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2 MAI.


La santé de Philippe donne de réelles inquiétudes ; le chauffeur est allé l’examiner et, en matière de conclusion, il décide qu’il faut essayer de guérir l’auto sur place, sans rentrer à Calcutta : retour aussi illusoire que mortifiant. À la lumière du jour, dépouillé du prestige d’un but à atteindre, Barrakpore désillusionne. La route traverse le village dont les huttes très misérables, basses, sont construites en bois, et ombragées par des arbres gigantesques. Toute la grâce de ce faubourg de Calcutta réside en quelques bungalows nichés dans des massifs de verdure et enclavés dans une spacieuse propriété publique peuplée d’antilopes. Du reste, Barrakpore fut-il le paradis d’Indra, un seul désir nous obsède, partir ; partir pour vivre d’imprévu et d’impressions nouvelles. Philippe ne partageant point nos sentiments, d’interminables heures se passent à le remettre sur pied. Cette délicate opération absorbe le maître et le chauffeur, leur tenant lieu de distraction ; mais un vague ennui qui se précise en raison du temps écoulé commence à me gagner. Malgré le soleil fou, qui tombe d’aplomb sur les toitures de zinc, je m’aventure dans l’enclos de la maison dont les propriétaires nous furent si secourables hier au soir. Le hangar, qui abrite la machine, fait partie des dépendances du bungalow : ce dernier bâtiment, situé à l’autre extrémité du « compound » paraît inhabité, les stores, les nattes d’herbes humides sont baissés ; personne dans la véranda, personne dans le jardin.

Les allées sont ratissées soigneusement, les corbeilles de roses, de zinias, des groupes de canas en fleurs, rutilent et embaument. Autour d’un lac miniature, les cocotiers portent haut des couronnes de fruits énormes ; des lotus blancs flottent sur l’eau, leurs délicates corolles à peine entr’ouvertes. Un rideau de bambou dissimule l’habitation, formant une sorte de retraite pleine de fraîcheur, qu’une poupée de chiffons qui expie quelque vilenie, le nez tourné contre un arbre, m’indique comme étant la cachette favorite d’une fillette. Aussi ne suis-je qu’à moitié surprise, lorsque s’élève une jeune voix courroucée, interpellant l’immobile jouet.

— Jessie ! Pas de réponse. Jessie, répondez-moi ? Même silence. Jessie est morte, poursuit l’enfant que les cannes serrées de bambous m’empêchent d’apercevoir. Je l’imagine blanche et blonde, un vrai bébé britannique et la vision subite d’une petite figure bronzée, me cause une singulière déception. Elle me regarde sans crainte, paraissant rassembler de lointains souvenirs ; puis elle se précipite dans mes bras, en s’écriant : « Antie, Antie, vous êtes revenue ». Je m’efforce de lui démontrer son erreur, de lui expliquer qu’elle ne m’a jamais vue, que j’arrive tout récemment d’Europe ; sa joie délirante l’empêche de m’écouter ; mon récit concorde exactement avec l’histoire d’une de ses tantes dont elle se souvient parfaitement, elle me reconnaît !!! Rien ne la persuadera du contraire. J’essaie de lui parler de l’auto, de notre panne de la veille, elle s’échappe pour aller vérifier mes affirmations, et tout en galopant à travers les plates-bandes et les massifs, elle continue à crier à tue-tête : « Antie est revenue, Antie est revenue ».

Les domestiques accourent, le chien aboie, la nourrice de ma petite amie pousse des cris aigus, tandis que je m’esquive vers l’abri de Philippe. Je suis presque rendue, quand au détour d’un chemin, je rencontre un vieillard marchant difficilement avec une béquille. Il pâlit en m’apercevant, ses mains tremblent, il balbutie ; « Beatrix, enfin vous êtes revenue !… » Décidément, je perds la raison ou ces gens sont fous !

Le soir, dans l’obscurité de la nuit, grâce à son accent, j’avais pris notre hôte pour un Anglais, mais la physionomie ridée du vieillard, le visage brun de la fillette ne laissent aucun doute quant à l’origine des habitants du bungalow.

Ils sont métis. Après quelques secondes de silence, le bonhomme s’excuse de sa méprise, il se laisse tomber sur un banc et pleure à chaudes larmes.

L’émotion l’étouffe ; il trouve difficilement ses mots ; cependant, il me raconte, en sanglotant, qu’une de ses filles a épousé malgré lui un Européen ; depuis lors elle n’a jamais donné signe de vie à sa famille et le pauvre père en meurt de chagrin. Son fils, le seul qui connut notre présence chez lui, dirige des presses à coton dans les environs ; il est parti dès l’aube pour ses usines, sans prévenir de notre venue. Mon arrivée inopinée, jointe à une frappante ressemblance, entre l’enfant prodigue et moi, avait trompé la fillette, et au premier abord ému le grand-père.

L’impression se dissipe peu à peu ; sa fille était plus grande plus mince ; décidément, nous sommes très différentes l’une de l’autre et évidemment l’avantage lui reste.

Si j’avais besoin d’une consolation, je la trouverais dans le gazouillement de l’enfant qui fait des pâtés de sable assise à nos pieds et se répète tout doucement à elle-même : « Antie more black ».

Le vieux, plein de fatuité, se considère comme Européen ; il me demande si les « noirs » de son fils nous servent bien ; en parlant de l’Angleterre, il dit : « At home ». La façon délibérée dont il ignore son ascendance maternelle, et l’apport de tares d’un sang Indou des plus basses castes est stupéfiant. Sa douleur paternelle seule le rend intéressant ; le souvenir de sa fille l’angoisse ; alors il n’est plus Européen, il n’est plus métis, il est humain.