4 MAI.


Un rayon de soleil glissant sur mes paupières m’éveille de sa chaude caresse. La vie renaît avec le jour et l’étroite cour s’emplit de bruits rustiques. Les grands buffles gris fer sortent en beuglant des étables environnantes, guidés par des marmots, juchés entre leurs cornes recourbées ; les feux de brindilles pétillent devant les huttes ; les chiens roux jappent après les corbeaux qui s’abattent en bandes hardies sur les corbeilles de « paddy » (riz non décortiqué).


Au Réveil dans la Jungle

Les femmes sont déjà au travail. Elles avivent les braises de leurs souffles légers et font bouillir dans des marmites de terre un mélange de riz et d’orge, qu’elles remuent avec une tige de bambou. Quelques unes bercent des enfants criards, d’autres, épuisées, reviennent d’une mare lointaine, portant sur la tête des cruches pleines d’eau saumâtre. Une étoffe de coton crème agrémentée d’une bordure rouge ou bleue, ceint leur taille, s’enroule autour des hanches, des jambes, remonte sur la tête et les épaules en draperie collante. Une amulette informe en corail ou en cuivre, des bracelets de verre, bleu ou blanc, des cercles d’étain aux pieds, complètent la sommaire parure des plus aisées. Leur physionomie n’exprime que l’indifférence de l’esclave ; les castes agricoles sont les plus méprisées et les femmes supportent presque uniquement la lourde charge du travail quotidien dans les champs. Le soleil flétrit vite le visage rond et assez clair des fillettes, le poids des fagots et des gerbes courbe leur taille frêle, et leurs mains deviennent rugueuses à remuer la terre dans les carrés vaseux destinés au repiquage du riz. Malgré cela, une gaieté tranquille allège leurs âmes simples, car elles accompagnent ordinairement de chants plaintifs leurs rudes tâches. Elles n’ont point d’autre horizon que le village enfoncé dans les bananiers, d’autre intérêt que les récoltes abondantes ou pauvres, d’autre distraction que la visite d’un arbre sacré, habité par un esprit de leur caste, auquel elles suspendent des chiffons dégoûtants pour préserver de la maladie leurs nombreux enfants.

Notre visite inopinée restera l’événement de leurs vies. Silencieuses, elles nous considèrent avec effroi et reculent craintivement, suivant d’un regard anxieux une tablette de chocolat que je tiens en mains. Les hommes, plus aventureux ont été parfois au bourg voisin de Ranaghat, ils savent que les Européens ne sont point redoutables : quelques-uns, en temps de famine, travaillaient aux chantiers ouverts par le gouvernement Britannique pour les affamés et connaissent ainsi les « Sahebs ». L’indigène qui nous hospitalise s’efforce de rassurer les femmes, il m’amène de force son épouse en la traînant par le poignet ; ses amies, terrorisées, s’enfuient et se cachent dans leurs cabanes. Mes bonnes paroles en bengali estropié, tarissent immédiatement les larmes qui commençaient à sourdre dans ses yeux, mon langage lui paraît si bizarre qu’elle se met à rire ; elle rit, elle rit à pleines dents, les épaules secouées d’un accès de belle humeur irrésistible. La cordialité exquise commune à toutes les castes, même infimes, se manifeste chez elle par l’offre spontanée d’une cruche de lait mousseux. Près de la maison dont la toiture de chaume recouvre un sol d’argile, brûle un feu vif de feuilles de palmier, la jeune femme enlève un bassin de graines fumantes qui mitonnaient sur les flammes courtes et me fait signe d’y poser une petite casserole d’aluminium qu’elle aperçoit dans nos bagages ; elle verse dedans le liquide crémeux, m’interdisant par gestes de toucher à ses vases de cuivre. Le contact d’un blanc rendrait cette misérable vaisselle impure et empêcherait même ces castes dégradées d’en faire ensuite usage.

Pendant que nous déjeunons de biscuits et de chocolat légèrement brûlé, une grande partie de la population se dirige vers la route pour examiner, la voiture « à air » (gharri owa), notre hôte les précède, fournissant des explications compliquées aux plus curieux. La plupart se sont coiffés de chapeaux en roseaux, pointus comme des toupies, qui leur descendent jusqu’aux oreilles. C’est l’heure du labour, les charrues et les bœufs zébus robustes et infatigables, abandonnés la nuit dans les rizières, s’attellent sur place, mais en quittant sa hutte chaque cultivateur emporte une pioche au manche écourté et glisse dans son pagne une poignée de feuilles de bétel. Nous les trouvons assis sur leurs talons autour de Philippe, fumant gloutonnement la pipe portative qu’ils se passent avec un « salam ». À vrai dire, il n’existe pas pour arriver à Ranaghat, de chemin, ni même de sentier ; une succession de bosses de gazon desséchées, toujours la même ligne d’ornières pierreuses, un encombrement d’arbustes grêles poussant au caprice de la nature ; voilà la route qu’il faut vaincre. Les coolies se mettent à décaper le sol, à unifier les irrégularités du terrain, ils déblayent du mieux qu’ils peuvent la partie centrale ; leurs bêches mordent le sol meuble, éclatant des parcelles schisteuses qui retombent en nuages de poussière. Le réservoir d’essence mesuré, nous partons, nous confiant à notre étoile pour atteindre Ranaghat (15 kil.) avant son épuisement total. Des gamins essaient de nous suivre à la course, mais ce jeu les lasse bientôt et nous restons seuls, sans guide, sans renseignements, au milieu des plaines fertiles. La vue s’étend à l’infini sur des rizières boueuses, des terres fraîchement travaillées, parmi lesquelles quelques paires de « bullohs » se détachent contre les taches sombres des bois, labourant sous l’aiguillon patient du maître attentif. De fréquents croisements de sentiers augmentent notre perplexité ; ils paraissent tous aussi bons et également impraticables. Nous rencontrons deux marchands qui cheminent sur de petits chevaux bruns, aux cous entortillés de perles bleues, préservatrices du mauvais œil, ils descendent rapidement de leurs montures et se réfugient dans un taillis d’où ils nous font des salutations répétées, des gestes suppliants ; impossible d’obtenir la moindre indication de ces êtres affolés. Nous sommes entrés dans une jungle épaisse, le soleil déjà haut joue à travers les feuillages, la lumière tamisée par les branches se fait blanche, soyeuse et se dépose en ronds lumineux sur le sol broussailleux. Le moteur s’éteint, peu à peu, les battements s’affaiblissent ; l’essence s’épuise et nous avançons sans trouver de solution. Bientôt, une grande construction en brique informe apparaît entre les arbres : c’est un dispensaire élevé en pleine forêt au bord du chemin. De jeunes brahmes appuyés à une clôture qui entoure la maison nous saluent courtoisement et nous prient d’accepter quelques instants leur hospitalité. Le propriétaire de l’habitation, un Brahme médecin, accouru à leurs cris, joint ses instances aux leurs, nous demandant avec une noble gravité de « passer le seuil de sa demeure » pour nous y reposer durant les heures de midi.

Sa belle physionomie aryenne s’éclaire d’un sourire en nous introduisant dans une pièce obscure, éclairée uniquement par la porte ouverte. Le plancher de terre battue, arrosé d’eau toutes les demi-heures, maintient une fraîcheur délicieuse dans la salle et quelques grains d’encens qui brûlent devant une image de Shiva embaument l’air.

Dans un coin, un lit de sangle sert de divan à deux Brahmes, amis du médecin, qui fument une sorte de narguileh d’argent. Ils ont le devant de la tête rasé et portent le reste de leur chevelure en rouleaux huileux tombant sur la nuque, le torse nu est traversé par le fameux cordon brahmanical, une cordelette en fils de lin grisâtre. L’un, chef de gare de Ranaghat, l’autre, aide du praticien, se réclament de la caste des « Kulins » les Brahmes des Brahmes, ceux chez lesquels le sang aryen s’est conservé absolument pur, ce qu’ils prouvent par un exposé de leurs alliances matrimoniales en remontant depuis nos jours jusqu’à 300 et 600 avant le Christ. Leur ressemblance avec les races d’Occident est frappante, l’expression des yeux, le dessin de la bouche, la coloration de la peau les distinguent autant que les Européens des populations mélangées parmi lesquelles ils vivent. La supériorité de leur caste, due primitivement à cette aristocratie du sang, s’est conservée et imposée aux autres races par son omnipotence intellectuelle, politique et religieuse. Les Brahmes ont été les créateurs, les législateurs et les censeurs de la Société indoue. Ils l’ont édifiée en concédant aux castes guerrières des possessions matérielles, récompense de leurs services militaires, mais ils conservèrent toujours pour eux-mêmes la gestion et la direction des affaires publiques, auxquelles ils joignirent la primauté spirituelle, l’autorité absolue dans les questions religieuses, n’admettant pas les autres castes à l’étude et à l’explication des Védas. L’hérédité intellectuelle se manifeste si visiblement chez les Brahmes, que j’ai souvent entendu dire à des maîtres d’école que les enfants de cette caste se faisaient remarquer parmi leurs compagnons dès le plus bas âge, par la rapidité de leurs perceptions, leur goût pour l’étude, la finesse de leurs réflexions. Depuis de longs siècles, les Brahmes ne jouissent plus d’aucune influence dans l’administration du pays, mais leur pouvoir sur le peuple reste le même ; la vénération, l’adoration publique les entourent malgré la décadence de la caste. Il n’y a pas un maharadja qui ne se lève lorsqu’un Brahme entre à son « durban » (réception) ou qui ne lui fasse le premier le « pranam » (salutation des deux mains jointes touchant le front). Les carrières libérales leur étant ouvertes et le travail manuel interdit, un grand nombre de Brahmes se livrent à des occupations qui sont le propre d’autres castes, telle, la profession médicale qui appartient spécialement aux « Vadias ». Il faut vivre et le temps n’est plus où les Brahmes recevaient pour les dieux des dons de plusieurs millions de roupies.

Un soupir échappe à mon interlocuteur après cet aveu. « Le plus douloureux de notre position, ajoute-t-il, c’est que nous sommes forcés par la pauvreté de donner nos filles à des Brahmes riches, de familles inférieures ou de les marier à un Kulin beaucoup plus âgé qu’elles qui a déjà plusieurs femmes. » C’est le cas d’une jolie fillette cachée dans l’entre-baillement d’une porte, que son père appelle pour me la présenter. Mélancolique histoire que celle de cette gamine de neuf ans, veuve depuis six mois d’un époux de dix ans plus âgé que son père, qu’elle n’avait jamais vu et dont elle demeurera la femme jusqu’à sa mort, sans autre alternative que la perte de caste avec toutes ses rigueurs par un second mariage ou la consécration aux dieux dans un temple quelconque de l’Inde méridionale. Son père l’embrasse, la prend entre ses bras, mais elle s’échappe pour aller dans la cour grimper avec ses frères dans les ficus, afin de contempler plus à son aise le spectacle inouï d’une voiture sans chevaux conduite par les esprits.

Le chef de gare a reçu de Calcutta avis d’un envoi « d’huile », cette falsification de terme nous permet de faire voyager de l’essence par tous les trains, sans attendre les jours fixés par le gouvernement britannique pour l’expédition des matières inflammables par des trains de marchandise faisant du 20 à l’heure. Mais quand l’huile arrivera-t-elle ? Le Brahme, le tuyau de pipe entre les dents, les yeux perdus dans une vague méditation, hoche la tête mollement, son attitude suggère une notion de temps infini, une suite d’évènements indéfinissables.