JUNAGHAD, 22 DÉCEMBRE.


Vieilli avant l’âge par l’abus immodéré du « bhang », sorte de liqueur fermentée et l’abus de boissons spiritueuses, le Nabab régnant de Junaghad laisse s’enfuir ses derniers jours, abêti dans la torpeur de l’opium. Lorsque quelques lueurs de raison éclairent son regard stupéfié, il s’absorbe dans la contemplation du déhanchement monotone de ses bayadères, et s’occupe parfois



des affaires publiques, il est rare qu’il soit en état de recevoir des étrangers et nous n’étions pas destinés à être, de ce côté là, plus favorisés que d’autres.

Il a chargé son premier ministre, son dewan, de nous faire visiter en son lieu et place, la cité historique de Junaghad.

Le palais se trouve au centre du bazar ; une grande cour spacieuse s’étend devant les bâtiments insignifiants en stuc blanc et jaune ; des éléphants entravés et un peloton de cipayes à cheval s’y tiennent prêts à exécuter promptement les ordres du souverain. Le gouvernement de ces princes indigènes est tout paternel et la pompe étonnante qui rehausse leur prestige, ne nuit jamais à leur popularité, parce qu’elle ne blesse pas le peuple par une étiquette contrariant ses goûts, ou entravant ses habitudes.

La cour d’honneur du palais est une place publique, les uns la traversent pour raccourcir leur route, d’autres puisent de l’eau à ses fontaines, les gamins y jouent aux barres, des vieillards cherchent l’ombre des vérandas, des curieux, des oisifs, discutent du temps, des moissons, appuyés aux royales murailles ; tous sont chez eux et partagent avec le Nabab un des biens qu’Allah lui a départi.

La population, presque uniquement mercantile est généralement musulmane, mêlée d’Arabes venus du Sind. La dynastie des Babi qui règne actuellement à Junaghad, doit son origine à un gouverneur de la province de Shaurastra, placé dans cette ville par les sultans d’Ahmedabad, Après leur victoire sur les Indous, à la suite des troubles inhérents à l’invasion Maratte et à la chute des Moghols, les « Fouidjar » de Junaghad se déclarèrent indépendants, et l’Angleterre ayant reconnu leurs prétentions, ils continuent à posséder légitimement l’état usurpé sur les antiques races du Gugerat dont le fort, appelé Uparkot, évoque mieux le souvenir que la cité neuve et moderne.

À l’entrée de la citadelle démantelée, des pieds de femme sculptés dans le sol de granit font surgir du lointain des siècles, la figure gracieuse et funeste de Ranik Devi, la princesse merveilleuse, dont les pas laissaient des empreintes couleur de rose et qui trébucha en arrivant à Junaghad, au seuil de ce fort, sa future demeure.

Les Bardes considérèrent cet incident comme un fatal augure. La suite leur donna raison, car le roi Kengar étant devenu jaloux de ses neveux les exila ; ils allèrent offrir leurs services à un ennemi du Raja de Junaghad, puis déguisés en maquignons, ils prirent l’Uparkot par surprise, tuèrent leur oncle et emmenèrent captive Ranik Devi qu’ils autorisèrent cependant, à devenir « sutti ».

Les travaux d’art militaire qui ont pu exister sur ce petit plateau, où une mosquée grise achève de s’effondrer, n’ont laissé pour témoigner de leur force guerrière que quelques murs en pierre sèche. Des paons chatoyants se promènent fièrement la queue déployée, entre ces débris d’une gloire que l’on crût immortelle, et leur désagréable cri ajoute à la morne tristesse de ces lieux. Deux puits carrés, d’une profondeur insondable, contiennent encore de l’eau que l’on allait puiser en descendant des escaliers circulaires creusés entre les parois des puits et les pentes de la colline.

Pour donner raison à la légende qui attribue l’exécution de ce travail à des jeunes filles captives, détenues par un roi de Junaghad, semblables à des âmes libérées, des milliers de colombes blanches viennent voltiger au-dessus de l’abîme, et emplissent de leurs tendres gazouillements les profondeurs sombres.

Un parent du Nabab, le Wazir Bahubdin, tient à Junaghad une cour, dont la splendeur égale celle du souverain. Il nous fait prier de venir le voir un soir à la fraîcheur, dans un jardin de plaisance qu’il possède non loin de la cité.

Pendant trois règnes successifs, Bahubdin a été le véritable Nabab de Junaghad ; jouissant de tous les pouvoirs, agissant à sa guise. Il a toujours subi une influence inconquérable, celle de sa femme : une « purdanashin[1] » dont les mains, dit-on, sont teintes du sang de plusieurs meurtres politiques. Il me plairait infiniment de voir cette princesse extraordinaire et je lui envoie une écharpe de soie pour disposer favorablement son humeur altière. Mais elle me fait remercier simplement, s’excusant de ne pouvoir me recevoir, à cause de son grand âge.

Le Wazir, désolé, s’ingénie à me faire oublier cette déception. Il nous offre une fête dans ses jardins et réunit tous ses officiers, ses amis, ils revêtent leurs plus beaux costumes, leurs bijoux les plus précieux ; à la lumière des torches de résine, dans ce décor d’ifs et de buis taillés, nous vivons un conte des mille et une nuits.

Des combats de béliers et de singes, un ours présenté en liberté, égayent la compagnie. Seul, le « Mullah », le prêtre favori du Wazir ne prête aucun intérêt au jeu, il déteste les européens et son regard perçant ne quitte pas nos visages, cherchant à y déchiffrer nos âmes.


  1. Femme voilée, littéralement une recluse.