde, au cours d’un congrès, s’élevant contre la tactique de la grève générale, avait dit que « ce serait un crime de haute trahison contre le socialisme ». Personne ne s’était trompé sur la pensée du chef socialiste. Mais Maurras crut bon de supprimer les mots « contre le socialisme ». Il ne restait plus que la « haute trahison ». Trahison concernant la France, évidemment. On voit le procédé, inspiré des plus pures méthodes jésuitiques.

Maurras poursuivait :

« Le Temps dénonce, blâme, censure et flétrit l’alliance des radicaux avec M. Jaurès (comme on voit, rien de changé, rien de nouveau sous le soleil), considéré comme ennemi public. C’est encore fort bien écrit. Mais que fera Le Temps ? S’abstiendra-t-il d’échanger des idées avec M. Jaurès, de confabuler avec lui comme avec un Français naturel et normal, et de lui proposer, le cas échéant, son alliance en bonne forme sur la proportionnelle avec quotient par exemple ?

« Oh ! si M. Guesde et Le Temps continuent à frayer comme par le passé avec l’homme qu’ils s’accordent à considérer comme un traître, nous n’en concevons ni surprise, ni colère, ni mépris, ni même pitié. Nous nous contenterons de montrer la chose au public, de le prier de regarder, de réfléchir et de conclure… »

On a conclu. Dans ce public, auquel s’adressait Maurras, il y avait un malheureux échappé de jésuitière qui a réfléchi… et qui a agi.

Continuons à nous régaler de la prose maurrassienne :

« Chacun le sait, Jaurès, c’est l’Allemagne… Et quand Jaurès est nommé membre de la Commission de l’Armée ou qu’il entre dans la Commission mixte, chargée d’enquêter sur l’État-Major général et sur les bureaux de la Guerre, il ne se trouve même pas des hommes de sang français pour le conspuer comme il le mérite.

« Mœurs ignobles. Mœurs parricides. Je veux dire plus cruelles à la Patrie que la trahison de Jaurès lui-même. C’est en vouant ces mœurs au mépris de la France, c’est en nous refusant à les pratiquer et même à les tolérer, c’est en accordant nos actes à nos paroles que nous nous sommes fait tant d’ennemis puissants ! Mais la fidélité, la fermeté, la constance des amitiés qui nous suivent ont coulé de la même source. On sait que notre politique n’est pas de mots. »

Cela était écrit le 18 juillet 1914, trois semaines avant l’assassinat de Jaurès. Pour une fois, Maurras avait dit vrai. Sa politique n’était pas de mots.

Mais j’ai gardé, pour l’épingler à part, la conclusion de cet article meurtrier. La voici, dans toute sa splendeur :

Au réalisme des idées correspond le sérieux des actes.

Le sérieux des actes ! C’était clair. La menace n’était même pas déguisée. On commençait par accuser Jaurès de trahison. On s’appuyait sur un texte tronqué de Jules Guesde pour laisser croire que les propres camarades du tribun le considéraient comme un traître. On en appelait aux « pommes cuites ». Et puis le trait de la fin. Pas de mots. Le sérieux des actes.

Naturellement, de telles exhortations ne tombaient pas dans l’oreille de sourds (quoique venant d’un sourd). Un triste minus habens, macéré dans l’onanisme et fabriqué par les bons pères, absorbe cette prose. Il comprend, il croit comprendre. Jaurès, un traître. Jaurès, l’ennemi de la Patrie ! Jaurès, l’Allemagne ! Et nul ne se lève pour le châtier. Alors il s’arme d’un revolver, guette patiemment, et, à l’heure même où Jaurès devenait le plus indispensable au pays, il abat lâchement cette magnifique intelligence. Nous sommes en plein dans le « sérieux des actes ». Après ça, les Maurras, les Daudet, les Pujo aux grands pieds, se frappent la poitrine. Ils disent comme l’autre : « Nous n’avions pas voulu cela ! » Tartufes !

Ajoutez à la prose pâteuse de Maurras, les injures prodiguées par le Bouffon du Roy durant des mois et des mois. Les fesses de Jaurès ! Jaurès botté ! Jaurès Mes-Bottes ! Herr Jaurès ! Jaurès du Clan des Ya ! etc., etc.

Et essayez de mesurer la responsabilité de ces faisans journalistiques qui, d’ailleurs, persévèrent et continuent à multiplier leurs appels à la violence et au meurtre.

Laissons cela. Négligeons même ces basses injures dont les paladins du Roy s’efforcent de salir la mémoire du tribun. Entre eux et lui, la cause est jugée. Mais l’historien ne devra pas négliger de ramasser les phrases de Maurras et les facéties sanglantes de Daudet. Cela lui permettra de discerner les causes de l’assassinat et de situer exactement les responsabilités.

Je voudrais, pour terminer, étudier Jaurès historien de la Révolution française (il y faudrait des pages et des pages), car je crois que c’est là qu’on peut saisir le mieux sa pensée et, d’après les jugements qu’il porte sur les hommes et les faits, dégager l’attitude qu’il aurait adoptée au cours de la guerre et devant la Révolution russe.

L’Histoire socialiste de la Révolution est un indestructible monument. Jaurès a puisé à des sources nouvelles ; il s’est documenté directement, en lisant avec attention les journaux populaires de l’époque, en particulier ceux de Jean-Paul Marat, L’Ami du Peuple, qu’il a ainsi découvert comme il le confiait en riant. Et il restitue à ce grand calomnié sa véritable physionomie. L’homme de sang et de massacre, l’homme qui réclame constamment des têtes, devient avec Jaurès, qui le connaît bien, un politique de « sens très pénétrant », avec une « tactique de sagesse et de modération ». Il fait le plus souvent un « suprême effort d’impartialité et de sérénité ». Cependant, Jaurès ne l’aime point. Il persiste à voir, en lui, un être en proie à la « méfiance soupçonneuse et à la haine maladive ». Ce qui ne l’empêche nullement de lui rendre complètement justice.

Il n’aime pas beaucoup plus Robespierre, l’homme-prêtre. Mais il l’explique et le situe avec une rare clairvoyance. Il étudie le « grand drame » qui se joue dans « cette âme un peu aride ». Robespierre, plutôt pessimiste, ne veut pas détruire les « réserves d’espérance léguées par le passé » ; il cherche à adapter le christianisme. Son grand tort est d’avoir voulu « prolonger la foi du peuple, sous prétexte que sa moralité était traditionnellement liée à sa foi ». Cela rappelle un peu le couplet sur la vieille chanson qui a bercé l’humanité. Mais Jaurès était pour la science, la vue claire et nette des réalités modernes, la libération des esprits.

C’est pourquoi, son homme, c’est Danton. Jaurès n’a pas assez lu Albert Mathiez et il ne sait point de quelles faiblesses boueuses était composée l’âme de cet « aristocrate du poumon » dont la vénalité donne le vertige. Aujourd’hui, on n’ose même plus discuter l’homme de l’audace et, récemment, dans son volume sur les Hommes de la Révolution, M. Louis Madelin lui-même, tenant compte des précisions apportées par Albert Mathiez, cédait du terrain. Danton, c’est la grande prostituée ; Victor Hugo, dans Quatre-Vingt-Treize, avait vu clair et, avec la divination du génie, il lui fait dire : « Je suis une fille publique, j’ai vendu mon ventre, mais j’ai sauvé le monde. »

Mais Jaurès parle de cette « idole pourrie » avec tendresse, en enthousiaste. « C’était un grand et large souffle… L’âme de Danton est grande et comme son esprit est haut !!… La parole de Danton, c’est comme un torrent tumultueux et clair qu’alimente l’eau des cimes… Pas une pensée venimeuse ou basse ; pas une insinuation calomnieuse… » Le tribun Jaurès se mire dans le tribun Danton. Par malheur, il n’a vu que l’aspect public de l’homme. Il ne l’a pas suivi, il n’a pas voulu le suivre dans ses calculs, ses combinaisons, ses crapuleuses jouissances, ses lâchetés… Danton était un aventurier de génie, mais un aventurier. Il n’avait point la passion douloureuse d’un Marat, la rigidité froide d’un Robespierre, le renoncement supérieur d’un Saint-Just. Cependant, cette admiration pour Danton — le Danton de la légende — explique tout Jaurès. C’était cela son rêve : se jeter à corps perdu dans la mêlée, soulever les foules, réveiller les consciences et les volontés, animer — l’Animaleur ! Et sa grande supériorité, c’est que lui, Jaurès, ignorait les satisfactions bêtes d’ici-bas, méprisait l’argent, tout entier à son apostolat. Avec ça, profondément réaliste, son bon sens de paysan constamment en éveil. Nous ne sommes pas des ascètes, proclama-t-il un jour. Parbleu ! Et je me souviens qu’un autre jour, à la Cour d’Assises où il était appelé en témoignage dans un procès contre des antimilitaristes, quelqu’un lui ayant demandé : « Que feriez-vous si vous rencontriez un tigre sur votre chemin ? » Jaurès répliquait, parmi les rires : « Je ne suis pas Bouddha ! »

Il n’en reste pas moins qu’on continuera à tirer à hue et à dia, et à l’écarteler, chacun voulant se servir de lui. Qu’aurait-il fait ? Qu’aurait-il dit ? Quelles réactions auraient provoquées chez lui les problèmes de la guerre, de l’après-guerre, du bolchevisme ? Il serait vraiment enfantin de vouloir dégager cet inconnu. Jaurès-Danton aurait-il accepté la révolution à la sauce tartare, comme disait l’excellent Rappoport, avant que de se camoufler en orthodoxe ? Se serait-il dressé contre la dictature de Caliban ? Quien sabe ? Mais le plus drôle et le plus triste, c’est de lire chaque matin, dans le journal de Marcel Cachin, en manchette ; « Jaurès, fondateur. » Misère !



  1. Écrit en 1929.