JAMNAGAR, 1er JANVIER.


Chefs secondaires au point de vue financier et administratif, les Maharadjas du Kattiawar sont, néanmoins, quant à la race, les égaux des souverains Radjput les plus puissants, fils comme eux du soleil ou de la lune. Parmi les princes qui ont conservé la tradition indoue dans toute sa grâce, l’un des plus hospitaliers et des plus accueillants est le Jam de Jamnagar[1], dont nous sommes les hôtes pour quelques jours, il habite au cœur de la cité de Jamnagar un palais délabré où il mène une existence tranquille et toute indigène, embellie par l’amour de ses femmes, et l’attentive tendresse de sa mère, une bayadère mahométane, que le vieux Jam épousa étant assez avancé en âge, malgré les protestations de ses héritiers déçus, et les fureurs de sa caste outragée.

Des fleurs : « Padma », le lis, « Phulli », le bouton, s’épanouissent dans le zenana du Jam et disputent son cœur à Jambamoti « la perle », dont la beauté laiteuse, comme son nom, maintient le souverain épris dans une sujétion complète.

C’est elle qui a voulu me voir, et pour lui plaire, le Jam m’a ouvert toute grande la porte des appartements où s’écoule la vie de ces princesses qu’on appelle de noms précieux et parfumés.

Un labyrinthe de passages mystérieux mène au harem, et dénoue ces sentiers à travers des cours plantées d’arbres, touffus le long des vérandahs où des idoles graisseuses grimacent, solitaires.

Les bâtiments sont couverts de treillages qui ferment les galeries et donnent à ce vieux palais des Yadus l’aspect d’un morceau de chalet suisse. Un battant de bois s’entr’ouvre soudainement, la tête curieuse d’une suivante apparaît, disparaît, un froissement de soie, un rire étouffé m’indique que l’on m’a aperçue et que les Ranis m’attendent.

Une vieille indigène aux lèvres lippues, me fait entrer dans une salle basse, sans fenêtres, obscure et humide. Elle me laisse assise sur un machan grossier et s’éloigne. Puis elle revient, en me faisant signe de la suivre. Nous montons un escalier de planches mal rabotées qui tremble sous nos pas ; il conduit à une galerie sur laquelle s’ouvrent de nombreuses portes. La femme en pousse une et m’introduit ; je suis arrivée.

Quel éblouissement !… Le sol est de marbre incrusté de fleurs de mosaïque. Le plafond simule un lotus en or, duquel s’échappent des guirlandes d’argent garnies de milliers de bougies fumeuses. Les murs, jusqu’à hauteur d’appui, disparaissent derrière les coffres à robes, en argent et en cuivre. Dans la pénombre, le relief s’accuse ; les chevauchées de dieux, les écureuils qui grignottent, les paons qui soutiennent Sarswati, Ganesch et son éléphant, tout ressort, luit, les métaux précieux se plient, ondoient, se fondent en un éblouissement, en une lumière générale dont je reste quelque peu étourdie.

D’une façon vague, j’aperçois enfoncées dans des divans de soie rouge, quatre petites princesses rieuses et parées. Elles ont l’air de sœurs jumelles, toutes habillées de même ; jupes bordées de franges aux glands d’or, voiles incrustés d’opales, émeraudes, rubis, diamants dans les cheveux, aux oreilles, au nez, aux pieds tatoués d’emblèmes de l’ancêtre Krisna. De chaque doigt partent des chaînes de perles attachées à une bague et qui vont se réunir dans un cercle d’or au poignet, couvrant les mignonnes mains d’un somptueux bijoux.

Une grande concorde semble régner entre les épouses du Jam, et il s’efforce de les maintenir dans cette paix, en leur prodiguant également les suivantes, les richesses, les friandises, mais il garde pour Jamba son amour de prédilection. Cette princesse, d’une beauté médiocre, a dans la physionomie la lourdeur de mâchoire de la caste Radjput ; ses dents sont noircies et abîmées. Elle paraît d’intelligence moyenne et n’a rien de la spirituelle vivacité des « bégums » de Moorshidabad.

Les femmes indoues ont de solides et sérieuses qualités de fidélité, de patience, d’amour endurant que l’on rencontre peu chez les mahométanes, par contre, elles ne peuvent, au point de vue de l’esprit et de la beauté, rivaliser avec les suivantes du Coran. Cette différence de races est très apparente lorsqu’on compare les femmes du Jam et Sura Bai, la princesse Bayadère dont les bardes répètent l’histoire sur leurs grossiers rebecs. Ses belles-filles vont tous les jours lui rendre leurs devoirs ; aujourd’hui, elles m’emmènent avec elles.

La Bani nous reçoit assise dans un fauteuil, ses caméristes affalées à ses pieds ; l’une d’elles agite au-dessus de sa tête un éventail de plumes de paon, l’oiseau favori de Kartihukia, le dieu de la guerre. Son visage, encore très jeune, a une expression de réserve hautaine, familière aux musulmanes. Ses doigts, presque blancs, terminés par des ongles effilés tachés de carmin, sont couverts de bagues, elle ne porte aucun autre bijou.

Cette princesse a fait preuve, durant la minorité de son fils dont la tutelle lui a été confiée, conjointement avec le Gouvernement britannique, d’une sagacité remarquable dans le choix des hommes qui élevèrent le Jam et en ont fait un souverain juste, bienfaisant, adoré de son peuple.

L’état de Jamnagar est florissant.

La population du bazar vit presque uniquement d’industries textiles, pratiquées héréditairement avec succès malgré l’envahissante concurence européenne. Par la porte entrouverte des maisons décrépies, l’on aperçoit en passant, des métiers primitifs, des cadres de fils d’or, de soies, entre lesquels une main noire et sèche lance de petites navettes qui retombent sur le sol de terre battue.

Des merveilles se façonnent dans ces taudis obscurs dont les murs suintent le salpêtre et l’indigence.

Ailleurs, au quartier des teinturiers, certaines castes possèdent seules le secret d’un procédé appelé Bandhmi, qui donne ces étoffés ravissantes, aux dessins compliqués, teints de mille nuances enchâssées, l’une dans l’autre, ces mousselines légères, pointillées, ces pièces pour les turbans posés comme des tours penchées : coiffure distinctive des sujets du Jam.

Le souverain visite souvent sa capitale ; lorsqu’il parcourt à cheval, en automobile, les rues étroites de la cité, les femmes lui jettent des fleurs ; il chevauche entouré de l’auréole romanesque de sa naissance et de celle de ces aïeux Yadus, ces fils des dieux, ces ancêtres fabuleux, dont le premier émergeant de la légende pour passer dans l’histoire fut un rajah qui se battit avec Porus contre Alexandre.


  1. Le Jam Shri Jassagt est mort pendant la publication de ces notes de voyage.