LAHORE, 23 OCTOBRE.


L’Angleterre a fait sienne la ville de Lahore, au point d’y éclipser presque le souvenir de son ancien maître, le Maharadja Rangit Singh.

Le fief du « Lion du Penjaub » est tout aussi europanisé que Calcutta ou Bombay et il faut franchir les portes à créneaux qui conduisent aux bazars indigènes pour retrouver Lahore, la capitale du royaume Sik. Les Musulmans possédèrent la cité durant la puissance de l’empire Moghol et ils y ont laissé les marques habituelles de leur domination, des mosquées et des jardins. Des mosquées aux revêtements de faïences bleues et vertes, des lambris de porcelaine blanche dont le fond clair se corse de dessins jaunâtres, de lignes serpentines comme des ronces qui relient entre elles des fleurs plates au cœur double et triple.


Entourés dans un bazar de Lahore

La plus belle, située au centre de la ville, a été bâtie par les ordres du Wasir de l’empereur Shah Jehan. Un vieillard grave, descendant de ce ministre, la fait visiter et nourrit journellement des vols de pigeons qui viennent boire à une vasque creusée au centre de la cour. Sur la place, entourée de hautes maisons, dont les fenêtres sont soigneusement grillagées et protégées par des miradors de bois sculpté, s’agite toute la vie orientale. Des cordiers aidés de leurs femmes dévident des écheveaux de lin, ils les étendent à terre, maintenus par des bâtonnets ; dans un coin quatre gamins font sauter une cruche pleine de crème, attachée par des ficelles qu’ils tirent à tour de rôle. Parmi les groupes bruyants d’enfants, les étalages de fruits, les acheteurs, un pâtissier se faufile portant sur la tête un plateau rempli de beignets, de bananes, de caramels, de farines, de sucre. Quelques femmes l’arrêtent au passage, avec de grands frais d’éloquence il leur livre sa marchandise, elles s’en vont silencieuses, discrètes, rasant les murs, cachées par une sorte de domino en coton blanc qui leur tombe des pieds à la tête, laissant seulement apercevoir une cavité brillante à la place des yeux, sous les résilles du « burka ».

Les corbeilles débordantes de graines, de cannes à sucre coupées, alternent dans les boutiques avec les cages d’osier qui tiennent prisonnières des tourterelles, des cailles, de petites fouines appelées « mangoustes », l’ennemi redoutable des serpents.

Toute cette civilisation antique, enfantine et originale de l’Inde tient dans ce bazar de Lahore. L’on y trouve la satisfaction de tous les désirs, de toutes les nécessités, de toutes les vanités de ce peuple, composé de tant de races, de tant de castes, si différentes entre elles. L’on y rencontre les professions les plus inférieures et les métiers les plus nobles. La misère sordide et la richesse la plus fastueuse s’y coudoient, Mahomet y voisine avec Brahma ; les tam-tam indous qui appellent aux temples noient la voix du muezzin invitant les fidèles à adorer Allah, et un bœuf sacré, arrogant, bien en chair, fourre sans contradictions son mufle dans les corbeilles de denrées, qu’un fakir émacié implore de la charité publique.

Dans les rues resserrées, fourmille une population commerçante d’Indous et de Mahométans, dominée par la belle prestance des Siks guerriers.

L’évolution de cette race, accomplie uniquement sous l’influence de la religion, est très particulière. Lors des prédications de Bana Nak et du « Guru » Govind, quelques tribus d’Indous, d’origine rajput ou scythique, agriculteurs, cultivateurs, abandonnèrent la foi des Brahmes pour la nouvelle religion de ces prosélytes. Lorsqu’ils possédèrent la terre qu’ils travaillaient, ils devinrent une force et pour garder leurs richesses, ils s’érigèrent en caste militaire, admettant dans leurs rangs tous les Indigènes, sans distinction de naissance, qui embrasseraient leurs croyances. L’Empire moghol se vit arracher par eux des concessions et des titres innombrables, enfin, au commencement du XIXe siècle, Ranjit Shingh réunit les clans Sik en confédération, s’empara du Penjab dont il se proclama roi à l’âge de vingt ans, faisant de Lahore sa résidence favorite.

Tout occupé de batailles, d’intrigues politiques, tourmenté par l’insuffisance de son successeur, le Maharadja ne songea jamais à protéger les arts et son règne n’a laissé aucun monument remarquable dans sa ville de prédilection. À Lahore, comme à Agra, comme partout dans l’Indoustan, c’est la puissance de la fastueuse conquête moghole qui s’affirme par la pierre et le marbre.

Au-delà de la rivière Ravi, dans un jardin de cyprès, l’empereur Jehangir s’est fait enterrer. Sa tombe, abritée par un palais de granit rouge et lieu de pèlerinage fréquenté, rappelle le mausolée de son père Abkar, que le soleil des plaines de Fatehpur Sikri illumine et réchauffe. La royale munificence déployée dans les arabesques de rubis qui incrustent les parois de son sarcophage, célèbrent son impériale majesté, mais c’est sur une tombe dédaignée, celle d’Anakarli, « cette fleur de grenadier » qu’Abkar, jaloux, fit emmurer vivante, pour lui avoir souri, que Jehangir a fait graver l’épitaphe qui glorifie la tendresse de son cœur : « L’amoureux Salim inconsolable de la perte d’une beauté incomparable ».