1er  DÉCEMBRE.


La terre qui a bu beaucoup de sang est auréolée de tendresse comme une femme aimée. Sa silhouette se détache, attirant par une certaine curiosité de sa beauté les regards de l’indifférent, et le charme, l’enveloppement de sa présence, justifient alors les folies, les crimes qu’elle fit commettre. Ainsi les plaines arides du Radjputana émeuvent invinciblement l’âme ; on tressaille pour elle de cet amour infini que lui témoignèrent les Radjputs, ces guerriers qui la défendirent avec le sang de leur cœur contre la spoliation musulmane. Le paysage demeure le même qu’au temps où les « Fils du Soleil » émigrés de Kanoj s’établissaient en « Marwar », le pays de la soif, la lande ravagée, inculte, dont les bardes, sur leurs rebecs d’olivier, ont célébré en strophes ardentes les femmes vaillantes et les hommes qui s’appellent « singh » (le lion).

À perte de vue s’étend l’immensité du sable crème, argenté, scintillant au soleil. Dans l’eau dormante de lagunes immenses, les coolies ramènent sur les bords, du sel qu’ils entassent en boules sphériques, semant la plaine rase d’un hérissement de cônes blanchâtres. Une rafale de vent brûlant emporte parfois de cette poussière saline ; elle pique aux yeux, humecte les lèvres d’amertume et emplit les engrenages. La route s’allonge en un sentier sableux, raffermi, battu par les pas dolents des chameaux et les sabots des petits ânes du Marwar. Pendant des kilomètres, elle n’est plus indiquée, à travers les vacants rocailleux, plantés d’arbustes nains dont les tiges épineuses laissent de leurs griffes aux roues et à la carrosserie de Philippe, quelques arbres étiolés tordent leurs silhouettes grêles dans la plaine, leurs branches couvertes de feuilles minuscules, n’offrent aucun abri et nous nous réfugions dans une cahute en bois, au toit de zinc, pour déjeuner : c’est la gare, car un railway venant d’Agra traverse cette désolation, ce désert, où le passé seul vit. Quelques voyageurs vont à Jodhpur. À chaque arrêt ils descendent, m’explique l’un d’eux, pour puiser de l’eau aux fontaines établies par le Gouvernement britannique ; ils la conservent et la transportent jusqu’aux huttes perdues dans l’immensité sablonneuse, loin des villages.

Dans la paille sèche des maïs, unique moisson de cette terre de feu, des vols de paons s’ébattent, somptueux comme des pierreries étourdissantes qui pareraient une paillasse ; les troupeaux d’antilopes, de daims dévalent devant nous, sous la conduite des mâles, les cornes en spirales au vent, tandis que les jeunes chameaux en liberté gambadent avec des allures de collégiens trop grandis et haussent leur col flexible par dessus les arbres rabougris pour dévorer les rares pousses verdoyantes.

Peu d’humains ; quelques charretées de femmes, leurs jupes de bayadères en plissés vert, bleu, à dessins rouges et jaunes, serrées à la taille, le torse nu, les seins et le dos roulés dans des bandelettes, un voile de coton enveloppant la tête et les bras, chargés jusqu’aux épaules de bracelets en ivoire ou en corne. Des « Radjputs » vêtus de soie jaune les escortent à cheval, portant des enfants devant eux sur leur monture. Un glaive ceint leur taille, car ils sont « kastryas », membres de cette caste indomptable de guerriers et peuvent, quelle que soit leur misère, s’asseoir en égal à la table du Maharadja. Un moine mendiant exténué, couché sous une haie de cactus, les accueille, en égrenant d’une voix pleine de larmes son chapelet indou « Edge ram, Edge ram, ram, ram ». Il leur tend une loque indescriptible ; l’un y jette une obole de cuivre, l’autre une crêpe à moitié dévorée, et il s’éloigne. Longtemps la voix poursuit comme un remerciement : « Ram et ram, ram, ram ».

À la nuit, le ciel s’emplit à l’horizon de lueurs sanglantes, d’ors vifs, que la lune chasse, inondant de blancheur une enceinte crénelée, des palais, des remparts de granit ; c’est Jodhpur. Il n’est plus l’heure de nous prévaloir de nos introductions au Maharadja pour demander l’hospitalité du « Guest House » et le « Dak Bungalow » nous suffira pour cette fois.

Un rêve de marbre rouge édifié par des géants ; c’est ainsi qu’apparaît la capitale des Rathors. En marbre rouge, les portes surmontées de campaniles, de dômes, où les dieux et les éléphants se livrent des combats épiques ; en marbre les rues dallées, en marbre les temples. Sur un mur en marbre, Shiva grimace à côté de Krisna folâtrant avec des gopies de marbre, tandis que Ganesh roule sa trompe d’éléphant autour des piliers massifs. Un marbre, fouillé en treillages de rubans, travaillé en loggias ventrues, en fleurs inconnues, en animaux irréels.

Tout est marbre ; marbre poli, marbre brut. Le peuple vit, achète dans des boutiques, des rues de marbre.

C’est un curieux bazar que celui de Jodhpur ; encore imprégné d’une atmosphère d’atavisme belliqueux, tombé en désuétude depuis que la guerre, le seul métier des Radjputs, est devenue inutile et que la paix universelle sévit aux Indes.


Le petit prince Klima Singh (Gloire des Lions),
héritier du clan Rathor

Les bijoutiers, les changeurs, les selliers animent par leur commerce les belles rues de granit ; les uns cisèlent les colliers de caste en or enchâssés de pierres précieuses, ornement distinctif des Radjputs ; les autres fourbissent des poignards, des épées, de plus modernes éperons, ou brodent de fleurs voyantes les brides et les selles en cuir blanc. Les marchands d’étoffes sont accroupis, taciturnes, parmi leurs cotonnades ; mais la majorité du peuple circule nonchalamment, dignement, les Radjputs, l’œil alerte, la barbe courte, partagée et retroussée, la tête serrée d’un mouchoir uni, plat comme un bonnet d’enfant. Au milieu de la ville, un lac d’eau croupissante, dans lequel se réfléchissent les murs robustes des temples dédiés à la « Mata », la déesse qui protège les Rhathors, permet aux habitants de voir sans trop de crainte arriver la saison sèche, les mois terribles, pendant lesquels le territoire de Marwar n’est qu’une nappe de sable mouvant.

La cité niche au pied du fort, l’âme et la mémoire de Johpur. Un mur crénelé de 600 mètres de long en marbre, enserre trois collines entre lesquelles une route rouge d’ocre pilé s’élève en suivant la tranchée du roc jusqu’au fort.

Un pâtre immobile se profile sur le ciel, entouré de ses chèvres rousses qui broutent l’herbe rare du plateau. La lumière du soir l’enveloppe de quelques rayons de soleil déclinants qui touchent le chaos des rochers, violets comme des asperges mûres. Et cette quiétude pastorale contraste étrangement avec l’histoire des querelles sanglantes, des ruses, des perfidies, des défenses héroïques que le fort domina. Le sang des Rathors a lavé, ennobli cette citadelle, chaque pierre est une légende, chaque empreinte un souvenir.

Ici Jodh Sing, le fondateur de la ville et ses quatorze fils assirent sur la « montagne du combat (Jodagir), ce trône puissant dont la faiblesse d’un de leurs descendants devait faire un fief d’Abkar, le Moghol, et que la valeur d’Ajit Singh devait reconquérir. Ce héros Rathor, né dans les monts glacés du Kaboul où l’Empereur avait donné un poste de généralissime à son père, qui y mourut, fut rapporté à Jodhpur dans une corbeille de gâteaux par un humble musulman qui préserva ainsi l’existence de celui que le fanatique Aurengzebe avait voué à la mort et que le poignard de son propre fils devait enlever à l’idolâtrie des Rathors à la fleur de l’âge.

La porte d’entrée du fort que l’on franchit en « doolies » sorte d’escarpolettes tressées en fibres d’aloès, donne accès dans un couloir de roc uni, d’une hauteur de 150 mètres, au sommet duquel l’ancien palais des Maharadjas s’épanouit comme une fleur. Les fondations semblent faire corps avec la haute et lisse muraille, l’on ne sait où commence la façade ni où se termine l’assise naturelle. Nées du même granit, battues des mêmes ouragans, dorées des mêmes soleils, elles se sont fondues, unifiées, même soutien et même orgueil, des mêmes maîtres.

Des escaliers innombrables, des terrasses, des chemins de ronde, un dédale où s’agitent un monde de femmes, de porteurs, des enfants qui piaillent et se battent, pour une mangue ou un chiffon, conservant une vie très réduite à ce palais abandonné, que seule la mère du prince régnant habite encore.


En montant au fort de Jodhpur. Mlle Urbaine de Terssac en doolie.


Les Zenanas comme une grande caisse à claire-voies, toutes sculptées de grilles, de colonnes, de balcons qui surplombent l’horizon lointain, sont posés au sommet du bâtiment, très loin de la terre. Des mains sculptées en relief sur les murs et sur les chambranles des portes, marquent les stations du chemin des « Sutti », la voie que suivaient les femmes éplorées en allant livrer, à la mort de leur époux, leurs corps délicats aux flammes des bûchers.

Cette coutume révoltante, semble-t-il, est presque universellement regrettée par les castes supérieures. Elle témoignait, disent les Indous, non seulement de la fidélité des femmes, mais encore de leur courage qui paraît la race comme une pierrerie au cœur d’un bouclier. La foule faisait d’une « Sutti » une déité, ses paroles étaient prophétiques et leurs mémoires survivent dans les complaintes des bardes.

Dans la salle du trésor de Jodhpur, les conservateurs attachés au service du Maharadja montrent avec fierté, les chaînettes énormes qui cerclaient les pieds des femmes du Radja Jeswunt, lorsqu’au nombre de 40, elles périrent de leur plein gré à Mundore, le champ de sépulture des Rathors.

De sa main nerveuse, il désigne au loin les pyramides commémoratives blanches dans la verdure sombre des manguiers, et son regard tombe avec un soupir sur le palais de briques et de zinc, entouré de cheminées, d’usines à gaz que le souverain actuel, dédaigneux de la gloire ancestrale, préfère à ses ruines immortelles.