PESHAWER, 1er NOVEMBRE.


Actuellement, la visite des bazars de Peshawer ne présente pas de dangers, mais il faut être munie d’une permission des autorités anglaises avant de pénétrer dans la cité, défendue par des remparts crénelés, des portes de marbres gravées d’inscriptions du Coran. Un piquet de police indigène s’assure de l’identité des curieux, précaution destinée pour éviter des rixes qui tourneraient en révoltes, à empêcher les soldats anglais de se mêler à la population indigène. Philippe passe sans observation, mais il n’est pas de même du chauffeur habillé en toile « kaki », la police proteste, le prenant pour un fantassin britannique. Après de longs pourparlers entre les agents et un : « babou » caché derrière les stores de perles d’une maison, nous sommes libres de traverser la ville.

Une foule compacte, affairée, encombre la voie large, les trottoirs de bois ; une marée de turbans bleu et or ondule devant nous, c’est une mêlée générale de têtes bouclées, de figures noires éclairées de regards graves. Les uns se bousculent pour nous approcher, d’autres s’essoufflent à nos côtés, hurlant : « Ke burdar » batcho (prends garde), des lazzis, des exclamations, des injures se croisent, s’entrechoquent, en une volée de mots rauques ; des rires enfantins sonnent cruels, mêlés aux cris de douleur des femmes, que les petites voitures de cuivre entraînées par le galop fou de poneys étiques renversent sur les côtés. Les cavaliers dominent le peuple, ils poussent leurs chevaux parmi les rangs serrés des piétons ; les bêtes nerveuses, harnachées de grelots d’argent, se cabrent, résistent, les martingales de coton rouge se brisent, une rumeur de colère s’élève, apaisée par un policemen armé d’un bâton qui frappe à droite, à gauche, sans souci des êtres sur lesquels tombent des coups. Vous avançons lentement pour ne pas offenser les susceptibilités.

Les maisons sont élevées de deux étages, crépies en couleur et presque toutes ont des balcons et des façades de bois sculpté, noircies au goudron. Partout, aux devantures des marchands, accrochés à des clous piqués dans la muraille, pendent des renards argentés, des couvertures en chacal, des vestes de cuir soutaché, les broderies de diagrammes d’or de Bokhara, les tapis persans, les voiles de laine noire aux fleurs écarlates dont se vêtent les femmes. Dans des impasses grouillantes d’acheteurs, les cordonniers tirent l’alène, tenant entre les orteils des babouches de cuir rouge et vert, des sandales à croisillon, résistantes et grossières chaussures d’Afridis. Les femmes, dont les yeux brillent sous les « bourkas » tombants essaient, debout sous l’auvent, des pantoufles de velours, elles marchandent âprement, avec emportement pour un demi « pice ». Dans les boutiques, les plateaux de cuivre rouge, des aiguières au col étranglé, des porcelaines verdâtres, des vases de terre cuite, des coffrets d’étain gravés s’entassent à côté des poignards, des épées rouillées, des couteaux courts aux manches d’ivoire ou d’argent, que les Pathamps dissimulent dans les plis de leur large ceinture d’étoffe. Autour des samovars fumants, des enfants boivent à longs traits du thé bouillant ; les passants, envieux de cette jouissance interdite par le jeûne du Rhamadan, leur paient plusieurs tasses de ce liquide trouble, escomptant à la vue de leur ineffable gloutonnerie, le plaisir qu’ils auront eux-mêmes au coucher du soleil à se repaître de gâteaux et de friandises.


Tourneur de bracelets

La rue des bijoutiers est très spéciale, bordée d’habitations blanches, dont les toits simulent des réductions de dômes de mosquées. Assis dans les pièces carrées, ouvertes au ras du trottoir, les orfèvres, les sculpteurs façonnent de délicats chefs d’œuvre avec l’outillage grossier d’un forgeron européen. Chez les tourneurs de bracelets, il y a grande affluence, l’artiste tient entre des pinces de cuivre des fils d’or, des lingots d’argent, qu’il chauffe au-dessus et un réchaud qu’un apprenti attise en soufflant dans une canne de bambou perforé. Il martelle le métal précieux, l’arrondit, le coule en cercle de la grosseur d’un rouleau de bois appuyé au mur, le soude et le livre aux clientes, qui attendent silencieusement patientes. Quelques-unes ont les chevilles embarassées de bourrelets d’argent ou de nickel, elles marchent lentement, d’une allure lourde et furtive. La place principale de la cité affecte une forme de croix : c’est là que se tiennent les marchés de fruits à l’arrivée des caravanes de l’Afghanistan. Les melons juteux s’amoncellent, appétissants, entre les tas de dattes, les amas de figues, les boisseaux de grenades, les pyramides de pommes jaunes et rouges, les faisceaux verts de cannes à sucre, débités par un gigantesque marchand, qui pèse les tronçons dans une balance en corde tressée. Les chameaux, déchargés, vautrés à l’ombre des tamaris, grognent sourdement, réclamant leurs grains ; certains, d’un poil brun, laineux, ont l’encolure grasse et renflée comme un cou de cygne, ce sont les plus robustes et les plus appréciés. Les chameliers se carrent superbement dans leur veste de cuir ouvragé fourrée de chèvre du Thibet : ils ont le teint hâlé par le soleil et la poussière des longues routes à travers les monts du Kaboul, blanchit leurs sandales, couvre leur large pantalon de soie bise en forme de tire-bouchon et poudre jusqu’aux petites calottes d’étoffe frangée de passementerie qu’ils posent sur leur tête rasée. Ils mâchent de jeunes feuilles de tabac à peine sec, ou fument accroupis près de leurs bêtes, contant aux oisifs les histoires qui ont cours par delà « la Pass : » « Le chef des Sakahilsa promis à celui qui lui apporterait une tête d’officier anglais vingt-cinq mille roupies et si c’était celle du major R. K…, commandant le fort de Jamrood, le « saheb », qu’une escorte n’abandonne jamais, qui a des gardes nuit et jour devant son bungalow…, le Kahn donnerait bien cinquante mille roupies », ce serait tentant, si les agents de police, armés jusqu’aux dents, gourmés dans leurs costumes sombres, ne refroidissaient l’ardeur des plus violents, en leur rappelant qu’un gibet est vite dressé à Peshawer.

Une caravane se compose généralement de 5,000 chameaux, attachés de front trois par trois ; un homme en guide à peu près 50 par ce moyen. Leur défilé n’a rien de pittoresque : une succession de bêtes fatiguées, uniformément bâtées des sacs grisâtres contenant les marchandises. À Peshawer, la fréquence de ce spectacle contribue en grande partie à lui enlever tout intérêt. Dans les bazars, le séjour des conducteurs n’émeut guère que les femmes et la police ; ils passent pour galants et le service d’espionnage de l’Émir du Kaboul les compte presque tous à sa solde.

La place du Caravansérail s’anime le soir à l’heure du crépuscule, quand tombe dans l’air tranquille l’appel aigre du muezzin. Dociles à cette voix flutée, les chameliers se rassemblent devant un mur lisse qui s’allonge sur un des côtés de la place. Tournés vers la patrie de leur âme, dans un mouvement magnifique d’ensemble, ils se prosternent, essuyant de leurs fronts receleurs de pensées mauvaises, la terre encore chaude. Ils prient longuement, méditativement, aussi indifférents au monde extérieur qui les coudoie que peut l’être un moine dans sa cellule. La foule bruyante dont nous sommes entourés et la vue inusitée d’une automobile circulant dans la ville, ne les détournent pas de leur pieux devoir ; aucune oscillation de curiosité ne se manifeste parmi eux ; leurs regards restent attentifs, droits, fixés à l’horizon.

Le quartier riche à Peshawer, croulant, délabré, ne paraît pas, au premier abord, digne d’abriter des marchands, et des spéculateurs, dont la signature vaut 25 millions sur tous les marchés entre Téhéran et San-Francisco. Les maisons sont hautes, contrairement à l’usage actuel des Indes, on y accède par quelques marches et l’on pénètre dans des pièces basses par des portes cloutées dont l’encadrement est très finement sculpté de guirlandes de lotus ou de croissants de lune. Un dédale de cours, de sentiers tortueux, de passages obscurs, sollicite le regard à mesure que l’on avance entre les habitations sans fenêtre, muettes, closes. L’on marche avec une curiosité palpitante, aiguë, en plein conte mystérieux. Quelques demeures restées entrouvertes se referment doucement au passage de l’étranger. En une vision fugace, l’on entrevoit alors des intérieurs sombres, sorte de patios dallés, où de vieilles Musulmanes osseuses et ridées tordent du linge à la margelle d’un puits ; parfois, une superbe gamine drapée de noir se tient en équilibre sur des pierres plates, cimentées comme des échelons de poulaillers dans les murs et l’on devine que, perdu dans le gris des siècles et des poussières se cache le harem d’un riche Afghan ou d’un Patham généreux. Un palpitement d’humanité monte derrière les faîtes de murailles, épais de plantes grasses et flotte sur la ville avec les derniers feux de la lumière du jour, qu’en cette saison de Rhamadan, le peuple affamé, attend les yeux au ciel, les mains suppliantes levées vers Allah, le dispensateur de la vie.