KRISNAGAR, 12 MAI.


Une quiétude mélancolique plane sur les rivières indoues, que l’aridité de leurs bords semble devoir dépouiller de toute grâce. Leurs eaux, dont la tonalité éteinte s’harmonise et se mêle avec les étendues de sable des lits desséchés, s’écoulent si paisiblement qu’on éprouve le désir, sans cesse renaissant, de s’abandonner à ce calme courant, pour aller se perdre avec lui dans le repos des lointains infinis. L’âme populaire, émue de la majesté triste de ces fleuves, les a fait habiter par des divinités dont la puissance purifie de tous les péchés, apaise tous les doutes, donne la paix. Et la confiance humaine, en un être ou en un Dieu, a quelque chose de si grand et de si touchant, que la consécration par ce sentiment d’une des forces de la nature, l’entoure d’un halo de miséricorde et de dignité.

La Jillinghee qui passe à Krisnagar est un de ces cours d’eau sacrés. Ses flots entraînent toutes les douleurs des Bengalis, dont les humbles habitations se mirent dans ses ondes tranquilles. Les berges sont très escarpées, glissantes, crevassées par les pluies et sillonnées de sentiers, qui permettent aux habitants d’aller jusqu’au fil du courant, se baigner, prier, puiser de l’eau, participer, en un mot, à cette vie spéciale et absolument indoue qui s’épanouit sur le bord des rivières aux premières heures du jour.


Embarquement

Pour faire descendre la machine aux « ferrets », bacs en bambous servant à transporter d’une rive à l’autre les charrettes et leurs attelages, il y a des difficultés considérables. M. R… nous accompagne, et une escouade de police qu’il met à nos ordres réussit, avec l’aide des spectateurs, à amener Philippe au bord de l’eau et à l’embarquer sur le fragile esquif, Les bateliers s’emparent de longues perches et nous nous éloignons petit à petit de Krisnagar ; la population nous salue au départ d’acclamations prolongées, des enfants nous suivent à la nage, ils s’accrochent au « ferret » d’une main, mais sans pitié, les policemen, groupés autour de la machine, les frappent sur la tête de leurs bâtons de bambou et leur font lâcher prise.

Nous glissons assez rapidement, malgré les bancs de sable sur lesquels le radeau s’échoue parfois et la lenteur des bateliers à la remettre à flot. Le soleil est déjà haut et brûlant, lorsque, après l’habile traversée d’un bras de terrain vaseux, M. R… nous désigne du geste une vaste ornière argileuse, interrompue par des mares de poussière, des trous, des bosses schisteuses. C’est la grand’route. L’étape s’annonce dure. Nous faisons nos adieux à M. R…, et il nous conseille de quitter la voie officielle, pour suivre un chemin qui dessert le tracé de la ligne en construction (Calcutta-Moorshidabad). Pour le rejoindre, il faut traverser des champs labourés fraîchement ; c’est une entreprise téméraire et éreintante, il a plu abondamment la veille, la terre en grosses mottes colle aux pneus, et sans l’effort soutenu des « policeman » qui nous escortent jusqu’à la fin du district, nous ne parviendrions pas à dégager Philippe de cette gluante étreinte.

Le nouveau chemin que nous avons pris est très étroit, tout aussi mauvais que la route, encombré de pierres, dont on a débarrassé le talus de la ligne ferrée que nous côtoyons. Les coolies travaillent à cette dernière, ils portent des hottes de terre, des chargements de traverses en bois et en fer : ils nous aident souvent à sortir des endroits difficiles. La contre-allée du chemin de fer se rétrécit de plus en plus, puis elle finit dans une plaine de chaume récemment moissonnée.

Cette surprise désagréable est compensée par la vue lointaine d’un mince filet de fumée qui s’élève au-dessus d’un groupement d’arbres et nous fait présager des habitations. Nous coupons bravement à travers champs pour y arriver ; mais nous n’allons pas loin ; le sol cède sous les roues de la machine, et, malgré le ronflement désespéré du moteur, nous nous enlisons jusqu’au moyeu. Nos policemen nous ont quittés depuis quelques milles, il faut donc que nous nous aidions nous-mêmes. Le chauffeur retourne vers la voie du chemin de fer et en ramène trois paires de buffles et de vaches que leurs maîtres consentent à attacher à l’auto, inutile effort ! le terrain, instable, oscille sous les pieds des bêtes, la peur les saisit, elles rompent les cordes qui les attachent à la machine ; les indigènes n’osent pas frapper les vaches, un animal consacré aux dieux ; il faut en prendre son parti et essayer d’un autre moyen. Les coolies apportent des pics, des pioches, ils débarrassent peu à peu les roues, la direction, la base de l’essieu ; mais si la machine bouge, elle s’ensevelit de nouveau dans cette perfide rizière. La nouvelle s’est vite répandue qu’une voiture « magique », montée par des européens, est embourbée dans les environs. Tous les villageois accourent en grande hâte. Leur présence exaspère le chauffeur, et les oreilles de ceux qu’une curiosité aiguë amène par trop près de Philippe se ressentent de sa mauvaise humeur. Un contre-maître des travaux du chemin de fer nous propose timidement d’essayer un passage de fagots et de pièces de bois qu’il va faire arranger par les ouvriers. Le pauvre homme a tellement peur des voies de fait du chauffeur, qu’il se tient très éloigné de nous, et il faut quelques instants pour comprendre ce qu’il expose.


Un passage difficile

C’est une excellente idée, mais l’exécution en est longue. L’on va chercher les matériaux à un mille de distance, les planches sont trop minces, les poutres trop courtes : il faut commencer à installer une chaussée de briques sous les bois, c’est un travail considérable, mais après plusieurs heures de rude labeur, nous avons la satisfaction de voir Philippe, soigneusement dirigé, rouler tant bien que mal sur un trottoir qui le mène jusqu’aux premières chaumières du village.

Nous méritons un repos que nous prendrons dans le bungalow des ingénieurs, qu’un homme va nous montrer. La maison est ouverte ; il n’y a pas de gardien, mais le coolie connaît les êtres, il avance des chaises, il tire d’un placard des verres, des assiettes, de l’argenterie et nous demande si nous voulons prendre quelque nourriture. Nous n’y songions plus à trois heures de l’après-midi !!! En attendant le riz qu’il nous promet, nous récapitulons les ennuis de la journée ; la somme est assez ronde, mais nous ne songeons pas un seul instant à abandonner le mode de transport que nous avons adopté pour voyager aux Indes. C’est peut-être cette incessante lutte contre des obstacles imprévus qui fait le charme de l’automobilisme ! Nous repartons après le « tifin », en consultant les cartes prêtées par M. R… Elles nous renseignent approximativement et l’une d’elles porte en gros caractères ces mots inscrits en travers du district dans lequel nous entrons : « Tigers et léopards » (Tigres et léopards). C’est rassurant, cette indication zoologique ! surtout à la nuit tombante. La route s’est transformée en une succession de dos d’âne qui glissent dans des creux de terrain pleins d’eau.

Nous voulons marcher sur la nouvelle voie du chemin de fer et pendant un certain temps nous nous en trouvons bien, mais après quelques milles, le vide d’un viaduc qui n’est pas placé nous barre le chemin. Les environs sont déserts ; très loin à l’horizon, nous distinguons quelques silhouettes de cultivateurs, parfois une habitation basse. Le pays est plat et morne. Je ne vois rien, du reste ; devant mes yeux dansent en lettres géantes ce « tigers et léopards » des cartes, et cette préoccupation m’empêche même de me réjouir avec mon frère et le chauffeur lorsque, enfin, nous aboutissons à un chemin praticable. Nous arrivons rapidement à un hameau, bâti autour de deux jolis lacs émaillés de nénuphars et ombragés de bambous pleureurs. Quelques lumières percent le feuillage, un gong appelle au temple ; nous croyons être à Nizpagatha, Mais non, il faut encore continuer pendant deux milles avec un vieil indigène que nous amenons de force pour ne pas nous égarer en des traverses inconnues, et nous débouchons devant une grande nappe d’eau. Le vieillard nous montre un bungalow bien éclairé sur l’autre rive : « Smythe Saheb », dit-il. Oui, mais il faut traverser. Le ferret est petit, incapable de supporter le moindre poids ; un gamin, empressé, a beau calfeutrer les voies d’eau avec des feuilles qu’il arrache aux arbres environnants, en nous faisant des offres de transport très avantageuses : nous ne sentons nullement la nécessité de confier Philippe à l’embarcation et à son jeune nautonnier. M. S… nous tire d’embarras en constituant à la machine une garde de ses coolies, qui se relayeront auprès d’elle toute la nuit ; nous la laissons sur place, sa forme blanche se reflétant, au clair de lune, dans les eaux sombres du lac, que trouble parfois le glissement sournois des crocodiles.