À travers l’histoire grecque

Édition de l’Association des Hellènes Libéraux de Lausanne (p. 3-14).
Les peuples qui n’ont pas voulu mourir



À travers l’histoire grecque



L’histoire grecque est à proprement parler l’histoire de l’Hellénisme.

L’Hellénisme n’est pas un ensemble de faits : c’est une atmosphère, un état d’âme, une formule de civilisation. Au moment où il pénétra — ou il sembla pénétrer plutôt — dans le cadre de l’histoire, il s’affirma par deux chefs d’œuvre d’une si surprenante venue que la critique moderne, acerbe et jalouse, a usé ses forces pour tâcher d’en prouver le caractère apocryphe. Elle y a complètement échoué. C’est que l’Iliade et l’Odyssée ne sont une aurore que littérairement pour nous autres qui ne possédons rien d’antérieur : mais la société dont les mœurs y sont dépeintes était parvenue au soir de sa carrière ; elle avait derrière elle un long développement. La certitude s’en impose à nous, moins par les raffinements matériels à la description desquels le poète s’attarde parfois que par la notion partout répandue d’une politique et d’une morale avancées. Compréhension élevée du patriotisme, pratique intelligente des instructions, dignité et tenue des assemblées gouvernementales, force de la famille, respect de la femme, sens de la pitié et de la solidarité, ce sont là des qualités auxquelles un peuple ne parvient que par la triple coopération du temps, du bien-être et de la culture mentale. La Grèce homérique y avait atteint ; elle allait en déchoir.

Vers le xime siècle avant Jésus Christ, les Doriens descendus des vallées thessaliennes où ils avaient âprement vécu, commencèrent d’envahir le Péloponèse. Ce fut une conquête de barbares. Les plus énergiques, les meilleurs des Hellènes, ne pouvant résister, durent s’expatrier. Le long des côtes de l’Asie Mineure et dans les îles, de nombreuses colonies furent fondées par eux. Sur les autres — ceux qui restèrent — s’appesantit le joug pesant d’un État déjà cristallisé dans sa médiocrité. Trompés par les beautés architecturales et littéraires de l’ordre et du mode dits Doriens, certains auteurs ont exalté Sparte. Leur enthousiasme a égaré l’opinion. Sparte fut plutôt une épine au flanc de la Grèce. On peut dire qu’elle ne produisit rien de bon, car la virilité même qu’on y cultivait fut sujette à d’étranges éclipses, à de lamentables effondrements. L’idéal spartiate consista obstinément en une exploitation systématique du faible par le fort. Ce fut un régime négatif et durable ; de l’un de ces caractères découla l’autre, les exploiteurs s’entendant généralement pour maintenir l’état de choses favorable à leur industrie. Au viiie et au viie siècles avant Jésus Christ cette tyrannie qui s’étendait sans s’adoucir, détermina de nouvelles migrations d’Hellènes ; cette fois les fugitifs se dirigèrent principalement vers l’Italie et la Sicile ; d’autres remontèrent vers la Macédoine et s’établirent sur les rives du Pont Euxin. Les vides furent comblés par des esclaves achetés et importés, les anciens habitants précédemment réduits en esclavage par la conquête ne suffisant plus aux besoins des vainqueurs. Sparte porte la responsabilité lourde d’avoir ainsi, sinon introduit, du moins singulièrement développé l’esclavage en Grèce.

L’Hellénisme en ce temps-là, présentait un curieux panorama ! Tandis que dans la mère-patrie, l’esprit dorien le paralysait et menaçait de l’anéantir, il s’épanouissait — mais un peu maladivement et dénué de la franchise et de la pureté homériques — dans les deux groupes de colonies, celles d’Italie et de Sicile d’une part, celles d’Asie Mineure de l’autre. Sybaris et Crotone étaient alors bien plus vastes qu’Athènes ne le fut jamais ; les villes ioniennes d’Asie possédaient une flotte supérieure à celle que la Grèce entière groupa à Salamine. Toutes ces colonies avaient entre elles des rapports constants, mais ignoraient presque la métropole.

Les choses ne tardèrent pas à changer. À partir du ve siècle, les peuplades indigènes d’Italie devinrent d’inquiétantes et gênantes voisines, tandis que plus redoutables encore s’édifiaient successivement en Asie la puissance de Crésus puis celle de Cyrus. Les colonies grecques unies par les liens de la pensée, du commerce et des formules sociales étaient éminemment particularistes politiquement. Elles formaient une pléïade de petits états indépendants comprenant en général une ville, une plage, un port, quelques villages ; tantôt gouvernées par des « tyrans » et tantôt par des collectivités aristocratiques, enrichies trop vite et sans grands efforts, c’étaient pour un ennemi robuste et opiniâtre, des proies faciles. Certaines furent détruites, d’autres asservies ; presque toutes perdirent leur prospérité.

Mais alors Athènes émergea des brumes sous lesquelles se préparait son destin triomphal et, à sa voix, s’opéra par toute la Grèce le réveil des Hellènes opprimés. Sparte touchait au couronnement de son œuvre néfaste. Athènes sauva l’Hellénisme. Elle tendait déjà à dominer par l’esprit ; Pindare le beotien l’exaltait dans ses œuvres et tous ceux des Doriens qui aspiraient à s’émanciper du néant spartiate se tournaient vers elle. Sa royauté spirituelle achèva de s’imposer par une soudaine floraison de génies merveilleux. Moins de cent cinquante ans virent passer Eschyle, Phidias, Ictinos, Sophocle, Hérodote, Euripide, Thucydide, Aristophane, Hippocrate, Socrate, Xénophon, Platon, Démosthène, Aristote, Praxitèle. Quel siècle ! et quelle cité en vécut jamais un semblable ! Toutefois c’est par son évolution politique qu’Athènes exerça une action prépondérante sur la Grèce d’alors. En regard de la caricature d’ordre public que présentait Sparte, les Archontes athéniens, contrôlés par le peuple peuvent être considérés comme les ancêtres directs du gouvernement libre fondé sur la coopération des pouvoirs exécutif et législatif. En face surtout de l’absence de sentiment national que révèle la conduite de Sparte et qu’excuse du reste le fait que les Doriens n’étaient pas de vrais Hellènes, la généreuse ardeur à défendre la Grèce dont Athènes témoigna en maintes circonstances forme un éloquent contraste.

Celui qui porte devant l’histoire le titre de roi de Macédoine, Alexandre-le-Grand — était en réalité le roi des Hellènes. Élève d’Aristote, imbibé de littérature grecque, passionné pour tout ce qui a formé le génie grec, commandant à des armées dans lesquelles l’élément grec dominait, la merveilleuse épopée d’Alexandre fut le triomphe de l’Hellénisme ; ses victoires hellénisèrent tout l’Orient. Lorsque ses généraux se partagèrent ses colossales dépouilles, il en sortit les royautés grecques de Cassandre en Macédoine, de Seleucus à Babylone, de Lysimaque en Thrace, d’Antigone en Asie, de Ptolémée en Égypte. Les villes grecques déchues, Smyrne, Éphèse, Milet retrouvèrent leur splendeur d’antan. Deux cents villes nouvelles, fondées par Alexandre ou par ses héritiers devinrent autant de foyers d’hellénisme et, parmi elles, l’énorme Seleucie, la puissante Alexandrie et la fameuse Antioche dont la principale rue était longue de près de quatre kilomètres. Toutes ces cités s’organisèrent à la grecque et l’esprit grec y fleurit, modifié seulement par le contact d’un commerce excessif et d’une science naissante… c’était l’époque de Strabon, d’Euclide, d’Archimède, de Galien, d’Aristarque de Samos.

Il y avait longtemps que le mouvement de fusion des cultes païens et leur tendance au monothéisme préparaient la civilisation grecque à l’avènement du christianisme. C’est parmi les juifs hellénisés que la parole du Christ germa tout d’abord tandis que les purs enfants d’Israël refusaient de l’entendre. Les premières églises fondées par les apôtres furent des églises grecques et le christianisme trouva par exemple en Épictète et en Dion Chrysostome des collaborateurs précieux, quand même ceux-ci se tenaient hors de son enceinte. Toutefois le même hellénisme que ses aspirations élevées disposaient à accepter la doctrine nouvelle ne tarda pas à déterminer le grand courant des hérésies parce qu’habitué à discuter et à analyser librement, il se heurta aux exigences d’un dogme intransigeant. À ce renouveau comme à ces controverses la Grèce continentale demeura étrangère. Elle ne s’était jamais relevée de l’épuisement engendré par la lutte entre Athènes et Sparte. Athènes avait triomphé, mais l’effort l’avait prématurément vieillie. L’appauvrissement, la dévastation et le pillage des premiers conquérants romains, l’émigration incessante des éléments les plus robustes, enfin les incursions bientôt fréquentes des barbares du Nord la conduisaient à une sorte d’infériorité morbide. Le centre du monde grec se transporta à Constantinople.

Il y demeura mille ans. Chassez de vos esprits ce terme de byzantin qui n’a point de signification. Constantinople fut la capitale d’un empire grec qu’en vain Constantin et surtout Justinien s’employèrent à latiniser. Grec il demeura. D’Arcadius à Constantin XI, soixante dix-neuf empereurs le gouvernèrent, et les noms d’Héraclius au viie siècle, de Léon l’Isaurien au viiie, de Basile au ixe, de Nicephore Phocas et de Jean Tsimiscès au xe, des Comnènes au xie, de Théodore Lascaris et de Jean Vatace au xiie indiquent que, loin d’avoir suivi une courbe ininterrompue d’abaissement, l’empire grec à travers de terribles vicissitudes, sut remplir jusqu’au bout sa noble mission de rempart de l’Europe et de sauveur des civilisations occidentales. Son histoire pleine de sursauts de gloire méritait mieux que les préjugés dédaigneux à l’aide desquels on l’a travestie. Huit siècles de combat contre les Goths, les Huns, les Vandales, les Perses, les Avars, les Arabes, les Bulgares, les Hongrois, les Russes et les Turcs la résument : il rejeta les uns et civilisa les autres. Il tomba enfin — une première fois sous les coups de ces croisés, avides de butin qui, maîtres pendant cinquante ans de Constantinople, en ruinèrent la prospérité et en détruisirent les trésors artistiques — une seconde fois sous l’assaut de Mahomet II après que l’effort courageux des Paléologues eut réussi à annihiler pour deux siècles encore l’ébranlement produit par l’intervention de l’Europe en Orient.

Il est une des pages des annales si négligées de l’empire grec demeurée particulièrement inconnue de nos contemporains et qui éclairera l’histoire quand on l’aura tirée de l’ombre. La crise dite des Iconoclastes fut tout autre chose que ne l’indique cette dénomination rudimentaire. Ce fut la tentative de réforme politique, religieuse et sociale la plus haute et la plus complète qu’aucun pouvoir ait jamais tentée. Appelée par les vœux de l’élite, nécessitée par les défaillances de la foule, l’œuvre de Léon III (717-741 ap. Jésus-Christ) et de Constantin V consiste bien moins dans les décrets tendant à limiter plutôt qu’à abolir le culte (devenu presque idolâtre) des images que dans les admirables codes réunis sous le nom d’Écloga ; ces codes forment un monument juridique auquel de nos jours, l’univers civilisé est en train d’adhérer peu à peu et dont inconsciemment il proclame chaque jour la supériorité sur la législation justinienne.

Comment l’Hellénisme a vécu de 1493 à 1821 ? Il a vécu de patience et de courage ; il a vécu surtout de cette force surprenante qui est en lui et qui, lui ayant permis d’assimiler tant de nationalités diverses, l’a rendu de son côté absolument inassimilable par autrui. Le savant allemand Fallmerayer a eu beau s’époumonner à établir par de doctes recherches et d’incomparables raisonnements que les Hellènes n’existaient plus et qu’on se trouvait désormais en présence d’une race entièrement slavisée, les faits ont renversé son bel échafaudage scientifique, car il est impossible d’approcher la Grèce moderne sans être frappée de sa ressemblance avec la Grèce antique. Les Hellènes se sont conservés étrangement pareils ; leurs qualités et leurs défauts demeurent dans la proportion qu’a fixée le lointain passé. Ils retournent même vers leurs origines car l’hellénisme actuel est plus proche de l’ancienne Athènes que de la Byzance du Moyen-Âge.

L’effort qui consacra la résurrection nationale fut exclusivement grec. Sans ressources et souvent sans espoir, les Hellènes luttèrent cinq ans à eux tout seuls avant que l’Europe, par un tardif secours se décidât à faire pencher la balance en leur faveur. La France y apporta du moins une préoccupation généreuse ; les autres puissances agirent sous l’impulsion de mobiles intéressés. Sans égard pour ce fait unique dans l’histoire que trois cent mille Hellènes venaient de périr pour l’émancipation de leur race, on n’octroya la liberté qu’à six cent mille des survivants ; les autres — plusieurs millions — demeurèrent asservis. L’État que l’on constitua et sur lequel le prince Léopold de Cobourg refusa de régner parce qu’il le jugeait « estropié » et trop faible pour vivre a vécu néanmoins et prospéré.

Ce ne fut point par les bienfaits de l’Europe. À l’exception de l’acte généreux par lequel en 1863 l’Angleterre rendit à leur mère-patrie les sept îles Ioniennes, l’Europe a fréquemment trahi les espérances hellènes. Le Congrès de Berlin ayant sanctionné l’annexion à la Grèce de la Thessalie et d’une moitié de l’Épire, cette clause ne fut jamais exécutée. Envers quelle nation s’est on conduit de la sorte et comment ne pas trouver justifiée dès lors l’explosion de colère qui aboutit à la guerre gréco-turque ? Cette guerre fut malheureuse, mais la revanche devait venir. Elle est venue en 1913.

Étrangers qui aimez à vous grouper au pied de l’Acropole, quand vous avez accompli sur le roc sacré le pèlerinage traditionnel dû par l’humanité aux morts illustres qui lui composèrent un patrimoine sans pareil, n’oubliez pas les vivants ; dans les rues de la blanche Athènes inclinez vous avec respect devant le pope et devant le marchand, dont le patriotisme tétu, durant les siècles d’esclavage et de misère, alimenta, dans le pauvre sanctuaire comme dans la modeste échoppe, la flamme sacrée de l’Hellénisme nécessaire à l’Univers.

Il n’a pas encore été défini. Qu’on me permette de m’y essayer en résumant son aspiration fondamentale et persistante. L’Hellénisme tend à réaliser l’harmonie humaine ; il cherche à établir l’équilibre entre la morale, la cité et l’individu en assurant cet équilibre à la fois sur la conscience, la solidarité et l’intérêt personnel. La plupart des peuples ont dans leur formule de vie, négligé un quelconque des trois termes… Seul l’Hellénisme a su admettre qu’il fut nécessaire d’établir une balance à trois plateaux et de travailler à les égaliser en plaçant dans l’un l’intime et mystérieux effort de la conscience, dans l’autre l’impérieux devoir civique, dans l’autre encore la féconde liberté de l’instinct individualiste.