À travers la jungle politique et littéraire, 2e série/5

Librairie Valois (2e sériep. 92-106).


Une mauvaise plaisanterie


Il est toujours plaisant de fouiller, au hasard, dans la hotte où s’entassent pêle-mêle les années poussiéreuses et les chiffons du souvenir. On y pique, d’un coup de crochet, les petits événements oubliés et l’on fait surgir les visages éteints. Le jeu est drôle.

Pour l’instant, je voudrais vous conter une vieille histoire qui fit quelque bruit à son époque — une histoire qui, au fond, n’était qu’une sale blague, laquelle s’accomplit et réussit avec une ampleur inespérée. On en jugera, plutôt, pour peu qu’on veuille me suivre.

En ce temps-là, nous étions quelques journalistes et militants qui villégiaturions dans l’agréable maison de campagne de la Santé. Notre crime consistait en des articles incendiaires ou des propos publics trop véhéments. Cela se passait sous le premier proconsulat de Clemenceau, girouette ministérielle, qui venait brutalement de piétiner ses plus pures convictions et brûlait cyniquement tout ce qu’il avait adoré.

Pour bien situer les faits, j’indique que nous étions en l’an de grâce 1909, au joli mois de mai, et que nous nous morfondions dans nos cellules. Que faire en un tel gîte, à moins que l’on ne songe… à se distraire un peu ? Nous décidâmes de tenter une blague, une formidable blague dont le président du Conseil, notre ennemi, était tout naturellement la victime indiquée.

Mais quelle blague ? Qu’inventer ? Nous nous étions arrêtés à plusieurs idées, aussitôt rejetées parce que jugées médiocres. Et nous allions abandonner notre projet ou, du moins, le différer, lorsque soudain, une lueur dans l’esprit ! Euréka ! Je puis le dire aujourd’hui sans la moindre velléité de modestie, c’est moi qui imaginai la chose. Ce fut par ma faute que la presse française et l’opinion se virent bouleversées pendant plus de quinze jours, que la police se tint en alerte, que de hauts personnages tremblèrent. Mea culpa. Je proclame ma responsabilité. Mais je ne puis m’empêcher de rire en évoquant ces joyeux incidents.

Voici ce que je trouvai. Oh ! c’était bien simple. Un concours. Rien qu’un concours. Seulement celui-là s’intitulait, en grosses capitales, larges comme le doigt :
ATTENTION ! DOIT-ON LE TUER ?

De qui était-il question ? Et qui devait-on tuer ? On se gardait bien de le dire. Mais il ne faut pas oublier que nous vivions sous le règne de Clemenceau, surnommé alors le Grand Flic, et qui venait de conquérir ses lettres de noblesse en fusillant les ouvriers de Draveil-Vigneux après les paysans de Narbonne. Et l’article que je publiai, dans le journal de Gustave Hervé, la Guerre Sociale, était plus que significatif.

Cet article, je l’ai conservé, presque pieusement, ma foi ! Je l’ai sous les yeux. Lisez :

Doit-on le tuer ?

« Lecteurs, mes amis, vous êtes priés de concentrer toute votre attention sur cette question ?

« Surtout n’allez pas croire que nous ouvrons ici un de ces vagues concours, comme on peut en voir dans les grands quotidiens, avec d’innombrables prix à l’appui. Nous ne promettons ni argent, ni bijoux, ni châteaux, ni automobiles. Nous faisons simplement appel à la clairvoyance et à la bonne volonté de nos amis pour nous aider à solutionner un problème délicat.

Doit-on le tuer ?

« Et, d’abord, de quoi s’agit-il ? Une plaisanterie douteuse se dissimule-t-elle sous le tragique de cette effarante question ? Va-t-on nous expliquer qu’il s’agit simplement de tuer le temps ou le Bœuf-Gras (rien pour l’Élysée)[1]. Non, amis lecteurs, détrompez-vous. Nous vous adressons cette demande avec tout le sérieux dont nous sommes capables. Il est bel et bien question d’un homme et d’un homme politique, d’un individu qui tient une place énorme dans les affaires de son pays, d’un individu dont la disparition brusque fera sensation, sera accueillie avec terreur par les uns, avec une joie féroce par les autres, d’un individu dont le châtiment mérité sera ensuite célébré dans l’Histoire.

Doit-on le tuer ?

« Naturellement, nous ne vous dirons pas le nom de cet homme politique et vous comprendrez aisément notre réserve. Qu’il nous suffise de vous indiquer que l’individu en cause est un gouvernant, qu’il a mérité la haine exaspérée du peuple, qu’il a semé le mal et la douleur, qu’il s’est efforcé par tous les moyens de restaurer le plus abject des régimes de tyrannie. Ce despote sanglant, après avoir, dans sa jeunesse, donné quelque espoir aux hommes de progrès, s’est révélé, par la suite, un abominable gredin. Il a trahi ses amis, renié son passé, oublié ses programmes. Il a fait appel aux soldats pour fusiller le peuple. Il a répandu le sang de ceux qui avaient placé leur confiance en lui. Il a fait jeter en prison tous les esprits libres qui osaient critiquer et dénoncer ses crimes. Abominable fripouille, arriviste sans scrupules, tyranneau sans conscience, cet individu ignoble entre tous a, selon nous, mérité cent fois la mort, trop douce encore pour le punir de ses forfaits.

Doit-on le tuer ?

Cela se terminait ainsi :

« … Ne vous pressez pas de répondre. Songez à la haute mission qui vous est confiée. Vous voilà promus au rang de juges. Ne l’oubliez pas.

« Et surtout, lecteurs, n’allez pas condamner à la légère. L’heure est grave. C’est précisément parce qu’il est ardu de se prononcer que nous crions vers vous : Aidez-nous de vos conseils.

« Amis lecteurs, répondez-nous. »

Doit-on le tuer ?

À peine paru, cet « appel au meurtre » provoqua une stupeur et l’indignation générale se donna libre cours.

Pensez donc. Provocation directe à l’assassinat ! Et l’homme visé, cela ne faisait pas de doute, c’était le président du Conseil. Le Parquet s’émut. Des poursuites, de tous côtés, furent réclamées.

Nous, au fond de notre prison, nous nous frottions joyeusement les mains. Ça marchait. Ça rendait.

Ça marchait même trop bien. Des militants de Paris et de province, enthousiasmés, faisaient imprimer des papillons portant la question fatidique : « Doit-on le tuer ? » Ces papillons étaient collés un peu partout, sur les murs, sur les arbres, dans les établissements publics. La police avait beau s’ingénier à les arracher. Ils refleurissaient de plus belle.

On ne voyait plus que cela. On ne parlait plus que de cela. Doit-on le tuer ? Doit-on le tuer ?

Et les réponses affluaient au journal où nous dûmes engager des employés supplémentaires pour dépouiller le courrier.

Doit-on le tuer ? Je n’ai jamais assisté à un pareil chahut. Et, aujourd’hui encore, après tant d’années évaporées, lorsque j’évoque cette sensationnelle affaire, je me sens gagné par une douce hilarité.

Car vous allez voir la fin de l’histoire. Et vous jugerez si la farce était supérieurement jouée.

En attendant, la grande presse donnait furieusement de la voix. Dans la Patrie, une feuille de l’après-midi, qui fit jadis notre joie, M. Émile Massard,


conseiller municipal nationaliste de Paris et ancien rédacteur au Cri du Peuple de Jules Vallès (où il publiait précisément des articles provoquant à l’assassinat), s’exprimait, d’une plume indignée :

« Un journal, écrivait-il, celui de M. Gustave Hervé[2], convie ses lecteurs à prendre part à un référendum sur cette question : Doit-on le tuer ?

« On désigne, en l’espèce, M. Clemenceau, président du Conseil.

« Son implacable adversaire répugne aux euphémismes et aux circonlocutions (l’implacable adversaire c’était votre serviteur, s’il vous plaît).

« Il écrit froidement : « Déjà le sort de cet individu est à peu près fixé ; un geste suffira pour le supprimer. Doit-on le rayer du monde des vivants ? »

« Et dire qu’il y a des gens qui hésitent à croire que nous vivons en pleine période révolutionnaire ! »

Ce que M. Massard, ancien journaliste révolutionnaire, a pu nous amuser durant quelques soirées, il ne s’en est jamais douté. Pour le remercier, je me mis à publier quelques extraits de sa prose de naguère. Il y avait, vraiment, de jolis couplets. Celui-ci, par exemple, qui date du 15 décembre 1883, à propos de la condamnation de l’anarchiste Cyvoct :

« Que la classe ennemie prenne garde ! En envoyant sur la plate-forme où finissent les assassins vulgaires, ceux qui — utilement ou non — sacrifient leur vie pour une idée, elle s’expose à de terribles représailles. L’échafaud deviendra piédestal, et le clan des exaspérés pourra crier avec succès, comme l’esclave antique :

Coule ! moisson vengeresse !
Coule ! coule ! sang du captif !

« Et, maintenant, que nos Cicérons méditent leurs catilinaires contre ces francs-tireurs du désespoir, que nous importe ; le jour où ils oseront faire passer une tête de socialiste à travers la lunette de la guillotine, ce jour-là, ils s’exposeront à une guerre autrement terrible que celle des barricades : LA GUERRE AU COUTEAU ! »

Comme on peut voir, ce bon M. Massard était tout à fait qualifié pour dénoncer l’article infâme de la Guerre Sociale. Mais il n’était pas le seul. Un autre chambardeur assagi, Gérault-Richard, s’indignait en ces termes (Paris-Journal) :

« Celui sur le compte de qui (sic) la Guerre Sociale ouvre le macabre référendum que l’on sait, ne courrait donc aucun risque si la sentence devait être exécutée par l’auteur de l’article. Les écrivains et les orateurs épuisent en paroles et en écrits leurs réserves de violence. Il leur arrive rarement de passer aux actes. »

D’une façon générale, l’impression dominante était que l’auteur anonyme de l’article meurtrier s’avérait un lâche. Il armait le bras des autres, mais se tenait prudemment dans l’ombre. Et tous les journaux de désigner la victime expiatoire que je n’avais pourtant pas nommée. Tous de reconnaître Clemenceau. C’était flatteur pour le vieil homme d’État.

Là-dessus, le Temps annonça des poursuites et des perquisitions.

Ça devenait de plus en plus sérieux. Mais nous nous tordions de plus en plus, à la Santé.

Et le macabre référendum, comme disait Gérault-Richard, se poursuivait. Et les papillons continuaient à voltiger. « Doit-on le tuer ? Doit-on le tuer ? »

Pendant plusieurs jours, la grande presse ne décoléra point. Chaque matin, elle réclamait des mesures énergiques, des arrestations, des condamnations. Elle suppliait le ministre intéressé de prendre des précautions et la police de veiller. Quant à l’intéressé, c’est-à-dire Clemenceau, il se laissait interviewer, après avoir arrêté net l’action du Parquet qu’il venait, tout d’abord, de mettre en branle. Et il déclarait, avec désinvolture, qu’étant donné le ton grossier des polémiques d’extrême gauche, cette provocation au meurtre ne l’étonnait nullement.

Le vieux matou, lui-même, semblait marcher.

Qui ne marchait pas ? Un seul journaliste, le vieux Jules Lermina, qui flaira la plaisanterie, la dénonça et en appela au calme. Ses avis ne furent pas pris en considération.

Cependant la farce, qui avait débuté victorieusement, menaçait de tourner à l’aigre. Il était fortement question de poursuites et la chasse aux militants s’organisait. Nous nous réunîmes à la Santé en une sorte de conseil de guerre.

— Ça devient dangereux, dit Almereyda. On va arrêter des tas de pauvres bougres et, même quand la plaisanterie sera dévoilée, on ne les relâchera pas. Il serait absurde de continuer à fournir un prétexte à la répression.

— Finissons-en, approuva Eugène Merle. D’autant que chaque matin les réponses au concours tombent en avalanche. S’il se rencontrait seulement, dans le tas, un illuminé pour passer aux actes, nous serions jolis.

À ces derniers mots, j’eus un petit tremblement. La chose pouvait parfaitement se produire. Et, à défaut d’un Harmodius (comme dit M. Charles Maurras) la police était bien capable d’organiser un faux attentat. Ainsi la blague tournerait finalement et lugubrement contre nous.

Il fallait se hâter. Non, mais voyez-vous que Clemenceau ait eu son petit attentat ! On aurait eu beau s’expliquer, affirmer que c’était une simple rigolade, nul n’aurait osé ajouter foi à nos dires. Nous étions infailliblement enfermés dans les lacets d’un terrible complot contre la sûreté de l’État. Et je songe aujourd’hui aux conséquences lointaines. Clemenceau exécuté ne serait pas redevenu ministre ; il n’aurait pas conduit la France à la victoire, et n’aurait pas confectionné son superbe traité de paix… Catastrophes sur catastrophes.

Aussi, dans le numéro de la Guerre Sociale, qui suivit, nous annonçâmes la clôture ainsi que les résultats de cet extraordinaire concours. À la question : « Doit-on le tuer ? » trois mille trois cent soixante-cinq lecteurs avaient répondu : Oui ! Et tous, sans la moindre hésitation, désignaient le président du Conseil, Clemenceau.

Ce référendum, qui en disait long sur sa popularité, a dû faire sensiblement plaisir au vieux Tigre.

Mais, tout en déclarant le chiffre des voix obtenues par le candidat malgré lui je m’expliquais, dans le même numéro du journal :

« Quand on prépare, écrivais-je, de semblables attentats, on ne le crie pas sur tous les toits ! On n’annonce pas à l’univers ses intentions. Ce sont des choses qui se font et qui ne se disent point.

« On ne conseille pas, on agit.

« Mais cela, lecteurs, vous l’avez parfaitement compris. Vous avez saisi, dès les premières lignes, notre pensée intime ! Et vous avez tout simplement profité de l’occasion offerte pour exprimer vos sentiments et crier votre haine.

« Trois mille trois cent soixante-cinq d’entre vous ont feint de croire qu’il s’agissait de Clemenceau. Quelques autres, très rares, ont voulu croire qu’il s’agissait de Briand.

« Mais tous vous avez reconnu l’abominable tyran dont il est question. Tous vous avez flairé le bourreau, rouge encore du sang de ses victimes.

«… Il ne nous reste plus qu’à mettre un nom sur cette face de gredin sinistre, afin que nul ne s’y trompe désormais.

« Quel est donc le monstre qu’il est utile de rayer du monde des vivants ?

Son nom ? Je ne sais point s’il est doux et sonore.

« C’est celui du plus effroyable assassin des temps modernes. C’est celui d’un homme qui, après avoir courbé une nation sous la terreur, a cessé aujourd’hui d’être dangereux. Vaincu et prisonnier, il est actuellement entre les mains de ses adversaires. L’heure de l’expiation va bientôt sonner pour lui.

« Que va-t-on en faire ? Comment va-t-on se résoudre à châtier ses forfaits ? Un tribunal va-t-il se réunir, comme autrefois, pour le roi Louis XVI et le condamner à mort ?

« Doit-on le tuer ?

« Car l’homme dont il s’agit, ô journalistes apeurés ! ô reporters ignares ! ce n’est pas votre patron, le premier flic de France — qui, d’ailleurs, ne vaut guère mieux — c’est tout simplement Abdul-Hamid, sultan dépossédé de Turquie. »

Cette révélation inattendue fit l’effet d’un coup de massue. Plus un mot dans les journaux. Plus une ligne. Silence absolu. Seuls, quelques confrères, qui n’avaient pas donné de la voix contre nous, affirmèrent qu’ils avaient deviné le tour.

Mais la Guerre Sociale triomphait sans ménagements, ni modestie !

« Et dire, ajoutait-elle, qu’on a parlé sérieusement de poursuites, de provocation au meurtre.

« Dire que tous ces gens-là ont marché !

« C’est ça, l’esprit parisien ! Ça, les représentants de la vieille gaîté française.

« Tuer Clemenceau ! Et pourquoi, s’il vous plaît ? Sa veille carcasse vaut-elle qu’un militant lui offre le sacrifice de sa vie ?

« Il se tuera bien tout seul.

« Lui, du moins, ne s’y est pas trompé. Il a fait preuve — on peut bien lui rendre cette justice — de plus de clairvoyance que tous ses défenseurs payés et attitrés. Il a flairé la blague. Il a demandé au Conseil des ministres de surseoir aux poursuites.

« Mais les autres ? Les autres qui se sont carrément indignés, qui ont jeté l’anathème sur la révolution, qui nous ont dénoncés à la colère des honnêtes gens ?

« Quels idiots, vraiment, quels idiots !

« Tout de même, avouez que si nous n’avons pas voulu nous offrir la peau de Clemenceau, nous nous sommes avantageusement payé sa tête. »

Ainsi se termina cette admirable plaisanterie. Mais, après bientôt vingt années, je ne puis me défendre d’un frisson désagréable en songeant que, dans la foule des lecteurs emballés, il aurait bien pu se dresser quelque maboul pour prendre la suggestion au sérieux.

Il ne faut pas trop jouer avec le feu.

Il y eut une sorte d’épilogue assez amusant à cette histoire déjà drôle. D’abord dans les rangs des purs, des « vrais de vrais » de la Révolution, des voix s’élevèrent furieuses. Comment, il ne s’agissait que d’Abdul-Hamid ! On nous accusa de « dégonflage ». Nous avions pris peur, à la dernière minute. Nous avions reculé. On nous voua au mépris des militants sincères.

Puis il y eut un autre concours. Celui de l’Œuvre qui, en ce temps-là, consistait en un pamphlet hebdomadaire, dirigé par Gustave Téry et Urbain Gohier, et menait une campagne féroce contre Clemenceau et Aristide Briand. Elle avait alors un certain retentissement — et s’affirmait plutôt nationaliste et antisémite. Elle a sensiblement changé par la suite, en devenant quotidienne.

Or, l’Œuvre s’était avisée d’ouvrir, elle aussi, son petit concours. Et elle demandait à ses lecteurs : « Doit-on le dire ? » De quoi s’agissait-il ? D’une aventure un peu scabreuse, survenue dans sa jeunesse au ministre Briand. Journaliste et militant socialiste, il avait eu la malchance de se faire pincer en galante compagnie, par un garde-champêtre incorruptible. Vous voyez ça d’ici. En réalité, et si j’ose m’exprimer de la sorte il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Mais les adversaires s’emparèrent de l’incident qu’ils grossirent démesurément et poursuivirent l’homme public de leurs sarcasmes.

Naturellement, nous ne rations pas une occasion de rappeler ce malencontreux incident. J’ai écrit là-dessus je ne sais combien de pages facétieuses qui sont, je le déclare franchement, parmi celles que je regrette aujourd’hui. On pouvait combattre le ministre, qui venait d’abandonner le parti socialiste, de toute autre façon, avec d’autres armes et d’autres arguments.

Mais, à ce moment-là, on n’y regardait pas de si près. Et, toujours dans le désir d’être agréable à Briand, l’Œuvre réclamait les lumières de ses lecteurs. Fallait-il fouiller dans la vie privée de l’homme d’État ? Fallait-il rappeler la mésaventure qui le signalait à l’attention à l’aurore de sa carrière politique ? En un mot : Fallait-il le dire ?

Et, en même temps qu’elle annonçait son concours. l’Œuvre répondait au nôtre, comme voici :

Doit-on le tuer ? demande la Guerre Sociale.

Doit-on le dire ? demande l’Œuvre.

Réponse : on doit le tuer ; on ne doit pas le dire.

Voilà comment on s’amusait. Mais le concours de l’Œuvre comportait quelques prix. Il y avait, si mes souvenirs sont bien précis, un brevet de palmes académiques en blanc sur lequel l’heureux gagnant n’avait plus qu’à inscrire son nom. Et il y avait aussi un panier de bouteilles de Loupillon — le vin du président Fallières.

Alléché, je répondis dans les Hommes du Jour, non pour les palmes, mais pour le vin. Et je triomphai. Malicieusement l’Œuvre décerna le premier prix aux détenus politiques de la Santé, victimes de l’arbitraire gouvernemental.

Un soir, comme nous étions réunis dans le parloir, un gardien s’avança vers moi, l’air inquiet. Il me dit :

— J’ai quelque chose pour vous… Seulement, voilà, je ne sais si je puis…

— Qu’est-ce donc ?

— Du vin. Il y a cinq ou six douzaines de bouteilles… Que faut-il en faire ?

— Du vin… Ça doit être un ami qui m’envoie ce cadeau. C’est gentil… Eh bien ! mettez les bouteilles dans ma cellule.

— C’est que… je n’ai pas d’ordres.

La discussion se prolongea. Le brave gardien craignait évidemment de nous voir nous livrer à un excès de boisson. On finit, pourtant, par se mettre d’accord. Il fut entendu qu’on nous débiterait, chaque matin, quatre ou cinq litres — pas davantage.

Là-dessus, un télégramme : L’Œuvre a le plaisir d’annoncer aux prisonniers politiques de la Santé qu’ils viennent de gagner le premier prix à son concours : « Doit-on le dire ? », et elle leur envoie, avec tous ses vœux de prompte libération, une barrique de vin du Loupillon.

Nous débouchâmes, pleins de joie, la première bouteille et nous trinquâmes à l’Œuvre. Mais il faut bien que je le dise (doit-on le dire ?), ce vin du père Fallières, ce vin loupillonnesque était tout simplement imbuvable. Téry fut-il abusé sur sa provenance ou bien la réputation de ce cru démocratique était-elle surfaite ? Toujours est-il que nous laissâmes tomber cette loupillonnade sans saveur.

Heureusement, il y avait Gustave Hervé qui venait nous « visiter ». On lui conta la chose et l’on sortit une nouvelle bouteille. Il but et prononça :

— Épatant, ce petit vin-là.

C’était une vinasse exécrable.

Hervé en empocha quelques bouteilles, absorba le reste, peu à peu dans le petit jardin de la Santé. Je le revois, hilare, brandissant la bouteille. Il faisait sauter le bouchon et s’exclamait :

— Doit-on le tuer ?

Sur quoi, Almereyda me poussait du coude :

— Décidément, il n’a jamais rien connu et ne connaîtra jamais rien en matière de vins ? Un véritable profane !…

Il ajoutait, en pinçant les lèvres :

— Doit-on le dire ?

  1. C’était alors M. Fallières qui présidait la République. On l’appelait le Bœuf élyséen. À la même époque, G. de la Fouchardière publiait dans l’Œuvre hebdomadaire un pamphlet intitulé : Adipeux Roi.
  2. Comme toujours, Hervé n’était au courant de rien. Quand il eut lu l’article, il fut un peu effaré. Mais après explications, il se tordit.